Profondément marqué dès 1924 par la dégénérescence de Moscou, le Parti « Communiste » Chinois est devenu, après les défaites prolétariennes de 1927, le champion d’une révolution bourgeoise en Chine. Son ambition ne fut autre, comme l’a dit Mao Tsé-toung, que de jouer le rôle du « véritable Kuomintang » et de réaliser le programme de Sun Yat-sen, si mal amorcé par Tchang Kaï-chek : indépendance nationale, reforme agraire, industrialisation. Il ne nous resterait plus qu’à comparer les mérites respectifs de ces deux partis nationaux et à examiner la façon dont s’est produite cette révolution bourgeoise, livrée à ses propres contradictions, prise dans les fers de l’impérialisme mondial, dépourvue du soutien actif et de la direction clairvoyante d’un prolétariat internationaliste. Mais par une curieuse métamorphose, la réalisation de ces tâches bourgeoises a pris bientôt le nom de « construction du socialisme » et le parti qui a toujours soutenu la plate-forme la plus ouvertement bourgeoise dans l’internationale de Moscou fait aujourd’hui figure de sauveur d’une orthodoxie léniniste depuis longtemps reniée.
Pour la majorité des « communistes » à l’eau de rose qui identifient socialisme et intérêt national, cette métamorphose n’est même pas un problème. On regrette seulement, avec beaucoup d’hypocrisie, qu’elle ait pris une forme « extrémiste ». Et dans l’esprit du philistin russe l’extrémisme chinois fait resurgir le fantôme du « péril jaune » que l’on croyait relégué dans le subconscient d’un Occident pourri. Mais même les fantômes ont dégénéré ! Au début du siècle, le « péril jaune » traduisait la crainte bourgeoise que ne s’effondrent les spéculations de l’impérialisme occidental sur le marché chinois. Ainsi que Marx le montrait déjà, dans sa fuite vers l’Asie, le capitalisme européen redoutait de voir éclater aux pieds des murailles de Chine une révolution qui menacerait son pouvoir politique en Europe même. Depuis que la Chine s’est mise elle-même à spéculer sur son développement, le « péril jaune » n’est plus peur de la révolution, mais vague inquiétude devant les perspectives encore lointaines d’une concurrence chinoise.
Si Moscou a en quelque sorte sa logique, la confusion atteint son comble dans ce qui reste du « trotskisme ». La « Vérité » (octobre-décembre 1964) présente ainsi le conflit sino-soviétique comme une lutte de Pékin contre le stalinisme russe et voit dans l’histoire chinoise de l’après-guerre une « révolution ininterrompue », « un processus qui, en définitive, redonnera la première place au prolétariat chinois » (p. 23). Parce que le P.C.C. fonda, en 1949, la République populaire contre la volonté de Staline, « on ne peut plus le qualifier de parti stalinien » (p. 22). Certes, là aussi s’est formée une « couche bureaucratique » ; mais « les tâches démocratiques bourgeoises n’ont été résolues en Chine que par la révolution prolétarienne, par la destruction de l’État bourgeois, par l’abolition de la propriété privée des moyens de production » (p. 34). En foi de quoi, « il faut défendre les conquêtes réalisées par la révolution chinoise, non seulement contre toute tentative de l’impérialisme, mais aussi contre la politique ouvertement contre-révolutionnaire de la bureaucratie russe » (p. 49).
Cette « défense de la Chine » est une véritable caricature de l’ex « défense de l’U.R.S.S. ». Ses prémisses même sont absolument fantaisistes. Qui peut affirmer en effet qu’il y a eu en Chine « révolution prolétarienne », « destruction de l’État bourgeois », « abolition de la propriété privée des moyens de production » ? Qu’attendre même de l’influence de Pékin sur les mouvements nationaux bourgeois du Tiers Monde ? Certes, la constitution d’un puissant État national lui permet de jouer en Asie un rôle de trouble-fête. Mais par là la diplomatie chinoise ne fait qu’anticiper sur les résultats d’un développement capitaliste qui fera de la Chine un réel pôle d’attraction économique. Elle apparaît donc toujours plus comme une diplomatie bourgeoise et sa spéculation sur les mouvements anti-impérialistes prend déjà la forme de marchandages avec l’impérialisme.
Ainsi, après avoir étudié les traditions politiques du maoïsme, il nous reste à montrer les caractéristiques économiques et sociales des réformes agraires et du développement industriel de la Chine depuis 1949.
Au cœur de la révolution de 1924–1927, l’Internationale de Moscou fit un pari sur la bourgeoisie chinoise qui masquait en réalité sa trahison des intérêts de classe du prolétariat. Le pari consistait à dire que la bourgeoisie anticoloniale serait plus « radicale » que la bourgeoisie antitsariste russe et pourrait mener « jusqu’au bout » sa propre révolution. Le joug même de l’impérialisme devait la rapprocher du prolétariat qui fut invité à reconnaître l’hégémonie de sa bourgeoisie pendant toute « l’étape » de la révolution démocratique. Le résultat de cette tactique qui tournait le dos aux enseignements de toutes les révolutions passées fut de livrer le Parti Communiste Chinois à la répression de Tchang Kaï-chek.
Lorsque le P.C.C. reprit à son compte le drapeau du Kuomintang, il prétendit en réaliser le programme avec toute l’énergie et tout le radicalisme dont il se croyait armé. La bourgeoisie nationale serait-elle devenue « plus révolutionnaire », dès lors qu’à ses représentants classiques (les Sun Yat-sen et les Tchang Kaï-chek) s’est substitué un personnel anonyme issu de la masse populaire : le parti de Mao Tsé-toung ? Nous verrons qu’il n’en est rien. Les multiples péripéties de l’alliance P.C.C.-Kuomintang, les faux-fuyants dans la réforme agraire, les compromis avec l’impérialisme russo-américain, les illusions de la « coexistence pacifique » suffisent à démentir les prétentions maoïstes à un radicalisme bourgeois conséquent.
La bourgeoisie chinoise s’est montrée aussi farouche bourreau du prolétariat que ses devancières. Comme la bourgeoisie allemande à l’époque de Bismarck, elle a confié son sort aux généraux réactionnaires du genre de Tchang Kaï-chek plutôt que d’encourir les risques d’une révolution agraire. Comme la bourgeoisie russe, sous Milioukov et Kerenski, la bourgeoisie chinoise se jeta dans les bras de l’impérialisme mondial : japonais, américain, puis russe.
Dès la première révolution bourgeoise qui renversa la dynastie mandchoue, Sun Yat-sen, mis à la présidence de la République, abandonna bientôt le pouvoir en faveur de Yuan Ché-kaï, car il le jugeait plus capable « d’unifier le pays et de garantir la stabilité de la République par la confiance dont il jouissait auprès des puissances étrangères ». Sun Yat-sen avouera plus tard, dans une lettre à Tchitchérine : « Ma retraite était une grosse faute politique dont les conséquences furent comparables à un remplacement de Lénine par Koltchak, Ioudenitch ou Wrangel ». Cette leçon cependant ne suffira pas à Staline qui fit tour à tour confiance aux Tchang Kaï-chek et autres Tchang Tso-lin plutôt qu’aux prolétaires de Shanghai.
Dans les conditions de la première guerre mondiale, la bourgeoisie chinoise essaya encore d’obtenir l’indépendance au rabais. C’est ainsi que Sun Yat-sen encouragea Wilson à intervenir en Europe dans, l’espoir de se voir rétrocéder les possessions de l’Allemagne en Chine. Espoir vite déçu par le traité de Versailles qui consacra un repartage impérialiste en transférant au Japon les biens allemands. Après la faillite de la politique qui consistait à s’appuyer sur une puissance impérialiste pour se libérer de l’emprise des autres, la bourgeoisie « nationale » s’accrocha aux illusions que fit naître la conférence de Washington sur la politique dite de la « porte ouverte ». Le plan formé par Sun Yat-sen d’ouvrir l’immense Chine au commerce et aux capitaux de toutes les nations n’allait-il pas connaître un début de réalisation pacifique ? Mais cette perspective ne fit que multiplier les rivalités impérialistes, la division du pays en sphères d’influence et le recrutement de mercenaires locaux à la solde du capital étranger.
Dans l’anarchie intérieure et le démembrement territorial s’ouvrit une nouvelle période pour l’anti-impérialisme chinois : celle de l’alliance avec l’U.R.S.S. qui avait dénoncé les « traités inégaux » passés avec le tsarisme, mais qui glissait toujours plus sur la pente de la contre-révolution. Par son accord avec Moscou, Sun Yat-sen ne s’attachait pas seulement les services du prolétariat chinois menaçant, et des instructeurs militaires russes qui formèrent si bien les bandes de Tchang Kaï-chek. Il entendait encore mettre la Chine à l’abri des appétits impérialistes, des grandes crises politiques et des catastrophes sociales dont l’issue révolutionnaire devait être fatale à la bourgeoisie chinoise. Pourtant, ni la défaite du prolétariat chinois, ni le soutien de Moscou, ni les alliances successives avec le parti de Mao Tsé-toung n’ont pu sauver la bourgeoisie chinoise. C’est sa fonction sociale qui a déterminé sa destinée historique. Incapable d’armer la paysannerie, car elle vivait de son exploitation usuraire, elle ne put réaliser sous son égide l’unification du pays. Incapable de s’opposer à l’impérialisme, dont elle ne faisait que placer les capitaux en Chine, elle ne pouvait être l’instrument politique d’une puissante accumulation capitaliste. Et c’est ainsi que la seconde guerre mondiale a fait ce que Moscou avait toujours redouté, ce que Mao Tsé-toung n’avait jamais préconisé : elle a balayé du continent, avec bon nombre de mandarins, les représentants classiques de la bourgeoisie chinoise.
Parce que, depuis 1927, le parti de Mao Tsé-toung avait compris la nécessité de soulever le paysan chinois pour réaliser l’unité nationale, il était déjà devenu le « véritable Kuomintang », le seul porte-drapeau d’une révolution bourgeoise. Cela ne l’a pas empêché de manifester les mêmes inquiétudes que le Kuomintang devant les « excès » de la paysannerie. Le lecteur pourra se référer aux oscillations de la politique agraire du P.C.C. jusqu’en 1947 (« Programme Communiste » № 28). Nous verrons de la même manière que les réformes agraires entreprises après la conquête du pouvoir sont loin de constituer une « révolution agraire » au sens radical et bourgeois qu’on a voulu leur donner.
Des années durant, le P.C.C. a vécu dans l’espoir de « l’unité » avec Tchang Kaï-chek, faisant appel à son « patriotisme » devant l’invasion japonaise. Ces illusions, qui valent bien celles de Sun Yat-sen en 1911, ont retardé d’une décade l’avènement de la République populaire et montrent jusqu’à quel point le P.C.C. a pu se renier selon les opportunités. Le 22 septembre 1937, offrant à Tchang Kaï-chek une nouvelle alliance de type « front populaire », le P.C.C. publiait le communiqué suivant :
« Afin de priver l’ennemi (japonais) de tout prétexte à l’agression et de dissiper toute équivoque, le C.C.E. du P.C.C. déclare solennellement ce qui suit :
1° Les trois principes du peuple énoncés par le Docteur Sun Yat-sen représentent la base suprême de la Chine d’aujourd’hui. Notre parti est prêt à faire tout son possible pour les renforcer.
2° Notre parti abandonne la politique visant au renversement du Kuomintang ainsi que le mouvement de soviétisation et suspend la confiscation des terres.
3° Notre parti abolit l’actuel gouvernement soviétique et s’engage, afin d’unifier l’appareil gouvernemental de l’État, à renforcer la démocratie basée sur les droits du peuple.
4° Notre parti dissout l’Armée Rouge, la réorganise en Armée Nationale Révolutionnaire, la place sous le contrôle direct de la Commission des Affaires Militaires du Gouvernement National et attend les ordres de mobilisation pour pouvoir partager la responsabilité de la résistance à l’invasion étrangère… »
Cette nouvelle alliance avec le « réactionnaire » Tchang Kaï-chek ne fut pas la dernière. Le 28 août 1945, Mao Tsé-toung et Tchang Kaï-chek s’asseyaient de nouveau à la même table, sous la présidence cette fois du général Marshall, pour conclure un accord en douze points sur le gouvernement futur de la Chine :
« En ce qui concerne la politique fondamentale de reconstruction nationale, il a été convenu de maintenir une étroite collaboration sous la direction du président Tchang Kaï-chek et des mesures ont été prises pour éviter des conflits internes afin qu’une Chine nouvelle, indépendante, libre et prospère puisse être construite et que les trois principes du peuple deviennent une réalité. Les deux parties ont en outre convenu que la démocratisation politique et la nationalisation des troupes, telle qu’elle a été préconisée par le président Tchang Kaï-chek, étaient absolument essentielles pour réaliser la reconstruction nationale dans la paix… ».
En janvier 1946, le P.C.C. et le Kuomintang tiendront encore une « Conférence politique consultative ». Mais rien ne pouvait sauver le régime décrépi de Tchang Kaï-chek, ni le général Marshall, ni le maréchal Staline qui « conseillait » alors au P.C.C. de s’en tenir à la guérilla dans les campagnes sans vouloir conquérir les villes. Certes, ces dernières tentatives de replâtrage ont pu être imposées au Parti Chinois par l’impérialisme russo-américain : accords de Yalta (11 février 1945), traité « d’amitié et d’alliance » sino-soviétique (14 août 1945) où l’U.R.S.S. reconnaissait le gouvernement de Tchang-Kaï-chek comme seul gouvernement national de la Chine. Néanmoins, les hésitations de Mao Tsé-toung, la politique même du P. C.C. formulée dans le rapport « Sur le gouvernement de coalition » au VIIe Congrès d’avril 1945, constituaient un terrain fertile pour les manœuvres impérialistes du duo Marshall-Staline.
Staline avait cru régler à Yalta le destin de la Chine.[2] Mais il ne suffisait pas de faire reconnaître par Roosevelt et Churchill les « droits » impérialistes que le tsar avait perdus en 1904. Il ne suffisait pas non plus de persuader le P.C.C. de renouer avec Tchang Kaï-chek. Le degré de décomposition du régime Kuomintang était tel que le seul « gouvernement de coalition » possible était celui du P.C.C. Lui seul était capable d’assurer dans l’ordre et le respect des propriétés la jonction du mouvement paysan et de l’agitation prolétarienne dans les villes. L’impérialisme mondial s’en est vite rendu compte. L’U.R.S.S. et la Grande-Bretagne reconnurent aussitôt la République populaire ; la France en aurait fait autant, si elle n’avait eu des craintes pour l’Indochine. Aux U.S.A. même, malgré les engagements pris avec Tchang Kaï-chek et la guerre de Corée, un courant important s’est toujours montré favorable à la « reprise des affaires » avec la Chine.
Une semaine avant la capitulation japonaise, l’U.R.S.S. envahit la Mandchourie et y instaura un « gouvernement populaire » présidé par Kao Kang. Ce fait, ainsi que la dégradation de la situation économique dans l’ensemble du pays, rendaient inévitable l’offensive de Mao Tsé-toung.
En Mandchourie, les troupes soviétiques se livrèrent à un véritable pillage de l’énorme potentiel économique mis en place par les Japonais. La production de charbon qui était en 1943 de 21,5 millions de tonnes, tomba à moins de 5 millions en 1945. La production d’énergie électrique tomba au quart de ce qu’elle était sous le Mandchoukouo. 80 % des locomotives de la Chine du Nord furent soit détruites, soit transportées en U.R.S.S. Face à ce démontage des installations industrielles du principal bastion économique de la Chine. Li Li-san déclara au nom du P.C.C. : « Je pense que ce déplacement de machines n’est pas du tout un problème important. Bien entendu, l’Union soviétique emporte certaines machines, mais pas une grande quantité par rapport à ses pertes de guerre ». Cela suffisait toutefois pour compromettre sérieusement toute œuvre de « reconstruction » de la Chine, qu’elle soit accomplie par le Kuomintang ou par le P.C.C. En même temps, dans la Chine du Sud, de nombreuses entreprises étaient obligées de fermer leurs portes par, suite de la suppression des commandes militaires. Ainsi, le parti de Mao Tsé-toung apparaissait toujours plus comme le seul capable de sauver la Mandchourie des griffes de Staline et d’obtenir des ouvriers chinois les sacrifices nécessaires à la « reconstruction ». C’est donc la situation désespérée dans laquelle se trouvait la Chine entre 1945 et 1949 qui a conduit le P.C.C. à prendre toutes ses responsabilités, à passer de la guérilla dans les campagnes à la conquête des villes, à rompre de façon définitive avec tout espoir de « gouvernement de coalition » présidé par Tchang Kaï-chek.
En mars 1949, un plénum du C.C.E. du P.C.C. se réunissait pour examiner la situation militaire, mais aussi les tâches politiques du parti à la veille de la victoire. Après avoir souligné que « depuis l’échec de la grande révolution chinoise de 1927, le centre de gravité de la lutte révolutionnaire avait été le secteur rural » et que s’ouvrait une nouvelle période pendant laquelle « le centre de gravité du travail du parti devait être placé dans les villes », la résolution indiquait les moyens de reprendre en mains la masse redoutable du prolétariat urbain :
« La session plénière est d’avis que le point-clé de l’administration et de la reconstruction des villes est la restauration et le développement de la production industrielle : 1° la production des entreprises du domaine public ; 2° celle des entreprises privées ; 3° la production artisanale. Les autres tâches urbaines, telles que le travail d’organisation du parti, le travail de construction gouvernemental, le travail syndical, le travail des diverses organisations populaires, etc., devraient servir cette œuvre centrale de restauration et de développement de la production industrielle ».
C’était la première fois, depuis les défaites de Shanghai et de Canton, que le P.C.C. reconnaissait la primauté du prolétariat urbain dans la lutte révolutionnaire. Mais ce ne fut pas pour lui montrer le chemin de sa dictature, ni pour venger la commune de Canton. Le P.C.C. lui demandait seulement de s’atteler à la production pour rebâtir une Chine « prospère » et cimenter le « bloc des quatre classes. ». De même, Mao Tsé-toung faisait appel à tous les camarades du parti « pour qu’ils conservent leur mode de travail humble, prudent, modeste, calme et dur dans la lutte, afin de déployer de plus grands efforts dans la construction d’une aire nouvelle après avoir défait les forces contre-révolutionnaires ». Nous ne reprendrons pas ici les textes déjà cités qui définissent le régime de « démocratie nouvelle ».[3] Nous voulons simplement montrer que ce régime s’est établi aux dépens du prolétariat et de ses intérêts de classe.
Alors que craquait « l’unité » politique entre P.C.C. et Kuomintang, Mao Tsé-toung réalisait au Congrès de Kharbine (août 1949), la réunification syndicale indispensable pour sauvegarder l’essentiel de la collaboration de classes entre le Capital et le Travail. C’est ainsi que fusionnèrent la « Confédération des Syndicats des régions libérées » patronnée par le P.C.C. et « l’Association Chinoise du Travail » dirigée par des éléments dissidents du Kuomintang. Après avoir reconstitué la « Fédération panchinoise des syndicats » le Congrès de Kharbine recommandait, dans les régions sous domination du Kuomintang, « de faire une distinction entre les ‹ trusts capitalistes › et les ‹ capitalistes nationaux › ». Enfin et surtout, dans les régions libérées, le Congrès déclarait :
« La contradiction entre les travailleurs et le patronat existe toujours dans les entreprises privées, mais, étant donné qu’ils occupent les postes de direction en tant que maîtres, au point de vue politique, les travailleurs sont garantis contre l’oppression et une exploitation excessive. De plus, l’existence et le développement des entreprises privées productives font aussi profiter la classe ouvrière. En raison de ces nouvelles conditions, le mouvement syndical, dans les régions libérées, devra être guidé par une politique et des principes complètement nouveaux… En tant que membres de la classe politique dirigeante, les travailleurs doivent prendre leurs responsabilités pour développer l’industrie et pour exécuter et dépasser leurs tâches de production. Dans l’industrie privée, les travailleurs ont également la tâche d’exécuter le programme de production élaboré par le patronat, de s’en tenir aux accords conclus entre eux et le patronat et d’exécuter la politique gouvernementale qui a pour but de protéger l’industrie et le commerce privés ».
Devant les difficultés de la situation économique (inflation, désorganisation du marché, fermetures d’usines), le gouvernement prit une série de mesures destinées à redonner confiance aux « capitalistes nationaux » et à museler les revendications immédiates des travailleurs. Des entreprises commerciales d’État furent créées pour alimenter les usines en matières premières et lutter contre l’inflation dans les villes. Mais, en même temps, le gouvernement leur demanda de relever leurs prix au détail pour ne pas ruiner le petit commerce. D’après un rapport de Pan Han-nien, adjoint au Maire de Shanghai, dès 1950.
« Les entreprises commerciales d’État réduisent le nombre des bureaux de vente au détail, limitent les catégories de produits destinés à la vente au détail et augmentent la différence entre les prix de gros et les prix de détail (cette différence est portée de 2 à 5 % pour le riz, de 2,5 à 6,5 % pour l’huile d’arachide, de 2 à 6 % pour le sel et de 12 à 15 % pour le sucre), afin de permettre aux détaillants de réaliser des bénéfices suffisants. Cela démontre, ajoute l’adjoint de Tchen Yi, que tout en combattant la spéculation et l’accaparement, les entreprises d’État désirent assurer des bénéfices convenables aux entreprises privées, afin de leur permettre de travailler en toute tranquillité et honnêteté » (3me Congrès Populaire shanghaien).
Du même rapport nous tirons de précieuses indications sur la « politique ouvrière » du nouveau gouvernement. À Shanghai, un Bureau du Travail réussit à imposer aux ouvriers les baisses de salaires, les licenciements sans indemnité, le travail à mi-temps, lorsqu’une entreprise pouvait démontrer la nécessité de ces mesures :
« Depuis la libération de Shanghai jusqu’à la fin de mai 1950, le Bureau du Travail a été saisi de 9.027 cas de conflits entre le travail et le capital. 4.436 de ces cas ont été enregistrés au cours des sept derniers mois de 1949, et le reste pendant les cinq premiers mois de cette année. Le problème fut assez grave. Mais après la publication des décisions de la Conférence des Directeurs des Bureaux du Travail, convoqués par le gouvernement central populaire, les relations entre le travail et le capital se sont sensiblement améliorées ».
Voici comment :
« Les ouvriers ont réduit les charges de leurs employeurs par l’adoption des méthodes suivantes : réduction de leurs salaires et de leur nourriture, mise en œuvre d’un plan d’austérité, licenciement temporaire ou partiel du personnel, mise en application d’un système de travail par roulement. Ils s’ingénient en même temps à accroître la production et à diminuer le prix de revient, en prolongeant les heures de travail, en redoublant d’activité et en économisant les matières premières » (Ibid.)
Ce tableau de la façon dont Mao Tsé-toung et son parti ont abordé le « travail dans les villes » serait incomplet si nous n’ajoutions quelques mots sur la supercherie du « contrôle ouvrier ». Dans le rapport présenté au 1e Congrès du P.C.C. de la région du Nord-Est sur la reconstruction économique (13 mars 1950), Kao Kang traite de cette question « en raison des divergences de vues existant entre le Comité de notre parti et les syndicats au sujet du contrôle des entreprises ». Ce texte développe deux points litigieux : la « démocratisation de la gestion » et le « contrôle des comptes » dans l’entreprise. La « démocratisation », dit Kao Kang, ne saurait mettre en cause le principe de la responsabilité des chefs d’entreprise :
« Certains de nos camarades estiment que dans une entreprise, le secrétaire du Comité ou une filiale du Parti Communiste peut assumer les responsabilités attribuées au chef d’atelier. Une telle idée est fausse. En effet, le Comité ou une filiale du Parti n’est pas un organe administratif d’une usine, mais un bureau chargé de guider les ouvriers progressistes de l’entreprise où il est affecté…[4] La responsabilité qu’assume un chef d’atelier lui est attribuée par une administration gouvernementale supérieure. Chaque usine doit avoir un chef d’atelier responsable, système nécessaire à l’unification du programme économique de l’État ».
Cette « responsabilité » que l’État « populaire » reconnaît aux capitalistes, et qu’il demande aux ouvriers de respecter, trouve son explication dans les fondements même de l’économie bourgeoise. Et ce n’est pas pour rien que Kao Kang, lointain précurseur des Khrouchtchev et Kossyguine, met en avant le système du rendement et du profit :
« Comme chacun sait », écrit-il, « le régime a été, pendant de longues années, celui du Koung Kié Tché (nourriture, logement et habillement assurés par l’État, très faibles rémunérations)… Or la situation s’est notablement modifiée à l’heure actuelle. Si, dans l’exploitation de notre économie nationale, et en particulier de nos entreprises modernes, nous ne calculons pas nos recettes et nos dépenses et si nous n’adoptons pas un système d’échelle de salaires conforme au rendement de chacun – en d’autres termes, si nous n’appliquons pas un système strict des comptes et si nous ne calculons pas nos coûts de production, – nous ne pouvons connaître le présent de nos entreprises, ni prévoir leur avenir ».
Il s’est trouvé, à l’époque, plus d’un « théoricien » pour comparer ce passage du Koung Kié Tché à un « contrôle des comptes » au tournant russe de 1921 : du « communisme de guerre » à la N.E.P. Mais la supercherie est aussi grosse que lorsque nos Liberman et autres économistes de Moscou assimilent à la politique de la N.E.P. leurs sornettes sur la « construction du socialisme » par le système de la libre entreprise et le mécanisme du profit. Lénine n’est le précurseur ni de Kao Kang, ni de Kossyguine. Si le compromis de la N.E.P. traduisait en termes marxistes la faiblesse du capitalisme russe en 1921, la victoire de la libre entreprise exprime tout simplement la puissance des rapports bourgeois dans la Russie de 1966. Quant à la Chine, la disgrâce de Kao Kang, bouc émissaire d’une fausse N.E.P., ne sera pas suffisante pour que l’on vante quelques années plus tard le « passage au socialisme ». Le retour, à l’époque des communes populaires, au système du Koung Kié Tché – nom chinois du vieux truck-system – a bien montré que la Chine n’était pas allée au-delà du grand capitalisme et de la libre entreprise, mais qu’elle se trouve encore en-deçà.
Quoi qu’il en soit, l’essentiel dans la N.E.P. de Lénine est la question du pouvoir politique. L’essentiel dans toutes les mesures de « contrôle ouvrier » prises par les démocrates petits bourgeois et les faux socialistes consiste à éluder cette question du pouvoir et à détourner le prolétariat de la lutte immédiate pour l’instauration de la dictature. Dans une situation économique comparable à celle de la Russie en 1917, le P.C.C. a joué, vers la fin de la seconde guerre mondiale, le même rôle que les mencheviks et les populistes à l’égard du « contrôle ouvrier ». Rôle démasqué par Lénine entre février et octobre, en particulier dans « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ». Dans un article de juin 1917, consacré à la conférence des comités de fabriques et d’usines, Lénine soulignait cette différence d’attitude sur la question du « contrôle ouvrier » :
« L’idée fondamentale de cette résolution (la résolution des comités de fabriques inspirée par les bolcheviks), est d’opposer aux phrases des bourgeois et des fonctionnaires petits bourgeois sur le contrôle ouvrier, les conditions d’un contrôle réel exercé sur les capitalistes et sur la production. Les bourgeois mentent en faisant passer pour un ‹ contrôle ouvrier › des mesures de planification étatique qui triplent, sinon décuplent, les profits assurés aux capitalistes. Les petits bourgeois mi-naïfs, mi-intéressés, font confiance aux capitalistes et à l’État capitaliste, en se contentant des plus futiles projets bureaucratiques de contrôle. La résolution prise par les ouvriers met au premier plan l’essentiel :
1) comment faire pour ‹ ne pas préserver › les profits des capitalistes ;
2) pour arracher le voile du secret commercial ;
3) pour que les ouvriers aient la majorité, dans les organes de contrôle ;
4) pour que l’organisation du contrôle et de la direction, étant ‹ à l’échelle de tout l’État ›, soit dirigée par les Soviets et non par les capitalistes ». (« La lutte du prolétariat contre la désorganisation », Lénine : « Pravda » du 17 juin 1917).
Dans le même article, Lénine repoussait l’interprétation « syndicaliste » du contrôle bolchevik et en développait la signification politique :
« Il n’y a pas une trace, chez nous, du passage humoristique des chemins de fer aux mains des cheminots, des fabriques de cuirs aux mains des ouvriers du cuir ; mais il y a contrôle des ouvriers qui se transforme en une complète réglementation par les ouvriers de la production et de la répartition, en une ‹ organisation étatique › de l’échange du blé contre des produits industriels (avec ‹ une large participation des coopératives urbaines et rurales ›) ; il y a la revendication du ‹ passage de tout le pouvoir d’État aux mains des Soviets › ».[5]
En confinant le prolétariat chinois dans un démocratisme gestionnaire respectueux de l’autorité du chef d’entreprise confirmée par une « administration gouvernementale supérieure » qui aidait ouvertement les capitalistes et leur assurait des « bénéfices convenables », le parti de Mao Tsé-toung a fait du mensonge de « l’autogestion » un instrument de « contrôle » du prolétariat par le Capital. Bien avant Tito et Ben Bella, mais dans la ligne traditionnelle des « ateliers nationaux » de 1818 et de la politique mencheviste de 1917. Ainsi s’est opérée en Chine la conjonction de la guérilla paysanne avec le mouvement social des villes. L’expérience historique du Kuomintang avait déjà prouvé que sans une levée en masse de la paysannerie tous les efforts d’unification de la Chine resteraient vains. La lutte armée dans les campagnes, entre 1927 et 1947, démontra à son tour que les seules chances de la révolution reposaient dans la « conquête des villes », dans la direction politique que Shanghai et Canton donneraient à l’ensemble du mouvement. Dans ces forteresses prolétariennes que le Kuomintang ne réussissait plus à tenir, devait en effet se jouer le sort de la révolution chinoise. Mais pas une seule mesure, pas même une seule phrase des fondateurs de la « démocratie nouvelle » n’ont été destinées alors à ouvrir la voie à une dictature prolétarienne.
Nous venons de voir comment la crise économique et sociale de l’après-guerre, la menace d’un nouveau partage impérialiste ont fait du P.C.C. le champion avoué de la Chine bourgeoise. Si Mao Tsé-toung se décida à prendre le pouvoir, ce ne fut pas pour donner aux conflits de classes leur expression la plus révolutionnaire, en particulier dans les villes, ni pour porter des coups sérieux à l’impérialisme russo-américain, comme il le prétend aujourd’hui. Il s’agissait seulement de limiter les effets de la crise en obtenant des accords internationaux acceptables (comme l’accord Mao-Staline qui mit fin à l’emprise russe sur la Mandchourie), et en essayant de fonder un État national, non sur les bases traditionnelles de la finance étrangère, mais sur le travail et l’épargne du paysan chinois. À ce sujet l’article premier de la loi agraire du 28 juin. 1950 ne laisse aucun doute :
« Le régime de la possession des terres par la paysannerie sera instauré dans le but de libérer les forces productives de la campagne, d’accroître la production agricole et de préparer le chemin à l’industrialisation de la Chine nouvelle ».
Programme bourgeois, réalisé par des méthodes bourgeoises, et qu’aucune « étape » ultérieure n’a infléchi vers un quelconque « socialisme ». Ses caractéristiques même s’inscrivent en faux contre la légende selon laquelle elle aurait été la révolution agraire la plus « radicale » de tous les temps. Aussi puissant qu’ait été le mouvement paysan dans les campagnes, nous verrons quelle influence déterminante les villes ont exercée sur lui : privée d’une solide direction prolétarienne, l’immense révolution agraire s’est résolue en de maigres réformes.
On se souvient que depuis les débuts de la guerre sino-japonaise, le P.C.C. était passé de la politique de confiscation des terres à la politique de baisse des fermages qui était en fait celle du Kuomintang. À la fin de la guerre, le P.C.C. revint à la confiscation des terres. La poussée des masses la lui imposait. Cette politique fut d’abord appliquée dans la « Région frontière » à partir de mai 1946. Elle se répandit ensuite rapidement du Nord au Sud. Le 10 octobre 1947, le parti publia à sa conférence de Yenan une loi agraire en 16 articles qui reprenait à peu près les termes de la loi de 1931. Mao Tsé-toung se contenta d’expurger les vieux textes de tout ce qu’il avait qualifié d’extrémiste dans la période précédente. On critiqua en particulier le principe de la répartition égalitaire :
« Ceux qui prêchent l’égalisation absolue et immédiate, disait Mao Tsé-toung dans un rapport aux responsables du Shansi pendant l’été 1948, commettent une erreur. Cette conception répandue aujourd’hui dans les campagnes compromet l’industrie et le commerce ; elle est réactionnaire et arriérée… »
La répartition des terres devait tenir compte des moyens de production aux mains de chacun. Ainsi, le paysan moyen capable de produire pour le marché fut favorisé par rapport au paysan pauvre.
Liu Shao-chi, en présentant la loi sur la réforme agraire de juin 1950, déclarera sans ambages :
« Le problème de la pauvreté de la paysannerie ne sera finalement résolu que si la production était grandement améliorée, si l’industrialisation de la Chine nouvelle était menée à bien, si le niveau de vie était relevé sur toute l’étendue du territoire chinois et si la Chine s’engageait finalement dans la voie du développement socialiste. L’application de la réforme agraire seule ne saurait résoudre qu’une partie du problème de la pauvreté paysanne. La réforme agraire doit viser essentiellement et avant tout à l’accroissement de la production ».
Nos « communistes » lâchent ici de solides « vérités » bourgeoises ! Mais c’est toujours à la manière des réformistes qui font appel aux « impératifs économiques » pour détourner les masses de la lutte sociale. À la campagne comme à la ville, tout est placé sous l’angle de la production ou mieux de la « reconstruction ». L’objet de la « loi agraire » n’est pas de libérer l’énergie révolutionnaire des paysans pauvres, ni de faciliter leur éducation politique en les rapprochant du prolétariat moderne. Il leur suffira de comprendre que l’enrichissement du koulak est plus profitable à l’État.
Entre le programme du 10 octobre 1947 et la loi agraire du 28 juin 1950, on peut constater des différences qui vont toutes dans le sens d’une répression des « excès » paysans. C’est ainsi que le premier texte proclame l’abolition des droits des propriétaires fonciers (art. 2). Dans le second, il n’est question que de confisquer leurs « excédents » de terres (art. 2). On déclare encore qu’aucune atteinte ne sera portée à leurs propriétés commerciales ou industrielles (art. 4). Enfin, ils recevront eux aussi un lot de terre égal à celui des autres paysans (art. 10). Le programme de 1947, tout en faisant une distinction entre paysans riches et propriétaires fonciers, n’excluait pas la confiscation des excédents de terres appartenant aux paysans riches. La loi de 1950 l’interdit. Les trois textes de mai 1946, octobre 1947 et juin 1950 constituent les jalons de la lutte menée par le P.C.C. pour réduire l’ampleur du mouvement agraire. En juin 1930, Liu Shao-chi présentait lui-même le bilan de cette « lutte » :
« Entre juillet 1946 et octobre 1947, les masses paysannes et nos cadres ruraux dans beaucoup de régions du Nord, Nord-Est et Shantung n’ont pu, en réalisant la réforme agraire, suivre les directives publiées le 5 mai 1946 par le C.C. du Parti Communiste Chinois prescrivant, pour l’essentiel, de ne pas toucher les terres et les biens des paysans riches. Ils ont agi à leur idée et ont confisqué les terres et les biens des paysans riches, comme des propriétaires fonciers. Cela est compréhensible, car c’était une période de combats acharnés entre le peuple chinois et les réactionnaires du Kuomintang. C’est alors qu’il y eut le plus de déviations dans la réalisation de la réforme agraire : les intérêts d’une partie des paysans moyens furent frustrés, l’industrie et le commerce furent en partie désorganisés dans les régions rurales, et en certains endroits il s’est produit des scènes de bastonnades et de tueries. Ces faits s’expliquent surtout par la tension de la situation politique et militaire du moment, ainsi que par le manque d’expérience en matière de réforme agraire de la majorité de nos cadres ruraux. Ils n’avaient pas su déterminer de façon nette la situation des classes dans les campagnes et ont commis l’erreur de ranger les paysans moyens dans celle des paysans riches. C’est pourquoi, le 10 octobre 1947, le C.C. a publié le programme de la loi sur la réforme agraire qui trace une ligne de démarcation… et l’hiver de 1947 un document sur la distinction de la situation des classes dans les régions rurales ». (Cité par R. Dumont, « Esprit », janvier 1956).
Telles furent les caractéristiques du « Grand Partage » chinois de l’après-guerre : répression des « excès » de la révolution agraire, défense du paysan moyen au nom de la reconstruction économique. Comme dans les années 30, la politique agraire du P.C.C. contribua à décharger l’atmosphère explosive des campagnes en donnant au paysan sans terre les illusions de la propriété et du bien-être. Ainsi, la statistique officielle chinoise pourra vanter une diminution du nombre des paysans pauvres et un accroissement prodigieux de la catégorie des paysans moyens. Aussi imprécise que soient ces rubriques, elles révèlent bien l’esprit de la réforme de 1947–1952.
En 1947 | En 1955 |
---|---|
Paysans pauvres et journaliers 70 % | Paysans pauvres 20 % |
Paysans moyens 20 % | Anciens paysans moyens 20 % |
Paysans riches 5–6 % | Nouveaux paysans moyens 50 % |
Propriétaires fonciers 4–5 % | Anciens paysans riches 4,5 % |
Nouveaux paysans riches 2 % | |
Propriétaires fonciers 3,5 % |
À ces limites sociales de la réforme agraire il faut encore ajouter d’autres limitations. Limitations dans l’espace, puisque la réforme a été menée progressivement à partir du Nord-Est (1947–1949), pour se propager, en 1950, dans le Hopei et le Chensi, en 1951 dans le Sud et finalement à l’Ouest où certaines régions, comme le Tibet, n’ont même pas été touchées. Limitations dans le temps aussi puisqu’il a fallu six ans, de 1947 à 1953, pour que l’État organise « par en haut », « méthodiquement », les opérations de confiscation et de partage. Ainsi, « la plus grandiose redistribution de terres de notre histoire » prit rapidement l’aspect d’une mesure administrative et d’ordre social.
Quels furent les résultats économiques du partage ? Près de la moitié de la surface cultivée (47 millions d’hectares) fut répartie entre 300 millions de paysans, ce qui représente un peu plus de 15 ares par tête. R. Dumont note que seulement 3 millions de bêtes de trait furent distribuées sur une cinquantaine de millions qu’en comptait la Chine d’après-guerre. Faute de moyens de production, faute aussi de terre, le paysan pauvre ne réussit pas à améliorer sa condition. Et Liu Shao-chi devra faire cet aveu au VIIIe Congrès du P.C.C. :
« Étant donné que dans les campagnes il y a peu de terre et beaucoup de monde, que pour l’ensemble du pays chaque paysan ne possède en moyenne que 3 méous (⅕ d’hectare) et qu’en beaucoup de localités du Sud, il ne dispose que d’un méou et même moins, les paysans pauvres et les couches inférieures des paysans moyens constituent encore 60 à 70 % de la population ».
Ce sont ces difficultés qui présidèrent à la seconde vague de mesures agraires : la collectivisation. Mais même en ce qui concerne le développement de la production, objectif avoué des dirigeants chinois, le partage conduisit à l’impasse. Certes, les chiffres absolus de l’avant-guerre avaient été atteints. Par rapport à une production céréalière d’environ 140 millions de tonnes avant 1949, on avait eu en 1949, 103,1 ; en 1950, 125,7 ; en 1951, 135 ; en 1952, 154,4 ; en 1953, 156,9. Cela permit effectivement la « reconstruction » du pays. Mais il est peu probable que la production d’avant-guerre par tête d’habitant ait pu être dépassée. Surtout, le prolétariat des villes a dû faire les frais de cette réforme. En effet, une grande partie de la production agricole provenant de la petite exploitation familiale, les villes restèrent toujours aussi mal approvisionnées. À la veille du mouvement de collectivisation, le « Journal du Peuple » déclarait :
« Par suite de la réforme agraire et en raison de la division des exploitations et du développement consécutif d’une économie de petits paysans se suffisant à eux-mêmes, la quantité des denrées alimentaires mises sur le marché peut diminuer ce qui influerait sur l’approvisionnement des villes. » (11/4/1953).
Toutes ces contradictions éclateront lorsque l’on passera de la période de reconstruction à celle du premier plan quinquennal. On se rendra compte alors non seulement que le partage n’avait nullement résolu la question sociale à la campagne, mais même qu’il était incapable d’impulser le développement des forces productives du capitalisme chinois.
Dans son discours du 31 juillet 1955 « Sur la coopération agricole », Mao Tsé-toung déclara :
« Comme chacun l’a remarqué au cours de ces dernières années, la tendance spontanée au capitalisme dans les campagnes grandit de jour en jour, et l’on voit apparaître partout de nouveaux paysans riches. Beaucoup de paysans pauvres manquant de moyens de production suffisants n’ont pas encore échappé à l’étreinte de la misère ; certains ont des dettes ; d’autres sont obligés de vendre ou de louer leur terre. Si on laisse se développer cette tendance, la division de la campagne en deux pôles extrêmes ira inévitablement en s’aggravant de jour en jour. »
Éviter cette aggravation de la lutte des classes à la campagne, tout en essayant d’accroître la production agricole par une plus grande concentration des moyens humains et matériels : tel fut l’objectif de la collectivisation chinoise et ce qu’elle a de commun avec la collectivisation russe des années 30. Mais l’une et l’autre ont encore un trait commun : c’est de ne pas avoir été « planifiées » comme le veut la légende, mais de s’être imposées aux planificateurs avec toute la force des antagonismes économiques.
À l’origine, les projets de collectivisation furent assez modérés et les cadences prévues fort lentes. La résolution d’octobre 1953 du C.C. du parti prévoyait que le nombre des coopératives agricoles qui était alors de 15 000 atteindrait 35 800 à l’automne 1954. Le premier plan quinquennal fixa de son côté l’objectif de 800 000 coopératives pour 1957, ce qui représentait seulement 20 % des foyers paysans. D’autre part, si l’on envisageait la généralisation des coopératives dans la Chine du Nord et en Mandchourie, la progression devait être beaucoup plus modeste au Sud du Yang Tsé. Ces objectifs jurent vite « dépassés » : en mars 1954, il y avait déjà plus de 90 000 coopératives. En octobre 1954, le C.C. se réunit et fixe pour le printemps 1955 un nouvel objectif de 600 000, lui aussi dépassé. Les autorités furent même effrayées par ce succès et un rapport de Li Fou-tchoun au Congrès national populaire de juillet 1955 révisa l’objectif de 50 % des foyers paysans qui devaient être collectivisés fin 1957 et le ramena à 33 %. Mais en juillet 1955, dans son rapport « Sur la coopération agricole », Mao Tsé-toung annonçait une nouvelle accélération du processus de collectivisation : au printemps 1958 la moitié de la population rurale devait avoir adhéré aux coopératives et la collectivisation aurait été totale en 1960. Dans sa préface de janvier 1956 à « La poussée du socialisme dans les zones rurales de la Chine », Mao Tsé-toung écrivait :
« Les quelques trois ou quatre années qui viennent… opéreront la transition fondamentale des coopératives de l’étape semi-socialiste à l’étape socialiste intégrale. »
Les choses iront encore plus vite, puisque l’on annonça à la fin 1956 que 96,1 % des foyers paysans et 90 % des terres cultivées étaient entrés dans les coopératives « semi-socialistes » et que dès 1958 le mouvement des communes prétendait passer à « l’étape socialiste intégrale ».
À côté de cette histoire officielle vantant l’avancée triomphale de la collectivisation, légende dorée des bulletins de victoire gouvernementaux, exaltation de la « ligne des masses » véritable « Sturm und Drang » du socialisme chinois, l’histoire économique et sociale de la collectivisation reste encore à écrire. Les études les plus « savantes » se contentent de signaler les « bonds » étonnants – en avant ou en arrière – de l’idéologie officielle et des réformes agraires. Le partage de 1950, certes, ne représentait qu’une étape pour les dirigeants de Pékin, mais ils prévoyaient toutefois que cette étape serait beaucoup plus longue. En 1953, Mao Tsé-toung déclarait encore :
« Après la libération, l’enthousiasme des paysans pour la production dans le cadre de l’économie individuelle était inévitable. Le parti comprend parfaitement cette caractéristique des paysans en tant que petits propriétaires et souligne que nous ne devons pas méconnaître ou repousser l’enthousiasme des paysans pour une telle forme de production » ; et Mao ajoutait : « pour une période considérable… la propriété privée de la terre doit être protégée. »
G. Etienne, qui cite ce passage dans « La Voie Chinoise » (p. 83), s’étonne du tournant brutal de la collectivisation :
« À plusieurs reprises et dans différents domaines, les dirigeants usent de la même méthode : de brusques et soudaines impulsions viennent précipiter un rythme d’évolution relativement lent. On peut se demander si les autorités n’ont pas été les premières surprises de la rapidité avec laquelle se propagent les coopératives. Ce système, où la houle alterna avec les raz-de-marée, est un des éléments les plus déconcertants dans l’analyse de la Chine. »
Les profondes convulsions économiques et sociales qui marquent la naissance du capitalisme chinois, comme celles qui caractérisent la sénilité du capitalisme mondial, voilà ce qui « déconcerte » les philistins bourgeois. Et la seule explication rassurante qu’ils peuvent trouver de ces phénomènes est encore celle que leur en donnent les « grands hommes » de l’histoire, les Staline, les Mao ou même les Hitler qui disent avoir voulu et préparé ces cataclysmes ! Hitler n’a-t-il pas « voulu » la guerre ? Staline n’a-t-il pas « voulu » la fameuse « dékoulakisation » de 1929–1932 ? Mao n’a-t-il pas « lancé » le mouvement des coopératives, puis des communes populaires, comme on lance un navire ou une nouvelle marque de poudre à laver ? Eh bien, pour comprendre quelque chose à la collectivisation chinoise, plus encore qu’en Russie, il faudra se passer de l’interprétation volontariste de l’histoire et de la réclame publicitaire du « socialisme » à l’aide de laquelle on s’est efforcé de la débiter. Mao Tsé-toung n’a pas plus prévu que Staline la marche de la collectivisation.
L’objectif essentiel de la réforme de 1950 était, nous l’avons vu, de libérer les forces productives bourgeoises. Pour différentes raisons, ce processus devait être lent et contradictoire. L’étroitesse des parcelles individuelles, la médiocrité des moyens de production constituaient déjà un grave obstacle. Mais l’on comptait sur « l’enthousiasme » du paysan-propriétaire libéré de l’énorme rente en nature ou en argent qu’il versait autrefois à l’usurier de village. Cette abolition des fermages est certainement le plus grand avantage que la paysannerie chinoise ait tiré de la réforme agraire. Et pourtant ce bénéfice s’est rapidement perdu, pour le paysan comme pour l’État, dans l’océan de la petite exploitation. La libération des forces productives bourgeoises à la campagne était, dès le début, freinée par le caractère petit-bourgeois des rapports de production. On a estimé, par exemple, à 30 millions de tonnes de céréales, le bénéfice en nature que le paysan chinois pouvait réaliser chaque année par suite de l’abolition des fermages. Apporterait-il ce surplus au marché, créant ainsi les liens d’un développement bourgeois entre la ville et la campagne ? Cette perspective était celle d’un rythme « normal » et lent du capitalisme agraire qui se serait chargé lui-même, par simple expropriation, de « collectiviser » l’agriculture chinoise. Mao Tsé-toung, pas plus que Staline, ne s’en serait pris au « koulak » si les greniers de l’État avaient été pleins.
Le malheur, c’est que le paysan chinois a mangé les 30 millions de tonnes de céréales et bien d’autres choses encore ; qu’il est resté replié sur une économie naturelle ; qu’il s’est avéré incapable de subvenir à ses besoins en cultivant son maigre lopin ; et qu’il a finalement retrouvé le chemin de son vieil exploiteur, l’usurier de village. Voilà ce que Mao a dû avouer de lui-même en 1955. La presse chinoise s’est limitée alors à dénoncer tel ou tel fait particulièrement révoltant : ici c’était un koulak prêtant à des taux annuels de 50 et même 100 % ; là des paysans obligés de vendre la terre qu’ils avaient reçue quelques années auparavant. Le « Journal du Peuple » rendant compte de la Troisième Session de l’Assemblée populaire chinoise (1956), signalait que la collectivisation avait presque mis fin aux ventes de terre et donnait les chiffres suivants : dans 11 districts de la province du Hopei, les paysans pauvres avaient vendu 7199 hectares en 1951, 5714 hectares en 1952, 4903 en 1953, 2265 hectares en 1954 et 518 hectares en 1955. Pour combattre l’usure et aider les paysans entrés dans les coopératives, l’État organisa le crédit agricole qui prit de grandes proportions en quelques années : le montant annuel des prêts de l’État passa de 302 millions de yuans en 1951 à 3200 millions en 1956.
Ce fait est particulièrement caractéristique. Au moment du partage, les dirigeants chinois ne prétendaient pas résoudre la question sociale à la campagne. Ils pensaient cependant que cette réforme permettrait d’accroître sensiblement la production agricole et de créer les bases de l’industrialisation.
« Maintenant », disait Mao dès la fin de la guerre civile, « le gouvernement est capable d’aider les paysans pauvres à résoudre leurs difficultés, en leur accordant des avances destinées à compenser les désavantages résultant du fait qu’ils possèdent moins de terres que les paysans riches. Il nous faut modifier notre politique à l’égard des paysans riches en transformant la politique de réquisition des terres en une politique de préservation de l’économie des paysans riches, afin d’assurer une prompte reprise de la production agricole, de faciliter l’isolement des propriétaires fonciers et de protéger les paysans moyens et les petits fermiers. » (Discours au troisième plénum du septième C.C. du P.C.C.).
Ainsi, la politique qui misait sur la paysannerie moyenne, sur la commercialisation de ses excédents, sur une fiscalité plus lourde (le paysan riche versait à l’État, à titre d’impôt, 30 % de sa récolte), n’a pas seulement fait faillite, mais elle conduisit à des résultats diamétralement opposés à ceux que l’on attendait : les surplus agricoles furent absorbés par les paysans et le mouvement des capitaux, au lieu de se produire de la campagne vers la ville, s’est fait en sens inverse sous la forme des prêts consentis par l’État au moment de la création des coopératives. Du moins pouvait-on espérer que sous la forme coopérative ces efforts ne seraient pas perdus ?
Si le partage et la reconnaissance du droit de propriété marquent l’aube du capitalisme, la coopération et le travail associé dans l’agriculture comme dans l’industrie sont les signes d’un capitalisme mûr où le développement des forces productives entre en contradiction avec les rapports de production bourgeois. La double supercherie du stalinisme consiste à présenter la collectivisation comme une recette infaillible pour accélérer la coopération dans l’agriculture et comme la forme achevée du « socialisme » à la campagne. Pour nous marxistes, la collectivisation russe ou chinoise n’a pas fait faire un pas de plus vers le travail associé du grand capitalisme aux forces productives de la campagne. Comme telle, enfin, elle n’a rien à voir avec le « socialisme ».
À l’époque du « gouvernement de coalition », Mao Tsé-toung n’envisageait pas d’autres transformations des rapports agraires que celles qu’entraînerait le développement des forces productives bourgeoises :
« Dès que l’on aura procédé à certaines transformations du système agraire, même s’il ne s’agit que de transformations mineures, comme la réduction des fermages et du taux de l’intérêt (et c’est à cela que se ramène le partage de 1950 – N.d.l.R.), l’intérêt qu’ont les paysans à accroître la production augmentera. Si, par la suite, on aide les paysans à s’organiser, progressivement, de leur plein gré, en coopératives de production ou autres, cela entraînera l’accroissement des forces de production. Pour l’instant, ces coopératives de production agricole ne peuvent se présenter que sous la forme d’organisation de travail collectif et d’aide mutuelle fondées sur les exploitations paysannes individuelles… » (« Œuvres », T. IV, p. 351).
Comment devait donc se réaliser la coopération ? Lorsque « l’intérêt » des paysans l’imposera, « progressivement », à la suite d’un accroissement de la production. Dans tout cela, l’État n’ordonne pas, ne planifie pas, ne construit pas un quelconque « socialisme » agraire : il « aide les paysans à s’organiser », en un mot, il « aide » le capitalisme à sortir de ses limbes. Il joue ouvertement son rôle d’État de classe, il s’intitule franchement « démocratie populaire », il accepte à l’intérieur les gouvernements de coalition et il rêve à l’extérieur d’alliances diplomatiques qui consolideront ses liens avec le capitalisme mondial.
Avec la collectivisation, tout change. On réalisera la coopération en dépit des forces productives et quel que soit le niveau atteint. On construira le « socialisme » en dépit de tout l’univers, dans « un seul pays ».
« L’objectif du mouvement coopératif », écrit Mao dans le texte déjà cité de juillet 1955, « est d’amener 110 millions de familles paysannes du mode d’exploitation individuelle au mode d’exploitation collective, et de procéder ensuite à la transformation technique de l’agriculture ».
Notez bien ceci : par un simple décret l’État « transformera » 110 millions d’exploitations familiales ; « ensuite » seulement viendra la « transformation technique de l’agriculture ». Ici l’État devient démiurge ; il ne se contente plus d’« aider », il prétend « bâtir » de ses propres mains et selon son gré les fondements sur lesquels il repose. Contre le mensonge de la collectivisation russe, Trotski écrivait déjà dans la « Plate-forme de l’Opposition de Gauche » :
« Seul le processus d’augmentation progressive de l’industrialisation de l’agriculture peut créer une base toujours plus large pour la coopération socialiste de production, pour le collectivisme. Sans la révolution technique, même dans le domaine des moyens de production, sans machines agricoles, sans changement dans tout le système de culture, sans engrais chimiques, etc., tout travail profond ayant des chances de succès pour la collectivisation de l’agriculture est impossible. »
Voilà ce qu’écrivait Trotski en 1927, lorsque Staline misait encore sur le koulak, lorsqu’il n’avait pas encore conçu le projet insensé de la « collectivisation » forcée pour résoudre le problème des rapports entre l’agriculture et l’industrie, lorsqu’il ne rêvait pas encore de « construire le socialisme » dans la seule Russie par simple pendaison des paysans riches. Loin de vaincre et de dépasser la petite exploitation paysanne, la collectivisation stalinienne l’a consolidée pour longtemps dans le cadre du kolkhoze ; elle a fait du kolkhozien la principale figure de l’accumulation capitaliste russe et de la contre-révolution.
En Chine, nous ne parlerons pas de « contre-révolution » : dès le début, le mouvement maoïste s’est présenté sous son véritable drapeau bourgeois. Mais nous aurons à montrer que la collectivisation n’est pas une « voie de passage au socialisme », car le socialisme n’a rien à voir avec la construction d’une économie nationale aussi poussée soit-elle ; enfin nous verrons que la collectivisation ne résout nullement les antagonismes entre l’agriculture et l’industrie, entre les forces productives et les rapports de production bourgeois.
Dans un prochain article nous envisagerons les rapports de la collectivisation chinoise avec les plans quinquennaux et la question du marché mondial. Pour l’instant nous ferons un bilan des réformes agraires de Mao du point de vue des formes d’organisation de l’agriculture chinoise et de leur glorification officielle comme formes typiquement « socialiste ».
Dans le texte déjà cité de 1955, Mao Tsé-toung définit les étapes de la collectivisation chinoise depuis la guerre. Il n’énonce pas un programme, il ne fait que résumer un processus déjà accompli et accoler des étiquettes rouges à chacune des phases parcourues.
« Le premier pas », dit Mao, « est d’appeler les paysans, sur la base du libre consentement et du bénéfice mutuel, à organiser des équipes d’aide mutuelle qui ne portent en elles que quelques germes de socialisme (!!) et dont chacune englobe de quelques familles à plus d’une dizaine de familles. »
Cette première étape, qui s’est vérifiée entre 1947 et 1953, comporte l’échange saisonnier, puis permanent, de force de travail entre paysans qui restent propriétaires de leurs parcelles et de l’ensemble du produit. On s’aide entre familles au moment de la moisson, on se prête mutuellement le peu d’outils nécessaires. « Le pauvre aide le pauvre ». C’est ainsi que l’on traduisait dans la Chine ancienne l’essence de ce type de coopération, forme précapitaliste (et non « socialiste ») de la caution solidaire.
« Le second pas », poursuit Mao, « est d’appeler les paysans, en s’appuyant sur ces équipes d’entraide et toujours en respectant le principe du libre consentement et du bénéfice mutuel, à organiser de petites coopératives agricoles de production de type semi-socialiste (!!), ayant pour traits distinctifs l’apport des terres comme participation et une gestion unique. »
À cette seconde étape (1954–1955), le paysan eut le droit de conserver sa parcelle, mais aussi de vendre ou de louer à la coopérative la part de terres et de moyens de production dont il consentait à se débarrasser. On se rendit bientôt compte que ces coopératives de « type inférieur », qui devaient mettre fin à la spéculation des paysans riches, tombaient peu à peu entre leurs mains. Ceux-ci s’opposaient à l’accroissement des fonds indivis, refusaient même aux paysans pauvres le droit d’entrer dans les Coopératives, élevaient les taux de répartition du produit selon l’apport foncier. En un mot, la spéculation sur la terre se poursuivait dans des proportions toujours plus grandes. À la fin de 1955, il fallut passer à une troisième étape.
« Ce n’est qu’après l’achèvement de ces deux étapes que nous pourrons faire le troisième pas qui consiste à appeler les paysans, en s’appuyant sur les petites coopératives de type semi-socialiste et toujours conformément au principe du libre consentement et du bénéfice mutuel, à s’unir encore davantage pour organiser de grandes coopératives agricoles de production de caractère entièrement socialiste (!!!). »
Nous sommes encore fort loin du « socialisme » ! La loi garantit la propriété parcellaire. Il fut d’abord permis à chaque paysan de posséder un lopin représentant 5 % de la superficie moyenne qui revenait à chaque membre de la coopérative. Par la suite ce taux fut élevé à 10 % pour remédier à une grave crise de la production de viande de porc qui est à la base de l’alimentation du Chinois. Or, l’élevage du porc, pratiqué essentiellement à l’échelle de la petite exploitation familiale, accusa une baisse liée à la collectivisation : le nombre des porcins qui était de 101,7 millions en 1954 passa à 87,9 en 1955, 84,4 en 1956, pour remonter à 145,9 en 1957. Jusque-là, la Chine avait pu éviter la catastrophe qui frappa le cheptel russe au moment de la collectivisation stalinienne. Mais ce ne fut que par un surcroît de concessions à l’économie petite bourgeoise. En particulier, la coopérative chinoise se distingue du kolkhoze russe par le fait que les paysans riches ont pu lui vendre leurs terres au lieu de prendre le chemin de la Sibérie… La vraie catastrophe économique ne commencera qu’avec les communes.
Le lancement des communes populaires est intervenu à un moment où, en Russie, le groupe « antiparti » de Molotov posa à Khrouchtchev la question de savoir s’il ne conviendrait pas de proclamer bientôt la « transformation de la propriété coopérative en propriété de tout le peuple ». Molotov tirait ainsi les conclusions ultimes de l’ère stalinienne. Il avouait que le système kolkhozien constituait la tare essentielle de l’U.R.S.S. dans sa compétition économique avec l’Ouest. Mais justement le caractère de cette compétition interdisait à l’U.R.S.S. la moindre remise en cause de l’ordre social établi. Molotov fut battu. Khrouchtchev dut se contenter d’importer du blé américain pour remédier à la faible production kolkhozienne. L’on ne parle plus aujourd’hui de « rattraper » les U.S.A., et Kossyguine lance un plan quinquennal pour 1970 qui prévoit des rythmes de développement plus lents de l’économie russe.
Au moment des querelles de la « déstalinisation » (qui fut pour Molotov, comme pour Khrouchtchev, un constat de faillite du stalinisme), les Chinois ne prirent pas ouvertement parti pour Molotov. Leur « internationalisme » excluait l’ingérence dans les affaires « intérieures » d’un pays « frère ». La « construction du socialisme » étant pour eux une simple affaire « intérieure », ils se sont contentés d’opposer les communes aux kolkhozes embourgeoisés et prétendirent avoir trouvé là une recette de passage indolore de la propriété coopérative à celle de « tout le peuple ». Khrouchtchev eut ainsi la surprise de voir que la compétition « pacifique » de l’U.R.S.S. et des U.S.A. se transformait en une compétition non pacifique de rodomontades « socialistes » entre Moscou et Pékin… Si ces messieurs veulent croire que le « socialisme » est une pure affaire « intérieure » et nationale, le capitalisme, lui, est bel et bien mondial. Et ce sont ses lois inéluctables qui devaient gâcher les rapports sino-soviétiques.
La première résolution du P.C.C. sur les communes populaires date du 29 août 1958. Voici comment elle prétend avoir résolu le problème du « passage au socialisme » :
« Quoique la propriété dans les communes soit encore de caractère collectif, quoique la répartition (jours de travail ou salaires) soit faite sur le principe ‹ à chacun selon son travail › et non ‹ à chacun selon ses besoins ›, les communes réalisent la meilleure forme d’organisation pour achever l’édification socialiste et passer graduellement au communisme. Elles seront donc l’unité sociale de base de la société communiste. »
Puisqu’il en était ainsi, les communes devaient s’étendre également aux villes et aux grands centres industriels, il semble que le prolétariat chinois ait manifesté une certaine hostilité à ce type d’organisation. Le 10 décembre 1958, une nouvelle résolution du P.C.C. marquait l’abandon du projet de communes urbaines et réfrénait l’enthousiasme des théoriciens du « socialisme » communal. En août déjà l’on déclarait :
« La création d’une commune n’est pas un motif pour transformer immédiatement la propriété collective en propriété du peuple tout entier »… « La transformation complète de la propriété collective en propriété du peuple tout entier demandera en certains endroits peu de temps (trois ou quatre ans) et un peu plus ailleurs. »
Les communes n’étaient donc plus définies que comme le cadre d’une transformation progressive des coopératives en entreprises agricoles d’État.
La même résolution précisait encore la différence entre communes et fermes d’État :
« Il n’y a pas lieu d’en faire des fermes d’État ; car ce n’est pas le rôle des fermes d’État de s’occuper en même temps d’industrie, d’agriculture, de culture et d’éducation, de commerce et d’affaires militaires. »
Or, de deux choses l’une : ou les communes sont une forme de production et d’organisation supérieure qui doit nous mener au communisme, et alors elles doivent absorber les fermes d’État, ou bien elles représentent une forme inférieure, hybride, et elles ne peuvent prétendre constituer « l’unité sociale de base de la société communiste ». À côté des fonctions multiples et vagues de la commune, celles de la ferme d’État, par contre, sont claires et nettes : faire produire de la viande, du blé, du riz par des travailleurs salariés. La commune ne va pas si loin :
« Là où c’est possible, on établira un système de salaires. Mais là où les conditions ne sont pas mûres, on maintiendra temporairement le système antérieur de rétribution par journées de travail. »
Donc l’idéal vers lequel s’achemine la commune n’est pas de donner « à chacun selon ses besoins », mais de faire « mûrir » les conditions du salariat. Cela suffit à démasquer les bavardages sur la distribution gratuite des produits qui a sa place non pas au-delà du salariat, mais en deçà. Dernière caractéristique qui assimile la commune chinoise au kolkhoze russe, on y reconnaît la propriété parcellaire du paysan :
« Quand une commune populaire est créée, il n’est pas nécessaire d’aborder le problème des enclos individuels, des arbres fruitiers isolés, etc. Il ne faut pas agir avec précipitation et il n’est pas utile d’établir des règlements à ce sujet. »
Que furent donc les communes ? Pour l’essentiel, des coopératives qui ont fusionné par région. « Tous les grands regroupements de coopératives seront appelés communes populaires », annonçait Mao Tsé-toung. En fait, elles ne furent rien d’autre. On permit que la réforme s’accomplisse en deux étapes distinctes : d’abord la fusion des anciennes coopératives, puis leur transformation en commune. C’est pourquoi les textes officiels définissent la propriété communale comme une « propriété à trois échelons ». On retrouve à la base l’équipe de production (ancienne équipe d’aide mutuelle) qui groupe 20 à 30 foyers ; puis la brigade coopérative à laquelle sont attribués pour l’année en cours terre et moyens de production ; enfin, coiffant le tout, l’organisation communale ou départementale qui est bien moins une unité de production qu’une entité administrative.
La commune présente une synthèse des réformes agraires successives et un effort pour les rationaliser. Nous étudierons ultérieurement son rôle dans le développement industriel. Parmi ses buts immédiats, il y a certainement celui d’entreprendre les grands travaux d’irrigation si nécessaires en Chine et délaissés par la coopérative à la fois trop faible et trop bornée aux intérêts de la petite propriété. Les communes ont mobilisé entre 1959 et 1961 des dizaines de millions d’hommes pour la réalisation de travaux hydrauliques et artisanaux ; mais elles les ont, de ce fait, détournés de leurs tâches agricoles, modestes peut-être, indispensables malgré tout. Cet énorme déplacement de main-d’œuvre et le caractère rudimentaire des travaux d’irrigation qui n’ont pas résisté aux calamités naturelles sont à l’origine du désastre économique du début des années 60. La Chine ne s’en est pas encore relevée.
L’échec du « bond en avant » a mis en évidence ce que la commune et tout le mouvement de collectivisation chinoise n’avaient pu surmonter : la petite production agricole et la lenteur de son développement. Dès 1961, un article du « Drapeau Rouge » (№ 17) sur les activités auxiliaires dans les communes définissait en ces termes l’attitude des autorités :
« On doit garantir aux membres des communes l’augmentation d’année en année des revenus qu’ils tirent des activités auxiliaires et des parcelles individuelles. »
Encourageant les paysans à exploiter leurs lopins, l’auteur précise :
« Ils le feront en profitant de leurs heures de loisir, de leurs jours de congé et en utilisant les travailleurs auxiliaires afin d’accroître le produit social, d’augmenter leurs revenus, d’animer les marches ruraux… tous les produits agricoles et secondaires peuvent être vendus aux marchés après que la tâche fixée par l’État ait été accomplie ; ils ne doivent entrer en ligne de compte ni dans la production collective, ni dans la ration, ni pour le paiement des impôts. »
Formes d’organisation | Types de propriété | Mode d’exploitation | Revenus | Caractéristiques |
---|---|---|---|---|
Équipes d’aide mutuelle (1947–1953) |
Propriété privée | Petits travaux agricoles, saisonniers ou permanents. 6 à 15 exploitations. |
Chaque membre reçoit le produit de sa parcelle | Survivance de l’entraide communautaire de type précapitaliste. |
Coopératives de type inférieur (1954–1955) |
1 – Parcelle individuelle. 2 – Location ou vente de la terre et de moyens de production. |
Travaux agricoles. Occupations auxiliaires 30 exploitations. |
1 – Revenus de la parcelle individuelle. 2 – Rétribution au prorata du travail fourni. 3 – Fonds indivis. |
Maintien de la petite propriété paysanne dans le cadre coopératif. |
Coopératives de type supérieur (1956–1958) |
Privée et coopérative 1 – Achat de la terre et des moyens de production par la coopérative 2 – Parcelle individuelle garantie par la loi |
Travaux agricoles Occupations auxiliaires Grands chantiers agricoles 150 exploitations. |
1 – Revenu de la vente des terres. 2 – Rétribution au prorata du travail fourni. 3 – Revenus de la parcelle individuelle. |
Le processus de concentration capitaliste passe par l’achat et la vente (collectivisation russe). |
Communes populaires | Propriété à 3 échelons : 1 – Commune : fonds versés et activité industrielle. 2 – Brigade : usufruit du terrain attribué 3 – Équipes : parcelles individuelles |
Travaux agricoles et artisanaux Occupations auxiliaires Concentration au niveau communal (hsiang) et départemental (Hsien). |
1 – 20 à 30 % salaire en nature 2 – Salaire de la brigade. 3 – Revenus de la parcelle individuelle. |
Pas de nationalisation ; l’ancienne brigade de la coopérative reste l’unité de base de la commune. |
Fermes d’État | Propriété étatique | Culture mécanisée Défrichement des terres vierges |
Salariat. La plus-value va à l’État. |
À l’origine culture par soldats démobilisés. Propriété d’État mais non socialiste. Rente différentielle. |
En septembre 1962, le Xe plénum du C.C. du P.C.C. publiait un communiqué où il confirmait cette orientation et insistait sur l’encouragement à donner aux foires locales, à la production individuelle, sur l’intensification des échanges avec la ville à travers le marché libre et la suppression des réfectoires communaux. Les communes avaient vécu. On a parlé dans la presse occidentale de « décollectivisation », mais c’est beaucoup dire. Il n’y eut jamais de véritable collectivisation. Le tableau des réformes agraires que nous joignons à cette étude peut attester, sous des formes multiples, de la survivance de la petite production. Chaque « étape » vantée comme un pas en avant n’a fait que reproduire dans la forme « supérieure » les mêmes caractéristiques petites bourgeoises de l’économie parcellaire.
Comme l’on a parlé de « décollectivisation », l’on s’est empressé de proclamer la « faillite du marxisme » incapable de vaincre l’arriération des campagnes russes et chinoises. Dans cette débâcle des forces productives de l’Asie qui a suivi la défaite beaucoup plus grave des forces révolutionnaires du prolétariat mondial, nous voyons au contraire une confirmation du marxisme : la société communiste n’a rien à voir avec l’œuvre de construction d’un État, ni d’une économie « nationale » !
Notes :
[prev.] [content] [end]
Rappelons les termes de l’accord de Yalta :
« Deux à trois mois après que l’Allemagne se sera rendue et qu’auront pris fin les hostilités en Europe, l’U.R.S.S. entrera en guerre contre le Japon, aux côtés des Alliés, à condition :
1° Que le statu-quo soit maintenu en Mongolie extérieure ;
2° Que les droits antérieurs de la Russie, violés par la traîtresse attaque Japonaise de 1904, soient restaurés, c’est-à-dire :
a)que la partie méridionale de Sakhaline et les îles adjacentes fassent retour à l’U.R.S.S. ;
b)que le port commercial de Daïren soit internationalisé, les intérêts prédominants de l’U.R.S.S. dans ce port étant sauvegardés, et que la cession à bail de Port-Arthur comme base navale de l’U.R.S.S. reprenne effet ;
c)que le chemin de fer de l’Est-Chinois et le chemin de fer Sud-Mandchourien, qui sert de débouché à Daïren, soient exploités en créant une compagnie sino-soviétique, étant entendu que les intérêts prédominants de l’Union soviétique seront sauvegardés et que la Chine conservera la pleine souveraineté sur la Mandchourie.
3° Que les Kouriles seront remises à l’U.R.S.S. »
Lorsqu’en 1960, pour renouer avec Tokyo, Mao Tsé-toung déclara que les îles Kouriles devaient revenir au Japon, il n’y avait pas à crier au « nationalisme », ni au « racisme jaune », comme l’a fait Khrouchtchev. Le conflit sino-soviétique descendit des hauteurs nébuleuses de « l’idéologie » sur le terrain des rapports entre États et des souvenirs cuisants de Yalta. [⤒]Il s’agit essentiellement de l’article « La Nouvelle Démocratie » datant de Janvier 1940 (Mao Tsé-toung, « Œuvres », T. 3) du discours « À propos du gouvernement de coalition » (Ibid. T. 4) et du « Programme commun » approuvé en septembre 1949 par la conférence consultative du peuple chinois et qui déclare simplement (article 29) que « l’État coordonnera et dirigera l’économie publique, l’économie coopérative, l’économie individuelle des paysans et artisans, l’économie capitaliste privée et l’économie capitaliste publique… » [⤒]
Dans le même texte, Kao Kang avoue franchement que « la mission des comités d’usine consiste à grouper la masse ouvrière, les spécialistes et les employés, à les consulter sur les problèmes importants concernant les usines, à accroître la conscience politique et l’ardeur au travail de tous, et enfin, à lutter contre les sabotages et contre tout mouvement gréviste » (souligné par nous – N.d.l.R.). [⤒]
Lénine écrit encore à l’adresse des Struve russes et des Mao chinois qui repoussent le contrôle ouvrier au nom de l’impossibilité de réaliser le « socialisme » dans un pays arriéré : « Ces raisonnements sont stupides jusqu’au ridicule, car l’impossibilité objective du socialisme est liée à la petite exploitation que nous ne prétendons pas exproprier, ni même réglementer, ni même contrôler. La ‹ réglementation étatique › dont les mencheviks, les populistes et tous les fonctionnaires parlent pour s’en débarrasser, qu’ils échafaudent pour préserver les profits des capitalistes, qu’ils vantent pour laisser intact le secret commercial, c’est justement d’elle que nous nous efforçons de faire autre chose qu’une tromperie. C’est de cela qu’il s’agit, aimables quasi-marxistes, et non d’‹ introduire › le socialisme ! Réglementation et contrôle non pas de la classe capitaliste sur les ouvriers, mais inversement. Non pas confiance en ‹ l’État › digne des Louis Blanc, mais revendication d’un État dirigé par les prolétaires et semi-prolétaires : telle doit être la lutte contre la désorganisation économique ». [⤒]