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LE MOUVEMENT SOCIAL EN CHINE (IV)



Content :

Le mouvement social en Chine (IV)
V. – Le développement du capitalisme chinois et la domination impérialiste
Ce qu’on appelle « l’accumulation primitive »
« L’ouverture » de la Chine : commerce et opium
Marx et la Chine
L’impérialisme et la bourgeoisie compradore
Source


Le mouvement social en Chine (IV)

Nous avons vu dans l’article précédent la place qu’occupe la question nationale et coloniale dans la théorie marxiste. La constitution d’un État national, le développement d’une économie nationale ne peuvent en aucun cas représenter pour le prolétariat le but de ses luttes politiques, ni l’aboutissement de ses aspirations sociales. Le stalinisme a renié à tel point lạ révolution d’Octobre qu’il n’y voit plus aujourd’hui qu’un simple prologue à l’accumulation du capitalisme en Russie. Il rejoint en cela les socialistes de la Deuxième Internationale qui s’efforçaient de circonscrire l’explosion révolutionnaire de 1917 et de la réduire à une révolution bourgeoise. Mais les bolcheviks n’étaient pas des jacobins égarés. En fondant l’Internationale Communiste, en appelant la prolétariat mondial à la guerre de classe, ils ont su donner une autre résonance à l’effondrement de l’Empire des tsars. Comme Marx et Engels l’avaient prévu, la révolution à Saint-Pétersbourg précipita l’Europe bourgeoise au bord de l’abîme.

Les fondateurs du marxisme avaient envisagé les mêmes « chocs en retour » de la révolution chinoise. Nous avons montré pourquoi cette attente a été déçue. Le prolétariat à combattu sans direction de classe ; l’Internationale de Moscou lui a imposé comme un carcan la stratégie nationale du Kuomintang. Mao Tsé-toung n’a pas « redressé » cette politique, il en est l’héritier. Suivant l’exemple de la Russie stalinienne, la Chine prône son modèle de construction économique comme le plus grand succès et l’unique perspective du « socialisme ». Dans les métropoles capitalistes, tout ce que « l’Internationale » de Pékin s’est contentée de créer se ramène à des « sociétés d’amis de la Chine » recrutant des bourgeois libéraux, amateurs de thé et de belles estampes. La nouvelle « patrie du socialisme » n’a même pas rafraichi la formule moscovite du « socialisme des patries ! ».

On nous reproche souvent de nous retrancher ans les condamnations globales d’un dogmatisme borné. Nous sommes fiers de ces accusations ! On nous dit encore que nous demandons à l’Histoire de réaliser l’impossible et mille « réalistes » affirment avec Mao la nécessité d’un développement capitaliste avant tout « passage au socialisme » dans un pays isolé. On déclare notre position de la question nationale et coloniale « utopique », voire « dangereuse » : n’accusait-on pas les bolcheviks d’isoler la révolution russe et de favoriser le retour du tsarisme ? N’a-t-on pas invoqué les menaces de l’Angleterre pour persuader les ouvriers chinois de rendre leurs armes aux troupes de Tchang Kaï-chek en 1927 ? Ces « arguments » sont au-dessous de toute critique. Mais si le socialisme est jamais sortie de l’utopie pour devenir la science de la révolution sociale, c’est en repoussant les illusions petites bourgeoises sur le « développement » du capitalisme.

Nous voulons montrer dans l’article suivant comment les positions stratégiques et tactiques du prolétariat dans la question nationale et coloniale reposent sur l’analyse et la prévision des antagonismes économiques déchaînés par le Capital. C’est en créant le marché mondial que les métropoles capitalistes se sont constituées des colonies ; c’est dans le marché mondial que celles-ci ont trouvé les conditions de leur émancipation ; et c’est encore l’épreuve du marché mondial qui décide de leur « développement » capitaliste. Aucune forme d’indépendance, aucun rideau de fer ne peuvent affranchir une économie « nationale » de la dure loi du marché. S’il trouve dans l’État national son meilleur instrument de domination, le système capitaliste est mondial. Il est né et il vit du perpétuel bouleversement des rapports entre les hommes, les peuples, les continents. L’étude de ces rapports anarchiques et de leurs points de rupture, en même temps que le reflet de ces antagonismes sur les rapports entre les classes, sont à la base de toute position marxiste de la question nationale et coloniale.

Le marxisme est donc loin de l’histoire apologétique des États ou de la glorification de leur « développement » économique. La Chine prolétarienne aurait pu détenir l’une des clés de la révolution sociale en Occident. Mais la Chine bourgeoise (pas plus qu’un autre pays, aussi « développé » soit-il) ne peut déterminer le sort du monde capitaliste, ni même son propre destin.

V. Le développement du capitalisme chinois et la domination impérialiste

Il s’est écoulé un siècle entre l’ouverture de la Chine au commerce mondial (ou plutôt à la piraterie anglaise) et la fondation de la « démocratie populaire » qui a consacré dans ce pays le triomphe sans partage du mode de production capitaliste. Nous n’avons pas l’intention ici de brosser une histoire de cette période, ni même de relever toutes les falsifications de l’historiographie nationale. Nous ne sommes nullement étonnés de voir les manuels les plus sérieux de la Chine maoïste passer sous silence les pages les plus significatives de Marx, Engels ou Lénine : elles partent de préoccupations qui ne sont pas celles des mandarins de la Chine nouvelle. Nous avons déjà dénoncé leur « réfutation » de la théorie marxiste du mode asiatique de production. Il s’agit maintenant d’illustrer le développement du capitalisme en Chine en repoussant l’interprétation qui fait de la victoire du Capital la fin dernière de tout le mouvement social et le gage de tout les « progrès ».

Ce qu’on appelle « l’accumulation primitive »

Le Premier Livre du « Capital » part de l’étude de l’argent, du capital et de la plus-value, tels qu’ils se présentent dans une société capitaliste développée, l’Angleterre du XIXe siècle, pour en faire la genèse et remonter jusqu’aux secrets de « l’accumulation primitive ».

« Nous avons vu comment l’argent devient capital, le capital source de plus-value, et la plus-value source de capital additionnel. Mais l’accumulation capitaliste présuppose la présence de la plus-value et celle-ci la production capitaliste qui, à son tour, n’entre en scène qu’au moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se trouvent déjà accumulées entre les mains de producteurs marchands. Tout ce mouvement semble donc tourner dans un cercle vicieux, dont on ne saurait sortir sans admettre une accumulation primitive (previous accumulation, dit Adam Smith) antérieure à l’accumulation capitaliste et servant de point de départ à la production capitaliste, au lieu de venir d’elle.
Cette accumulation primitive joue dans l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel dans la théologie. » (« Le Capital », 1re Livre, Ch. XXVI., Ed. Soc., T. III, p. 153).

Après avoir percé le mystère de la forme argent et découvert l’origine de la plus-value, Marx remonte donc à ce « péché originel » de l’économie « nationale ». Mais non pour l’en absoudre ! Il dénonce au contraire la facilité avec laquelle le capitalisme mûr oublie ses péchés de jeunesse, comme Khrouchtchev « oublie » Staline et Kossyguine « oublie » Khrouchtchev dans leurs hymnes à une société de « Bien-Être » et de profit. Marx fait ainsi l’histoire de la colonialisation pour rafraîchir la mémoire aux bourgeois anglais. Pouvait-il penser que les colonies de la vieille Albion, un siècle plus tard, brandiraient le drapeau du socialisme, non pour le planter sur la Tour de Londres, mais pour camoufler les misères de leur propre accumulation primitive ? Aujourd’hui, le « péché originel » des capitalismes russe ou chinois, yougoslave ou indien, s’appelle « construction du socialisme ».

Et Marx en démasque d’abord le caractère soi-disant « pacifique » et « harmonieux » :

« Dans les annales de l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale, qui l’a toujours emporté. Dans les manuels béats de l’économie politique, c’est l’idylle au contraire qui a de tout temps régné. À leur dire, il n’y eut jamais, l’année courante exceptée, d’autres moyens d’enrichissement que le travail et le droit. En fait, les méthodes de l’accumulation primitive sont tout ce qu’on voudra, hormis matière a idylle. » (Ibid., p. 154).

Marx consacre de nombreuses pages du « Capital » à décrire l’expropriation des paysans, la législation contre le « vagabondage », prélude indispensable à l’asservissement salarié. Mais il ne fait pas seulement œuvre d’historien. Ce qui pouvait paraître un passé éloigné pour l’Angleterre du XIXe siècle, il en montre la sanglante réalité dans ses colonies. Marx n’est pas obnubilé par la « patrie du capitalisme », par les mirages de « l’économie nationale » et de son « développement ». Il nous présente comme un phénomène mondial et contradictoire la révolution opérée par le Capital. Et c’est le pillage de l’univers par l’Angleterre bourgeoise qui se dresse sur les ruines de l’Inde, qui s’enrichit de la traite des Noirs, de l’exploitation de l’Amérique et de l’effondrement des empires rivaux :

« Aussitôt après, éclate la guerre mercantile ; elle a le globe entier pour théâtre. S’ouvrant par la révolte de la Hollande contre l’Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade de l’Angleterre contre la Révolution française et se prolonge, jusqu’à nos jours, en expéditions de pirates, comme les fameuses guerres d’opium contre la Chine.
Les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition. Et, en effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique. » (Ibid., p. 193)

Il n’est pas, aujourd’hui encore, d’ancienne colonie d’Afrique ou d’Asie dont la bourgeoisie ne prêche l’enrichissement par le « travail » et par le « droit » dans le respect et l’idolâtrie de l’État national tout-puissant. C’est l’A.B.C. du stalinisme. Derrière les formules du « droit au travail » ou de « la terre à ceux qui la travaillent ! » se cachent les expropriations en masse, la transformation de centaines de millions d’hommes en prolétaires : de l’Afrique à l’Asie, de la Russie à la Chine. Et même si ces méthodes de « développement » ne reposent pas toutes sur l’emploi direct de la force, comme dit Marx, « toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État » afin de « précipiter violemment » le passage à la domination du capital. De même que l’Angleterre réussit à combiner les différentes méthodes de ses prédécesseurs, les nouveaux concurrents du XXe siècle se sont efforcés de combiner toutes les méthodes du capitalisme à son déclin : la coopération avec la propriété paysanne, le marché mondial avec le système protectionniste, le « socialisme » avec… l’exploitation du travail salarié.

Dans son entreprise de démystification de l’économie politique, Marx aborde les théories de la colonisation et en particulier celle de Wakefield, dite « colonisation systématique » (cf « Le Capital », 1er Livre, ch. XXXIII), il s’agit là de montrer combien la réalité de l’accumulation capitaliste correspond peu à l’enseigne apologétique que la société bourgeoise s’est donnée en inscrivant sur ses drapeaux les « droits de l’homme et du citoyen ». Mais en y regardant de plus près, nous ne serons pas étonnés de découvrir dans les idées de la « colonisation systématique », visant à la « fabrication de salariés dans les colonies », l’embryon de tous les « systèmes socialistes » de nos modernes décolonisateurs.

« À la société capitaliste déjà faite, l’économie applique les notions de droit et de propriété léguées par une société précapitaliste, avec d’autant plus de zèle et d’onction que les faits protestent plus haut contre son idéologie. Dans les colonies, il en est tout autrement.
Là le mode de production et d’appropriation capitaliste se heurte partout contre la propriété, corollaire du travail personnel, contre le producteur qui, disposant des conditions extérieures du travail, s’enrichit lui-même au lieu d’enrichir le capitaliste. L’antithèse de ces deux modes d’appropriation diamétralement opposés s’affirme ici d’une façon concrète, par la lutte ». (Ibid., p. 206)

Marx dégage ici une donnée très importante dans la question nationale et coloniale : la possibilité pour les masses d’exploités dans les colonies de pendre conscience des contradictions de l’idéologie bourgeoise et de la rejeter, comme seule peut le faire l’avant-garde du prolétariat dans les métropoles capitalistes. C’est précisément la lutte ouverte et sans fard de la bourgeoisie « nationale » et de l’impérialisme mondial pour l’expropriation de ces masses paysannes qui peut favoriser leur prise de conscience et les placer momentanément sur le terrain du prolétariat. Ainsi, quelle différence entre la fin du yeoman anglais au XVIIe siècle et celle du moujik russe, soldat de la révolution d’octobre !

« Le même intérêt qui pousse le sycophante du capital, l’économiste, à soutenir chez lui l’identité théorique de la propriété capitaliste et de son contraire, le détermine aux colonies à entrer dans la voie des aveux, à proclamer bien haut l’incompatibilité de ces deux ordres sociaux. Il se met donc à démontrer qu’il faut ou renoncer au développement des puissances collectives du travail, à la coopération, à la division manufacturière, à l’emploi en grand de machines, etc., ou trouver des expédients pour exproprier les travailleurs et transformer leurs moyens de production en capital. Dans l’intérêt de ce qu’il lui plaît d’appeler la richesse de la nation, il cherche des artifices pour assurer la pauvreté du peuple. Dès lors sa cuirasse de sophismes apologétiques se détache fragment par fragment, comme un bois pourri. » (Ibid., p. 206–207)

Nous sommes loin des éloges sino-russes du « développement industriel », des déclamations sur la « liberté », « l’indépendance économique » et la « propriété fondée sur le travail ». Marx montre dans le pillage colonial la vérité de l’accumulation capitaliste et dans la théorie de la colonisation de Wakefield le nec plus ultra de nos modernes théories du « développement économique » et autres « constructions du socialisme ». Précisons tout d’abord que les idées de Wakefield devaient s’appliquer aux États-Unis d’Amérique et y résoudre une contradiction apparemment insoluble qui freinait tout son développement : la nécessité que la terre reste propriété du peuple pour attirer de nouveaux colons et la nécessité non moins grande pour le Capital que la propriété de la terre soit arrachée au petit producteur libre. Nous reviendrons sur ces « difficultés » lorsque nous aurons étudié les recettes bourgeoises de Mao Tsé-toung. Relevons seulement que ce ne sont pas les « idées » de Wakefield qui ont résolu le problème du développement capitaliste aux États-Unis, mais des bouleversements d’une tout autre ampleur.

Ce qui intéresse seulement ici ce sont les prémisses, le point de départ, de la « colonisation systématique ». Wakefield nous y donne une version originale du « contrat social » :

« L’Humanité adopta une méthode bien simple pour activer l’accumulation du capital : elle se divisa en propriétaires de capital et en propriétaires de travail… Cette division fut le résultat d’une entente et d’une combinaison faites de bon gré et d’un commun accord. » (Cf. « Le Capital », l.c., p. 208)

Pourquoi dans les pays en voie de développement, ne pas renouveler un tel « contrat » en améliorant ses clauses ?

« Après cela», commente Marx, «ne serait-on pas fondé à croire que cet instinct d’abnégation fanatique dût se donner libre carrière précisément dans les colonies, le seul lieu où se rencontrent des hommes et des circonstances qui permettraient de faire passer le contrat social du pays des rêves dans celui de la réalité ! »

Et ce n’est pas que « l’idée » de l’honorable Wakefield. C’est aussi celle des Staline. Mao Tsé-toung, Ben Bella, et de tout le « socialisme national » à la mode voulant nous faire croire, comme dit Marx que « la masse de l’humanité s’est expropriée elle-même en l’honneur de l’accumulation du capital ! »

Des guerres de l’opium aux « grands bonds en avant » de la Chine maoïste, il n’en fut jamais ainsi.

« L’ouverture » de la Chine : commerce et opium

Afin de bien marquer la différence entre l’historiographie nationale et notre conception du développement historique, ouvrons un moment le manuel d’« Histoire générale de la Chine » publié en 1958 aux éditions de Pékin « sous le patronage de la Société chinoise d’Etudes historiques ».

Les auteurs y ont choisi la date « républicaine » de 1911 pour diviser l’histoire moderne de la Chine. Avant le renversement de la dynastie mandchoue, ils placent « l’époque de la révolution démocratique de type ancien ». Après 1911, c’est « l’époque de la révolution de démocratie nouvelle et le passage de la démocratie nouvelle au socialisme ». Mais si, encore éblouis par ce tour de passe-passe, nous essayons de distinguer entre la démocratie de « type ancien » et la démocratie « nouvelle », nous découvrons aux démocrates bourgeois du type de Sun Yat-sen une paternité inattendue : celle du « socialisme » de Mao. La division même de l’histoire en « Ancien » et « Nouveau » Testaments ne laisse pas de nous surprendre. Nous y voyons la démocratie croître et se multiplier jusqu’à la révélation du « socialisme ». Nous y voyons la courbe paradoxale d’une bourgeoisie « nationale » toujours plus « révolutionnaire » au fur et à mesure que s’affirme la domination du Capital. Et toute la différence entre la démocratie de « type ancien » et la démocratie « nouvelle » se résume en ceci : tandis que les bourgeois compradors trahissaient les intérêts de la patrie par leurs compromis avec l’impérialisme étranger, les bourgeois de la « démocratie nouvelle » sont enfin devenus des bourgeois « nationaux ».

Mais laissons la chronologie dynastique et républicaine. L’histoire du développement capitaliste en Chine nous présente un tableau sensiblement différent. C’est tout d’abord « l’ouverture » de la Chine par les canonnières anglo-françaises, les trafiquants d’opium et les missionnaires en tout genre. Cet âge d’or du capitalisme européen débouche vite sur l’impérialisme et l’apparition de nouveaux concurrents en Chine : le Japon et les U.S.A. Le traité de Simonoseki, après la guerre sino-japonaise de 1895, marque le début de cette nouvelle phase de partage de la Chine en sphères d’influence pour l’exportation de capitaux. Et cette date, en même temps que celle de la révolte des Boxers, constitue un jalon beaucoup plus important dans les rapports entre l’impérialisme mondial et le mouvement national en Chine. Mais aux yeux de nos mandarins, elle doit trop s’aligner sur « l’Impérialisme » de Lénine : elle doit trop rendre compte des grands courants de l’histoire universelle et pas assez de celle des… Empereurs de Chine !

À la page 107 de l’« Histoire générale », nous lisons encore ceci :

« À travers les deux guerres de l’opium, les forces féodales réactionnaires s’étaient peu à peu associées avec les capitalistes étrangers venus dépouiller la Chine, conjuguant avec eux leurs efforts pour étouffer le mouvement révolutionnaire du peuple chinois. Ils obstruèrent la voie du développement indépendant de la société féodale vers le capitalisme dans lequel la Chine devait s’engager, la vouant infailliblement au sort tragique de pays semi-colonial et semi-féodal. » (C’est nous qui soulignons – N.d.l.R.).

Ainsi, après les « voies nationales au socialisme », Pékin découvre les « voies nationales au capitalisme ». Ces dernières paraîtrons moins « originales », car l’État national est typique du capitalisme. Mais une telle représentation n’en est pas moins fausse. L’historiographie nationale de Mao entre d’abord en contradiction avec elle-même, avec ses principes sacro-saints. Quel pouvait être, en effet, la « voie d’un développement indépendant de la société féodale vers le capitalisme » dans la Chine de la « démocratie de type ancien » ? Nous n’en voyons qu’une : celle de la bourgeoisie compradore liée aux intérêts de l’impérialisme mondial. Les historiens de la « démocratie nouvelle » l’ont toujours dénoncée comme « capitalisme bureaucratique ». Par contre, il est une autre voie, ouverte par la victoire de Mao Tsé-toung, et qui prétend justement être « indépendante » : c’est celle qui porte le nom de « construction socialiste ». Faut-il voir là un aveu ?

Mais l’idéologie nationale bourgeoise qui refait à sa manière l’histoire des États, tout comme elle imagine l’idylle d’un « contrat social » pour légitimer un pouvoir de classe, entre aussi en contradiction avec la réalité du développement capitaliste. Marx nous l’a déjà montré pour l’Angleterre, « patrie du Capital », qui n’a pu asseoir sa domination que sur le bouleversement et l’exploitation de tout l’univers. Cette dépendance du marché mondial et de la politique mondiale n’en est que plus forte pour les pays coloniaux victimes de l’impérialisme et aspirant à leur tour à un « développement indépendant ». L’histoire apologétique falsifie complètement le rôle joué par le capitalisme européen dans le réveil de l’Asie au siècle dernier. Loin d’avoir « obstrué » son développement, il l’a au contraire amorcé, portant un coup décisif au vieux mode asiatique de production.

Devenue « l’atelier du monde », l’Angleterre bourgeoise ne pouvait plus continuer à importer les cotonnades et les soieries du petit artisanat domestique chinois. Elle ne pouvait pas davantage se passer d’un marché aussi vaste pour sa production industrielle, alors que de nouveaux concurrents se présentaient en Europe. De son côté, la dynastie mandchoue défendait jalousement son pouvoir, se défiant à juste titre des commerçants occidentaux. En 1757, un décret interdit la pénétration des étrangers en Chine et les confina dans les « factoreries », sortes de quartiers réservés. Longtemps le port de Canton demeura le seul port ouvert au commerce extérieur dont une guilde de marchands détenait le monopole.

En 1833. date qui marque la fin du monopole de l’East India Company sur le commerce avec la Chine, les résultats de la révolution industrielle anglaise ne s’étaient pas encore faits sentir sur les échanges sino-britanniques. Circonstance aggravante, le déficit de la balance commerciale anglaise allait croissant. Les importations du thé chinois, produit qui prit la place du lait dans le maigre breakfast de l’ouvrier, s’accrurent dans des proportions considérables. Et ce déficit devait être comblé en lingots d’or ou d’argent !

On sait ce que l’Angleterre inventa pour faire cesser cette hémorragie de métaux précieux. Jusqu’au XVIIIe siècle l’opium n’était utilisé que comme médicament. Mais en 1773, les dirigeants de l’East India Company eurent l’idée de développer la culture du pavot en Inde et de porter le trafic de la drogue en Chine. Vendu fort cher, l’opium compensa les achats de thé et la suppression du monopole commercial de la compagnie en facilita encore la contrebande. La résistance des autorités chinoises, la saisie et la destruction à Canton de milliers de caisses de stupéfiants déclenchèrent la première guerre de l’opium (1839–1842). Le traité de Nankin (1842), confirmé par celui de Tien-tsin (1858) lors de la seconde guerre de l’opium, inaugurera la longue série des « traités inégaux » imposés à la Chine par les puissances impérialistes. La Chine dut ouvrir de nouveaux ports au commerce étranger, abandonner Hong-Kong à l’Angleterre et surtout renoncer à toute politique douanière indépendante : les droits d’entrée des marchandises ne devaient pas dépasser 5 pour cent de leur valeur, taux qui sera ramené à 3 pour cent à la fin du siècle. Les marchands anglais jubilaient, alléchés par la perspective de débouchés illimités. Ils furent vite déçus.

Dans un de ses premiers articles sur les événements en Chine, Marx montre le lien entre la guerre de l’opium et la révolte des Taipings. La dégradation de autorité impériale, la ruine de l’artisanat domestique concurrencé par les produits de l’industrie anglaise, l’aggravation des taxes pesant sur la paysannerie. tous ces facteurs ont mis fin à la stabilité millénaire de la Chine :

« La surpopulation en progrès lent, mais régulier, avait depuis longtemps rendu insupportable à la grande majorité de la nation les rapports sociaux existants. Vinrent les Anglais qui obtinrent par la force la liberté des échanges dans cinq ports chinois. Des milliers de navires partis d’Angleterre et d’Amérique voguèrent vers la Chine qui fut rapidement submergée par des produits industriels bon marché. L’industrie chinoise reposant sur le travail manuel succomba à la concurrence des machines. L’inébranlable Empire du Milieu subit une grave crise sociale. Les impôts n’entraient plus, l’État se trouva au bord de la faillite, la population tomba en masse dans le paupérisme, commença à se révolter, malmena et tua les mandarins et les bonzes. Le pays en pleine décomposition est menacé aujourd’hui d’une révolution violente… » (Marx : « Premier tour d’horizon international », « Neue Rheinische Zeitung », février 1850).

Nous sommes loin de la manière maoïste d’écrire l’histoire ! Marx considère l’entrée de la Chine dans le marché mondial, non du point de vue de son « développement indépendant », mais comme un résultat de l’expansion du Capital et un gage de nouvelles crises et de nouvelles révolutions. Sans se faire d’illusions sur le « socialisme » chinois des Taipings, il s’interroge sur les chances d’une révolution bourgeoise en Chine qui viendrait faire obstacle aux convoitises de l’impérialisme blanc et donnerait une autre secousse révolutionnaire à la vieille Europe :

« Le socialisme chinois n’a peut-être pas plus de rapport avec le socialisme européen que la philosophie chinoise avec la philosophie hégélienne. Mais il faut se réjouir qu’en huit ans les balles de coton de la bourgeoisie anglaise aient conduit l’empire le plus ancien et le plus solide du monde à la veille d’un bouleversement social dont les conséquences seront de toute manière extrêmement importantes pour la civilisation. Quand nos réactionnaires d’Europe, dans leur fuite imminente vers l’Asie, arriveront enfin à la Muraille de Chine, aux portes de la citadelle archiréactionnaire et archiconservatrice, qui sait s’ils n’y liront pas l’inscription
‹ République chinoise
Liberté, Egalité, Fraternité ! › »

Marx écrivait ces lignes en Février 1850, au moment où éclatait la révolte des Taipings. Il aura fallu exactement un siècle avant que la Chine puisse afficher une telle inscription. Et, malgré un vernis de « socialisme ». celle-ci n’a pas effarouché nos réactionnaires d’Europe et d’Amérique ; elle n’a pas entraîné leur faillite. Bien au contraire ! Le 6 Janvier 1950, le gouvernement de l’Angleterre archiconservatrice « reconnaissait » la République populaire chinoise et garde la place de Hong-Kong. Le 14 Février, c’était au tour de l’archiréactionnaire Vychinski de signer à Moscou un « traité d’alliance, d’amitié et d’aide mutuelle » avec la Chine.

Si Marx ne s’attendait pas au milieu du siècle dernier à une révolution prolétarienne en Chine, il espérait d’une révolution bourgeoise des conséquence aussi funestes pour l’Occident capitaliste : contraction du marché, crise commerciale et révolution sociale en Europe. Mais il ne rattachait pas cette perspective à celle d’un « développement indépendant » du capitalisme chinois et d’échanges « fructueux » avec l’étranger.

Marx et la Chine

Dans une série d’articles publiés par le « New-York Daily Tribune » entre 1853 et 1860, Marx a étudié la situation chinoise après la première guerre de l’opium et pendant la seconde. L’article « Révolution en Chine et en Europe » (14 Juin 1873) présente comme les maillons d’une même chaîne l’expansion britannique en Asie, la révolte des Taipings et les risques d’une nouvelle crise en Europe :

« Quelles que soient les causes des révoltes chroniques qui se sont succédées depuis près de dix ans pour se fondre aujourd’hui dans une révolution formidable, quelle qu’en soit la forme – religieuse, dynastique ou nationale – il est certain que cette explosion a été provoquée par les canons anglais qui imposèrent à la Chine la drogue soporifique nommée opium. Face aux armes britanniques, l’autorité de la dynastie mandchoue s’émietta ; la foi superstitieuse en l’éternité de l’Empire Céleste reçut un coup mortel ; l’isolement barbare du monde civilisé fut rompu ; et l’on inaugura des rapports d’échange qui se sont depuis rapidement développés sous l’influence attrayante des mines d’or de Californie et d’Australie… »

« Un isolement complet était la condition première de tout conservatisme en Chine. Maintenant que l’Angleterre a mis fin par la force à cet isolement, la dissolution doit venir aussi fatalement que celle d’une momie soigneusement conservée dans un cercueil hermétique et mise au contact de l’air. Mais dès lors que l’Angleterre a déchaîné la révolution en Chine, une question se pose : quelle influence aura cette révolution sur l’Angleterre et, à travers elle, sur le continent européen ? »

Pour répondre à cette question Marx fait une étude minutieuse du commerce sino-anglais à partir de 1842. Et il conclu à une faillite inévitable des espoirs démesurés conçus par les industriels britanniques à « l’ouverture  » du marché chinois. La conquête de la Chine, la découverte de l’or en Californie, dit Marx, ont ouvert une nouvelle phase de « prospérité » bourgeoise en Europe, mais on peut en prévoir la fin dans les limites mêmes de l’économie de marché :

« À la chute de Napoléon, après l’ouverture du continent européen, les exportations britanniques furent si disproportionnées aux capacités d’absorption du nouveau marché que le ‹ passage de la guerre à la paix › représenta une catastrophe plus grande encore que le Blocus Continental. De la même manière, la reconnaissance de l’indépendance des colonies espagnoles par Canning contribua à déclencher la crise de 1825. Les marchandises destinées au méridien de Moscou avaient été envoyées au Mexique ou en Colombie. Enfin, de nos jours, l’Australie n’a pas évité davantage le sort commun à tous les nouveaux marchés et elle s’est trouvée encombrée de produits pour lesquels manquaient les consommateurs et des moyens de paiement disponibles. En Chine, la caractéristique du marché est que depuis son ouverture, à la suite du traité de 1842, l’exportation de produits chinois comme le thé ou la soie en Grande-Bretagne a sans cesse augmenté, tandis que l’exportation de produits industriels britanniques est restée stationnaire dans l’ensemble… » (Marx « Le traité anglo-chinois » « New-York Daily Tribune », 5 octobre 1858).

Marx a montré cette évolution jusqu’en 1857. Mais nous pouvons compléter ce tableau avec des chiffres plus récents pour examiner les tendances du commerce extérieur chinois à la veille du partage du pays en sphères d’influence et du passage du capitalisme à son « stade suprême » : l’impérialisme. Ainsi, « l’Histoire moderne de la Chine » de Fan Wen-lang (T. I, Ch. 5) nous fournit des chiffres qui ont l’avantage d’exclure les importations d’opium :

Commerce extérieur chinois (en milliers de liangs)
Années Importations Exportations Excédent
1864 51.293 54.006 + 2.713
1870 69.290 61.682 - 7.508
1876 70.269 80.850 + 10.581
1887 102.263 85.860 - 16.403
1890 127.093 87.144 - 39.949
1894 162.110 128.997 - 33.223

Négligeable avant 1880 le déficit de la balance commerciale chinoise s’aggravera rapidement après cette date. Mais jusque là nous pouvons considérer avec Marx que « l’ouverture » du marché chinois n’a pas justifié les espoirs de l’Angleterre victorienne. Dans un nouvel article publié en Décembre 1859 vers la fin de la seconde guerre de l’opium, Marx tirait les conclusions de son étude :

« À une époque où avaient cours les opinions les plus absurdes sur l’impulsion que le commerce américain et britannique aurait dû recevoir de l’ouverture, comme on disait alors, des portes du Céleste Empire, nous avons montré, par une analyse minutieuse du commerce extérieur de la Chine depuis le début du siècle, que ces prévisions optimistes n’avaient aucune base solide.
En dehors du trafic de l’opium qui augmente, comme nous l’avons montré, en raison inverse des ventes de produits manufacturés d’Occident, nous avons découvert que l’obstacle principal à un rapide accroissement des importations en Chine réside dans la structure économique de cette société basée sur la combinaison de la petite agriculture et de l’industrie domestique…
Cette même combinaison de l’agriculture et de l’industrie domestique a longtemps été et reste encore un obstacle à l’exportation de marchandises britanniques aux Indes Orientales : mais là cette combinaison était basée sur un régime de propriété que les Anglais, comme propriétaires suprêmes du sol, ont pu saper et détruire, transformant par la force une partie des communautés indiennes en farms pures et simples produisant opium, coton, indigo, chanvre et autres matières premières en échange des marchandises britanniques. En Chine, les Anglais n’ont pas encore un tel pouvoir et il est peu probable qu’ils l’aient jamais ». (Marx : « Le commerce avec la Chine », « New-York Daily Tribune », 3 décembre 1859).

Cette dernière prévision de Marx s’est entièrement vérifiée : la Chine n’est pas entrée dans l’histoire comme colonie de l’Angleterre, mais comme « colonie de tout le monde » selon l’expression de Sun Yat-sen. Les difficultés de l’Angleterre à conquérir le marché chinois ne furent surmontées ni par le trafic de l’opium, ni par la « politique de la canonnière », ni par la multiplication des « traités inégaux ». Il fallut que la première phase d’expansion coloniale en Asie débouche sur l’impérialisme, qu’à l’exportation des marchandises succède celle des capitaux, pour que la résistance du vieux mode asiatique de production s’effrite et laisse la place à ce que les historiens maoïstes appellent la « voie du développement indépendant » de la Chine.

Nous reviendrons sur cette comparaison de l’Inde et de la Chine, sur la place particulière qu’occupe cette dernière à la limite de deux époques dans l’histoire coloniale. Relevons simplement combien les préoccupations de Marx et son analyse du développement économique chinois tournent le dos à celles de l’école maoïste. Si le trafic de l’opium, nécessaire pour forcer les portes du Céleste Empire, est devenu un obstacle à l’élargissement du marché chinois, Marx n’y voit pas le frein essentiel à l’essor d’une économie de marché. Il ne se met pas, comme nos historiens maoïstes, en quête d’une voie nationale au capitalisme. Il en montre au contraire les difficultés : la résistance des vieilles structures économiques et l’absence d’un pouvoir national ou colonial (l’Inde) susceptible d’impulser par la force l’accumulation du capital. La révolte des Taipings fut incapable de créer un tel pouvoir. La bourgeoise compradore n’a fait qu’en jeter les bases. Seule, la démocratie populaire a pu solidement l’établir en Chine. On comprendra que les nouveaux mandarins refassent à leur manière l’histoire de la Chine !

Il faut encore souligner de quel point de vue, non pas national, mais internationaliste, Marx considère les limites objectives du marché chinois. Il ne nourrit pas l’espoir « ultra-impérialiste » d’une aide au développement industriel de la Chine ; il ne prêche pas davantage la version petite bourgeoise de ce programme : un commerce « égal » et « réciproquement avantageux ». Marx attend seulement de la contraction du marché chinois une crise révolutionnaire en Europe ; et il redoute sans plus de l’élargissement de ce marché un retard de la révolution prolétarienne en Occident. Qu’on en juge d’après cette lettre à Engels du 8 octobre 1858 :

« On ne peut nier que la société bourgeoise ait vécu une seconde fois son dix-septième siècle, un dix-septième siècle qui, je l’espère, sonnera son glas comme le premier l’a appelée à la vie. La vraie tâche de la société bourgeoise est de créer le marché mondial, au moins dans ses grandes lignes, ainsi qu’une production basée sur ce marché. Comme la terre est ronde, il semble qu’avec la colonisation de la Californie et de l’Australie, l’ouverture de la Chine et du Japon, cette tâche soit achevée. La question difficile pour nous est la suivante : sur le continent (européen), la révolution est proche et prendra immédiatement un caractère socialiste. Mais ne sera-t-elle pas inévitablement brisée sur ce petit coin de terre, si dans une aire beaucoup plus vaste la société bourgeoise poursuit encore un mouvement ascendant ? »

Marx répond à cette question par la négative. Tout comme Lénine répondra à Kautsky. Tout comme nous répondons aujourd’hui aux différents Khrouchtchev, Mao Tsé-toung et autres propagandistes du « mouvement ascendant » de la société bourgeoise. Dans sa lettre à Engels, Marx s’appuie sur son étude du marché chinois pour montrer les contradictions de ce « mouvement ascendant ».

Dans sa réponse à Kautsky, Lénine met l’accent sur les contradictions encore plus graves déchaînées par l’impérialisme triomphant dans les pays arriérés, et il cite en particulier l’exemple de la Chine divisée en sphères d’influence pour la plus grande efficacité des exportations de capitaux. Dans notre réponse d’aujourd’hui aux « progressistes » bourgeois, nous pouvons reprendre l’histoire des crises économiques et des antagonismes sociaux en Asie ; nous pouvons jeter à la face des renégats les glorieuses batailles des prolétariats russe et chinois ; mais nous devons affirmer que si les ouvriers de l’Orient ont été vaincus, si la société bourgeoise a poursuivi dans cette aire géographique son « mouvement ascendant », c’est parce que les prolétaires d’Occident n’ont pas accompli leur devoir de classe en s’emparant des forteresses traditionnelles du capital. Seul, la victoire du prolétariat européen au cours des guerres et des crises impérialistes du XXe siècle n’était pas « inévitable ». Par contre, faute de cette victoire, l’accumulation du capital en Russie ou en Chine devenait une nécessité pour le développement du marché mondial.

À cause de sa situation politique et économique, la Chine fut le premier pays colonial où se manifestèrent les tendances de l’impérialisme moderne. Le renversement de la balance commerciale aux environs de 1880 reflète en partie ce changement. On se mit à cultiver l’opium en Chine et le thé en Inde, de sorte que ces produits perdirent beaucoup de leur importance dans le commerce extérieur chinois. Par ailleurs, le déficit croissant des échanges fut provoqué par des achats de biens d’équipement ou de matières premières pour l’industrie nationale ou pour les entreprises construites dans les concessions par les capitalistes étrangers.

L’école de Mao s’efforce de minimiser le rôle de la bourgeoisie compradore comme pionnier du capitalisme national. Elle désire aussi présenter la Chine du début de ce siècle comme un simple réservoir de matières premières pour l’impérialisme mondial et un marché pour les produits manufacturés de l’Occident. L’histoire des rapports entre l’impérialisme et la bourgeoisie compradore ne colle pas du tout à cette conception du patriotisme petit-bourgeois. Et les apologistes du « capitalisme national » ont souvent du mal à camoufler la réalité. Il en est ainsi du recueil statistique publié à Pékin en 1955 sous le titre « Histoire du développement économique de la Chine » (1810-1948).

Dans la troisième section de cette étude, nous trouvons différents tableaux illustrant cette tendance, en dépit de trucs grossiers qui nous empêchent de saisir les changements survenus dans la structure du commerce extérieur chinois.

Nous reproduisons le tableau 55 sur les achats et les ventes de coton brut et de cotonnade dans la page suivante.

Coton et cotonnades dans le commerce extérieur chinois (1873–1947)
  1873 1883 1893 1903 1910 1920 1930 1936 1947
Coton brut (milliers de quintaux)
Exportations 15 13 348 459 754 227 499 368 -
Importations 122 127 32 35 124 1017 2090 406 1212
Excédent des exportations(+)
ou des importations(-)
-107 -114 +316 +424 +630 -790 -1591 -38 -1212
Files de coton (milliers de quintaux)
Exportations 42 199 89 34
Importations 41 137 593 1656 1380 801 98 6
Excédent des exportations (+)
ou des importations (-)
-41 -137 -593 -1656 -1380 -759 +101 +83 +34
Tissus de coton (milliers de dollars)
Exportations 58 153 1005 1497 3006 7711 15 258 8969
Importations 24 716 25 256 39 720 92 783 99 497 251 624 202 165 12 089
Excédent des exportations (+)
ou des importations (-)
-24 658 -25 103 -38 715 -91 286 -96 491 -243 913 -186 907 -3120

Sauf entre 1893 et la première guerre mondiale, nous voyons un excèdent régulier des importations de coton brut à l’usage de l’industrie textile chinoise. Parallèlement, les importations de filés de coton qui vont croissant jusqu’en 1903 baissent ensuite régulièrement au point que la Chine devient exportatrice dès 1930. La tendance est identique bien que moins nette pour les tissus de coton.

Les tableaux 48 et 49 du même recueil seraient encore plus significatifs si en présentant la part de différents produits dans le commerce extérieur chinois de 1871 à 1947 ils ne laissaient une rubrique mystérieuse intitulée « Autres marchandises » et dont le pourcentage passe de 21,9 pour cent en 1871–1873 à 63 pour cent en 1936. Cette rubrique ne comprend-elle pas les biens d’équipement importés par la bourgeoisie compradore et par les entreprises des capitalistes étrangers ? Nous sommes tentés de le croire. Toujours est-il que dans le chapitre des importations la part de l’opium est passée de 37,7 pour cent en 1871–1873 à 0,05 pour cent en 1919-1921 ; celle des tissus de coton est passée de 30,2 pour cent à 18,4 pour cent pendant la même période pour décroître encore jusqu’en 1947.

Comment interpréter ces données ? Les obstacles au développement du marché chinois que Marx avait décelés au milieu du XIXe siècle ont été surmontés quelques décennies plus tard. De quelle manière ? Par la substitution à la vente des produits manufacturés de l’exportation de capitaux, ou mieux, par l’exportation pure et simple du mode de production capitaliste dans les pays arriérés.

L’impérialisme et la bourgeoisie compradore

Lorsqu’il était encore marxiste K. Kautsky sut faire une analyse rigoureuse de l’impérialisme qui contraste d’une façon saisissante avec ses affirmations ultérieures et avec les conclusions politiques qu’il en a tirées à l’époque de la IIIe Internationale, conclusions qui sont devenues celles du stalinisme russe ou chinois.

Dans sa brochure « Le chemin du pouvoir » publiée à Berlin en 1910, Kautsky écrivait :

« Pendant longtemps l’expansion du capitalisme n’avait presque pas apporté de changements à l’état de choses existant. Dans les régions situées hors de la civilisation européenne (à laquelle il faut rattacher aujourd’hui l’Amérique et l’Australie), les capitalistes n’exportaient d’abord que les produits du mode de production capitaliste et non la production capitaliste elle-même. De plus ils se limitaient aux régions proches des voies fluviales et des côtes. Mais au cours des dernières décades et en particulier ces vingt dernières années, un brusque revirement s’est produit. Une nouvelle ère a commencé dans la politique des conquêtes d’outre-mer, et l’exportation des produits par les États industriels dans les pays arriérés s’est transformée en une exportation des moyens de production et des moyens de transport de l’industrie moderne.
Nous avons vu combien s’est rapidement développée pendant cette période la construction des voies ferrées surtout en Orient (y compris la Russie). Tout aussi vite s’y est développée une industrie capitaliste : textile, métallurgique et minière… Dans la première moitié des années 1880, l’industrie capitaliste semblait incapable de progresser et cela se vérifiait dans le domaine de l’exportation des produits industriels. Mais l’exportation des moyens de production, prémisse d’un nouvel et brillant essor, ne fut possible que parce qu’elle assurait le développement du mode de production capitaliste dans des pays se trouvant hors de la sphère de la civilisation européenne et parce qu’elle y avait rapidement détruit les rapports économiques hérités du passé. »

Ces tendances se sont particulièrement affirmées dans les pays que le capitalisme européen n’avait pas encore réussi à transformer en colonies constituant une chasse gardée pour la métropole. Tels furent l’Amérique du Sud et surtout la Russie tsariste et la Chine. Il a fallu la fin de la seconde guerre mondiale et les « grandes victoires du socialisme » moscovite pour que les vieilles colonies européennes d’Afrique et d’Asie puissent accéder à part entière à la politique bénie de l’impérialisme russo-américain : l’exportation des capitaux et du mode capitaliste de production. Mais on jugera du caractère explosif des contradictions accumulées dans ces régions par ce qu’on appelle le « néocolonialisme », si on les étudie à la lumière des expériences russe et chinoise qui les ont précédées. Ce n’est pas par hasard que la Russie et la Chine se sont trouvées, au début du siècle, au centre des plus puissantes irruptions révolutionnaires. Elles ont été alors la terre d’élection des capitaux de l’Occident, l’Eden des « plans de développement ». Montrer comment tous ces « plans » se sont effondrés, c’est déjà illustrer les futures crises dans les pays récemment annexés à l’impérialisme mondial.

Après la seconde guerre de l’opium et la révolte des Taipings, une fraction de la classe dirigeante chinoise comprit la nécessité de réformes. La même révélation avait frappé le tsarisme, lors de sa défaite de 1855, dans la guerre de Crimée. En Chine, l’initiative du mouvement qui porte le nom d’« occidentalisme » et qui s’inspira du mot d’ordre « La Chine forte par elle-même », revient aux seigneurs de la guerre Tseng Kouo-fan et Li Hong-tchang.

Leur but était d’abord de doter la Chine d’une armée moderne en imitant celles de l’Occident. Li Hong-tchang, fit construire des arsenaux et des chantiers navals en utilisant du matériel étranger et des capitaux de l’État. Mais rapidement cette politique s’étendit à toute une série d’activités : services publics, industries mécaniques et textiles, etc.

« Ces seigneurs de la guerre », nous dit l’« Histoire générale de la Chine » (p. 117), « mirent la main également sur la navigation et l’industrie minière ; l’entreprise la plus célèbre de ce genre fut la China Merchant Steam Navigation Co, fondée par Li Hong-tchang en 1872. Cette compagnie, bien qu’elle eût absorbé aussi des actions privées à côté du capital fourni par le gouvernement, était complètement contrôlée par les seigneurs de la guerre et les compradores, tandis que les actionnaires ordinaires étaient en réalité dépourvus de voix délibérative dans l’administration de la société… ».

Dans toutes ces entreprises le contrôle de l’État était strictement observé. Mais avec quelle compassion les historiens maoïstes s’arrêtent sur le sort des « actionnaires ordinaires » auxquels le Fils du Ciel n’accordait même pas de voix délibérative dans les premières sociétés capitalistes chinoises ! Nos auteurs ne respirent visiblement mieux que lorsqu’ils voient naître et prospérer le capitaliste individuel :

« Pendant la décade de 1870 à 1880, des capitalistes privés commencèrent à fonder individuellement de petites usines de travail des métaux, des papeteries, des fabriques d’allumettes et des filatures de soie à Shanghai, Hankéou, Woutchang, etc. Ce qui représente la nouvelle industrie capitaliste nationale, la première de ce genre en Chine. » (Ibid., p. 117-118).

Voilà la marque du « socialisme » chinois : la fabrique d’allumettes du capitaliste individuel, l’araire du petit paysan, ça c’est le « progrès ». le « capitalisme national » et la « démocratie nouvelle » ! Mais les arsenaux de Li Hong-tchang avec du matériel américain, des capitaux d’État et des ouvriers salariés, c’est la « réaction » le « capitalisme bureaucratique », la négation même de toute « voie nationale » au capitalisme !

L’« Histoire du développement économique de la Chine » que nous avons déjà citée nous donne une série d’indications sur la corrélation entre capitaux privés, publics et étrangers dans la phase initiale de l’accumulation capitaliste. Du tableau 62 nous tirons les chiffres suivants :

Entreprises créées en Chine entre 1872 et 1911 avec un capital égal ou supérieur à 10 000 yuans
Périodes Entrepr. privées Entrepr. d’État ou mixtes Entrepr. avec particip. de capit. étrang.
Nombre Capital
1000 yuans
Nombre Capital
1000 yuans
Nombre Capital
1000 yuans
1872–1894 54 4805 19 16 003 1 629
1895–1911 345 76 840 47 27 574 30 25 432

Aussi limitées que soient ces indications (elles ne concernent que les industries minières et de transformation), nous y voyons nettement que le capitalisme industriel chinois est né étatique et a grandi, à partir de 1895, avec l’aide des capitaux privés et de l’impérialisme mondial. Comme nous l’avons déjà dit, l’entrée en force des capitaux étrangers en Chine peut être datée assez précisément. Jusqu’en 1895, la majorité des entreprises occidentales ou japonaises situées dans les grands ports chinois bornaient leurs activités aux services requis par les nécessités du commerce extérieur : constructions et réparations navales, industries de luxe dans les concessions. Avec le traité de Simonoseki, le Japon obtint un privilège qui s’étendra bientôt aux autres grandes puissances. Il s’agit du droit pour les étrangers d’installer des usines en Chine et d’importer librement des machines de toute sorte. Cette clause du traité sino-japonais de 1895 marque une nouvelle phase dans « l’ouverture » de la Chine : le passage de l’exportation de produits manufacturés à l’exportation des capitaux.

Une nouvelle série de « traités inégaux » ajoute aux avantages conquis à l’époque des guerres de l’opium ceux qui découlent de la domination impérialiste. C’est ainsi que J. Chesneaux a pu écrire dans « Le mouvement ouvrier chinois de 1919 à 1927 » que « Certains de ces privilèges, les plus anciens, correspondent aux nécessités de l’ère commerciale et ne cherchent qu’à garantir le mouvement des marchandises et celui des négociants (concessions, exterritorialité, limitation des tarifs douaniers), alors qu’une seconde série de privilèges (contrôle des finances, territoires à bail) reflètent à partir du break-up le souci des Puissances de garantir leurs investissements sur le sol chinois et de les protéger ».

Pour mieux comprendre les rapports entre le capitalisme national chinois et l’impérialisme étranger ainsi que le rôle de la bourgeoisie compradore, examinons quelques-unes des réalisations d’avant-garde de la période qui s’est ouverte pour la Chine avec le traité de Simonoseki. Et tout d’abord les constructions de voies ferrées.

Comme l’on sait, celles-ci occupent une place importante dans la soumission de la Chine au capital étranger, dans l’aggravation des rivalités impérialistes et dans le partage du pays en sphères d’influence et en concessions et territoires à bail. Elles n’en représentent pas moins un jalon indispensable à la création du marché national. Dans son « Plan industriel » Sun Yat-sen posait comme une tâche urgente du développement économique chinois l’ouverture de 100 000 milles de voies ferrées. La démocratie maoïste est encore fort loin de réaliser un tel programme. Il est vrai que Sun Yat-sen ne le croyait pas non plus réalisable par les seuls moyens nationaux chinois. On ne s’étonnera donc pas, dans la statistique publiée ci-dessous, de voir que la Chine « socialiste » n’a pas battu les records du capital bureaucratique lors des deux grandes phases d’expansion ferroviaire : 1895–1911 et surtout 1932–1937.

Longueur des voies ferrées construites entre 1876 et 1958 (en km) 
Années Longueur totale Longueur par période Longueur moyen. par an
1876 15
1877–1894 864 364 20
1895–1911 9618 9253 544
1912–1927 13 040 3422 214
1928–1931 14 239 1198 299
1932–1937 21 036 6797 1133
1938–1948 24 945 3909 355
1949–1958 31 193 7157 715

L’histoire du réseau ferré chinois illustre fort bien la faiblesse de la bourgeoisie nationale. Les périodes d’essor (1895–1911 et 1932–1937) furent pour le « capitalisme national » des périodes de défaite ou de stagnation (l’écrasement des Boxers et l’occupation japonaise). Inversement, entre 1912 et 1927, lors du plus grand développement des entreprises privées de la bourgeoisie nationale, la Chine n’a construit que 214 km de voies ferrées par an.

Mais la faiblesse de cette bourgeoisie apparaît encore plus, si l’on considère la masse des emprunts souscrits par l’État pour la construction du réseau de chemins de fer et le contrôle exercé par l’impérialisme sur celui-ci. La construction de voies ferrées fut un des grands supports de l’exportation des capitaux. En 1914, l’État chinois n’avait construit par ses propres moyens que 3,8 pour cent du réseau existant, et les voies n’étaient rachetées par ses soins que pour renforcer les garanties exigées des prêteurs de capitaux. « Histoire du développement économique de la Chine » nous offre le tableau suivant de l’exploitation du réseau ferré :

Contrôle de l’impérialisme sur le réseau ferré (pourcentage de sa longueur totale)
Années Sous administration chinoise Exploité directement par l’impérialisme Sous contrôle étranger
1894 21,1 78,9
1911 6,9 39,1 54,0
1927 8,0 33,2 58,8
1931 15,7 30,4 53,9
1937 9,3 46,6 41,1
1948 65,6 8,8 25,6
Pour 1948, ce chiffre comprend les lignes de chemins de fer construites sous l’occupation japonaise ainsi que celles de Formose.

Un autre signe de faiblesse de la bourgeoisie nationale se révèle dans l’orientation de ses investissements. Les entreprises qui demandent d’importants capitaux (chemins de fer, industries extractives) sont presque entièrement contrôlées par l’impérialisme étranger. La bourgeoisie compradore limite ses ambitions à l’industrie légère : textile, alimentaire. Sur 521 entreprises fondées par la bourgeoisie nationale entre 1872 et 1911 avec un capital de 160 millions de yuans, le recueil de statistique déjà cité nous donne la répartition que voici :

Industries Nombre d’entreprises Capital d’entreprise
Industries minières et métallurgie 72 41,4
Constructions mécaniques 3 0,8
Industries textiles 193 40,8
Industries alimentaires 100 17,7
Autres industries 153 59,3

La plus grande partie de l’industrie lourde se trouve par contre aux mains des étrangers. Les mines de charbon de Foutchéou appartiennent au Japon, celles de Kailan à l’Angleterre. La presque totalité du minerai de fer produit en Chine est contrôlée par des entreprises japonaises. Les tableaux 75, 80 et 88 du manuel de statistiques chinois nous donne les chiffres suivants :

  Charbon Fer
Années Product. totale (en millions T.) Sous contrôle étranger (%) Product. totale (en millions T.) Sous contrôle étranger (%)
1912 9,1 52,4 0,2 100
1913 12,9 55,4 0,4 100
1914 14,2 50,4 0,5 100
1915 13,5 56,5 0,6 100
1916 16,0 47,6 0,6 100
1917 17,0 49,0 0,6 100
1918 18,4 46,6 1,0 100
1919 20,1 48,1 1,3 100
1920 20,1 50,9 1,3 100
1921 20,5 49,4 1,0 100
1922 21,1 52,2 0,9 100
1923 24,5 54,8 1,2 100
1924 25,8 54,8 1,3 100
1925 24,2 54,2 1,0 100
1926 23,0 53,1 1,0 99,0
1927 24,2 56,0 1,2 99,3
1928 28,0 56,1 1,5 99,3
1929 25,4 57,7 2,0 99,7
1930 26,0 57,8 1,8 99,7
1931 27,2 53,5 1,8 99,4
1932 26,4 59,0 1,8 99,3
1933 28,4 64,9 1,9 99,1
1934 32,7 62,8 2,1 99,2
1935 36,0 36,0 2,9 99,4
1936 39,9 55,7 2,9 99,2
1937 37,2 61,1 3,4 99,7
1938 27,4
1939 36,6 4,5
1940 44,5 5,3
1941 56,3 7,5
1942 59,2 9,9
1943 50,1 10,6
1944 48,3 7,9
1945 23,9 0,4
Pour le fer, la statistique ne porte que sur la production mécanisée. Pour le charbon, elle comprend aussi la petite production artisanale, ce qui en réduit le pourcentage sous contrôle étranger.
À partir de 1938, les chiffres cités ne comprennent que ceux des quatre provinces du nord-est occupées par les Japonais.

Ce tableau des faiblesses de la bourgeoisie chinoise reléguée aux industries de transformation, dépendant des capitaux et des matières premières aux mains de l’impérialisme, ne serait pas complet si l’on ne mentionnait aussi les différentes mesures de contrôle direct dans le domaine financier et politique. En 1854, la direction des douanes chinoises fut livrée à un inspecteur général anglais ; avec l’accroissement des emprunts extérieurs la Chine a pratiquement hypothéqué ses douanes à l’étranger qui a pris l’habitude d’y voir une garantie à ses prêts. Inutile de dire dans quelles conditions s’est trouvée l’industrie nationale face à la concurrence étrangère. Circonstance aggravante : une douane intérieure, crée à l’époque de la révolte des Taipings vint en plus frapper les marchandises chinoises circulant d’une province à l’autre. Cet impôt (le likin), qui s’élevait à l’origine à 1 pour cent, est passé dans certains provinces à 5 et même 20 pour cent. Dans les « Trois principes du peuple », datant de 1924 Sun Yat-sen définit en ces termes la situation des douanes chinoises :

« Dernièrement, on a commencé à se servir de coton chinois et de machines européennes pour filer et pour tisser. Ainsi, à Shanghai, il y a de très grandes filatures et de grands tissages. En fait, avec ces filatures et ces tissages on pourrait faire échec aux marchandises européennes. Mais, parce que les douanes sont encore entre les mains des Étrangers et ceux-ci perçoivent encore de lourds droits sur notre toile indigène. Et non seulement les douanes maritimes perçoivent de lourds droits, mais quand une marchandise entre à l’intérieur des terre, on perçoit encore le likin. Donc, non seulement la Chine n’a pas de tarif protecteur, mais les droits qui pèsent sur les marchandises indigènes vont protéger les marchandises européennes. ».

Dans les années qui suivirent la première guerre mondiale, ces contradictions entre la bourgeoisie « nationale » et l’impérialisme éclatèrent avec force. En l’absence d’une puissante concurrence étrangère pendant les hostilités, les entreprises chinoises connurent un certain essor : entre 1914 et 1921 le nombre des filatures de coton appartenant à des Chinois est passé de 7 à 23 pour un total de broches allant de 160 900 à 508 746. Mais ce progrès, toujours limité à l’industrie légère, s’est vite heurté à un retour des capitaux européens et à un renforcement considérable des positions japonaises qui s’est exprimé, dès 1915, par les « Vingt et une demandes » du Japon au gouvernement chinois.

Ainsi, nous avons vu comment l’impérialisme s’est développé tendant à substituer à l’exportation des produits manufacturés des métropoles l’exportation des capitaux et du mode de production capitaliste lui-même. Nous avons montré en même temps les contradictions de ce développement et ses limites : faiblesse de la bourgeoisie nationale malgré l’essor de la grande industrie et l’extension d’un réseau moderne de voies de communication, difficultés à constituer un marché national dues aussi bien aux pressions extérieures qu’à la stagnation de la petite agriculture, enfin, croissance rapide d’un prolétariat indigène fortement concentré et prenant très tôt conscience de ses buts spécifiques de classe. Nous reviendrons ultérieurement sur ce dernier point.

Avant d’examiner les forces du prolétariat chinois, il s’agit de dénoncer deux conceptions aujourd’hui triomphantes qui ont pour seul objectif d’embellir le rôle de l’impérialisme et de la bourgeoisie nationale niant les contradiction du développement capitaliste dans les pays arriérés. Apparemment opposées, ces conceptions se rejoignent dans une même négation des tâches révolutionnaires du prolétariat et de son indépendance de classe. La première de ces conceptions porte le nom de Kautsky et répand l’illusion d’un développement harmonieux et sans crise de l’impérialisme dans les pays arriérés ; la seconde, formulée par Sun Yat-sen dès le début du siècle, en est la version « sous-développée » et recherche dans l’État, dans les nationalisations, dans la création d’un marché national unique, non seulement le gage d’un rapide développement capitaliste, mais encore la meilleure garantie qu’un peuple arriéré puisse apporter à l’exportation des capitaux par les puissances impérialistes.

L’une et l’autre de ces théories prétendent faussement s’inspirer du socialisme ; l’une et l’autre ont été depuis longtemps démenties par l’histoire et ne doivent qu’à la contre-révolution mondiale de traîner une misérable existence dans les rangs clairsemés du prolétariat.



Source : «Programme Communiste», № 31, avril-juin 1965

About the romanisation of chinese names etc. consult our page «A Non-Exhaustive Euro-Hannic Transcription Engine»

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