Nous avons vu dans l’article précédent (« Programme communiste » № 31) comment l’impérialisme européen a tiré la Chine de son isolement pour la jeter dans les contradictions et les crises de l’histoire moderne. Processus ni « pacifique », ni « harmonieux », ni même purement « national ». Rappelons-en les principales phases :
– 1840–1860, « ouverture » du marché chinois par les manufacturiers anglais à la recherche de nouveaux débouchés ; la politique de la canonnière et du trafic d’opium trouve sa réplique dans la révolte des Taipings incapable toutefois de se transformer en une révolution bourgeoise ;
– 1860–1880, apogée de la libre concurrence en Europe et naissance des premiers cartels (surtout après la crise de 1873) ; parallèlement se développe en Chine une bourgeoisie compradore rêvant d’instaurer un capitalisme d’État à l’ombre de la dynastie mandchoue ;
– 1880–1914, les monopoles dominent l’ensemble de la vie économique, les grandes puissances achèvent le partage colonial, le capitalisme atteint sa phase impérialiste ; en Chine, celle-ci est marquée par la guerre sino-japonaise qui inaugure la politique d’exportation des capitaux et du partage en sphères d’influence.
– La première guerre mondiale a vu en Asie un recul de la domination européenne contrebalancé par un certain développement du capitalisme national et surtout par une entrée en force d’impérialismes plus jeunes : Japon et U.S.A.
Nous avons montré par l’analyse économique comment la Chine est devenue la « colonie de tout le monde » lorsque le capitalisme mondial est passé à sa phase impérialiste substituant à l’exportation des marchandises industrielles celle des capitaux. Avec la première, guerre mondiale et la faillite du vieux système colonial européen, l’idée naquit d’une « internationalisation des colonies » qui permettrait leur exploitation en commun par le capital financier des grandes puissances. Cette conception défendue par K. Kautsky et contenue dans les propositions de paix du président Wilson, servit en fait de drapeau à l’impérialisme américain à la conquête des vieux marchés coloniaux. Souvent partagée par la bourgeoisie nationale des pays arriérés en lutte pour leur indépendance ou à la recherche de capitaux pour leur industrialisation, cette conception est au centre de l’opportunisme actuel, aussi bien chinois que russe. Qu’il se veuille « ultra » – ou « anti-impérialiste », ce « kautskisme » doit être dénoncé en bloc, comme un seul et même système reniant les objectifs et les méthodes spécifiques de la lutte de classe prolétarienne, et faisant l’apologie d’un développement « harmonieux » et sans crise de la société bourgeoise.
Au lieu de faire ici un historique des conflits inter-impérialistes en Chine depuis la « paix » de Versailles jusqu’à la victoire de Mao Tsé-toung, nous avons préféré souligner la profonde unité idéologique de l’« ultra-impérialisme » bourgeois. Le lecteur voudra bien se rappeler seulement que si la Chine a été la première à faire naître chez les grandes puissances les projets d’investissements « concertés » et autres banques internationales tellement en vogue de nos jours, elle a aussi donné l’exemple de la faillite de tous ces « plans de développement ». Pour une grande part, les rivalités impérialistes sont à l’origine de l’anarchie politique et des luttes intestines qui ont déchiré le pays entre les deux guerres. Situation analogue à celle de l’Afrique Noire aujourd’hui.
Bien avant Kautsky et nos modernes khrouchtchéviens, un économiste libéral anglais, J. A. Hobson, avait formulé la « théorie » selon laquelle le capital financier des principales puissances impérialistes devrait pouvoir s’unir à l’échelle internationale pour une exploitation « pacifique » des colonies. Cette idée a trouvé depuis d’innombrables développements, tant théoriques que pratiques, mais il n’en est jamais sorti la paix entre les nations et le progrès social dont rêvent jour et nuit les démocrates petits bourgeois.
L’idée de J. A. Hobson avait d’ailleurs une portée plus limitée. Dans son livre de 1902 sur « L’impérialisme » il déclarait : « Pendant que la classe ouvrière discutait sur la collaboration des travailleurs, le capital réalisait déjà la collaboration internationale. C’est pourquoi, dans la mesure où cela concerne les grands intérêts financiers et commerciaux, il est très probable que la future génération sera le témoin d’une si puissante unification du capital international que les guerres entre pays occidentaux deviendront presque impossibles ». Pour être fausse, cette « théorie » n’en avait pas moins une supériorité sur ses versions plus récentes et mille fois démenties par les faits : elle se fondait sur une communauté d’intérêts matériels du capitalisme mondial et sur l’enchevêtrement inextricable des rapports économiques entre les États. Tout en reflétant les mêmes intérêts et les mêmes liens tissés par le marché mondial, la fable khrouchtchévienne selon laquelle les guerres peuvent être évitées dans le système actuel est tombée à un niveau beaucoup plus bas, celui de l’idéologie. Pour tout argument ‚on se contente de faire appel à « l’équilibre des forces » et aux jérémiades des petits bourgeois pacifistes.
S’il aspirait à une paix européenne (qui n’excluait pas d’ailleurs des guerres coloniales « civilisatrices ») J. A. Hobson a su ramener cette perspective à de plus justes proportions : « la situation est trop complexe, écrit-il, le jeu des forces mondiales trop difficile à escompter, pour rendre ‹ très probable › telle ou telle interprétation à sens unique de l’avenir. Mais les influences qui régissent l’impérialisme de l’Europe occidentale, à l’heure actuelle, vont dans cette direction ; et, si elles ne rencontrent pas de résistance, si elles ne sont pas détournées d’un autre côté, elles travailleront dans le sens d’un achèvement de ce processus ».
On le voit, Hobson définit seulement une tendance du capital financier et admet de plus l’action des force contraires qui résident pour nous dans l’explosion d’antagonismes économiques et sociaux inhérents au mode de production capitaliste. C’est pourquoi Lénine (voir « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » et les « Cahiers sur l’impérialisme » dont nous tirons les extraits du livre de Hobson) ajoute ce commentaire : il ne fallait pas dire « théorie » mais « perspectives ». Une « théorie de l’ultra-impérialisme », poursuit-il, n’aurait pas plus de sens qu’une « théorie de l’ultra-agriculture » déduite de l’alimentation par pilules ou de la culture en laboratoire. Comme « théorie », l’ultra-impérialisme est une sottise et ne peut être qu’une apologie : celle d’un progrès indéfini et pacifique du capitalisme. Hobson ne cherche pas à faire cette apologie. En bon libéral bourgeois, il se borne à observer les derniers développements du capitalisme tels qu’ils se présentent au début du XXe siècle. Et par là, malgré son esprit de philistin apeuré par les conséquences qu’il peut entrevoir, il se montre bien supérieur à Kautsky et à ses modernes disciples.
Mais Hobson a d’autres mérites. Tout en envisageant les « États-Unis d’Europe » pour une exploitation commune de l’Asie, il se rend bien compte que là commencera le « véritable drame » : « Malgré l’égoïsme et l’avidité de la politique actuelle (Notez cette caractéristique de tout ‹ l’anti-impérialisme › petit-bourgeois : les ‹ mauvais côtés › de la domination du capital financier lui apparaissent comme le fait purement occasionnel de ‹ cliques › intéressées et ‹ avides › !), le véritable drame commencera lorsque les forces du capitalisme international représentant la culture d’un monde chrétien unifié seront utilisées pour l’assimilation pacifique de la Chine. C’est alors que surgira le ‹ péril jaune ›… »
Et l’économiste anglais ne s’embarrasse pas de considérations raciales ou démographies. Il ne nous présente pas ce péril comme la guerre des ventres creux contre les ventres pleins à la manière de nos petits bourgeois qui se croient « révolutionnaires » en désignant la faim comme la plus grave menace à la « paix » du monde, à la « justice sociale » et à la… tranquillité de leur conscience. Il ne s’inquiète pas plus d’un « socialisme » de village qui viendrait du fond de l’Asie inspirer le prolétariat européen. Pour J. A. Hobson, le « péril jaune », c’est la concurrence d’une Chine bourgeoise « renversant l’ancien mouvement des capitaux » et soumettant l’Europe à son contrôle économique : « Il n’y a rien d’impossible à ce que la Chine rende la monnaie de leur pièce aux pays industriels d’Occident et, utilisant leur organisation et leurs capitaux ou, ce qui est plus vraisemblable, leur substituant les siens, elle inonde leurs marchés des produits de son industrie… » Et le démocrate anglais épouvanté par une telle perspective s’écrie : « C’est alors seulement que nous comprendrons tous les risques et toute la folie de cette entreprise, la plus grandiose. la plus révolutionnaire de toute l’histoire humaine ».
Faut-il décerner à J. A. Hobson un brevet de marxisme à la mode pékinoise ? Avoir trouvé comme limites à l’« ultra-impérialisme » blanc le développement d’une Chine moderne et puissante, avoir jugé comme « plus vraisemblable » la solution qui consiste, pour l’« anti-impérialisme » jaune, à substituer ses propres capitaux à ceux de l’Occident, c’est aujourd’hui assez pour mériter le nom de « marxiste ». Mais Hobson serait bien étonné de voir baptiser « socialiste » le programme de « guerre économique » que la Chine vient à peine de lancer contre les vieux impérialismes. « Rendre la monnaie de leur pièce » aux Occidentaux, « utiliser leur organisation et leurs capitaux » ou mieux « leur substituer les siens », c’est marcher sur la voie de leur développement capitaliste qui, malgré « tous les risques et toute la folie de cette entreprise », se présente au vieux libéral Hobson, aussi bien qu’au « socialisme » risqué des maoïstes, comme « la plus grandiose » et « la plus révolutionnaire de toute l’histoire humaine ». Ainsi l’impérialisme engendre le capitalisme jaune, le capitalisme jaune menace l’impérialisme blanc et cet enchaînement de crises et de révolutions bourgeoises apparaît naturellement aux idéologues de la bourgeoisie, depuis J. A. Hobson jusqu’à Mao Tsé-toung, comme l’œuvre « la plus grandiose », « la plus révolutionnaire » et surtout la plus définitive de l’histoire.
Rendons à Hobson ce qui lui revient. Devant les menaces (encore toutes verbales et potentielles) du concurrent chinois l’impérialisme russo-américain d’aujourd’hui conçoit les mêmes craintes que le vieux libéral anglais. Et « l’assimilation pacifique » s’est transformée en un boycottage économique et politique de la Chine pour retarder l’heure de son entrée en lice. On ne saurait cependant reprocher à Hobson d’avoir sous-estimé le rôle réactionnaire de l’impérialisme. Sa perspicacité l’a conduit à penser que si les impérialistes réussissaient à « s’entendre » ce ne serait pas pour le « développement » de la Chine, mais pour son pillage et son démembrement : « S’il est inutile, déclare-t-il, d’attendre de la Chine qu’elle se pénètre d’un patriotisme qui lui donnera la force de chasser les exploiteurs occidentaux, cela signifie qu’elle est vouée à une décomposition qu’il sera plus juste de définir comme ‹ démembrement › de la Chine, plutôt que comme son ‹ développement ›… »
Telles sont donc les conclusions auxquelles est arrivé J. A. Hobson :
1) L’association du capital financier et les formes politiques qui en dérivent (« États-Unis d’Europe », « Société des Nations », etc.) représentent « le développement le plus légitime des tendances actuelles et donneraient les plus grands espoirs de paix durable sur la base de l’inter-impérialisme ».
2) Cette tendance ne saurait manquer de développer en Asie de nouveaux foyers de capitalisme, car « l’histoire de l’impérialisme, à la différence du colonialisme, illustre la tendance à forcer les indigènes à exploiter leurs terres à notre profit » et peut-être alors, dit le philistin anglais, « les peuples occidentaux comprendront-ils qu’ils ont permis à un petit groupe de spéculateurs de les entraîner dans un impérialisme où tous les frais et tous les dangers de cette politique aventuriste seront cent fois accrus ».
3) Mais devant « l’égoïsme » et « l’avidité » de ces « spéculateurs » menaçant de dépecer la Chine, seul le « patriotisme », c’est-à-dire l’essor d’un mouvement national-révolutionnaire, pourra sauver le pays du démembrement et lui ouvrir la voie d’un véritable développement capitaliste.
Si nous avons cité si longuement l’étude de Hobson, c’est afin de montrer tout ce qu’un bon libéral anglais peut dire et comprendre en matière d’impérialisme et d’anti-impérialisme, sans se fourvoyer sur le terrain du marxisme révolutionnaire. II en résulte un mélange, nullement paradoxal, de maoïsme et de khrouchtchévisme. Tant il est vrai que la ligne de démarcation idéologique entre la Chine et la Russie n’est pas une ligne politique de classe mais une simple frontière nationale pour défendre la cause du « patriotisme » chinois, point n’est besoin d’aller chercher Lénine, ni de lancer des invectives contre le « kautskisme » russe. Il suffit de s’appuyer (comme le fait parfois la diplomatie chinoise) sur les analyses et les sages réflexions du bon vieux libéralisme anglais. La question de la paix ou de la guerre, des alliances plus ou moins durables constituées par le capital financier, n’est pas la question fondamentale dans la critique marxiste de l’impérialisme, dans la lutte de classe du prolétariat. La paix ou la guerre, la constitution de tel ou tel bloc d’États bourgeois se prévalant d’une idéologie « ultra-impérialiste » ou « anti-impérialiste », belliqueuse ou pacifiste, « fasciste » ou « démocratique », sont l’affaire des tendances profondes qui dominent à un moment ou à un autre le marché mondial.
Le « kautskisme » (qui est aussi bien chinois que russe et unit dans une même pensée Hobson, Staline, Khrouchtchev et Mao) n’est pas seulement le stérile calcul des probabilités d’une paix impérialiste ou d’une guerre impérialiste, ni les espoirs démesurés que l’on place dans une Banque mondiale ou une quelconque « Société des Nations » chargées de garantir le développement « harmonieux » et « pacifique » de tous les peuples. Dans ses « Cahiers sur l’impérialisme ». Lénine écrit que le livre de Hobson est très utile car « il aide à découvrir le mensonge fondamental du kautskisme », et Lénine explique :
« Eternellement, l’impérialisme engendre à nouveau le capitalisme (à partir de l’économie naturelle des colonies et des pays arriérés, il engendre à nouveau le passage du petit capital au grand capital, d’un faible échange de marchandises à un échange développé, etc., etc.
Les kautskistes (K. Kautsky, Spectator et Cie.) citent ces faits d’un capitalisme ‹ sain ›, ‹ pacifique ›, fondé sur des ‹ rapports pacifiques ›, et les opposent au pillage financier, aux monopoles bancaires, à la collusion des banques et du pouvoir d’État. à l’oppression coloniale ; ils les opposent comme le normal à l’anormal, le désirable à l’indésirable, le progressiste au réactionnaire, l’essentiel à l’accidentel.
C’est un nouveau proudhonisme. Le vieux proudhonisme sur un nouveau terrain et dans une forme nouvelle.
Le réformisme petit-bourgeois est pour un capitalisme propre, léché, modéré et correct ».
Telle est l’essence du réformisme qui rend compte aussi bien de « l’ultra-impérialisme » russe que de « l’anti-impérialisme » chinois, du désir des grandes puissances de s’entendre pour une exploitation systématique de l’univers et de la volonté des pays arriérés d’accéder à leur propre développement capitaliste. Leur dénominateur commun, c’est d’essayer d’atténuer les antagonismes inévitables du système capitaliste, c’est de faire croire qu’une exploitation rationnelle et concertée de l’univers est devenue possible sous la domination du capital financier, c’est de répandre l’idée que les pays arriérés peuvent connaître un développement rapide et harmonieux en utilisant les capitaux et la technique de l’Occident ou en « comptant sur leurs propres forces », sur leurs propres capitaux.
Plus que toute autre, l’histoire de la Chine moderne apporte un démenti formel à ces conceptions. Qu’est-il resté du consortium de grandes puissances dont Sun Yat-sen attendait les investissements nécessaires à l’industrialisation de la Chine ? Qu’est devenue la politique de la « porte ouverte » que Washington défendit dans les conférences internationales qui suivirent la première guerre impérialiste ?
Qu’est devenue enfin la « grande collaboration » entre Moscou et Pékin sur laquelle Mao Tsé-toung croyait pouvoir fonder ses plans quinquennaux ? Tous ces « plans », tous ces projets « ultra- » ou « anti- »impérialistes ont livré la Chine à l’anarchie sanglante et au démembrement qui furent l’œuvre « commune » de l’Angleterre, de l’Amérique et du Japon ; puis, lorsque le patriotisme chinois eut raison de ses ennemis, ce fut le boycottage et le « cordon sanitaire » organisés d’abord par l’impérialisme américain, enfin par la Russie elle-même.
Poussons cependant plus loin l’identification des « théories » de l’ultra- et de l’anti-impérialisme petit-bourgeois. Sun Yat-sen, dont les « Communistes » chinois ont toujours revendiqué les principes, nous en fournit le meilleur moyen.
Dans la deuxième partie de son ouvrage sur le « Triple Démisme », qui fut la Bible du Kuomintang réunifié avec le P.C.C., Sun Yat-sen s’arrête longuement sur le « socialisme d’État » bismarckien et lui donne une approbation digne de Proudhon ou de Lassalle :
« Les socialistes », écrit-il, « demandaient la réforme sociale et la mise à exécution de la révolution économique. Bismarck, sachant qu’il ne pouvait les anéantir par la force politique, se mit à pratiquer une sorte de socialisme d’État pour endiguer le socialisme des marxistes… Il nationalisa tous les chemins de fer. Les grandes industries furent mises entre les mains de l’État. Quant aux ouvriers, il règlementa les heures de travail, instaura les pensions de vieillesse et les assurances. Tout cela était dans le programme que les socialistes voulaient pratiquer. Mais Bismarck eut la vue longue. Il se servit de la force de l’État pour le faire lui-même » (Sun Yat-sen : « Le Triple Démisme », Shanghai 1930, p. 258–9).
L’exemple de Bismarck, Sun Yat-sen veut l’appliquer à la Chine. Mais il lui faut auparavant trouver une « réfutation du marxisme ». C’est l’objet de la troisième partie de son livre intitulée « Le Démisme vital ou économique ».
On sait déjà comment Sun Yat-sen s’y prit en 1923 pour faire reconnaître par Joffé, le représentant des Soviets, que « la Chine n’était pas mûre pour le bolchevisme ». Le fondateur du Kuomintang n’attendit pas en tous cas pour le « réfuter », puisque son livre conçu dès 1922 fut rédigé et exposé en 1924 lors d’une série de 16 conférences que le docteur Sun fit à Canton. Curieuse « réfutation » du bolchevisme qui passe par Lassalle et Bernstein ! Sun Yat-sen part d’abord en guerre contre le matérialisme de Marx qu’il résume par cette formule lapidaire : « la matière est le centre de gravitation de l’histoire » (p. 362). Bernstein ne fit pas autrement pour vulgariser le matérialisme historique. Mais Sun abandonne Bernstein en chemin. Il ne le suit pas dans son « retour à Kant » et autres divagations philosophiques du vieux réformisme occidental. Sun Yat-sen reste un révolutionnaire bourgeois. Et comme il est avant tout un révolutionnaire chinois. il fait cette découverte : « la subsistance du peuple est le centre de gravitation de l’évolution sociale » (p. 363).
Après avoir ainsi défini sa philosophie de histoire et fondé son « socialisme » sur une théorie de l’abondance et de la répartition équitable de biens, Sun Yat-sen s’efforce de « réfuter » le marxisme dans son propre domaine : l’analyse du mode de production capitaliste et l’interprétation de la lutte des classes. Le père du nationalisme chinois veut bien admettre que le mode de production capitaliste et ses contradictions intimes soient le moteur de la lutte de classe du prolétariat. Mais, selon lui, « l’évolution sociale » conduirait à l’extinction de ces antagonismes. Raisonnement typique du réformisme. À son appui Sun Yat-sen invoque, comme un quelconque Bernstein :
1) « L’amélioration de la société et de l’industrie » (accroissement de la productivité du travail, etc.) ; 2) « la nationalisation des moyens de transport et de communication » ; 3) « les impositions directes sur le revenu » ; 4) « la socialisation de la répartition des biens » (p. 365).
Un peu plus loin, Sun cite ces quatre moyens comme la recette du « socialisme » chinois qui devrait permettre de sortir de la « pauvreté » et éviter « l’inégalité » (p. 387). « Ces faits », conclut Sun Yat-sen, « montrent que la lutte des classes est, non pas la cause, mais la maladie de l’évolution sociale. Marx est donc un pathologiste et non un physiologiste de la société » (p. 368). Formule on ne peut plus classique du réformisme qui se donne pour tâche de soigner les maux de la société bourgeoise et non de l’enterrer !
Sun Yat-sen ne se contente pas seulement d’emprunter aux réformistes de la Deuxième Internationale leurs « analyses » de la société occidentale et leurs « critiques » du marxisme. Il les condense en des formules tranchantes qui doivent leur force à la résolution avec laquelle il entend rejeter le marxisme dont se couvrent aujourd’hui si hypocritement ses héritiers spirituels, les « communistes » à la Mao. La démarche de Sun Yat-sen n’est pas seulement parallèle au mouvement réformiste occidental parce qu’elle met l’accent sur l’amélioration du système de répartition et non sur les antagonismes du mode de production capitaliste. Il y a au cœur même du « populisme » chinois les conceptions fondamentales du « nouveau proudhonisme » :
– négation des buts spécifiques de la classe prolétarienne et de l’opposition radicale entre le Capital et le Travail, travestie en une lutte des masses « populaires » contre une poignée d’avides « usurpateurs » ;
– espoir d’atténuer par toutes sortes de recettes (coopératives, nationalisations, organisations internationales, etc.) les inévitables contradictions du système capitaliste.
Citons à cet égard un dernier passage de Sun Yat-sen :
« Même dans un pays où l’industrie est développée, si les intérêts économiques de tout le pays ne s’harmonisent pas, si des oppositions naissent, amenant la lutte, il n’y a pas lutte entre la classe ouvrière et la classe capitaliste, mais lutte entre les éléments utiles et influents de toute la société, qui constituent la majorité et la classe capitaliste. Comme ces éléments utiles et influents cherchent tous à subsister et à éviter les conflits économiques (!?!), il faut recourir à la répartition des biens par l’État, à l’augmentation des impôts directs sur les revenus des capitalistes et sur les héritages, de manière à développer les entreprises de transport et les moyens de communication de tout le pays, à arriver ainsi a améliorer la vie de l’ouvrier et le travail des usines et à faire que les intérêts économiques s’harmonisent » (p. 372).
On nous dira que les idées de Sun Yat-sen n’ont plus rien à voir avec celles du « communisme » chinois et qu’en tout cas la lutte menée depuis quelques années contre le « révisionnisme moderne » suffit à blanchir Mao Tsé-toung de toute accusation de réformisme. Voyons justement ce qu’il en est d’après les critiques contenues dans le livre « D’où proviennent les divergences ? » (Ed. La Cité, Lausanne, 1963) qui reproduit in extenso l’article intitulé : « Encore une fois sur les divergences entre le camarade Togliatti et nous » (№ 3 et 4 de la revue « Hongqi », 1963).
La revue théorique du P.C. chinois laisse d’abord Togliatti définir sa conception de la « voie italienne » vers le socialisme :
– « Aujourd’hui », dit Togliatti, « la question de faire ce qui a été fait en Russie ne se pose pas aux ouvriers italiens » qui peuvent « s’organiser, dans le cadre du régime constitutionnel, en classe dirigeante » ;
– Par un « élargissement effectif des pouvoirs du Parlement sur le plan économique », il est possible, « de briser et d’abolir la propriété monopoliste des grandes forces productives, de la transformer en propriété collective » ;
– Enfin, « en participant à l’élaboration et à l’application de la politique de planification, réalisant pleinement ses propres idéaux et son autonomie », la classe ouvrière peut faire de cette politique « un instrument pour satisfaire les besoins des hommes et de la collectivité nationale » (op. cit. p. 135–7).
Contre ces théories du « passage pacifique au socialisme » et des « réformes de structures », Pékin fait donner la formidable artillerie du marxisme, depuis le « Manifeste des Communistes » jusqu’à « L’État et la Révolution » en passant par « Socialisme utopique et socialisme scientifique » où Engels montre que « ni la transformation en sociétés par actions et en trusts, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives ». Après s’être appuyé sur ces « autorités » pour critiquer le « crétinisme parlementaire » de Togliatti, on en vient à ces conclusions : « Les marxistes-léninistes doivent dénoncer l’hypocrisie des constitutions bourgeoises, mais ils devraient, en même temps, se servir de certains articles (?) de ces constitutions comme d’une arme contre la bourgeoisie » (p. 154). On lit encore : « Le camarade Togliatti prétend que ce qu’il préconise ce n’est pas seulement ‹ un parlement qui fonctionne ›, mais aussi ‹ un grand mouvement populaire ›. Réclamer ‹ un grand mouvement populaire ›, c’est fort bien. Et les marxistes-léninistes ne peuvent que s’en réjouir » (p. 162). Là-dessus, Mao Tsé-toung n’a plus qu’à donner un coup de chapeau final à Togliatti : « Il faut reconnaître qu’il y a actuellement en Italie un mouvement de masse très vaste, et que le Parti communiste italien a fait beaucoup de travail dans ce domaine. Mais il est regrettable que le camarade Togliatti limite le mouvement de masse au cadre établi par le Parlement » (p. 162).
Ne nous demandons plus « d’où proviennent les divergences ? » mais « où sont les divergences ? ». Togliatti et Mao placent également leurs espoirs dans un grand mouvement populaire, c’est-à-dire non prolétarien, « démocratique », petit-bourgeois. Et que « regrette » Mao ? Qu’un tel « mouvement » tombe dans le « crétinisme parlementaire » et ne sorte pas de la légalité bourgeoise. Mais il ne peut en être autrement ! Comme le prévoyait le « Manifeste ». le prolétariat est devenu aujourd’hui la seule classe révolutionnaire, la seule force capable de détruire l’ordre bourgeois : et il n’y a plus dans les constitutions bourgeoises le moindre article qui puisse « servir d’arme contre la bourgeoisie », il n’y a plus dans les rapports de domination du Capital la moindre hypocrisie démocratique à « dénoncer ».
Les Chinois invoquent parfois contre les conceptions pacifistes des Tito, Togliatti et Khrouchtchev, la nécessité de la dictature prolétarienne. Mais cela reste un vain mot, une belle phrase « socialiste », car ils ne disent rien sur ce que doit être la lutte du prolétariat pour atteindre ce but qu’ils repoussent dans un monde idéal et lointain. « Dans tout mouvement de masse, comme dans la lutte parlementaire », dit la revue ‹ Hongqi ›, (il faut) « conserver l’indépendance politique du prolétariat, opérer une nette distinction entre ce dernier et la bourgeoisie, fondre les intérêts immédiats et les intérêts à long terme du mouvement, et lier le mouvement du moment à l’ensemble de la lutte de la classe ouvrière et à son but final ». (p. 162) Sous son apparence parfaitement innocente, cette formule est en réalité l’expression la plus insidieuse du réformisme. Qu’est-ce que « fondre », « lier » les intérêts immédiats et les intérêts finaux du prolétariat ? Qu’est ce qu’« unir la vérité universelle du marxisme-léninisme avec la pratique concrète de la révolution dans chaque pays », autre formule chère à nos maoïstes ? Quel est le rapport entre les intérêts immédiats du prolétariat et ses intérêts finaux, entre les luttes de classe et la lutte pour la conquête du pouvoir ?
Dans ses « Cahiers sur l’Impérialisme », Lénine cite une formule analogue de Anton Pannekoek et fait la remarque suivante :
« Pannekoek a abordé ici une question de toute première importance, mais il y a mal répondu ou l’a fait d’une façon imprécise. ‹ L’unité de la lutte pour le socialisme et pour des réformes › ou ‹ pour les intérêts immédiats des ouvriers › ? Mais qu’est-ce que la lutte pour le socialisme ? La formule de Pannekoek brouille, efface et fait disparaître la différence entre la gauche et le ‹ centre ›. À cette formule de Pannekoek même K. Kautsky pourrait souscrire… La lutte pour le socialisme est faite de l’unité de la lutte pour les intérêts immédiats des ouvriers (par conséquent pour des réformes) et de la lutte REVOLUTIONNAIRE pour le pouvoir, pour l’expropriation de la bourgeoisie, pour le renversement du gouvernement bourgeois. Il faut unir non la lutte pour des réformes + des phrases sur le socialisme, la lutte ‹ pour le socialisme ›, mais deux aspects de la lutte ».
Marx, Engels et Lénine l’ont toujours dit : il n’y a pas de lutte pour des réformes qui ne soit une lutte révolutionnaire. susceptible de se transformer immédiatement en un assaut pour la conquête du pouvoir. Il en fut ainsi dans toutes les luttes menées par les prolétaires d’Europe au siècle dernier : pour leurs droits politiques, pour la réduction de la journée de travail, pour leur droit à l’organisation. Il en va de même dans ces mouvements de réformes bourgeoises que sont les mouvements d’émancipation des peuples coloniaux : le marxisme y a toujours envisagé la perspective d’une conquête immédiate du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire. Mais qu’en est-il aujourd’hui dans les vieilles métropoles capitalistes ? Si les luttes pour des « réformes » ne sont plus révolutionnaires, ne se manifestent plus comme des luttes de classe. mais se perdent dans le marais des « mouvements populaires », c’est que le système capitaliste n’a plus à être réformé ni perfectionné. Il a déjà un pied dans la tombe. Si les bonzes syndicaux sabotent de leur mieux les revendications immédiates des ouvriers en les noyant dans des « mouvements populaires », c’est que toute lutte de classe sérieuse serait une menace directe à la domination du Capital. Voilà pourquoi Lénine repousse toute idée de « lier », « fondre », « unir » deux sortes de luttes qui, plus que jamais à l’époque impérialiste, sont inséparables comme les deux aspects d’une seule et même lutte révolutionnaire.
Ce qui chez A. Pannekoek n’est qu’une « formule » malheureuse prend dans les textes chinois l’importance d’un « principe » ou d’une « thèse » : Pékin dit « la thèse de l’union de la vérité universelle du marxisme-léninisme avec la pratique de la révolution dans chaque pays » (op. cit. p. 223). Et c’est en effet un « principe » pour le « socialisme » de Mao de séparer par toute une « étape » historique la « lutte » pour des réformes bourgeoises dans les pays arriérés et la lutte du prolétariat pour ses objectifs spécifiques. Nous avons montré ce qu’a représenté la théorie de la « révolution par étapes » dans le mouvement révolutionnaire en Chine : une redite du menchevisme russe. Nous avons vu que le parti chinois a été le premier de l’Internationale moscovite à théoriser les « voies » de la « démocratie nouvelle » ou « populaire ». Togliatti a la bonté de le rappeler :
« Parlant de l’expérience de la révolution chinoise, le camarade Togliatti a déclaré que dans la période de la conquête du pouvoir par le peuple chinois, la ligne politique du Parti communiste chinois ‹ ne correspondait en aucune façon à la ligne stratégique et tactique suivie, par exemple, par les bolcheviks au cours de la révolution de mars à octobre 1917 ›. C’est là une déformation de l’histoire de la révolution chinoise. La révolution chinoise a ses particularités propres, dans les conditions concrètes de la Chine. Cependant, comme le camarade Mao Tsé-toung l’a souligné à plusieurs reprises, la ligne politique de notre Parti a été élaborée en fonction (nous y voilà !) du principe de l’union de la vérité universelle du marxisme-léninisme avec la pratique concrète de la révolution chinoise » (op. cit. p. 181–2).
Tel est le « principe » qui permet aux Chinois de mettre au rancart la théorie marxiste de la révolution permanente et de substituer aux intérêts de la lutte de classe du prolétariat les intérêts « nationaux » de la révolution bourgeoise en Chine. Cet appel aux conditions « concrètes » existant dans chaque pays, cette façon de « fondre » les luttes du prolétariat et les « mouvements populaires », suffisent à « unir » le réformisme de Togliatti et celui de Mao.
Comme le disait Lénine, la caractéristique du « nouveau proudhonisme » est d’opposer un capitalisme « sain » au capitalisme pourrissant de la phase impérialiste, un capitalisme « pacifique » et « national » au pillage international des grands monopoles. Citons à nouveau J. A. Hobson :
« Appeler l’impérialisme une politique nationale, c’est un mensonge honteux : les intérêts de la nation sont contraires à chaque démarche de cette politique » (… )
« Le pouvoir des forces impérialistes à l’intérieur du pays leur permet d’utiliser les ressources nationales pour leurs avantages particuliers ; il ne peut être renversé que par l’établissement d’une démocratie authentique, par une politique conduite par le peuple, dans l’intérêt du peuple, et réalisée par ses représentants sur lesquels sera maintenu un contrôle réel ».
Ne vous semble-t-il pas entendre nos staliniens ? En marge de ces citations Lénine a simplement écrit ces mots « démocrate petit-bourgeois ! »
« Dans la mesure où sont possibles d’authentiques gouvernements nationaux représentant les intérêts du peuple et non d’une poignée d’oligarques, on pourra supprimer les heurts entre nations et un internationalisme pacifique fondé sur la communauté d’intérêts entre les peuples se développera toujours plus » (… )
« L’espoir d’un futur internationalisme exige avant tout le maintien et le libre développement des peuples indépendants ; car sans cela il ne peut y avoir aucun développement progressif de l’internationalisme, mais seulement une série de tentatives malheureuses de cosmopolitisme chaotique et instable. De même que l’individualisme est nécessaire à toute forme saine de socialisme national, de même le nationalisme est nécessaire à l’internationalisme ».
Il parlait bien, le libéral J. A. Hobson, sage conseiller de sa Majesté britannique et prophète de l’internationalisme des patries contre l’internationalisme prolétarien ! Mais quel est ce « capitalisme désirable » que prêchent en commun libéraux et staliniens, russes ou chinois ? Pékin dénonce bien les « réformes de structures » à la Togliatti et cite Engels pour montrer que les nationalisations ne sortent pas des cadres du capitalisme et ne servent qu’à renforcer la domination du capital financier. Le capitalisme « désirable » et « sain » des petits bourgeois d’Occident est « national », « démocratique » et libre-échangiste, il avoue franchement sa nature réactionnaire en voulant ramener le capitalisme au stade de la libre concurrence, du petit commerce et du protectionnisme. Mais qu’en est-il du capitalisme chinois ? Il y a plus d’un point commun entre ce que Pékin appelle son « programme de transition » et les « réformes de structures » de Togliatti.
Dans son article de 1949 sur « La dictature de démocratie populaire » où Mao Tsé-toung définit une « période de transition » pendant laquelle la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale seront « unies pour former leur propre État et pour choisir leur propre gouvernement, de façon à exercer une dictature sur les laquais de l’impérialisme, la classe des propriétaires fonciers et des capitalistes bureaucratiques », nous trouvons cette petite phrase, fort digne de Togliatti : « Lorsque le moment sera venu de réaliser le socialisme, autrement dit de nationaliser les entreprises privées. on poussera plus avant l’éducation et la réforme de la bourgeoisie ». Mais il y a plus. Tout le mouvement de collectivisation a été présenté comme une « transformation socialiste » de l’agriculture chinoise. Nous y reviendrons dans un prochain article. En fait, comment se présente le fameux « programme de transition » ?
Le 30 juillet 1955, l’Assemblée populaire chinoise adopta une résolution sur le « premier plan quinquennal de développement de l’économie nationale » (lancé le 1er janvier 1953) qui rappelle en ces termes le préambule de la Constitution « La période allant de la fondation de la République populaire de Chine à l’avènement de la société socialiste est une période de transition. La tâche fondamentale de l’État dans la période de transition est de réaliser progressivement l’industrialisation socialiste (?) de l’agriculture, de l’artisanat (!), ainsi que de l’industrie et du commerce capitalistes (!?) ». Puisque l’on n’en est pas encore à la « société socialiste », en quoi l’industrialisation peut-elle être « socialiste » ? Trois plans quinquennaux seront, paraît-il, nécessaires à « l’avènement du socialisme » qui pour Mao, comme pour Staline, est une affaire purement « nationale » et « populaire ».
Après avoir repris à la Constitution le terme équivoque et contradictoire d’« industrialisation socialiste », la résolution de 1955 semble revenir à la formule non contradictoire, mais cependant équivoque, de Staline durant la fameuse période de transition, ce n’est pas le « socialisme » que l’on construira, mais simplement ses « bases », c’est-à-dire le capitalisme le plus développé, le plus concentré possible. Mao dit : « faire entrer l’industrie et le commerce capitalistes dans différentes formes du capitalisme d’État, afin de jeter ainsi les bases de la transformation socialiste de l’industrie et du commerce privés ». Et cette formule est correcte. Le capitalisme d’État n’a rien à voir avec le socialisme. Mais le même texte nous donne une autre formule, très significative : la période de transition aurait pour raison d’être de « jeter les bases préliminaires de l’industrialisation socialiste de la Chine ». S’agit-il de jeter les bases (capitalistes) du socialisme ou de jeter seulement les bases de l’industrialisation capitaliste, c’est-à-dire d’une économie bourgeoise qui n’a pas encore atteint le stade d’un capitalisme développé, qui se dégage lentement des formes précapitalistes de l’économie paysanne ? Là est toute la question. Les « communistes » chinois ont souvent prêché non pour « faire entrer l’industrie et le commerce capitalistes dans différentes formes du capitalisme d’État » mais pour encourager l’initiative privée, les petits marchés de campagne, etc. Rappelons-nous les mots de Lénine : l’impérialisme engendre en permanence le passage du petit capital au grand capital, du faible échange de marchandises à un échange développé. Le « socialisme » chinois en est là. Le capitalisme d’État est encore pour lui un idéal fort éloigné, ce qui lui permet d’en dénoncer les formules chez les faux « communistes » occidentaux. Mais en substance, Pékin se représente lui aussi le « socialisme » comme une forme de propriété collective ou étatique qui ne diffère en rien des formes russes, italiennes ou françaises du « socialisme national ».
Nous avons limité cette étude à l’idéologie du réformisme anti-impérialiste, nous contentant ça et là de quelques indications historiques sur la faillite des rêves « ultra-impérialistes » d’un développement concerté de la Chine bourgeoise. Il convient de faire ici une dernière remarque de caractère historique. L’échec du Kuomintang entre les deux guerres tient à sa négligence de deux ou trois facteurs que le parti de Mao a su faire jouer à fond. Par crainte de la révolution agraire, le parti nationaliste s’est refusé à armer la seule force sociale capable de lutter contre l’impérialisme étranger et d’assurer l’unification du pays. Par contre coup, tout le système de monopoles étatiques et tous les investissements américains en Chine furent inopérants pour son développement capitaliste. Ils n’ont fait que renforcer la domination parasitaire que la bourgeoisie compradore maintenait à la fois sur l’industrie des régions côtières et sur la paysannerie de l’intérieur. Contre ces « capitalistes bureaucratiques », qui furent à la fin du siècle dernier, les initiateurs du capitalisme d’État, le partage des terres (ou même la simple liquidation des fermages), la défense de la libre entreprise, de l’industrie et du commerce privés auraient dû ouvrir la voie d’un capitalisme « sain », « normal », « désirable », « progressiste » et « national » : c’était le vœu de tout le « peuple », et par-dessus le marché du président Truman, qui déclarait, le 15 décembre 1945, que les U.S.A. seraient prêts à « aider » la Chine si celle-ci réussissait à instituer « un gouvernement largement représentatif » qui donnerait à « tous les éléments politiques principaux du pays une représentation juste et efficace dans le gouvernement national chinois » ; lorsque la Chine aurait ainsi montré sa volonté de paix et d’unité, les U.S.A. auraient pu contribuer des prêts et des crédits au « développement d’une saine économie d’un bout à l’autre de la Chine et entretenir des relations commerciales amicales avec ce pays » (cité par Ph. Jaffé : « Le destin de la Chine », p. 292).
« Ultra-impérialisme » ? « Anti-impérialisme » ? Les prolétaires de la Commune de Canton sont morts pour une autre cause !