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LA CRISE DE 1926 DANS LE P.C. RUSSE ET L'INTERNATIONALE (VIII)
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La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale (VIII)
Une première conclusion
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La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale (VIII)

Une première conclusion
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L'étude que nous avons entreprise dans le Nr. 68 de cette revue et poursuivie dans les Nr. 69-70, 73, 74, 76, 77 et 78, a fini par prendre une physionomie et un caractère qui ne correspondent plus du tout à ce que suggère son titre. Ce qui devait être une analyse du débat entamé dans le PC russe courant 1926 (et qui s'est prolongé durant toute l'année 1927) autour des problèmes posés par la crise interne de l'URSS et les événements internationaux, et par leurs reflets sur le mouvement ouvrier et communiste, est devenu une introduction, longue et détaillée, à cette analyse. Il y a à cela deux raisons essentielles.

Nous étions partis de la lettre écrite le 28 octobre 1926 par Amadeo Bordiga à Karl Korsch, pour essayer de mettre en évidence les raisons qui ont empêché les «oppositions» italienne et allemande de se rencontrer en 1926 (et a fortiori les années suivantes) sur le terrain de la résistance à la dégénérescence du parti russe et de l'Internationale. Ce sont ces mêmes raisons qui poussaient la première à s'affirmer solidaire de l'Opposition Unifiée (tout en en réaffirmant des divergences anciennes et bien connues) et à vouloir rester, pour un temps au moins, dans le Komintern, la seconde à rompre avec l'une et avec l'autre, en se plaçant sur un terrain jugé dès ce moment-là par nous inacceptable.

Cette recherche visait en même temps à faire un peu plus de lumière sur l'histoire non seulement du Parti allemand, mais de l'Internationale elle-même, afin d'avancer vers une analyse non superficielle des vicissitudes des nombreux courants qui s'opposaient (ou prétendaient s'opposer) au stalinisme en Europe après 1927.

L'axe de notre étude s'est cependant très vite déplacé de l'Europe centrale et occidentale vers l'URSS. Ce «changement de cap», qui a pu surprendre, voire décevoir certains lecteurs, nous était imposé de manière déterministe par la constatation suivante: la véritable question à élucider n'était pas celle du désaccord entre les deux courants représentés par Bordiga et Korsch, dont les origines et les positions étaient trop différentes et discordantes pour qu'ils puissent en quelque sorte se «rencontrer»; la véritable question était celle de la fracture qui s'était ouverte au sein du «Parti de Lénine», un parti qui, malgré une succession de crises et de frictions internes, avait constitué jusqu'à quelques années auparavant un bloc unique et unitaire.

Mais une fois engagés dans cette voie, il nous fallait inéluctablement reparcourir à reculons tout l'arc de temps qui sépare objectivement la Russie économique et sociale de 1926 de celle de 1921, et qui en même temps sépare subjectivement la vision léninienne, unitaire et globale, des tâches de la dictature prolétarienne en Russie et de la NEP, des visions toujours plus discordantes et partielles qui affleuraient progressivement aux deux extrêmes (si on peut employer ce terme) du Parti.

Pour comprendre ces visions déformées, il était tout aussi indispensable de remonter à Lénine et à sa bataille constante pour maintenir le Parti, qui était en même temps le nerf de l'État, sur la voie clairement prévue et formulée à la lumière du marxisme. Ensuite, il fallait essayer de mettre en évidence dans le sous-sol économique et social russe (inséparable, bien entendu, du fond mondial du rapport de force entre les classes) les bases matérielles des multiples désaccords - pas seulement en matière de «politique économique» - qui ont éclaté dans le PC russe et gagné de là l'Internationale. En d'autres termes, il fallait faire ressortir les bases matérielles qui ont permis la victoire du stalinisme, agent de la transformation capitaliste nationale de l'URSS et, par contrecoup, de la désorganisation et du désarmement d'abord, puis de la dispersion complète du mouvement communiste et ouvrier mondial.

Il fallait donc reconstituer le cours cahotique des positions prises par les divers courants du Parti au cours des trois années qui ont précédé la crise finale de 1926-27, en parallèle avec le processus contradictoire de l'évolution économique et sociale en Russie et dans le monde; il fallait chercher dans celui-ci la clé du processus non moins contradictoire des alignements politiques, et même de l'histoire «personnelle» des principaux protagonistes de la crise interne du PC russe, une histoire qui était certes conditionnée en partie par leur passé politique, mais qui n'en découlait pas toujours directement.

C'est ainsi que le filon originel s'est divisé en une série multiforme et complexe de filons dont il fallait suivre les développements au moins dans leurs grandes lignes, afin de mettre en évidence les raisons de leurs éloignements et de leurs rapprochements, ou à l'inverse de leurs rapprochements et de leurs éloignements (1), qui étaient le reflet «matérialistement» déterminé d'un cycle historique riche d'antagonismes inconciliables.

Le tableau que nous en avons tiré ne prétend être ni complet, ni définitif. Il n'en constitue pas moins la seule trame, développée ici plus ou moins exhaustivement, permettant une analyse marxiste sérieuse de cette période tourmentée, en échappant aux banalités de la chronique comme aux misères de l'hagiographie ou, à l'opposé, de la démonologie.

Ceux qui s'adonnent à de pareilles «disciplines» ne voient dans la crise des années 1926-27 qu'un épisode accidentel, dû à des facteurs imprévus d'ordre essentiellement personnel, et tels qu'une conjonction différente de ces facteurs aurait donné un cours différent. Tout ce qu'on peut faire selon eux, c'est donc d'enregistrer dans les minutes de l'histoire ce qui s'est effectivement passé. Nous voyons au contraire dans cette crise un tournant crucial, dont les répercussions profondes se font sentir encore aujourd'hui dans le mouvement ouvrier, ce qui nous donne mille raisons supplémentaires d'y reconnaître l'effet d'un heurt catastrophique de forces matérielles; et nous devons comprendre pourquoi, étant donné une conjonction bien précise de facteurs prévisibles, et en réalité prévus, d'ordre impersonnel (ce qui ne veut pas dire exclusivement «objectifs») les choses devaient se passer de cette façon.

Nous savons que pour comprendre ces événements, il nous faut chercher leurs causes dans une chaîne longue et complexe, qui fait notamment intervenir le processus de formation des partis de la IIIème Internationale (y compris le parti russe), les solutions apportées centralement et localement aux problèmes tactiques, les méthodes d'organisation et de direction adoptées, l'inertie de traditions pluri-décennales, le poids des conquêtes limitées et des défaites dévastatrices du mouvement prolétarien, etc. Cela explique aussi pourquoi cette recherche des causes à la lumière d'une méthode rigoureusement matérialiste est la seule qui permette de ne pas s'arrêter à un enregistrement objectif du fait accompli mais oblige à aller plus loin, et permet ainsi de recueillir un patrimoine d'enseignements précieux et de confirmations lumineuses, que nous avons appelé les «leçons des contre-révolutions».

• • •

Nous sommes ainsi arrivés au seuil du grand «débat» de 1926-27 Les tendances qui, dans l'analyse effectuée jusqu'ici, semblaient être les fils épars d'un écheveau embrouillé, vont se regrouper début 1926 en deux grands faisceaux qui se heurtent sur le terrain théorique et par conséquent aussi sur le terrain politique. Encore une fois, ce n'est pas par hasard. Les faits implacables de l'évolution sociale, économique et politique mondiale élargissent les problèmes posés aux grands militants bolchéviks. Ils n'ont plus seulement affaire à des problèmes apparemment isolés et passagers de politique économique russe, ces problèmes qu'ils cherchaient tous à résoudre en cohérence rigoureuse avec la doctrine marxiste, et à la solution desquels tous contribuaient sans qu'on puisse donner entièrement raison ou tort aux uns ou aux autres. Maintenant, ils sont confrontés à des problèmes qui touchent le patrimoine tout entier du Parti et de l'Internationale, tout son patrimoine théorique, programmatique, tactique et organisatif.

Pour nous, il est bien certain que le sort du mouvement communiste russe et mondial ne se décidait pas dans l'arène du débat sur la «question russe». En réalité, il s'était déjà décidé sur le terrain des rapports matériels des forces. Mais il est tout aussi certain que cette bataille authentique devait être livrée, sous peine de ne laisser aux générations futures que les cendres de la grandiose épopée d'Octobre.

Même si ce n'est que pendant quelques mois, - mais des mois denses de tragédies sur tous les fronts de la guerre mondiale de classe - l'Opposition Unifiée russe, dépassant ce qui avait séparé et même opposé ses composantes, s'est levée pour défendre la tradition classiste, internationaliste, révolutionnaire du mouvement ouvrier, et elle s'est battue jusqu'au bout pour sauver cette tradition de l'assaut convergent des liquidateurs. Pour les avoir ressentis à l'époque, nul n'est plus conscient que nous des insuffisances, des hésitations et des silences qui, comme c'était inévitable étant donné les événements antérieurs rappelés dans notre étude, entachaient sa bataille malheureusement presque solitaire. Mais la place de l'Opposition Unifiée dans l'histoire du communisme ne saurait être appréciée au vu des «faiblesses» collectives du passé et du présent; ce qui lui donne tout son poids, c'est qu'elle a eu la capacité de s'élever, malgré elle, à la hauteur des principes, à un moment où le mouvement tout entier dégringolait dans le bourbier de l'absence de principes et le présentait comme modèle aux générations futures.

L'étude que nous avons entreprise - et qui ne pourra reprendre, pour entrer enfin dans l'analyse du débat de 1926-27, que dans quelques temps - a donc élargi, du moins nous l'espérons, l'optique dans laquelle nos principaux textes de parti ont toujours présenté et commenté la terrible débâcle de ces années-là, mais elle ne l'a absolument pas modifiée. Dans cette optique le parti de classe, et par conséquent ses militants, même les plus grand, sont sans aucun doute un puissant facteur de l'histoire, mais aucune vertu miraculeuse ne peut les soustraire au destin d'être en même temps un produit de l'histoire, d'une histoire non pas étroitement nationale, mais internationale.

C'est pourquoi la postérité n'a pas le droit de juger le parti bolchévik d'après ce qu'il était inévitable qu'il devienne après la défaite - mais avec quels soubresauts jusqu'à la fin! - ni d'après ce qu'il avait non moins inévitablement commencé d'être dans les phases d'éclipse qui ont précédé son écroulement. Elle doit le juger d'après ce qu'il a su incarner dans cette bataille que l'historiographie conformiste prend pour une folle et passagère don-quichottade ce parti saigné à blanc par la guerre civile, étouffé par l'isolement de la dictature du prolétariat dans un pays essentiellement paysan, a trouvé la force, avant de succomber sous le poids écrasant d'une conjoncture historique à tous points de vue défavorable, de produire en son sein une avant-garde décidée à défendre et à revendiquer à contre-courant, envers et contre tout, le patrimoine tout entier du marxisme.

Cela explique aussi qu'en reconstituant les escarmouches qui ont précédé le heurt théorique et politique au sein du PC russe (et accessoirement de l'Internationale), nous ne pouvions nous borner à chercher les causes proches ou lointaines de son issue, ni les points faibles qui existaient même chez les porte-parole des positions théoriques les plus solides. Nous avons pu, au contraire, redécouvrir chez tous les protagonistes, chez les vaincus comme chez les vainqueurs apparents (la droite «boukharinienne», qui sera mise en déroute à son tour quelques années plus tard), au moins un fragment des grandes vérités de classe, au moins un point de référence pour le mouvement communiste cherchant à atteindre la victoire par un chemin ardu, à travers le dédale du monde bourgeois et les mille séductions de ses «valeurs» empoisonnées.

En fait, le duel théorique et politique s'est déroulé entre enfants d'une même souche, qu'un cours historique funeste a condamnés à chercher leur voie, péniblement et seuls, dans les conditions objectives les plus défavorables. Avant de les massacrer tous, le stalinisme les a laissé croiser le fer une dernière fois, dans une bataille dont il n'était pas partie prenante. Cette bataille n'était pas, ne pouvait pas être la sienne. Une seule chose l'intéressait dans son issue: recueillir les dépouilles des combattants pour en tirer un titre de légitimité à son propre triomphe en Russie et dans le monde et, ainsi armé, liquider - y compris physiquement, comme il le fera par la suite - l'obstacle gênant et dangereux que représentait pour lui le Parti de la révolution d'Octobre. Même les rares fois où les «devoirs de leur charge» ont obligé ses hommes à y prendre la parole, le stalinisme est resté en dehors du grand duel; il était engagé dans l'administration du capital et de l'État national, il n'avait ni le temps ni l'envie de participer à un tel débat. C'est pour cela que nous ne l'avons même pas évoqué dans notre travail.

Si, dans cette étude, nous avons longuement montré les faiblesses de l'Opposition, tant dans la conception du cycle historique que traversait la Russie, que dans les grandes questions de tactique et d'organisation du Parti russe et surtout de l'Internationale, il faut souligner que malgré ces faiblesses la bataille farouche de l'Opposition de 1926-27 s'inscrit dans «la ligne qui va de Marx à Lénine, à la fondation de l'internationale Communiste et du Parti Communiste d'Italie, à la lutte de la Gauche Communiste contre la dégénérescence de l'Internationale, contre la théorie du «socialisme dans un seul pays» et la contre-révolution stalinienne». Mais il faut souligner aussi à quel point la persistance de ces faiblesses a contribué à aggraver la défaite de ces années-là. Comprendre cela est capital, c'est tirer un enseignement inappréciable pour «la tâche difficile de restauration de la doctrine et de l'organisation révolutionnaires, en liaison avec la classe ouvrière, contre la politique personnelle et électoraliste», la rude tâche de rétablir la ligne révolutionnaire, dans laquelle nous sommes engagés, et qui «distingue notre Parti».

En 1926, cette ligne ne pouvait pas être rétablie. Mais c'est seulement en se rattachant à la bataille désespérée menée ces années-là qu'on pourra la rétablir dans toute sa puissance.

Notes:
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  1. On aurait tort de voir là un simple jeu de mots. Ce qui fait les tourments, mais aussi les délices de l'historiographie courante, c'est précisément l'alternance «paradoxale» de positions inversées chez les porte-parole de la «droite» et de la «gauche» du PC russe, et leurs brusques «renversements de front». Inutile de dire que l'explication de ce phénomène est hors de sa portée, et qu'il s'agit pour elle d'un mystère insondable. [back]

Source: «Programme Communiste» Nr. 79, Avril 1979.

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