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LA CRISE DE 1926 DANS LE P.C. RUSSE ET L'INTERNATIONALE (VI)
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La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale (VI)
La polémique Préobrajensky-Boukharine
Préobrajensky
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La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale (VI)

La polémique Préobrajensky-Boukharine
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Il n'y a pas un grain d'utopie chez Lénine. Pour affronter les problèmes ardus de la NEP il ne raisonne pas en termes de catégories économiques abstraites, mais en termes de classe, et il raisonne de la seule façon permise à un marxiste, en prenant en compte les classes en mouvement à l'échelle internationale. Il ne considère pas comme Préobrajensky qu'il y a en Russie d'une part «les rapports de production nés pendant la dictature du prolétariat» (1) et de l'autre les rapports hérités du passé pré-capitaliste ou laissés libres de se développer sous la «nouvelle politique économique», les premiers régis par des lois inconnues des seconds et destinés à les vaincre ou à être vaincus par eux, les seconds gouvernés par des lois opposées tendant inévitablement à prévaloir sur l'ensemble du territoire soumis à la domination du pouvoir ouvrier. Ce que Lénine voit, c'est le pouvoir dictatorial du prolétariat qui lutte pour se défendre et survivre dans la perspective de la victoire internationale de sa classe, face à d'autres classes enracinées dans des rapports de production forcément non socialistes, mais au sein desquels il exerce cependant son action.

Si la possession des moyens de production dans presque tout le domaine industriel et, dans le domaine agraire, au moins celle de la terre, sont vitales pour la vie et le renforcement de la dictature du prolétariat en Russie, et donc aussi pour le sort futur de la révolution dans le monde, ce n'est pas parce que «le socialisme» se concentrerait dans l'industrie étatique en opposition à l'économie mercantile régnant dans l'agriculture et dans les échanges entre ville et campagne; c'est parce que cette possession constitue un instrument matériel de la lutte du pouvoir prolétarien pour survivre. Contrairement à ce que dira encore un Préobrajensky, le pays des soviets ne se trouvait pas «au stade des premières années du socialisme» (2), mais à celui des premières années de la dictature du prolétariat dans un pays où la prédominance paysanne était absolue; cette tête de pont audacieusement lancée vers la révolution communiste mondiale ne pouvait mener au socialisme qu'à la condition que celle-ci triomphe, et non parce que de nouveaux rapports de production avaient été instaurés en Russie.

C'est dans le cadre de la stratégie communiste mondiale, et toujours dans ce cadre, que le pouvoir soviétique travaillait à consolider les fondations de ce pont audacieux mais fragile, par une politique économique centrée sur la reconstruction (ou la construction) et le renforcement de la grande industrie moderne. Il n'y avait pas d'autre moyen pour «fonder la base économique de notre prolétariat, pour en faire un prolétariat fort», pour renforcer sa dictature et lui permettre de l'exercer «en dépit de toutes les difficultés politiques et militaires»; et c'était d'autre part, la seule façon «d'orienter, malgré tout, les paysans vers le socialisme» (3), en élevant leur rendement encore très bas grâce à la mécanisation de l'agriculture et l'électrification des campagnes, et en les incitant à s'organiser dans des formes de coopération fondées sur la possession de la terre et de tous les moyens de production par le pouvoir ouvrier, en tant que premier pas vers les grandes entreprises collectives (4).

Aux prises avec la déroute économique provoquée par la guerre civile, isolé dans un monde qui tardait à faire sa révolution, le pouvoir ouvrier ne pouvait atteindre cet objectif qu'en commençant par rendre au petit et au tout petit producteur agricole une liberté de commercer non illimitée certes, mais suffisante pour l'inciter à produire plus et à fournir du pain aux villes; c'est ainsi qu'il pouvait gagner son appui et sa confiance, non seulement pour l'immédiat, mais en vue des bonds en avant bien plus grands que «l'accroissement des forces productives de l'économie paysanne» rendrait possibles. Il s'agissait d'une concession, mais qui allait dans le sens de cet objectif-là, sans jamais le perdre de vue: les «10 à 20 ans de bons rapports avec les paysans» ne correspondent pas à une période statique, mais à une période de dynamique sociale, qui voit le passage «de la pauvre haridelle du moujik au cheval prolétarien de la grande industrie (et bien sûr, de l'agriculture) mécanisée». C'était là l'optimum de ce que Lénine attendait de la NEP, et c'est ainsi que le premier pays à dictature communiste devait se présenter au rendez-vous de la révolution mondiale: non pas avec un socialisme bel et bien réalisé grâce au dépérissement de la loi de la valeur sous les coups de boutoir du «principe de planification» (Préobrajensky), ou à travers les voies tortueuses de l'économie de marché mise à son service (Boukharine), mais avec un prolétariat reconstitué dans sa structure «physiologique» après l'hémorragie de la guerre civile, renforcé quantitativement et qualitativement par l'extension et le renforcement de la grande industrie, et à la tête d'une classe paysanne arrachée à l'influence des riches nepmen et de la nouvelle bourgeoisie, inévitablement intéressés à «la séparer des ouvriers» (5). Tout ceci demandait une bataille, y compris dans le parti, pour ne jamais perdre la bonne direction; exactement comme au temps de la polémique sur les syndicats, puis sur la NEP elle-même, puis encore sur le maintien du monopole du commerce extérieur, sur l'extension des pouvoirs du Gosplan ou sur la question de l'«autonomisation», enfin sur le «faire moins, mais mieux» dans la réalisation de la politique économique; une bataille contre la façon abstraite et généralisatrice ou inversement empirique et administrative de poser et de résoudre les problèmes.

Ce sont des considérations de classe qui dictent toutes les mesures de politique économique; avant tout la nécessité de renforcer le pouvoir prolétarien à la tête de la société tout entière; ensuite, la nécessité de faire repartir sur des bases productives plus élevées non pas l'économie paysanne en général, mais celle des «petits et tout petits paysans» (6) avec lesquels on avait fait la révolution, et sans l'appui desquels la dictature du prolétariat n'aurait pas résisté au choc de la guerre civile; à l'inverse, il fallait utiliser tous les moyens étatiques de pression et de contrainte pour rogner impitoyablement les ongles aux nepmen et aux koulaks, aux porte-parole de la nouvelle bourgeoisie renaissant sur la base de la NEP.

Des considérations de classe, et des considérations de guerre sociale: une guerre sans effusion de sang, sur le front de la petite et minuscule entreprise agricole qu'il fallait aider à évoluer vers les formes plus hautes de la coopération - variantes de ce «capitalisme d'État inhabituel» en vigueur sous la dictature du prolétariat, avec ses deux faces, capitaliste (du point de vue des rapports de production et d'échange) et socialiste (sous l'angle de la propriété des moyens de production et de la terre) - et vers la grande entreprise collective; une guerre sanglante, ou en tout cas n'excluant aucun moyen, contre la bourgeoisie rurale et urbaine soutenue par ses consœurs du monde entier.

Ce sont les rapports délicats entre les deux seules classes, l'une au sens plein du terme, l'autre sous-classe ou fraction de classe, dans lesquelles le pouvoir soviétique reconnaît ses deux piliers, qui dictent le rythme des interventions dans l'économie; il faut tantôt accélérer, tantôt ralentir, mais ne jamais forcer outre mesure la «réactivation de la grande industrie»; il ne faut jamais s'enivrer du rêve radieux d'une planification rigide et absolue, mais jamais non plus y renoncer - même sous prétexte de «prudence» extrême - au profit d'un développement capitaliste incontrôlé qui risquait de donner naissance à une nouvelle classe grande-bourgeoise. C'est la tâche difficile de maintenir la «soudure» entre ces deux niveaux sociaux qui explique l'«éclectisme» apparent, l'oscillation constante d'une politique qui ne lâche les brides à la «liberté» du marché que pour les resserrer a nouveau dans la main de fer de la dictature. Là où les imbéciles voient le modèle de l'«élasticité» et même de l'«opportunisme» de Lénine, il faut au contraire admirer l'art de se diriger tout droit vers un but unique au milieu de la tempête d'une société intrinsèquement contradictoire (7). Mais cette tâche explique aussi pourquoi Lénine ne se laisse «monter la tête» ni par l'un ni par l'autre aspect de la NEP; elle explique aussi bien sa méfiance devant les industrialisateurs et planificateurs à tout prix et quoi qu'il advienne, que sa fureur devant les «libéralisateurs» et «harmonisateurs» inconditionnels; elle explique son refus de «théoriser» la NEP, de voiler la nature des rapports de production et de les appeler par un nom qui ne leur convient pas, ou, pis encore, de fermer les yeux sur la fragilité des précaires équilibres entre les classes (équilibres, jamais harmonies) rendus possibles par l'entrelacement de rapports capitalistes de production avec la dictature politique communiste (8).

L'édifice théorique auquel Lénine se réfère pour se diriger dans les méandres complexes de la mise en pratique de la «nouvelle politique économique» ne tolère aucune généralisation pseudo-scientifique, car il repose sur les rapports de forces réels entre les classes, en Russie et dans le monde. Son sujet est la dictature du prolétariat, non pas la dictature en général, mais la dictature s'exerçant dans les conditions d'un pays de petits paysans, encerclé de surcroît par le capitalisme et plongé dans un état interne d'arriération économique frappant tous les secteurs. La grande conquête de cette dictature dans le domaine de la transformation économique et sociale, ce n'est pas d'avoir réalisé le «socialisme»; c'est, comme Lénine le dit au IVème Congrès de l'Internationale Communiste, d'avoir réalisé la prise en main de «tous les leviers de commande», «non seulement la terre, mais aussi tous les éléments les plus importants de l'industrie», condition préalable -mais condition préalable seulement - d'une «préparation de l'économie socialiste» qui n'est malheureusement pas réalisable directement mais seulement «par voies détournées» (9). Sur cette base, la dictature du prolétariat se propose d'arriver au capitalisme d'État (et «seulement ensuite» au socialisme!), mais non au capitalisme d'État en général. Celui vers lequel elle tend a déjà réalisé dans l'industrie (ou dans la plus grande partie de celle-ci) la gestion publique de la production, et il commence à la réaliser par paliers successifs dans l'agriculture; il présente donc les conditions optimales, à la fois politiques et économiques, pour un futur passage au socialisme lorsque le niveau de développement des forces productives se sera suffisamment élevé. La dictature sait qu'elle doit démarrer par une voie oblique, qu'elle doit concéder aux paysans la liberté du commerce sans laquelle l'industrie d'État elle-même ne pourrait pas se relever, à la fois parce que les moyens de subsistance pour ses ouvriers feraient défaut et parce que ses produits ne trouveraient pas d'acquéreur. Là encore, cependant, non pas la liberté en général, mais celle qui est compatible avec le maintien du contrôle politique sur les forces qui sont attachées à la liberté du commerce et intéressées à son développement «spontané» sans limites ni contrainte; la liberté compatible avec un plan, même élastique, de distribution des ressources dans les divers secteurs de l'économie, un plan qui ne lâche pas les leviers de commande de la dictature, mais permet au contraire de les tenir plus solidement.

Une politique agraire qui aurait poussé à la naissance de grandes fermes (peut-être même d'État, en régime de nationalisation de la terre) utilisant du travail salarié, une politique comme celle souhaitée par Boukharine quand il lançait son: «Enrichissez-vous!», ou comme celle que Larine voyait déjà en action en 1923, et qui préparerait un grandiose processus d'expropriation, une telle politique «à la Stolypine» aurait peut-être été plus adéquate, du point de vue du calcul purement économique, que le long et tortueux chemin qui menait de l'entreprise paysanne individuelle à la coopérative d'État et de là à l'entreprise collective. De même, l'abandon du monopole du commerce extérieur envisagé en 1922 par Boukharine et d'autres (y compris Zinoviev et Staline au début, comme on peut le voir dans une lettre du 15-12-1922 adressée à ce dernier), ou encore la politique préconisée par Sokolnikov (10) consistant à importer en échange d'exportations de céréales à grande échelle, des machines et équipements que l'industrie d'État soviétique ne pouvait pas produire dans l'immédiat, une telle politique aurait peut-être été plus rentable, du point de vue du calcul purement économique, qu'une politique de développement calibré de la production industrielle dans un régime de monopole du commerce extérieur et, en partie, intérieur.

Mais justement, pour Lénine, le «régulateur» de toute la NEP est politique plutôt qu'économique. C'est pourquoi un plan économiquement inattaquable mais qui fait abstraction des répercussions qu'il entraîne sur les rapports de forces entre les classes, et donc aussi sur le parti aux commandes de la dictature, n'est pas seulement hors de propos: il est à condamner. La question est tellement importante que, nous l'avons déjà rappelé, Lénine est prêt à affronter ouvertement, s'il le faut, le risque d'une rupture dans le parti même. On peut en dire autant d'un plan qui aurait sacrifié les bases matérielles de l'alliance avec la petite paysannerie (11) au profit d'un rythme d'accumulation industrielle élargie hors de proportion avec les ressources disponibles compte tenu des besoins de développement de l'agriculture. Un théoricien pur comme Préobrajensky peut construire une «théorie de l'accumulation socialiste primitive et élargie» faisant abstraction des concessions que la dictature du prolétariat peut être contrainte de faire, pour des motifs politiques à l'«économie de marché», au détriment s'il le faut de l'industrie d'État. Le théoricien politique Lénine ne le peut pas: tout l'édifice de la NEP repose sur des motivations politiques, sur des appréciations de classes et de rapports de classes. Pour la même raison, réciproquement, il ne peut pas admettre des concessions qui (comme Préobrajensky le fait remarquer à juste titre à l'autre théoricien, ou aspirant théoricien pur, Boukharine) ont un objectif et une direction autres que la lutte conjointe du prolétariat et de la paysannerie contre la bourgeoisie interne et internationale; il ne peut pas non plus recommander en matière de politique économique cette «prudence extrême» qui aurait pour effet, comme Lénine le rappelle à tout le parti, non pas de «conserver notre pouvoir ouvrier, de maintenir sous son autorité et sous sa direction notre petite et toute petite paysannerie» (12), mais d'y soustraire les gros paysans et donc de miner les bases politiques du pouvoir ouvrier.

Ces généralisations dans le domaine de la théorie économique constitueront par contre le centre de la polémique qui s'est ouverte à la fin de 1924 entre Préobrajensky et Boukharine ou, pour employer les termes consacrés mais impropres, entre la gauche et la droite du parti. Cette polémique ne se développera pas seulement au-dessus du processus réel; elle fournira au fur et à mesure des justifications doctrinales au processus par lequel les forces sociales destinées à dénaturer le parti russe et l'Internationale Communiste prendront le dessus, et construiront sur leurs décombres l'État grand-capitaliste de toutes les Russies.

Préobrajensky
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Pour débarrasser le débat des déformations polémiques et des falsifications sous lesquelles il a été enterré dès l'origine et dégager son essence, il faut avant tout reconnaître que derrière les théorisations de Préobrajensky il y a la conscience aiguë du fait que la dictature prolétarienne en Russie, dans l'immédiat et surtout dans la perspective du développement de la NEP, opère dans des «conditions d'existence absolument exceptionnelles»; ces conditions sont celles que Lénine a indiquées dans tous ses articles et messages au parti de la fin de 1922 au début de 1923, et elles découlent de la nature contradictoire des bases sociales sur lesquelles reposent le parti et l'État qu'il dirige. Une fois dépouillés des généralisations théoriques erronées sur lesquelles nous reviendrons, les arguments que Préobrajensky oppose à Boukharine apparaissent comme profondément justes: «Ce n'est qu'avec un conception vulgaire des rapports léninistes avec la paysannerie dans la période de la NEP que l'on peut estimer que le léninisme implique en ce domaine les concessions maximales à la paysannerie et cela seulement. Lénine a proposé et défendu les concessions aux campagnes en tant que communiste, c'est-à-dire qu'il les a proposées au nom de la consolidation en ciment armé de la dictature du prolétariat; ces concessions avaient avant tout en vue la réalisation de ce but essentiel et n'ont jamais été à ses yeux une fin en soi» (13). Ces paroles ont été prononcées à un moment où le parti était au contraire tout entier orienté vers une politique de «concessions aux campagnes» conçue comme une solution automatique du nœud gordien que constituaient les rapports des classes en Russie; elle ressurgiront, telles quelles, dans la polémique tardive de l'opposition ZinovievKamenev-Kroupskaya au XIVème Congrès du parti russe.

Certes, il convient d'écarter l'édifice théorique inconsistant (voir plus loin) des «deux systèmes» en lutte et l'emportant tour à tour, de même que la thèse selon laquelle «nous luttons pour la survie dans le cadre de relations de marché, mais nous changeons leur contenu sur la base de cette lutte (souligné par l'auteur)»; mais sur le plan intérieur il est indéniable que «se représenter la lutte menée sous différentes formes contre l'économie privée, y compris la forme d'une collaboration forcée avec le capitalisme, comme une «légende dorée» pacifique (souligné par nous), cela signifie bavarder à la surface des phénomènes et substituer le philistinisme au marxisme révolutionnaire» (14). Il est tout aussi indéniable, sur le plan «extérieur», c'est-à-dire international, que «ne pas voir derrière notre pauvre échange marchand domestique l'ombre énorme et menaçante du marché mondial; ne pas voir la minceur du mur qui sépare celui-ci de la masse de nos cent millions de paysans; ne pas voir la tension de toute la situation et la lutte incessante d'un système contre l'autre, c'est en pratique endormir la vigilance de l'un des protagonistes, à savoir la classe ouvrière, lui obscurcir les dangers qui la menacent, affaiblir sa volonté avec les villages à la Potemkine d'un optimisme puéril en un moment où il lui faut poursuivre la lutte héroïque d'octobre» (15). Sans adhérer à aucune des déductions théoriques de Préobrajensky, on ne peut que souscrire à l'avertissement qu'il lance à propos de la collaboration cependant inévitable avec l'«économie privée» à l'intérieur comme à l'extérieur: «En prison aussi, il y a coopération. Ne sommes-nous pas dans une sorte de camp de concentration avec les éléments capitalistes (si on ajoutait privés, tout serait correct) de notre économie? Nous sommes en même temps gardiens et prisonniers. Nous sommes prisonniers parce que nous sommes séparés par le mur pénitentiaire du temps de la révolution socialiste mondiale [...] Nous sommes des gardiens parce que le rempart de notre monopole du commerce extérieur, notre système douanier, nos importations planifiées et le niveau intérieur des prix qui en résulte ont dissocié notre économie privée de l'économie privée mondiale vers laquelle elle tend» (16).

Ne retrouve-t'on pas là la question angoissée de Lénine: «Qui vaincra?», la question qui parcourt tous ses écrits et discours depuis 1921, et qui provoque aussi la levée de boucliers de la minorité à la fin de l'année 1925? Cette question a un sens indépendamment de la théorie de Préobrajensky sur la lutte entre «deux lois objectives» correspondant à deux modes de production opposés coexistant sous la dictature du prolétariat. Elle découle de la réalité, du fait qu'une classe exerce le pouvoir sur la base de rapports de production qui ne sont pas les siens, et affirme son «droit» historique à les contrôler en fonction de la révolution mondiale dont, du point de vue politique, elle constitue le «détachement avancé», alors qu'elle ne peut pas l'être en ce qui concerne les conditions matérielles.

En second lieu, s'il est vrai que la polémique Préobrajensky-Boukharine a fini par se concentrer autour de la formule provocatrice de la «loi de l'accumulation socialiste primitive» et de l'accumulation élargie subséquente, et en particulier autour de ses prétendues conséquences en matière de politique économique, si on a imputé à Préobrajensky le désir de réaliser purement et simplement l'«écrémage»jusqu'à la dernière goutte des ressources accumulées dans le secteur non étatique et pré-capitaliste de l'économie, il faut dire que l'erreur fondamentale du vieux-bolchévik «de gauche» n'était pas là. Elle résidait dans sa conception générale du «type de notre économie d'État», qu'il définissait comme «socialiste (aussi primitif que soit ce type)» (17), conception dont sa fameuse loi n'est que l'aspect le plus apparent. En fin de compte, le problème de l'«accumulation entre les mains de l'État de ressources matérielles tirées principalement ou simultanément (non exclusivement, donc) de sources situées en dehors du complexe de l'économie d'État» ou, suivant une autre formule, «aux dépens aussi bien des ressources propres de l'économie d'État que du transfert d'une partie du surproduit de l'économie privée au secteur socialiste» (18), loin d'être arbitraire, est le problème archi-réel de tous les pays plongés dans des conditions d'arriération économique: ils ne peuvent combler ce fossé intolérable face au marché mondial, à la pression duquel ils ne peuvent pas se soustraire, qu'en étatisant l'industrie et en «privilégiant» son développement et son renforcement. Sous cet angle, et si tel avait été l'objet du débat, la discussion aurait pu se borner à déterminer le degré et les limites jusqu'où une telle accumulation devait et pouvait être poussée: et nous avons déjà vu que Trotsky dans le «discours des ciseaux» et dans «Cours Nouveau» a recommandé, comme Lénine l'a toujours fait, la plus grande prudence dans la question des rythmes de développement de l'industrie par rapport à l'agriculture, en se démarquant des super-industrialisateurs et des super-planificateurs du Gosplan. Préobrajensky lui-même, pour se défendre contre les attaques de mauvaise foi de ses adversaires, a cité le passage où il avait écrit que le problème, pour l'État ouvrier, ne consistait pas «à tirer des producteurs petits-bourgeois moins que le capitalisme (ne l'avait fait dans les autres pays et à l'époque de l'accumulation primitive) mais à tirer plus d'un revenu encore plus élevé qui sera assuré à la petite production par la rationalisation de toute chose et en particulier de la petite exploitation du pays» (19); il est vrai que même alors on pouvait lui objecter que cette projection dans le futur laissait ouverte une série de questions sur les «transitions»(terme cher à Boukharine) ou les «maillons» (comme dit Lénine) à travers lesquels une accumulation croissante des ressources dans les campagnes aurait été possible, et sur les limites dans lesquelles, à chacun de ces maillons, il aurait été économiquement avantageux et possible d'appliquer aux entreprises rurales toute la gamme de prélèvements - fiscaux, financiers, par la politique des prix, etc. - qu'il suggérait pour mobiliser toute l'économie, dans les campagnes comme dans les villes, au profit d'une industrialisation accélérée. C'était là le véritable nœud pratique qu'une discussion aurait dû dénouer si elle n'avait pas été viciée par des généralisations théoriques arbitraires; et dénouer, encore une fois, non pas en général, mais dans la succession des situations de fait, des rapports de forces réels entre les classes et des situations économiques réelles.

De même, il était indiscutable que l'état d'arriération de la Russie après 1921 exigeait (c'eût été vrai pour n'importe quel pays en voie de développement, mais c'était d'autant plus impératif qu'il ne s'agissait pas de sauver une quelconque «indépendance nationale» plus ou moins réelle mais l'État de la dictature du prolétariat) qu'on exploite à la limite du possible l'avantage du monopole qui donnait à l'État les principaux leviers économiques dans l'industrie et le commerce, pour pousser à l'expansion aussi rapide et planifiée que possible des forces productives. Le véritable problème était de déterminer au fur et à mesure cette limite. Dans ce cadre, le débat sur les mesures à prendre pour instaurer le type le plus favorable d'«interrelations entre l'économie d'État et l'économie privée» était non seulement légitime mais indispensable; il aurait pu être fécond s'il n'avait dégénéré en une opposition de front entre alignements politiques.

La véritable erreur de Préobrajensky - erreur fatale si on pense que le stalinisme en fera une de ses «vérités premières», un de ses principes fondamentaux, et erreur que Boukharine pouvait d'autant moins relever qu'il partait d'une prémisse analogue - fut de croire et de soutenir que l'accumulation primitive et étatique dans l'industrie, le monopole d'État, la planification de la répartition des forces productives dans ce cadre, définissaient par eux-mêmes un «type de structure économique» opposé à celui du capitalisme, et donc socialiste par définition. Ce fut de croire et de soutenir, par voie de conséquence, que la lutte en Russie se déroulait entre un mode de production au moins embryonnairement socialiste et un mode de production capitaliste enfermé dans une zone censée décroître à mesure que le «principe de planification» élargissait son champ d'application, mais survivant intégralement à l'intérieur de cette zone. Pour le marxisme, la planification et le régime de monopole altèrent le fonctionnement normal de la loi de la valeur; on peut dire aussi avec Lénine qu'ils «la minent», tout comme chaque pas en avant dans la concentration et la centralisation «mine» les bases du capitalisme et prépare celles du socialisme. Mais ils ne la suppriment pas. Selon Préobrajensky, il n'y a pas de monopole ni de planification qui ne supprime en soi la loi de la valeur, et qui ne soit donc pas socialiste, à plus forte raison dans un régime de dictature du prolétariat.

L'existence de deux «lois», de deux «régulateurs» dont l'un est planifié et conscient, l'autre spontané et aveugle, de deux «systèmes économiques» avec les rapports de production qui leur correspondent: voilà l'essence de la «Nouvelle économique» et de ses antagonismes internes. Préobrajensky peut bien dire qu'il ne s'agit pas d'une réalité accomplie, mais d'une tendance: «Notre économie d'État apparaît historiquement comme la continuation et l'approfondissement des tendances monopolistes du capitalisme et, par conséquent aussi, comme la continuation des tendances à la dégénérescence ultérieure de l'économie marchande et à la liquidation ultérieure de la loi de la valeur» (20). Mais on ne peut pas construire la théorie économique pure de l'«approfondissement d'une tendance», pas plus que de la «tendance» elle-même; en l'occurrence, une «théorie du monopole» opposée à la théorie du capitalisme en général, et transformée en théorie d'un «type socialiste d'industrie d'État (si embryonnaire que soit ce type)» considéré comme intermédiaire entre capitalisme et socialisme. Il n'y a pas deux théories du capitalisme, l'une relative au capitalisme en régime de libre concurrence plus ou moins imparfaite, l'autre au capitalisme en régime de monopole plus ou moins complet: il n'y en a qu'une, fondée sur l'abstraction d'un «capitalisme pur», et c'est à partir de ses lois qu'il s'agit d'analyser le fonctionnement et donc aussi les écarts et compensations par rapport au schéma «pur» du capitalisme tel qu'il se présente dans la réalité, d'un capitalisme qui n'a jamais été de pure concurrence et ne sera jamais de pur monopole. On peut encore moins extrapoler les «régulateurs conscients ou semi-conscients» de l'économie monopoliste pour en faire les piliers d'une «nouvelle économie» qui serait socialiste parce que d'État, dans la mesure où l'État est dans les mains de la classe ouvrière et de son parti.

Tout ce que Préobrajensky peut soutenir scientifiquement, c'est qu'il existe dans l'industrie russe (et qu'on s'efforce d'introduire dans l'agriculture) cette forme particulière de capitalisme d'État que Lénine qualifiait d'«inhabituelle». Cette forme était «inhabituelle» parce que la dictature du prolétariat la soumettait aux exigences de ses propres objectifs programmatiques et la «canalisait dans leur direction» grâce à la possession intégrale des moyens de production et de la terre, condition d'un futur passage au socialisme (c'est seulement dans ce sens et pour cette raison qu'on pouvait appeler «socialistes conséquentes» les entreprises directement gérées par l'État); mais Lénine «s'obstinait» à ne pas appeler cette forme autrement que capitalisme, pour la simple raison que c'était et restait du capitalisme, avec toutes ses catégories typiques. Préobrajensky a d'autre part raison de soutenir que le capitalisme d'État pur, la planification non seulement intégrale, mais inspirée par les exigences sociales générales et pas simplement économiques ni même simplement politiques, n'est réalisable que sous la dictature communiste, bien que la marge de manœuvre soit beaucoup plus étroite dans un pays arriéré que dans un pays avancé. Cet argument aurait pu constituer sa position de force face aux théories de la «spontanéité» des mécanismes régulateurs du marché et de leur harmonie. Mais il n'aurait pas fait pour autant franchir à l'économie russe le seuil du socialisme: il aurait seulement apporté un argument de plus en faveur de la dictature du prolétariat, stade de transition nécessaire vers les bases du socialisme ou vers le socialisme lui-même.

Nous admettons volontiers que Préobrajensky a aussi énuméré et commenté méticuleusement point par point dans son livre les mesures économiques optimales pour une accumulation primitive et élargie, mesures qu'un pouvoir étatique en général, et la dictature du prolétariat en particulier, devrait mettre en œuvre dans un pays condamné par son arriération à un processus d'industrialisation forcée (21). Mais contrairement à ce qu'il prétend, cet optimum n'est pas une «loi coercitive objective», c'est un objectif vers lequel la politique économique des organes du monopole et de la planification tend et ne peut pas ne pas tendre (22). Mais cet objectif ne dit rien sur les mesures que le pouvoir central sera obligé de prendre au fur et à mesure par rapport au secteur «privé» de l'économie, tantôt en lâchant du terrain, tantôt en en regagnant, moins en fonction des hauts et bas de la conjoncture (23) qu'en fonction des considérations de stratégie politique déduites de la dynamique des rapports entre les classes à l'échelle mondiale.

Bref, Préobrajensky ne peut pas démontrer que l'économie soviétique est l'arène du heurt entre le socialisme économique qui existerait dans un secteur et le capitalisme existant dans l'autre (et seulement dans l'autre), encore moins formuler les «lois» du premier opposé au second. C'est que la véritable lutte, une et indivisible, est la lutte menée par la dictature prolétarienne, le «pouvoir qui n'est lié par aucune loi», pour diriger une économie qui, sous des formes et à des degrés divers, est uniformément mercantile; et pour la diriger vers les conditions optimales, du point de vue politico-social et du point de vue du développement des forces productives, que le capitalisme «poussé jusqu'au bout» présente pour la transformation socialiste. Préobrajensky, sentant confusément que c'est ainsi que les choses se présentaient, cherche à s'en sortir en écrivant que «la production marchande simple et la production marchande capitaliste appartiennent toutes deux, bien qu'elles aient des formes différentes, à une seule et même famille, tandis que le système marchand socialiste (souligné par nous) et la pure production marchande appartiennent à deux types différents de structure économique (souligné par lui)» (24). Du coup il a fabriqué la catégorie atypique et absurde du «socialisme mercantile» pour définir ce monstre théorique qu'est un socialisme dans lequel on produit et échange des marchandises, où la force de travail est une marchandise, où règne l'argent en tant qu'équivalent général, bref qui anéantit le concept même de socialisme.

Cette erreur théorique dans le domaine de l'économie pure devait avoir des conséquences théoriques et pratiques proprement désastreuses dans le domaine politique. La première, et la plus grave de toutes, c'est qu'une telle conception postulait un «État socialiste fermé», c'est-à-dire allait paradoxalement dans le sens même de cette «construction du socialisme dans un seul pays» contre laquelle se dressait cependant la conscience marxiste et de classe de Préobrajensky et de Piatakov. Ils apportaient ainsi un argument «théorique» de plus à la thèse qui affirmait que la révolution mondiale n'était nécessaire que pour rendre définitif le triomphe encore seulement partiel du socialisme. Une deuxième conséquence va dans le même sens, mais a une portée plus large: à raisonner ainsi, tous les aspects du monopole et de la planification devenaient socialistes tout court: socialiste, l'accumulation primitive avec tout son bagage de contraintes présentées comme «lois économiques objectives»; socialiste, la planification en général; socialiste, le monopole du commerce extérieur et, le cas échéant, intérieur; socialiste, le «profit commercial» réalisé par les entreprises industrielles; socialiste, l'industrialisation en soi, et, par contrecoup, l'invitation à produire plus à salaire égal; socialiste, le «protectionnisme soviétique»; socialistes, la politique des prix et la politique fiscale. Voilà le véritable drame de l'Opposition: son aile «extrême», Préobrajensky et l'école formée autour du Gosplan (25), préparait contre Staline le programme qui sera celui de Staline!

Ce programme ne se bornera pas à présenter les étapes successives de l'industrialisation et ses rythmes frénétiques comme la preuve de l'«édification du socialisme», et les ambitieux plans quinquennaux comme le signe qu'on avait dépassé la subordination à la spontanéité aveugle et irrationnelle du marché, ce qui n'est possible que dans le socialisme. Cela aurait déjà été de trop; mais ce programme n'en restera pas là: il exigera des prolétaires des sacrifices croissants pour que la marche victorieuse vers la «société sans classes» ne subisse ni arrêts ni retards. Même la dékoulakisation, avec son cortège d'horreurs, fera partie de cette marche triomphale; et Préobrajensky l'avait bel et bien prévue en 1925, comme l'envers inévitable de l'échec du «principe de planification» ou de la «loi de l'accumulation primitive socialiste»; ce n'est certainement pas par hasard que, sur les traces de Larine, il l'avait baptisée «réaction» socialiste (26).

Enfin, il faut voir où menait la tentative doublement illusoire de Préobrajensky. Il prétendait d'une part construire, en général, la théorie d'un mode de production supposé caractéristique et spécifique de la dictature du prolétariat, période de transition du capitalisme au socialisme. En fait, le marxisme ne connaît que la théorie du mode de production capitaliste et celle du mode de production socialiste; c'est en fonction de cette dernière que la dictature prolétarienne «intervient despotiquement dans les rapports de propriété et les rapports de production bourgeois - comme dît le «Manifeste» - par des mesures qui paraissent économiquement insuffisantes et contradictoires, mais qui se dépassent elles-mêmes au cours du mouvement qu'elles poussent en avant»; dans les pays capitalistes développés, ces mesures opèrent sur une base économique dans l'ensemble directement «socialisable» parce que déjà complètement capitaliste, et font de ces pays un levier pour la transformation, plus lente et plus complexe, des aires où prédomine encore la petite production urbaine et agricole. D'autre part, Préobrajensky prétendait appliquer les «lois» de ce prétendu mode de production au cas particulier de la Russie, où la dictature politique du prolétariat se trouvait en face d'un capitalisme encore vert, entravé par le poids de rapports pré-capitalistes, sinon patriarcaux et naturels; c'est-à-dire à un cycle où la dictature était au contraire condamnée, sur le plan économique, à pousser le capitalisme en avant, tout en le tenant par la bride pour le faire servir à la construction des bases économiques, mais des bases seulement, du socialisme.

Cette tentative doublement illusoire aboutissait fatalement à éliminer du cadre de l'analyse les véritables protagonistes de l'histoire, les classes et leurs rapports de force, variables et compliquées, qui constituaient le véritable problème que le débat interne du Parti devait résoudre. Il est vrai que Lénine, en 1922, avait demandé aux communistes d'apprendre à être de bons commerçants; et que Trotsky, en 1923, avait rappelé que l'attention théorique du Parti devait «redescendre plus à fond des questions étroitement «politiques» aux questions économiques», à l'«étude rigoureuse et scientifique des faits et de leurs relations quantitatives et qualitatives», en dépassant le stade des «généralisations révolutionnaires sommaires» (27). Mais il s'agissait, dans le premier cas, de faire cet apprentissage dans le cadre et en fonction de principes programmatiques inchangés; et dans le second, de sortir du «praticisme» borné dans lequel tombait un parti absorbé par les tâches d'administration et de gouvernement (voir «Cours Nouveau»), pour retourner aux fondements de la théorie et de la science marxiste, en s'appuyant sur eux pour affronter tous les problèmes ardus de la transformation économique - indissociable de la question sociale et donc politique, de la question de classe.

Sur la pente de la «Novaya Ekonomika» (et tout autant, bien que sous une autre forme, dans les écrits de la même époque de Boukharine) le rapport tendait au contraire à s'inverser, malgré les intentions de tous les protagonistes de la furieuse polémique de 1924-26: au lieu de le détruire, la «science» fournissait des armes au «praticisme»administratif. Les graves et dramatiques problèmes des rapports de forces entre les classes en lutte dans l'arène de la Russie post-révolutionnaire et du monde qui l'entourait s'estompaient, et se réduisaient finalement à des problèmes de politique des prix («libres» ou de monopole), de politique douanière et fiscale, de rythmes d'accumulation dans l'agriculture et l'industrie, de niveau des salaires et de productivité du travail. Tout tendait à devenir une question d'«administration». Finalement, les succès ou les insuccès de la lutte de classe du prolétariat russe et mondial seront mesurés à l'aune de la plus ou moins grande rapidité avec laquelle le phare de la planification et de ses «lois objectives» envahit et chasse l'ombre sinistre du marché et de ses «régulateurs» spontanés; c'est en suivant ce critère que le stalinisme distribuera félicitations ou exhortations, et qu'il habituera les prolétaires du monde entier à voir dans le triomphe des plans quinquennaux et dans leurs feux d'artifice de chiffres leur propre triomphe, en dépit de toutes les défaites subies sur le terrain de la lutte de classe. L'ironie féroce de l'histoire voudra que, une fois l'«industrialisme d'État» (28) réalisé, Staline accomplira un miracle sur la lancée théorique des généralisations de la «gauche» de Préobrajensky-Piatakov, condamnées «en principe» et appliquées en fait: il décrètera non seulement que la loi de la valeur n'avait jamais été supprimée en URSS, mais que sa persistance dans un régime où le «socialisme» régnait déjà était parfaitement légitime et conforme à la doctrine; et qu'ainsi, même si (suprême échappatoire et concession involontaire à Préobrajensky) le secteur des bien de production ne produisait plus de marchandises, le régulateur de l'économie tout entière était la loi de la valeur, c'est-à-dire de l'échange mercantile. On. arrivait là au seuil de ce que notre parti a appelé «la grande confession», l'aveu de la nature capitaliste de l'URSS. Mais personne, surtout pas les trotskistes (et pour cause), n'a vu que cet aveu en contenait un autre: dès lors qu'on avait perdu la boussole politique du marxisme révolutionnaire, l'application du «principe de planification» et de la «loi de l'accumulation primitive socialiste» à la structure économique de la Russie de 1921-1926 ne pouvait qu'exalter, tant dans la structure que dans la superstructure, ce développement capitaliste qu'on prétendait avoir freiné et, finalement, empêché.

• • •

Ces remarques permettent de comprendre que l'attitude des Préobrajensky et des Piatakov devant le «retournement» de Staline était déterminée d'avance. Ils s'étaient courageusement battus en 1926-1927 sur le front politique de la lutte contre le «socialisme dans un seul pays», mais ils s'étaient braqués avant tout sur les questions économiques, en se préoccupant essentiellement du schéma et des rythmes de l'industrialisation et des conditions de son développement optimal. Il était fatal que dès l'annonce de la campagne contre les koulaks et la «bourgeoisie en tant que classe en général», dès l'annonce du lancement des grandioses plans quinquennaux, ils aient cru que leurs propres conceptions théoriques allaient enfin être réalisées, et que, oubliant les raisons mêmes - classistes et internationalistes - de leur opposition incessante au stalinisme, ils s'alignent d'une façon ou d'une autre sur la «ligne générale» du Parti.

[septième partie]

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. «Les perspectives de la NEP», 1925, in Boukharine, Préobrajensky, Trotsky, «Le débat soviétique sur la loi de la valeur», Paris, Maspéro, 1972, p. 91. [back]
  2. «La Nouvelle Economique», 1926; traduction française E.D.I., Paris 1966, p. 325. L'expression est de Préobrajensky mais nous verrons qu'en substance Boukharine et, bien sûr, Staline, ne raisonnent pas autrement. [back]
  3. Lénine, «Rapport sur l'impôt en nature à la Xème Conférence de Russie du PCR», «Œuvres», tome 32, pp. 440, 438. [back]
  4. Il ne faut pas oublier que c'est ainsi qu'est posée la question dans le texte «De la coopération» («Œuvres», tome 33). Par la suite, ce texte a été des plus controversés, alors qu'une lecture attentive montre qu'il est tout à fait clair. [back]
  5. Lénine, «Comment réorganiser l'inspection ouvrière et paysanne», 1923, «Œuvres», tome 33, p. 500. [back]
  6. C'est à eux en effet, et à eux seuls, que s'adressent tous les textes de Lénine de la période cruciale 1922-23, comme nous l'avons montré précédemment. [back]
  7. Certes, la société qui vient de sortir d'une révolution prolétarienne simple est elle aussi contradictoire. Même dans un pays capitaliste développé, des résidus de petite production rurale et aussi urbaine, d'origine pré-capitaliste, survivent au milieu du plein capitalisme. Mais justement, il s'agit de survivances, qui n'empêchent pas qu'on commence dans l'ensemble la destruction du rapport mercantile et salarial, et qui seront peu à peu absorbées par cette transformation. Dans une révolution double, c'est l'inverse: des îlots de grande production capitaliste nagent au milieu d'un océan de petites entreprises familiales et même «naturelles»; il faut promouvoir le passage de la forme marchande simple à la forme complexe avant de pouvoir les abolir toutes deux. Plus la société est contradictoire (aucune révolution prolétarienne ne sera «pure» à 100%!), plus les voies de sa transformation sont contradictoires. C'est pourquoi Marx, dans sa lettre à Sorge du 20 juin 1881, s'élève contre l'utopie qui considère l'abolition de la rente foncière comme une «panacée sociale»; il explique que la nationalisation de la terre est une de ces mesures indiquées par le «Manifeste» comme «interventions despotiques dans les rapports de propriété et de production bourgeois (...) qui sont, et ne peuvent être que contradictoires»: il est vrai que la transformation socialiste est impossible sans nationalisation de la terre, mais cela ne veut pas dire que, réciproquement, là où la terre est nationalisée règne le socialisme; car il est tout aussi vrai que cette mesure, tant que le mode de production capitaliste reste en vigueur, tend à «préserver la domination du capital, ou à la reconstituer sur une base encore plus large que celle qui existe présentement». Les trotskistes, et tous ceux qui se réfèrent peu ou prou aux théorisations de Préobrajensky et en partie aussi de Trotsky, devraient s'en souvenir [back]
  8. «Il faut se pénétrer d'une méfiance salutaire envers un élan inconsidéré, envers toute espèce de vantardise, etc.; il faut songer à vérifier les dispositions que nous proclamons à chaque heure, que nous prenons à chaque minute et dont nous démontrons ensuite à chaque seconde la faiblesse, le caractère inconsistant et inintelligible» (Lénine, «Mieux vaut moins, mais mieux», «Œuvres», tome 33, p. 502) [back]
  9. Rapport présenté au IVème Congrès de l'Internationale Communiste, 13 novembre 1922, «Œuvres», tome 33, pp. 439, 440. [back]
  10. Et, parmi les autres théoriciens de l'«école» qui s'était formée autour du Commissariat du peuple aux finances (Narkomfin) par Chanine. Cf. A. Erlich, «Die industrialisierungsdebatte in der Sowiet union 1924-1928», Frankfurt-Wien 1971, pp. 36-41. [back]
  11. Une alliance et «un tribut payé au capitalisme», acceptés et «appuyés», il ne faut pas l'oublier, «afin que le prolétariat puisse garder son rôle dirigeant et le pouvoir d'État» (Rapport sur la tactique du PCR au IIIème Congrès de l'I.C., 5 juillet 1921, «Œuvres», tome 32, p. 521. [back]
  12. «Mieux vaut moins, mais mieux», op. cit., p. 514. [back]
  13. «Réponse au camarade Boukharine», en appendice à «La Nouvelle Economique», op. cit., p. 309. [back]
  14. Préface à la deuxième édition de «La Nouvelle Economique», op. cit., p. 70. C'est bien là en effet l'autre face de la NEP; si on ne la voit pas, l'appui à l'«économie marchande» et «privée» sous le contrôle et la discipline de l'État se change en son contraire. [back]
  15. Ibid., p. 79. [back]
  16. Ibid., p. 80. [back]
  17. Préface à la première édition de «La Nouvelle Economique», op. cit., p. 41 [back]
  18. Op. cit., pp. 134, 114. L'erreur de Préobrajensky est de mettre «socialiste»à la place d'«étatique». Ceci dit, on voit qu'il n'imagine nullement une«spoliation» intégrale des paysans, ni que l'accumulation dans l'industrie devrait être exclusivement à leur charge: pour lui, même «l'accroissement du salaire (est subordonné) à la fonction de l'accumulation» (p. 120), et il fait dépendre une grande partie de l'accumulation dans l'industrie d'État de la rationalisation et de l'efficience croissante de celle-ci. [back]
  19. Ibid., p. 140. [back]
  20. Ibid., p. 201. [back]
  21. Voir par exemple les pages 180 et 207, dont peut s'inspirer aujourd'hui n'importe quel gouvernement du Tiers Monde. En plus des recettes d'industrialisation forcée, il y gagnera l'avantage de pouvoir s'appeler «socialiste», texte en main, sous les applaudissements des «trotskistes» à la Mandel. Ceux-ci, en effet, ne trouvent rien de mieux que de suggérer aux divers Boumedienne le livre de Préabrajensky comme Bible de la «construction du socialisme»(Cf. «l'Introduction à la «Novaia Economika»» par E. Mandel, op. cit., pp. 20 et suivantes, et pp. 34-35). [back]
  22. Il n'est d'ailleurs pas certain que le pouvoir prolétarien doive nécessairement forcer les étapes de l'accumulation et de l'industrialisation en résonance mécanique avec le capitalisme mondial. Dans un pays capitaliste développé, d'une part le fossé à combler ne sera jamais aussi profond qu'en Russie, même compte tenu des destructions de la guerre civile; d'autre part, la dictature ne se bornera pas à étendre la production, mais devra l'élaguer, couper les branches mortes, trop vieilles, inutiles ou dangereuses, et tendre vers des rythmes d'accroissement plus faibles et correspondant au taux d'augmentation de la population. [back]
  23. Ici, les discours de Préobrajensky et de Piatakov au XIIIème Congrès ne prêtaient que trop le flanc à la critique de Boukharine: une planification à laquelle échappe la moitié (et largement plus!) de l'économie, l'économie «privée», qui ne s'exerce donc que sur la production industrielle, est une contradiction dans les termes car le développement de l'industrie est conditionné par celui de l'agriculture et réciproquement. De même, il était tout aussi abstrait de considérer le marché comme un «régulateur spontané» régissant le secteur agricole et privé en général, alors qu'il subissait - trop ou pas assez, c'est un autre problème - la contrainte étatique (ne serait-ce que les prix taxés, pour le pain, par exemple). Dans ce secteur, la «loi de la valeur» n'agissait pas plus «dans toute sa pureté» que ne le faisait dans l'industrie le «principe de planification». [back]
  24. «La Nouvelle Economique», op.cit., p. 206. [back]
  25. On sait avec quelles hésitations Lénine a fini par accéder à la proposition de Trotsky d'attribuer des fonctions législatives au Gosplan. Ses remarques bien connues des 27 et 28 décembre 1922 montrent d'une part qu'il craignait les excès de «méthode administrative», néfastes «comme toutes les exagérations en général», qui pouvaient en découler; et d'autre part, qu'il sentait avec son instinct infaillible le danger qu'il y avait à confier la réalisation de «notre plan de construction économique et sociale» (ce n'est pas par hasard qu'il y a cette double qualification) à des experts «dont l'écrasante majorité est inévitablement entachée de conceptions et de préjugés bourgeois».
    Et où donc se trouvera la pépinière des zélateurs de la production pour la production, de l'accumulation pour l'accumulation (élargie, bien sûr!), cette conception typiquement grande-bourgeoise? Où donc Staline trouvera-t-il les plus fidèles maréchaux de l'industrialisation forcée? Où donc nicheront les techniciens de l'éléphantiasis bureaucratique et du gaspillage qu'elle entraîne, liés (Boukharine l'avait prévu dans la polémique avec Préobrajensky) au régime du «monopole» économique? Précisément au Gosplan de l'ère stalinienne!
    [back]
  26. «Les perspectives de la NEP», op. cit., p. 98. [back]
  27. Préface à «Grundfragen der Revolution», Hamburg, 1923, pp. XIII-XIV. [back]
  28. Cette expression est de nous. Pour toute cette partie, voir notre texte «Dialogue avec Staline». [back]

[septième partie]

Source: «Programme Communiste» Nr.77, juillet 1978.

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