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LE MOUVEMENT SOCIAL EN CHINE (VII)
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Content:

Le mouvement social en Chine (VII)
Le mythe des plans quinquennaux
La compétition Chine - Inde
Entre le monopole russe et l'embargo américain: faillite du «système socialiste mondial».
La loi du marché mondial: affamer la Chine
Le prix de «l'indépendance» économique
Structure du commerce sino-soviétique (1955-1961)
Évolution du commerce sino-soviétique (1949-1965)
«L'homme, le capital le plus précieux»
Évolution des crédits extérieurs obtenus par la Chine et des livraisons soviétiques de biens d'équipement (1950-1957)
Rythme de la croissance économique chinoise (1953-1957)
Source


Le mouvement social en Chine (VII)
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Après avoir étudié les contradictions et les impasses de la politique agraire chinoise, il nous reste à examiner les traits spécifiques du développement industriel, c'est à dire du développement du capitalisme en Chine.

En effet, ce sont les impératifs de l'industrialisation et de l'accumulation capitaliste qui ont déterminé les «bonds en avant», mais aussi les catastrophes de la collectivisation. Et cela, nous l'avons montré, en dépit du réformisme petit-bourgeois et des prévisions modestes des dirigeants. La même remarque peut être faite sur la politique du P.C.C. à l'égard des capitalistes «nationaux»: d'abord protégés par le régime de «démocratie nouvelle», ils ont été ensuite «liquidés en tant que classe» et «rééduqués» comme simples employés dans leurs anciennes entreprises. Ainsi, la force irrésistible du Capital entraîne les hommes et les choses.

Or, ce mouvement est glorifié en Chine aussi bien que dans la Russie stalinienne, comme une «construction du socialisme» en vase clos. Ces «socialistes» nationaux, en réalité les pires apologistes du Capital, ferment les yeux sur les contradictions de ce mouvement et mettent en exergue les seuls rythmes de développement de l'économie nationale. Pour nous, les contradictions explosives entre une agriculture pré capitaliste et une industrie fortement concentrée sous le contrôle d'un État qui utilise toute sa puissance pour saigner à blanc la masse des ouvriers et des paysans; les taux de croissance d'une économie nationale et les obstacles qu'ils rencontrent dans un pays arriéré et sur le marché impérialiste, ont une tout autre signification. Loin de représenter des bulletins de victoire d'une quelconque «construction socialiste», ils prouvent que les forces productives de l'économie mondiale ont grandi dans de telles proportions que la renversement des rapports sociaux qui dominent l'humanité est devenu une tâche urgente et inéluctable.

Profondément marquée par ces antagonismes, la Chine ne peut que les traduire dans son langage politique et diplomatique. Mais elle le fait à la manière bourgeoise. En rejetant la Culture et la Paix impérialistes, elle montre bien qu'elle désespère de conduire à bonne fin sa construction nationale dans l'ordre mondial actuel. C'est pourquoi elle ne redoute pas une guerre qui bouleverserait les rapports impérialistes dont elle est victime. Son catastrophisme est un catastrophisme bourgeois. La Chine de Mao ne comprend la guerre impérialiste à venir que comme le heurt de grands blocs étatiques et le signal d'un repartage du monde dans lequel elle serait mieux lotie. C'est dans la perspective de cette curée que la politique chinoise travaille, qu'elle définit sa conception de la «coexistence pacifique», qu'elle esquisse ses projets de «nations unies révolutionnaires», etc.

Cependant, la guerre impérialiste qui remettra en question le partage actuel, marquera aussi l'ébranlement et la faillite des bases mêmes de la société bourgeoise. La guerre entre les États ne sera que la forme réactionnaire donnée par la bourgeoise mondiale (y compris chinoise) à la guerre des classes devenue inévitable et qui seule fera éclater de l'intérieur les plus solides bastions de l'impérialisme. Que fait la Chine en prévision de cette lutte? Rien! Que peut-elle faire? Rien! Les intérêts de son développement national, même lésés comme ils le sont aujourd'hui par le condominium russo-américain, ne peuvent que la détourner toujours plus de la cause du prolétariat international.

Le mythe des plans quinquennaux
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Le moment n'est pas encore venu de dresser un tableau du développement capitaliste de la Chine moderne. Les seules données sûres dont nous disposons concernent la période de reconstruction (1949-1952) et celle du 1er plan quinquennal (1953-1957). Mais les objectifs réels du II° plan quinquennal (1958-1962) n'ont jamais été publiés. En 1956, le VIII° Congrès du P.C.C. fit des «propositions» pour le futur plan; elles parurent trop ambitieuses et aucun projet définitif n'était retenu en 1958. Cette année fut, on le sait, la première du «bond en avant» qui devait tenir lieu de plan et pulvériser toutes les prévisions jusqu'au jour où une dépêche de l'agence Chine Nouvelle annonça les pires «calamités naturelles» que le pays ait connues depuis un siècle. A partir de cette date (décembre 1960), il ne fut plus question de plan. Tous les efforts tendirent à rétablir la situation au niveau antérieur. Un III° plan quinquennal devrait être en vigueur depuis 1963. Il reste tout aussi énigmatique. Enfin, avec la «révolution culturelle» qui pourrait bien être le signal d'un nouveau «bond en avant», l'on s'est remis à parler d'un plan de douze ans lancé par Mao Tsé-toung en janvier 1956, comme «projet de programme national pour le développement de l'agriculture de 1956 à 1967». Ce plan qui prévoyait pour 1967 une augmentation de 150 % de la production agricole serait, aux dires mêmes du «Quotidien du Peuple» (27/1/66) encore loin d'être réalisé.

Avant d'entrer dans plus de détails, nous pouvons faire deux constatations d'importance sur les plans chinois. La Chine, à la différence de la Russie stalinienne, n'a pas réussi à sauver l'orgueilleuse façade de ses plans quinquennaux. Mais, d'autre part, la crise provoquée par cette accumulation effrénée du Capital semble devoir être moins grave et moins durable en Chine qu'en Russie - en effet, si cette dernière a mis plusieurs décades à rattraper le niveau atteint par la production agricole avant la collectivisation, la Chine paraît avoir déjà pansé ses plaies de 1958-1960. A ces deux faits nous ne voyons qu'une seule et même explication: le plus grand retard de la Chine.

La production du paysan parcellaire, celle de l'atelier de l'époque manufacturière ne peuvent être planifiées. Il faut tout le développement du machinisme et de la grande industrie pour que la production capitaliste se prête à une certaine «planification». Nous l'avons déjà dit à propos de la planification stalinienne. Cela s'applique à plus forte raison à la Chine. Face à l'effondrement des plans chinois, les «succès» de Staline sont dus à une moins grande arriération économique qui a permis à la Russie de consacrer de plus forts investissements dans l'industrie lourde et les fameux «grands travaux». Cela seul peut être «planifié», mais non l'économie paysanne et la production artisanale, même comptabilisée par la «commune populaire»! Quant à la reprise de la production agricole chinoise peu d'années après sa chute brutale, elle n'est pas due à une prédisposition innée du paysan chinois pour le «socialisme» et encore moins à une «sagesse» supérieure du président Mao: elle révèle aussi le plus haut degré de résistance d'une structure économique et sociale beaucoup plus arriérée.

Une comparaison s'impose donc entre la Russie et la Chine à la veille de leurs plans quinquennaux. Dans «La voie chinoise», G. Etienne nous donne le tableau suivant:

 
Chine 1952
URSS 1927
Population (millions d'habitants)
583
147
Ouvriers et employés dans l'industrie (millions)
4
4,1
Surface cultivée (millions d'hectares)
108
112,4
Production de charbon (million de tonnes)
63,5
32,3
Fonte (millions de tonnes)
1,9
3,0
Acier (millions de tonnes)
1,35
3,72
Production électrique (millions de kWh)
7 260
4 205
Ciment (milliers de tonnes)
2 860
1 403
Réseau ferroviaire (milliers de km)
24,2
75,6


Un rapide examen de ce tableau fait tout de suite apparaître que l'écart entre les deux pays serait encore plus grand si l'on tenait compte de la production par habitant. Klaus Menhert nous en donne un aperçu dans son livre «Pékin et Moscou» (p. 360). Comparant 1'U.R.S.S. de 1928 et la Chine de 1952, il montre que l'ensemble du produit social par habitant serait dans la proportion de 4 à 1 au profit de l'U.R.S.S. La production respective des deux pays, exprimée en kg/hab. représente pour les céréales (y compris le riz): 491 contre 270; pour le charbon: 273 contre 110; pour le fer: 22 contre 3,27; pour l'acier brut: 29 contre 2,35; pour le ciment 13 contre 4,87. Une autre indication sur l'énorme retard de la Chine nous est encore fournie par Hugues et Luard dans «Le développement économique de la Chine communiste» (p. 27). Les deux auteurs rappellent qu'en 1937 la Mandchourie sous contrôle japonais produisait à elle seule la moitié du charbon, les deux tiers du fer et les neuf dixièmes de l'acier chinois. La Mandchourie mise à part, ajoutent-ils, la production totale d'acier ne s'élevait qu'à 50.000 t., celle de fonte à 430.000 t., celle de charbon à 20 millions de tonnes et celle d'électricité à 2,5 milliards de kWh.

Cela suffirait déjà à expliquer la faillite des plans quinquennaux chinois et le silence obstiné des statisticiens. On ne pouvait planifier ce qui n'était pas planifiable! Mais si l'économie chinoise a effectivement rattrapé et dépassé le niveau qui était le sien avant la crise du début des années 60, l'on ne voit pas pourquoi Pékin ne le proclamerait pas hautement, ainsi que les objectifs futurs que la Chine se propose d'atteindre. La réponse a cette question est doublement politique. Pour lancer un quelconque plan, il faut être capable de prévoir les ressources en capitaux que l'on pense pouvoir mobiliser à l'intérieur de la nation ou sur le marché mondial. Or, nous verrons que cette prévision a toujours constitué un véritable cauchemar pour les dirigeants chinois, même à l'époque du premier plan quinquennal et de «l'aide» soviétique. D'autre part, le problème de la planification (pour Mao aussi bien que pour Staline) n'est pas celui d'un développement harmonieux des divers éléments de l'économie sociale, mais une simple affaire de mobilisation des masses sacrifiées sur l'autel de la production. Aussi point n'est besoin de «plan» tant que cet effort surhumain ne sera pas à nouveau exigé. Nous touchons là du doigt l'aspect le plus cynique et le plus typiquement capitaliste de cette prétendue planification.

La mystique du plan, les «bonds en avant» de la statistique, l'exaltation des rythmes d'accroissement de la production, tout cela sert cette mobilisation des masses. A la fin d'octobre 1959, le chef du Bureau National de Statistique déclarait devant les statisticiens chinois réunis a Pékin que «la statistique doit être partisane». Et il poursuivait: «Nos comptes rendus statistiques doivent être le reflet de la grande victoire de la Ligne Générale du Parti et du progrès marqué par tous les travaux exécutés sous la conduite du Parti. Il ne faut pas en tout cas qu'ils ne soient qu'un simple exposé des faits objectifs. Les comptes rendus statistiques doivent émouvoir le cœur: si donc ils possèdent une signification politique évidente et s'ils sont rédigés en un langage populaire, alors ils seront émouvants»(«Planification et Statistique», 1959, n° 14).

Nous ne saurions dire quelles «émotions» nous prépare la statistique chinoise. Du moins nous affirmons qu'elles n'ont et qu'elles n'auront rien de «socialiste» dans leur exaltation de la productivité. Armés de ses chiffres, nous pourrons tout juste tâter le pouls du jeune capitalisme chinois. Mais la plus ou moins grande rapidité de son développement n'entraînera pas de changement dans la nature de l'ordre social établi. Lorsqu'il écrivit son ouvrage sur «Le développement du capitalisme en Russie», Lénine souligna une fois pour toutes le point de vue des marxistes à ce sujet, point de vue diamétralement opposé à celui des vieux populistes russes et de leurs sous-produits staliniens et maoïstes. Pour nous, la question la plus importante, disait Lénine, n'est pas de savoir à quelle vitesse se développe le capitalisme ici ou là, mais de quelle manière et à partir de quoi se fait ce développement (Cf. Lénine «Le développement du capitalisme en Russie», ch. V, 9).

Pour répondre à ces deux questions fondamentales, nous nous passerions fort bien des chiffres et des comptes rendus statistiques dont Pékin a voulu chasser tout «objectivisme bourgeois». Le subjectivisme qui inspire les grandes «campagnes» productives de la Chine moderne est bien plus significatif de la manière dont se déroule la transformation capitaliste d'une des plus vieilles structures économico-sociales.

La compétition Chine - Inde
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La comparaison que nous venons de faire entre la Chine et la Russie doit être complétée par une confrontation de la Chine et de l'Inde à la veille de leur premier plan quinquennal. Le premier plan indien a débuté en 1950-51, suivi par un second (1955-56) et un troisième (1960-61). Nous disposons là d'une série de résultats et de prévisions largement diffusés par le gouvernement de New Delhi. Nous pourrons enfin constater que les péripéties de l'industrialisation indienne, si l'on tient pour négligeables la famine endémique et le rôle prédominant du capital étranger, laissent loin derrière le «modèle chinois». Cela aussi pourrait expliquer les silences de la statistique. Sur la toile de fond d'une compétition pour produire plus d'acier, de ciment et d'énergie électrique, les escarmouches frontalières entre la Chine et l'Inde prennent toute leur signification bourgeoise.

D'après les publications officielles (Inde: «The Third Five Year Plan»; Chine: «La grande décade»), voici les données initiales des deux pays:

 
Chine 1952
Inde 1950-51
Population (millions d'habitants)
583
361
Céréales (millions de tonnes)
154,4
52,2
Charbon (millions de tonnes)
63,5
32,2
Acier (millions de tonnes)
1,35
1
Ciment (millions de tonnes)
2,86
2,7
Énergie électrique (milliards de kWh)
7,26
6,6
Filés de coton (milliards de mètres)
3,8
3,4


Comme l'on peut en juger, d'après la production par habitant, la supériorité de la Chine est nette dans le domaine agricole à 265 kg/Ha, contre 145 pour l'Inde. Mais celle de l'Inde n'est pas moins nette dans la production industrielle (excepté le charbon). Les chiffres respectifs de l'Inde et de la Chine par tête sont les suivants: charbon, 90 kg contre 110; acier, 2,7 contre 2,3; ciment: 7,4 contre 4,9; énergie électrique: 19 kWh contre 12,5. Même pour les filés de coton l'Inde l'emportait sur la Chine (9,4 mètres contre 6,5), supériorité non négligeable si l'on tient compte que le climat indien est moins rigoureux que celui de la Chine. Ainsi, dès le départ, l'Inde présente une solide avance dans le domaine industriel et un grave retard dans l'agriculture, étalant au grand jour les plus fortes contradictions de son développement capitaliste qui font d'elle la véritable «poudrière de l'Asie.»

Or, si nous comparons maintenant les prévisions du II° plan indien pour 1960-1961 et celles du II° plan chinois pour 1962, nous ne pourrons que constater le projet chinois de dépasser l'Inde dans tous les domaines:

 
Inde 1960-61 (Estimations)
Chine 1962
(Projet de plan)
Production agricole (millions de tonnes)
76
245
Charbon (millions de tonnes)
54,6
190-210
Acier (millions de tonnes)
4,3 (1)
10,5-12
Énergie électrique (milliards de kWh)
22
40-43
Ciment (millions de tonnes)
8,8
12,2-14,5
Pétrole (millions de tonnes)
5,7
5-6


(1): acier laminé

Dans leur étude déjà citée, Hugues et Luard soulignaient ainsi l'importance de cette compétition sino-indienne pour le maintien du statu quo impérialiste en Orient: «Il existe par le monde de nombreux pays attardés dans une situation analogue à celle de l'Inde et de la Chine, essayant de développer une économie industrielle moderne dans le laps de temps le plus court possible. S'ils en viennent à croire que la vitesse du développement en Chine a été, pour une période donnée, plus rapide que celle qui fut réalisée ailleurs sous des systèmes gouvernementaux différents, ils peuvent avoir tendance à en tirer des conclusions idéologiques (sic!) et être tentés d'expérimenter des méthodes similaires à celles qui se sont montrées efficaces en Chine, même si cela signifie pour le peuple le sacrifice de la liberté politique (sic!)» (op. cit. p. 232).

Tel était donc l'enjeu politique pour l'impérialisme russo-américain de «l'aide» économique à l'Inde et du sabotage des plans chinois. Il s'agissait d'orienter le développement capitaliste de l'Asie de manière à ce que l'équilibre mondial soit le moins possible ébranlé. Dans ce but, la Russie post stalinienne a joué tout simplement le rôle d'un agent et d'un mercenaire de l'impérialisme américain. Qui de la Chine ou de l'Inde peut se vanter aujourd'hui d'avoir les rythmes d'accroissement le plus élevé? Cette question qui devait faire la preuve du «socialisme» chinois risque bien de servir maintenant la cause de l'impérialisme. Et c'est pourquoi aux «grands bonds en avant» qui prétendaient transformer avec une prodigieuse rapidité les vieilles structures économiques chinoises, n'a succédé jusqu'ici qu'une «révolution culturelle» qui prépare peut-être de futurs efforts productifs, mais qui reste dans l'ordre de la transformation des «idées» et des «mœurs»... Essayons de suivre la compétition sino-indienne:

 
Production industrielle
Production agricole
Production de céréales
Inde 1950-51 et Chine 1952
100 (1)
100 (1)
100 (1)
I° plan Inde 1955-56
139 (1)
117 (1)
126 (1)
I° plan Chine 1957
229 (1)
125 (1)
120 (1)
II° plan Inde 1960-61
194 (1)
135 (1)
152 (1)
II° plan Chine 1962
330 (2)
155 (2)
162 (2)
III° plan Inde 1965-66
329 (2)
176 (2)
192 (2)


(1): réalisations (2): prévisions

Comme on le voit, l'écart entre la Chine et l'Inde, qui s'était déjà creusé pendant le premier plan quinquennal, devait s'aggraver pendant le deuxième et donner le leadership au pays de Mao. Même sans les «calamités naturelles» et la crise du «bond en avant», il était d'une urgente nécessité pour l'impérialisme de briser les reins à l'industrialisation chinoise au début des années 60. Considérons maintenant les deux dernières lignes de notre tableau. L'on constate que l'Inde n'aurait atteint les niveaux projetés par la Chine pour 1962 qu'à la fin de son III° plan. Au vu de ses résultats antérieurs, nous pouvons estimer que l'Inde réalisera grosso modo les rythmes prévus. Mais que dire de la Chine? Rejoindra-t-elle ses objectifs de 1962?

Après le tarissement des statistiques chinoises, la dernière source d'information pour juger du développement économique de la Chine fut constituée par les comptes rendus de l'Assemblée nationale. En décembre 1964, Chou En-laï y déclara: «La production agricole a atteint le niveau des bonnes années passées. On estime que la production de céréales, de coton, de tabac, de canne à sucre, de porcs, de moutons et d'autres produits dépassera les niveaux atteints en 1957»... «On estime qu'en 1964 la valeur totale de la production agricole et industrielle dépassera de 15 % celle de 1963 et sera nettement supérieure à celle de 1957». Sans nous livrer à plus de conjectures, il faut donc comprendre qu'en 1964 l'ensemble de la production agricole et industrielle venait à peine de dépasser le niveau de 1957. Autrement dit, non seulement la Chine et l'Inde se retrouvent sur la même ligne, mais la première a certainement pris du retard. Ce n'était pas l'Angleterre qu'il fallait se proposer de rattraper en 1959, mais son ancienne colonie devenue un champ d'investissement pour les capitaux américains, russes et européens!

Chanterons-nous les mérites du «socialisme» de New Delhi? La supériorité du «modèle indien» sur le «modèle chinois»? Il est bien évident sur cet exemple si décisif pour le maintien de l'ordre impérialiste en Asie, qu'il n'y a pas de «modèle» ni de recette nationale pour le développement du capitalisme et encore moins pour le socialisme. Ce sont les lois archi réactionnaires de l'impérialisme mondial et du marché mondial qui déterminent dans la plus grande mesure le sort des pays arriérés aussi «indépendants» et «socialistes» qu'ils se veuillent. Contre cette puissance du Capital qui a conduit la Russie à protéger les frontières de l'Inde et livrer à la famine le «frère» chinois, il n'y a pas de «révolution culturelle», ni de «bond en avant» qui vaille. Seule pourra vaincre l'action révolutionnaire des forces productives mondiales pour détruire les rapports de production bourgeois!

Entre le monopole russe et l'embargo américain: faillite du «système socialiste mondial».
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Outre sa signification politique parfaitement contre-révolutionnaire, la théorie stalinienne de la «construction du socialisme dans un seul pays» avait sur le plan économique tous les caractères de l'utopie petite bourgeoise. Croire que derrière ses frontières nationales la Russie pourrait s'affranchir de la loi et des contraintes du marché mondial était une absurdité démentie à la fois par les antagonismes économiques et sociaux qui surgissaient de façon immanente sur le terrain du «socialisme national», et par toute la politique «étrangère» de l'État russe, depuis sa participation à la seconde guerre impérialiste jusqu'à son insertion actuelle dans le «monde des affaires» occidental. Insertion qui, avec les réformes tendant à mettre à l'honneur le principe de la rentabilité économique, fut d'un poids décisif dans la rupture sino-soviétique.

Dans sa préface de 1930 à «la Révolution permanente», Trotsky écrivait: «Les crises de l'économie soviétique ne sont pas seulement des crises de croissance, une sorte de maladie infantile, mais quelque chose d'incommensurablement plus significatif: précisément ce contrôle sévère du marché mondial, celui-là même auquel, selon les paroles de Lénine, nous sommes subordonnés, auquel nous sommes liés, et auquel nous ne pouvons pas échapper» (XI° congrès du parti, 27 mars 1922). Cette remarque, entièrement confirmée par l'évolution de l'économie soviétique, reste vraie pour la Chine d'aujourd'hui qui prétend elle aussi «marcher sur ses deux jambes», construire son propre «socialisme» derrière un rideau de bambou. Mais avant de narguer le marché mondial, la Chine a dû en subir la loi implacable. Et par une ironie dont l'histoire est coutumière, c'est la Russie soviétique qui la lui a imposée.

Vers le milieu des années cinquante, lorsque l'U.R.S.S. mit fin aux sociétés mixtes en Europe orientale comme en Chine, lorsque Khrouchtchev promit à Mao une aide économique substantielle, la Chine crut à la «coexistence pacifique» et aux mirages du «système socialiste mondial». Dans un texte caractéristique entre mille, voici comment M. Sun Yat-sen évoquait alors les perspectives des relations sino-soviétiques: «Les liens fraternels entre l'Union soviétique et la Chine, renforcés par les liens avec les autres pays où le peuple est au pouvoir, nous assurent la satisfaction de nos besoins fondamentaux. Nous pouvons exister indépendamment du marché capitaliste, nous pouvons construire notre économie comme bon nous semble et ce faisant préserver notre souveraineté nationale. C'est une situation nouvelle pour la Chine. Elle a de vastes conséquences pour tout le commerce international. En ces jours où un nouveau marché mondial est né à côté du marché capitaliste mondial, les pays arriérés ont toutes les raisons pour formuler une politique indépendante étant donné qu'ils ne sont plus contraints de subir de mauvaises conditions commerciales... Au fur et à mesure que les économies nationales de ce nouveau marché se développeront, les plans économiques seront coordonnés et des mesures seront prises pour une plus grande utilisation en commun de nos ressources individuelles» («People's China» 1-3-1955).

Les faits ont démenti ces illusions sur le prétendu «système socialiste mondial», mettant aussi à mal la théorie de la «coexistence pacifique» que Pékin avait cautionnée aux conférences de Colombo et de Bandung. En sabotant l'industrialisation chinoise et en augmentant ses prêts à l'Inde, I'U.R.S.S. a montré que sa politique économique poursuivait les mêmes buts et s'inspirait des mêmes mobiles que l'impérialisme américain. Quant aux circonstances de la rupture sino-soviétique, elles révèlent que le «nouveau marché mondial» n'est pas régi par d'autres lois que celles du marché capitaliste. La croissance et les crises des différentes «économies nationales», depuis l'Europe orientale jusqu'à la Chine, ont amplement prouvé qu'il n'existait pas de «système socialiste mondial» se développant «à côté» et «indépendamment» du marché mondial. Bien loin de «coordonner leurs plans», conception qui reste encore typiquement bourgeoise, ces pays n'ont même pas su pratiquer à l'égard de la Chine l'élémentaire «solidarité» internationale qu'exercent les blocs impérialistes lorsqu'un de leurs membres est victime de calamités naturelles ou sociales!

Mais ce n'est pas tout que ces illusions petites bourgeoises sur la nature du marché aient été démenties par l'expérience. Elles tournaient carrément le dos à l'idée que Lénine et l'Internationale Communiste s'étaient fait du rôle de la Russie révolutionnaire au-delà de l'Oural. En effet, l'Octobre russe a éveillé l'Asie! Mais la seule arme qu'il pouvait lui donner pour son émancipation n'était pas économique: c'était le programme de classe du prolétariat international. Si la Russie stalinienne a eu le mérite de contribuer dans ces pays arriérés au développement du capitalisme, ce fut après y avoir enterré le mot d'ordre de Petrograd et de Bakou: «Tout le pouvoir aux Soviets!» Si pendant une période historique aujourd'hui révolue, elle a donné une certaine impulsion au Capital dans la «zone des tempêtes», ce fut après l'avoir isolée et coupée des luttes du prolétariat révolutionnaire, après en avoir trahi et bafoué l'internationalisme en Occident comme en Orient. Aussi «l'extrémisme» chinois, son étroitesse nationale, ses traits «asiatiques» que méprisent de si haut les «socialistes» en smoking du Kremlin, sont-ils bel et bien des sous-produits du stalinisme russe dans toute sa continuité historique.

Est-ce à dire que Mao qui a bruyamment dénoncé la division du travail en vigueur dans le «camp socialiste», la trahison de ses «frères» en «communisme» et la domination des monopoles russes, ait revendiqué le rôle de sauveur du «système socialiste mondial», en préconisant d'autres liens politiques, économiques et sociaux entre pays «socialistes» que ceux qui relèvent des «intérêts nationaux», du profit commercial ou de la diplomatie bourgeoise? Bien au contraire! La politique de Pékin ne traduit que les intérêts nationaux chinois, au même titre que celle de Moscou ou de Bucarest. Dès 1953, le «Quotidien du Peuple» laissait entendre que la «construction du socialisme» en U.R.S.S. pourrait ne pas aller de pair avec celle du «socialisme» en Chine: «On doit comprendre, écrivait-il, que la production industrielle et agricole en Union soviétique se développe suivant un taux d'accroissement bien déterminé, que l'Union soviétique ne modifiera pas tout simplement pour prendre davantage de nos produits agricoles, ce qui porterait préjudice à sa propre agriculture, ou pour accroître sa production d'articles de consommation afin de satisfaire notre demande. Au fur et à mesure que la construction socialiste en Union soviétique avance à pas rapides et que le niveau de vie s'élève, la demande pour des biens de consommation augmentera sans cesse en Union soviétique et il ne lui sera pas possible de nous fournir également davantage de ces biens» (16-12-1953).

On le voit, il y a quinze ans, la Chine de Mao comprenait et admettait tort bien «l'embourgeoisement» de l'U.R.S.S. et ses conséquences dissolvantes sur le «camp socialiste». Mais elle conservait l'espoir de bâtir d'ici-là une industrie lourde qui lui permettrait de se développer «comme bon lui semble» et de jouer son propre rôle sur le marché mondial. Or, c'est tout autrement que se présente aujourd'hui la brutale confrontation du capitalisme chinois avec ce marché. Non seulement la Chine s'y retrouve plus faible que prévu, mais encore pour y être admise elle doit engager une véritable épreuve de force contre l'impérialisme américain. Certes, les nombreuses entorses faites à l'embargo par les pays d'Europe occidentale lui ont ouvert de nouveaux espoirs de financement et des ambitions de grande puissance. Mais ce rôle mondial, comme la fin de tout embargo, elle doit le conquérir ou le marchander aux États-Unis qui détiennent en outre dans leur poche la clef du commerce avec le Japon, chose si importante pour la Chine.

Sur la toile de fond de cette confrontation avec les lois implacables du marché mondial, la «révolution culturelle» et la guerre du Vietnam prennent un relief tout particulier. Par la première, Pékin manifeste envers et contre tout la volonté de poursuivre sa construction nationale. Que le mouvement des «gardes rouges» annonce une mobilisation de masse pour un nouveau «bond en avant», qu'il se borne à liquider des dirigeants «révisionnistes» accusés de vouloir céder aux pressions économiques et politiques de l'impérialisme, ou qu'il ne soit qu'une exaltation platonique du «socialisme» national, cela ne change rien à l'affaire. Car, d'autre part, les rythmes du développement capitaliste en Chine ne dépendront pas seulement du degré d'exploitation des ouvriers et des paysans chinois. La Russie stalinienne a sacrifié le prolétariat mondial à ses plans quinquennaux. La Chine pourrait bien faire de même avec les héroïques guérilleros vietnamiens. Et nous avons montré qu'elle n'a pas hésité à le faire en 1954 à la conférence de Genève sur l'Indochine (cf. «Le Prolétaire» n° 23: «Ce que furent les accords de Genève»). Mais quel est le prix du sang vietnamien à la Bourse de New York? Peut-il se comparer au massacre et à l'asservissement du prolétariat révolutionnaire de tous les pays perpétrés jadis par la Russie stalinienne? Vaut-il l'ordre maintenu en Inde et le contrôle exercé par les U.S.A. sur l'économie japonaise? Tels sont les termes du «marché»! Et nous pouvons assurer que de part et d'autre il ne sera pas conclu «librement», mais sous l'aiguillon de la crise.

Si le conflit sino-russe a révélé la toute-puissance de la loi du marché dans le prétendu «système socialiste», la confrontation de la Chine avec les problèmes de son développement ultérieur prouve une fois de plus que la seule issue réside dans le renversement des rapports de production qui dominent l'économie mondiale. Mais pour cela il faudra en finir avec le système qui consiste (au Vietnam, en Chine comme ailleurs) à vendre un mouvement révolutionnaire contre un milliard de dollars, le programme du prolétariat contre «l'aide» du Capital!

La loi du marché mondial: affamer la Chine
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On a dit que l'Histoire est une mère affectueuse qui choie toujours plus le dernier de ses enfants. En ce qui concerne la Chine, il semble bien qu'elle ait plutôt joué le rôle d'une marâtre. En effet, nous ne nous étonnerions nullement d'enregistrer en Chine des rythmes d'accumulation capitaliste encore inédits dans les annales mondiales. Car il serait «normal» que le dernier-né bénéficie de l'expérience, de la richesse, de la technique, en un mot de tout le patrimoine «culturel» de la famille. C'est ainsi que l'entendait le révolutionnaire bourgeois Sun Yat-sen rêvant de transformer l'Empire du Milieu en une «nouvelle Amérique». Mais il n'en est rien et cela prouve que les rapports de production et d'échange à l'échelle mondiale sont devenus une entrave insupportable à tout progrès de l'humanité. L'Histoire, à l'époque impérialiste, ressemble toujours plus à cette divinité de la mythologie qui se nourrissait en dévorant ses propres enfants...

Pourtant, dans leurs nombreux griefs adressés à Moscou, les dirigeants chinois se sont contentés de dénoncer la «rupture de contrats commerciaux», les «abus d'une position de monopole» sur le marché «socialiste» et autres vilenies répréhensibles du point de vue du Droit bourgeois, de la Morale bourgeoise. Mais Pékin n'a jamais mis en cause les fondements même de l'économie de marché sur lesquels devaient reposer les «liens fraternels» des pays soi-disant «socialistes». Dans la tradition de l'anti-impérialisme bourgeois, l'on s'en est toujours tenu à condamner les «excès» trop voyants, les anomalies criantes de l'impérialisme. Examinons cela de plus près!

«L'aide soviétique à la Chine consista principalement en transactions commerciales», écrivait au P.C.U.S. le C.C. du P.C.C. Et dans cette lettre de février 1964, Pékin s'efforçait de minimiser «l'aide» russe et de montrer qu'elle ne fut jamais un cadeau. «La Chine, poursuivait ce texte, a payé et paie en marchandises, en or et en devises convertibles tous les biens d'équipement et toutes les marchandises qui lui ont été fournis, y compris ce qu'elle a obtenu par ouverture de crédit. Il est nécessaire d'ajouter que les prix de nombreuses marchandises importées par nous de l'Union soviétique étaient bien plus élevés que ceux du marché mondial» («Pékin-Information», 11 mai 1964).

Deux constatations s'imposent sur le caractère du commerce sino-soviétique mis en lumière par ce passage. C'est, d'une part, le faible pourcentage des prêts de capitaux à long terme et la nécessité pour la Chine de les rembourser par un solde positif de son commerce extérieur, malgré certains «accommodements» soviétiques au moment de la grande crise agricole. D'autre part, les Chinois ont mis tout récemment en relief la disproportion entre les prix du marché «socialiste» et ceux du marché mondial, dénonçant la position monopoliste de l'U.R.S.S. Nous avons déjà montré comment les fluctuations du marché mondial de la canne à sucre ont déterminé l'évolution des rapports «idéologiques» entre Moscou, Pékin et La Havane (cf. «P.C.» n° 36 «Questions de l'impérialisme»). Voyons ce qu'il en est des prix de monopole russes.

Depuis longtemps, la différence entre les cours mondiaux et le prix des achats russes à la Chine est un fait connu. En 1959 une étude de la «Documentation française» (Notes et Documents n° 2.542) en avait établi la comparaison pour 1955-1956. Voici quelques prix (en dollars U.S.) tirés de cette étude:

Charbon (la tonne) Ventes de la Chine à l'U.R.S.S.
9,8
  Vente de l'U.R.S.S. à la Finlande
18,4
  Ventes de la Pologne à l'U.R.S.S.
16,7
Fonte (la tonne) Ventes de la Chine à l'U.R.S.S.
45
  Ventes de l'U.R.S.S. à la R.D.A.
50,5
  Ventes de l'U.R.S.S. à la Hongrie
52,5
Riz (la tonne) Ventes de la Chine à l'U.R.S.S.
140
  Ventes de la Birmanie à l'U.R.S.S.
97,5
  Ventes de l'U.R.S.S. à la Mongolie
173
Oeufs (la dizaine) Ventes de la Chine à l'U.R.S.S.
0,27
  Ventes de la Bulgarie à l'U.R.S.S.
0,37


Mais ce n'est pas la simple et «libre» comparaison des cours sur le marché «socialiste» et sur le marché mondial qui a eu raison des «liens fraternels» entre la Russie et la Chine; et ce n'est pas non plus le «scandale» des prix de monopole, ni la «politique impérialiste» de tel ou tel dirigeant qui a rompu ces liens. A l'époque des fameuses sociétés mixtes sino-soviétiques, Staline ne fut-il pas plus féroce en affaires qu'un quelconque Khrouchtchev ou Kossyguine? Ce n'est pas pour rien que Souslov rappelait dans son rapport de février 1964 la phrase prononcée par Mao en 1957: «Sur la question chinoise, le mérite de la liquidation des malentendus (sic!) appartient à Khrouchtchev!»

En réalité, les lois les plus «naturelles», le fonctionnement le plus «normal» de l'économie de marché ont suffi à créer les prix de monopole et les «difficultés» sino-soviétiques. La différence des cours signifie-t-elle que I'U.R.S.S. n'a pas fait payer le «juste prix» pour ses produits? ou qu'elle a utilisé sa position de monopole pour abaisser ses prix d'achat à la Chine? Tant que domine une économie de marché, il est «juste» de tenir compte de la productivité du travail qui reste plus faible en U.R.S.S. qu'en Occident; il est «normal» de défalquer du prix d'achat des matières premières chinoises les coûts élevés du transport par transsibérien comme l'ont toujours fait les Russes. L'étude citée plus haut évaluait la différence à 20 dollars la tonne pour tout produit soviétique ou chinois traversant les steppes de l'Asie: 20 dollars de plus à la facture qu'ont du payer les ouvriers et les paysans chinois!

Bien avant la rupture sino-soviétique, Pékin s'était heurté à ce problème. La grande ambition du premier plan quinquennal était de développer avec l'aide de 1'U.R.S.S. les immenses possibilités de la Chine continentale. Jusqu'alors, seule la partie du pays facilement accessible par mer avait connu un début d'industrialisation. La Chine de Mao entendait en finir avec cette géographie économique héritée de l'impérialisme et réaliser en même temps le rêve millénaire des conquérants chinois: unir par les mêmes liens politiques, économiques et culturels les déserts de l'Ouest et la côte industrieuse et surpeuplée. N'était-on pas en droit d'attendre ces réalisations du capitalisme hautement développé qui s'est seul montré capable de conquérir à la civilisation l'immense plaine américaine et, dans une moindre mesure, les vastes étendues de l'ex-empire des tsars?

C'était compter sans les coûts de production russe, sans la loi du marché «socialiste», sans la sénilité des formes économico-sociales du capitalisme actuel. Dans leur chapitre sur «la nouvelle géographie économique» de la Chine, Hugues et Luard doivent reconnaître: «Ces plans ont été modifiés. De récentes déclarations ont affirmé avec insistance que, le développement de l'intérieur devant se poursuivre, l'importance des provinces côtières ne devait pas être négligée»(op. cit. p. 127). Aussi Shanghai et Canton, quelque temps délaissées au profit des grands combinats de la steppe, ont-elles repris un nouvel essor industriel.

Cet exemple tiré du pays arriéré le plus «indépendant» politiquement des diktats de l'impérialisme mondial ne prouve-t-il pas que les crises et les contradictions de son développement n'ont rien à voir avec les crises de croissance d'un organisme jeune et sain, mais reflètent comme disait Trotsky la crise sénile d'un mode de production condamné par l'histoire. Dans le texte que nous citions précédemment, Trotsky écrivait encore:

«Afin de comprendre ce qui se passe maintenant dans le vaste territoire que la révolution d'Octobre a éveillé à une nouvelle vie (et cette interprétation de la vie et des antagonismes économiques de la Russie stalinienne s'applique parfaitement à la Chine d'aujourd'hui - N.D.L.R.), nous devons toujours clairement nous représenter que, aux vieilles contradictions ravivées récemment par les succès économiques, il s'est ajouté une nouvelle et énorme contradiction entre le caractère concentré de l'industrie soviétique qui ouvre la possibilité d'un rythme de développement sans précédent, et l'isolement de l'économie soviétique, qui exclut la possibilité d'une utilisation normale des réserves de l'économie mondiale. La nouvelle contradiction se superposant aux anciennes, conduit au fait qu'à côté de succès exceptionnels, s'élèvent des difficultés très pénibles. Celles-ci trouvent leur expression la plus immédiate et la plus forte, éprouvée chaque jour par chaque ouvrier et chaque paysan, dans le fait que les conditions de vie des masses travailleuses non seulement ne suivent pas la montée générale de l'économie, mais empirent même maintenant à la suite des difficultés alimentaires. Les crises aiguës de l'économie soviétique rappellent que les forces productives créées par le capitalisme ne sont pas adaptées à un cadre national et qu'elles ne peuvent être coordonnées d'une manière socialiste et harmonisées qu'à une échelle internationale». (Trotsky: Préface à «La révolution permanente»).

Il nous reste donc à voir maintenant comment les vieilles contradictions d'une économie arriérée se sont aggravées sous la férule d'un État tout-puissant, lançant les forces productives de la nation à la poursuite de bruyants «succès économiques» obtenus au prix de catastrophes sociales et de disettes en tout genre.

Le prix de «l'indépendance» économique
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En un quart de siècle la Chine aura connu trois bouleversements complets de son commerce extérieur qui ont tous marqué profondément l'allure de son industrialisation. Avant la guerre, la plus grande partie du commerce chinois se faisait avec le Japon, les États-Unis et l'Europe; la part de l'U.R.S.S. dans ses échanges ne représentait même pas un pour cent. Avec la fondation de la République populaire et l'embargo américain consécutif à la guerre de Corée, la tendance s'est renversée et les pays de l'Est ont échangé avec la Chine jusqu'à 80 % de la valeur globale de son commerce extérieur. Enfin le conflit sino-russe a entraîné un nouveau bouleversement qui voit baisser d'année en année la part prise par l'U.R.S.S. dans le commerce chinois et croître celle de l'Occident. Il faut ajouter également que la nécessité de procéder à des achats massifs de produits agricoles en Australie, au Canada et en France a amené la Chine à faire toujours plus d'entorses au principe de l'équilibre des balances bilatérales et au système du troc qui devait la préserver contre tout danger d'asservissement aux grandes places financières.

Il s'agit donc de suivre cette évolution en montrant le rôle de l'État centralisé dans l'aggravation des antagonismes qui ont fait éclater non seulement les «liens fraternels» entre la Russie et la Chine, mais encore les crises internes de la «collectivisation» et des «communes populaires».

La première tâche du gouvernement chinois fut d'instaurer le monopole de l'État sur le commerce extérieur, de «régler le flot des échanges de marchandises entre le marché national et le marché étranger de manière à lui faire servir les intérêts de la construction socialiste» (déclaration du ministre du commerce Yeh Chi-chuang, «Quotidien du Peuple», 22/9/1959). Mais la politique protectionniste a-t-elle quelque chose à voir avec le socialisme? Napoléon par le blocus continental, Bismarck par le Zollverein, Staline par le «rideau de fer» ont-ils construit le «socialisme» ou assuré dans leurs pays respectifs la formation du Capital et le développement du marché? En Chine même, le contrôle étatique du commerce extérieur se présente comme l'achèvement de la politique de Sun Yat-sen et de Tchang Kaï-chek pour qui le fin mot de la révolution bourgeoise résidait dans l'abolition du likin, des douanes intérieures et extérieures, qui se trouvaient aux mains de l'impérialisme étranger.

Ce monopole une fois établi, la politique de l'État en matière d'échanges tourne encore plus nettement le dos au socialisme. Elle peut se résumer en deux points: 1) le commerce extérieur doit servir l'industrialisation de la Chine; 2) il ne peut être qu'un commerce bilatéral basé sur la réciprocité afin de sauvegarder «l'indépendance politique» et la «sécurité économique» du pays. En conséquence, bien loin de demander des crédits extérieurs pour le financement de ses importations, la Chine devra les repousser et payer tous ses achats de biens d'équipement par ses exportations de produits agricoles et de matières premières industrielles. Autrement dit, l'État s'est chargé lui-même d'affamer la nation pour sauver son «indépendance» et, faute de mieux, il fait passer pour «orthodoxie marxiste» toutes les rigueurs de l'orthodoxie financière:

«En dehors d'une partie de crédits à bas intérêt que l'U.R.S.S. avait accordés à notre pays aux premiers temps de la fondation de la République, son aide s'est exercée surtout par des échanges réciproques dans le cadre de relations commerciales basées sur l'égalité et l'avantage mutuel. La part que représentent les emprunts à l'étranger dans l'ensemble des ressources financières du pays ne s'est élevée qu'à 2 % dans toute la période des dix dernières années (1949-1959 - NDLR) et ces emprunts ont été contractés aux premiers temps de la fondation de la République. Nous nous sommes appuyés, pour l'essentiel, sur l'accumulation intérieure et sur nos propres forces pour résoudre la question des fonds de construction...» («La grande décade», article de Li Sien-nien).

Il nous reste à voir comment, sur cette base, devaient inévitablement se détériorer aussi bien les rapports sino-soviétiques qu'à l'intérieur de la Chine, la condition sociale des masses surexploitées. Examinons la structure du commerce sino-soviétique:

Structure du commerce sino-soviétique (1955-1961)
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A - Importations chinoises en provenance de l'U.R.S.S.

Années
Produits industriels et biens d'équipement
Installations industrielles complètes
1955
45,0
18,9
1956
61,1
29,7
1957
71,4
38,5
1958
73,3
26,2
1959
79,5
41,9
1960
81,8
45,7
1961
72,0
21,5


B - Exportations chinoises à destination de l'U.R.S.S. (% du total des exportations)

Années
Produits agricoles
Articles textiles
Minerais divers
1955
52,6
10
36,8
1956
47,8
13,7
29,2
1957
40
19,9
33
1958
37,2
26
17,8
1959
32,6
36,8
19,2
1960
28,2
45,5
21,2
1961
8,2
59,4
24,7


En 1955, la Chine apparaît comme un pays exportant un fort pourcentage de produits agricoles (52,6 %) et de matières premières (36,8 %) contre des biens d'équipement (45,0 %). Par la structure de son commerce avec l'U.R.S.S., elle illustre assez bien le schéma classique des rapports entre pays arriérés et pays capitalistes développés. Jusqu'en 1960, l' année du départ des techniciens russes, les importations chinoises ont fait une part toujours plus grande aux moyens de production et aux produits industriels de base en provenance de l'U.R.S.S. (maximum: 81,8 %). Cet accroissement est encore mieux mis en lumière si l'on examine la part des installations industrielles complètes dans le total des importations: elle passe de 18,9 % en 1955 à 45,7 % en 1960.

Dans la colonne des exportations, nous voyons au contraire une forte tendance à la baisse de la part des produits agricoles qui passe de 52,6 % à 28,2 % entre 1955 et 1960. Sans même envisager les répercussions qu'ont eues sur ce chapitre des exportations chinoises les «calamités naturelles» de 1959-1960-1961 (chute à 8,2 % en 1961), nous notons une tendance régulière à vendre plus d'articles textiles et moins de produits agricoles de 1955 à 1960. Et cette tendance peut s'expliquer de deux manières: soit qu'elle reflète les progrès de l'industrie légère chinoise, soit qu'elle marque un plafonnement insurmontable sous peine de graves disettes, de la production et des exportations agricoles. Sans exclure la première explication, la seconde rend compte des «bonds en avant» et des crises de la collectivisation et des communes.

Quoi qu'il en soit, le développement du commerce sino-soviétique sur la base du troc devait placer les deux partenaires devant ce problème délicat: Comment la Chine paierait-elle ses importations croissantes de biens d'équipement? Lui était-il possible d'augmenter encore ses prélèvements sur les rations alimentaires déjà bien maigres de la population? D'un autre côté, l'U.R.S.S. aurait sans doute continué à acheter des produits agricoles chinois; niais pouvait-elle importer plus d'articles manufacturés et en particulier de textiles, alors que toutes les réformes économiques de Khrouchtchev, Liberman et Kossyguine poursuivaient le but unique de rendre l'industrie légère soviétique rentable et compétitive sur le marché? L'isolement économique de la Chine s'accentua encore par la liquidation du troc dans les échanges orientaux et par la création d'une banque internationale «socialiste» pour couvrir les déficits des diverses balances commerciales.

Examinons maintenant à la lumière de ces tendances du «marché socialiste» les lignes de faille du commerce sino-soviétique.

Évolution du commerce sino-soviétique (1949-1965)
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(en millions de nouveaux roubles)

Années
Total
des échanges sino-soviétiques
Importations chinoises
Exportations chinoises
Solde
du commerce sino-soviétique
1949
308
179
129
-50
1950
522
350
172
-178
1951
729
431
298
-133
1952
872
499
373
-126
1953
1 056
628
428
-200
1954
1 205
684
521
-163
1955
1 253
674
579
-95
1956
1 350
660
690
30
1957
1 155
490
665
175
1958
1 320
571
749
178
1959
1 850
859
991
132
1960
1 498,7
735,4
763,3
27,9
1961
826,9
330,6
496,3
165,7
1962
674,8
210,1
464,7
254,6
1963
540,2
168,5
371,7
203,2
1964
404,6
121,8
282,8
161
1965
375,5
172,4
203
30,5


Comme pour le précédent tableau, nous avons obtenu les chiffres de celui-ci à partir des annuaires soviétiques du commerce extérieur. Jusqu'en 1959 les statistiques indiquent la valeur des échanges en anciens roubles que nous avons convertis en roubles «lourds» suivant le rapport: 1 rouble nouveau = 4,44 roubles anciens. Nous n'aurons donc, jusqu'en 1959, que des chiffres arrondis, mais ils ont l'avantage de présenter une série continue qui illustre assez fidèlement l'évolution des échanges. De ce tableau, nous retiendrons deux dates cruciales: 1956, première année où les exportations chinoises dépassèrent le montant de ses importations et 1959 qui marque l'apogée du commerce sino-soviétique avec un total de 1850 millions de roubles. Après 1936, l'excédent des exportations chinoises se maintient et c'est avec des cris de triomphe que Pékin a annoncé depuis lors s'être libéré de sa dette envers Moscou. Après 1959, le volume des échanges baisse d'une façon régulière et vertigineuse: en 1965 il dépassait à peine le niveau de 1949. C'est donc à juste titre que nous pouvions parler d'un bouleversement complet des relations extérieures de la Chine maoïste, bouleversement dont il faudra suivre les conséquences non seulement à l'intérieur, mais encore dans les rapports de la Chine avec le monde capitaliste.

Concluons pour l'instant sur ce chapitre. Nous avons déjà dit que la rupture sino-soviétique est un constat de faillite du prétendu «système socialiste mondial». Cette faillite traduit des antagonismes bien plus profonds que les «divergences politiques» par lesquelles on a voulu l'expliquer. Mais la forme qu'elle a prise d'un conflit entre États rivaux, entre diplomaties concurrentes, exprime une réalité non moins impérieuse. Le rôle de l'État comme gardien des intérêts capitalistes et de «l'indépendance» nationale, ne peut qu'aggraver les contradictions de ce mode de production jusqu'à leur point de rupture. Rupture des liens nécessaires avec l'économie mondiale, mais aussi rupture du front intérieur de la production, gaspillage et massacre des forces productives saignées à blanc sur l'autel de la Patrie et du Plan.

Dans l'article que nous avons déjà cité, Li Sien-nien écrivait: «Parallèlement au renforcement continu de nos finances, nous sommes déjà en mesure de poursuivre notre édification en recourant uniquement à l'accumulation intérieure. Ces faits démontrent que nos finances sont de caractère socialiste (!!!), qu'elles se fondent sur le développement de la production et la prospérité de l'économie, qu'elles contribuent au bonheur du peuple et évoluent vers un essor toujours grandissant («La Grande Décade»). Ainsi, comme Staline jadis, Mao fait de nécessité vertu: il appelle «socialisme» l'isolement passager de l'économie chinoise, développant les germes de «populisme» qui dans la pensée du révolutionnaire bourgeois Sun Yat-sen étaient nés de la déception à l'égard du grand capital américain et japonais. Nous ne discuterons pas des chances et des rythmes probables de développement de la Chine, si celle-ci ne devait compter que sur «l'accumulation intérieure». Ceci est, avons-nous dit, un faux problème. Nous demanderons seulement, puisqu'il y est question de socialisme: est-ce bien là le programme de la dictature prolétarienne dans un pays isolé? Trotsky, encore une fois, nous en a donné la réponse immuable pour la Russie d'hier, comme pour la Chine soi-disant «socialiste» d'aujourd'hui, ou pour tout pouvoir qui demain revendiquera la dictature prolétarienne non en paroles, mais en faits:

«Le programme réaliste d'un État ouvrier isolé ne devrait se proposer ni de parvenir à «l'indépendance» par rapport à l'économie mondiale, ni encore moins de construire une société socialiste nationale «dans le plus bref délai». Sa tâche est de rechercher, non des rythmes maxima abstraits, mais les rythmes les meilleurs qui dérivent des conditions économiques intérieures et mondiales, qui affermissent les positions du prolétariat, qui préparent les éléments nationaux de la future société socialiste internationale, et, en même temps et avant tout, qui améliorent systématiquement le niveau de vie du prolétariat et consolident son union avec les masses non exploiteuses des campagnes. Cette perspective reste valide pour toute la période préparatoire, c'est-à-dire jusqu'au moment où la révolution victorieuse dans les pays avancés libérera l'Union soviétique de son isolement actuel» (Préface à «La Révolution permanente»).

«L'homme, le capital le plus précieux»
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Nous avons déjà dit quelles furent les difficultés de la planification chinoise. Même en ce qui concerne le premier plan, Hugues et Luard ont pu écrire: «Il n'y eut jamais de premier plan quinquennal dans le vrai sens du terme; il y eut plutôt un plan de deux ans et demi formulé au cours de la première moitié de 1955 et annoncé en juillet de cette même année». («Le développement économique de la Chine communiste», p. 55). Aussi n'est-ce pas un hasard si la version définitive de ce plan n'a suivi que de quelques mois la visite faite en Chine par Khrouchtchev, Boulganine et Mikoyan en septembre octobre 1954. C'est après cette visite que fut annoncée, dans une déclaration commune, la liquidation des sociétés mixtes sino-soviétiques, et que l'U.R.S.S. octroya des crédits supplémentaires pour la construction d'usines dont le nombre fut porté de 141 à 211. Cette «aide» a effectivement constitué l'ossature du premier plan et lui a donné sa physionomie définitive: priorité à l'industrie lourde et à la construction de «grands projets» comme les combinats sidérurgiques d'Anshan (Mandchourie), Paotow (Mongolie intérieure) et Wuhan sur le Yang-tsé.

Mais les conditions du commerce sino-soviétique que nous définissions plus haut (paiement à court terme en matières premières, produits agricoles ou devises), ont entraîné une avalanche de mesures économiques et politiques visant à pressurer le pays pour rembourser Moscou. En effet, 1955 ne fut pas seulement l'année de «l'aide» soviétique et de l'impulsion nouvelle qu'en a reçu le plan; elle ne fut pas seulement l'année qui inspira à Mme Sun Yat-sen la page dithyrambique que nous citions précédemment sur les avantages du «nouveau marché mondial» qui se créait entre pays «socialistes». L'année 1955 fut aussi l'année décisive de la «collectivisation» avec le rapport Mao de juillet «Sur la coopération agricole» (cf. P.C. n° 35); sans parler du mouvement de «rééducation» des capitalistes nationaux qui étendit le contrôle de l'État à toutes les entreprises privées.

Un an plus tard, la machine économique sous pression dut faire marche arrière. La proportion des investissements dans la section A et dans la section B qui était de 26,6 % contre 73,4 % en 1949; de 35,6 % contre 64,4% en 1952; passa en 1957 à 48,4 % contre 51,6 %. Au VIII° Congrès du P.C.C., on dénonça une politique de surinvestissements, le «forçage» de la main-d'œuvre au nom des objectifs du plan et Chou En-laï soulignait dans son rapport la nécessité de «régler d'une façon appropriée les rapports entre l'industrie lourde et l'industrie légère, entre la production industrielle et la production agricole, entre la construction économique et le développement culturel». C'est au début de 1957 que Mao avouait, dans un discours resté fameux, l'existence de «contradictions au sein du peuple» et prétendait en avoir trouvé la «juste solution». Ce fut l'époque des «Cent fleurs»... Mais en 1958, à la faveur d'une bonne récolte, le cycle infernal reprenait de plus belle avec le mouvement des «communes populaires» qui promettait de résoudre tous les problèmes de la Chine: vaincre la faim et industrialiser le pays avec les moyens du bord. Comme nous l'avons vu, 1958-1959 marquèrent une forte reprise du commerce sino-soviétique et, dans le volume des échanges, la part des biens d'équipement atteint de nouveaux sommets. Cependant, l'extrême tension des forces productives devait remettre le pays au bord de la faillite. En avril 1960, le commissaire à la planification, Li Foutchoun, admettait publiquement, comme un trait caractéristique de la croissance économique chinoise, ce développement par bonds en avant et en arrière qu'elle connaît depuis 1955: «Le cours du développement de l'économie nationale, disait-il, passe toujours de l'instabilité à la stabilité et de la stabilité à l'instabilité. Chaque fois que ce processus se renouvelle, il fait passer la production à un niveau plus élevé et l'économie nationale, par ces mouvements ondoyants, progresse de façon continue...» (cité par Hugues et Luard, p. 234).

Ainsi, nous pensons avoir montré que toutes les difficultés de l'économie chinoise ne proviennent pas uniquement de la «rupture des contrats commerciaux» avec Moscou, mais des conditions du marché «socialiste» comme du marché mondial. Après une brève période de reconstruction, l'État chinois s'est trouvé confronté à ces problèmes et a tenté de leur donner une «solution» nationale bourgeoise. La politique de «construction du socialisme» en Chine, avec les hauts et les bas de la collectivisation, avec les poussées et les replis consécutifs de la production, date effectivement de 1955. Et les différentes «solutions» qui lui ont été données s'inspirent toutes du même souci: Comment accélérer l'industrialisation du pays sans recourir à des emprunts extérieurs, sans compromettre la sacro-sainte indépendance nationale? Ce tournant-là remonte à 1955.

En effet, cette année marque bien un accroissement de «l'aide» russe, mais en même temps le caractère des échanges sino-soviétiques se transforme, en relation avec tous les changements, latents ou s'affirmant au grand jour, de l'économie russe et du «camp socialiste». C'est à partir de 1955 que les crédits extérieurs du budget chinois (crédits en majorité russes) diminuent, alors que s'accroissent les livraisons soviétiques de biens d'équipement. Le tableau ci-dessous en fournira la preuve:

Évolution des crédits extérieurs obtenus par la Chine et des livraisons soviétiques de biens d'équipement (1950-1957)
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(en millions de dollars U.S.)

Années
Crédits extérieurs du budget chinois
Exportations soviétiques de biens d'équipement

(Total)

Exportations soviétiques de biens d'équipement

(Usines complètes)

1950-52
300
304
70
1953
175
162
45
1954
354
229
93
1955
663
198
141
1956
47
305
217
1957
9
272
209


(D'après «La documentation française»: Le commerce extérieur de la Chine populaire et les relations sino-soviétiques, 26 mai 1959).

Des «crédits» et «prêts» ultérieurs voici ce que diront non pas les Chinois, mais les Russes eux-mêmes. Au XX° Congrès, Khrouchtchev déclare: «Nous fournissons à la Chine des biens d'équipement pour une valeur globale de 5,6 milliards de roubles. En échange de ses fournitures, l'U.R.S.S. reçoit de la Chine des articles représentant un intérêt pour notre pays». En avril 1956, lorsque Mikoyan signe un nouvel accord augmentant de 2.500 millions de roubles la valeur de l'équipement soviétique livré à la Chine, l'on précise dans un communiqué: «le remboursement de cet équipement s'effectuera par la voie commerciale».

Face à ces difficultés, l'État chinois n'est pas resté passif et la «pensée» de Mao s'avéra fertile... Mais dans quel sens a œuvré la force incontestable du pouvoir? Avant de répondre à cette question, il faut bien se représenter la force d'inertie et la résistance des vieilles structures sociales.

Dans sa recherche des capitaux nécessaires à l'achat de biens d'équipement, l'État se heurta à une réalité au moins aussi grave que la menace d'asservissement au capital étranger: l'évolution lente du rapport entre la croissance démographique et la production agricole. On s'en rendit particulièrement compte lorsque furent connus les résultats du recensement de 1953. L'accroissement annuel moyen de la production agricole ne dépassait pas 4 à 5 %. Et il fallait faire face avec cela aux besoins d'une population totale augmentant chaque année de près de 2 %. Il fallait en outre sur ces maigres ressources financer les importations de l'industrie qui augmentaient chaque année de près de 10 pour cent... Malgré une baisse de la part des produits agricoles dans l'ensemble des exportations chinoises au cours du premier plan quinquennal, les données du problème depuis 1957 n'ont certainement pas beaucoup évolué du fait des diverses «calamités» qui se sont abattues sur l'agriculture chinoise. Contentons-nous cependant d'en fournir les seuls éléments statistiques certains des années 1953-1957.

Rythme de la croissance économique chinoise (1953-1957)
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1957

(1952 = 100)

1953-1957

moyenne annuelle

Population totale
111
2
Population urbaine
128
5,7
Production industrielle et artisanale
219
17
Commerce extérieur
160
10
Production agricole totale
125
4,5
dont aliments de base
120
4


En mars 1957, le ministre de la Santé commentait ces chiffres devant le Congrès National Populaire: «Avec un taux d'accroissement (de la population) aussi démesuré, l'augmentation de notre production agricole et industrielle, si rapide soit-elle, ne parviendra pas à satisfaire de manière adéquate les besoins essentiels du surcroît de population» (cité par G. Etienne: «La voie chinoise», p. 62). A la même session, une loi fut votée autorisant l'avortement et la stérilisation, et encourageant la diffusion des méthodes contraceptives. Cette politique pourtant ne fit pas long feu: Mao avait découvert la formule du nouveau Malthus qui devait assurer le triomphe du «socialisme» à travers les campagnes productives de masse. Dans son discours du 27 février 1957 «Sur la juste solution des contradictions au sein du peuple», il avait déclaré: «En établissant nos plans, en traitant de nos affaires ou en pensant à nos problèmes, nous devons partir du fait que la Chine compte 600 millions d'habitants... C'est un fait objectif et c'est notre capital».

Formule encore plus cynique que celle prononcée en 1935 par Staline devant une assemblée de «cadres» soviétiques! En effet, lorsque Staline annonçait que «l'homme est notre capital le plus précieux», il déclarait en même temps que l'U.R.S.S. avait surmonté la période de pénurie technique des premières années de l'industrialisation et parlait déjà au passé de cette période de l'accumulation capitaliste où les forces productives étaient immolées sans vergogne en faveur des moyens de production les plus rudimentaires. En prédisant des «temps meilleurs», Staline repoussait dans un passé «tsariste» les massacres «inhumains» de l'industrialisation.

Au contraire, la «Pensée» de Mao est allée plus vite en besogne: soit qu'elle ait tiré profit des enseignements de Staline, soit qu'elle ait été stimulée par le plus grand retard de la Chine. Pékin a proclamé aussitôt que le «capital des 600 millions de Chinois» devrait remplacer la technique avancée du monde capitaliste. Pour ces millions d'hommes, le seul «fait objectif» de la révolution chinoise, ce n'est pas de s'être déroulée dans un monde super industrialisé dont seul le prolétariat international pouvait gérer et répartir le patrimoine technique, mais dans un pays arriéré esclave de sa propre misère et des fétiches bourgeois de «l'indépendance» économique et de l'État national. D'autres que nous ont chanté «l'épopée» de millions de Chinois remontant à dos d'homme le limon des vallées pour fertiliser les montagnes. D'autres se sont extasiés devant la plus vaste mobilisation de forces productives qu'ai jamais réalisé un État national centralisé pour déclencher une «révolution sans précédent dans l'histoire agraire du monde» (R. Dumont). La Chine n'annonçait-elle pas avoir irrigué en quelques années et même en quelques mois plus d'hectares qu'en deux millénaires, presque le double des terres irriguées aux États-Unis pendant un siècle et avec d'autres moyens matériels?

De même que «la plus grande révolution agraire de tous les temps» ne recourut qu'à la seule force physique du paysan chinois, de même les «bonds en avant» de l'industrie se sont produits à l'échelle de la petite manufacture et des modestes fourneaux, campagnards. Cette autre «solution» aux antagonismes du développement capitaliste en Chine fut elle aussi suggérée par les crises de surinvestissement qui ont éclaté à l'époque de «l'aide» soviétique. Dès le VIII° Congrès du P.C.C., Chou En-laï indiquait le tournant qui allait s'accomplir dans la politique économique de Pékin: «Pour chaque branche en général, disait-il, il devrait y avoir quelques grandes entreprises tenant lieu de structure de base et beaucoup de petites et moyennes entreprises venant appuyer les grandes». (Rapport Chou En-laï au VIII° Congrès, 1956).

Le bilan des succès et des défaites de l'État chinois du point de vue de son «indépendance» économique n'a finalement qu'un intérêt limité. Ainsi que le disait Trotsky dans sa préface à «La Révolution permanente», «la division internationale du travail et le caractère supranational des forces productives modernes, non seulement conservent toute leur importance, mais encore ils la multiplieront par deux et par dix pour l'Union soviétique (et demain pour la Chine - N.D.R.), en fonction du niveau atteint par son ascension économique».

Plus significatif et irrécusable apparaît au contraire le bilan politique et social de la construction nationale chinoise. Nous l'avons vu, il n'est pas de contradiction ni de catastrophe récente qui n'ait été provoquée et attisée par la loi du marché mondial s'exprimant au cœur même du «système socialiste». Pourtant les crises chinoises ne sont pas dues à la simple rupture des liens économiques avec l'U.R.S.S., mais à la nature de ces liens, tels qu'ils se sont instaurés entre les deux partenaires dès 1956. A cette occasion, le rôle de l'État chinois s'est révélé dans toute la clarté de ses objectifs de classe. Ainsi que le rappelait Trotsky contre Staline, le marxisme n'a jamais considéré le pouvoir d'État comme un reflet passif du processus économique, et c'est pourquoi la dictature prolétarienne dans des pays aussi arriérés que la Russie ou la Chine n'était pas une aberration historique. Mais ses seules chances de succès résidaient dans l'évolution de la politique mondiale et le renversement des rapports de production à l'échelle mondiale. Or, dès 1956, la tâche la plus urgente de l'État chinois a été d'imposer, à l'intérieur comme à l'extérieur, la formule de «l'indépendance» économique et des campagnes productives de masse, la recette de l'isolement national baptisée «construction du socialisme». C'est par là justement que ce pouvoir a prouvé qu'il n'avait rien de socialiste, malgré sa «volonté» de changer d'étiquette et la demande des «gardes rouges» de remplacer la constitution «démocratique» de 1954 par une «constitution» de la dictature prolétarienne!

Source: «Programme Communiste», numéro 37, octobre-décembre 1966

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