BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


GRAMSCI, L’« ORDINE NUOVO » ET « IL SOVIET » (II)



Content :

Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet » (II)
5. « Ordine Nuovo » et idéologie conseilliste
Notes
Source


Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet » (II)

5. « Ordine Nuovo » et idéologie conseilliste

Les premières manifestations de la revue « Ordine Nuovo » portent les stigmates d’une élaboration due essentiellement à Tasca. ce jugement, avancé d’abord pour souligner la différence du conseillisme gramscien avec le néo-syndicalisme de Tasca, fut repris plus tard par les centristes lorsqu’ils se préoccupèrent de « dégager leur responsabilité » des actes d’Angelo Tasca, passé sur des positions nettement droitières, voire au social-démocratisme le plus provocant. Toutefois, le « désaveu rétroactif » (et conditionné) de Tasca par le groupe de Gramsci n’implique en aucune façon une rupture avec le gradualisme dont ledit Tasca s’était fait le porte-drapeau. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment Gramsci explique le désaccord qui a éclaté dans ce « coup d’État rédactionnel » que fut la publication le 21 juin 1919 de l’article « Démocratie ouvrière », rédigé en collaboration avec Togliatti. Il le commente dans l’article « Le Programme de l’‹ Ordine Nuovo › » (14–28/8/1920) :
« … Qu’était donc l’‹ Ordine Nuovo › des premiers numéros ? Une anthologie, rien d’autre qu’une anthologie; […] c’était un non-organisme, le produit d’un intellectualisme médiocre, qui cherchait à tâtons un point d’appui idéal et une voie pour l’action. Voilà ce qu’était l’‹ Ordine Nuovo › quand il fut lancé à la suite des réunions que nous avons tenues en avril 1919 […] et au cours desquelles le camarade Tasca repoussa comme non conforme à la bonne tradition de la petite famille socialiste italienne gentille et bien élevée, la proposition de consacrer nos énergies à ‹ découvrir › une tradition soviétiste dans la classe ouvrière italienne, à creuser le filon du véritable esprit révolutionnaire italien […]. Existe-t-il en Italie, comme institution de la classe ouvrière, quelque chose qui puisse être comparé au soviet, qui participe de sa nature ? Quelque chose qui nous permet d’affirmer : le soviet est une forme universelle, et non une institution russe, et seulement russe; le soviet est la forme sous laquelle, partout où existent des prolétaires luttant pour conquérir l’autonomie industrielle, la classe ouvrière manifeste cette volonté de s’émanciper; le soviet est la forme d’auto-gouvernement des masses ouvrières; existe-t-il un germe, une velléité, une timidité [sic] de gouvernement des soviets en Italie, à Turin ? […] Oui, il y a en Italie, à Turin, un germe de gouvernement ouvrier, un germe de soviet; c’est la commission interne [voilà qui réduit le « socialisme des conseils » à son expression la plus minable : même la commission interne est finalement considérée comme un germe de gouvernement ouvrier, de soviet, et ceci grâce à une théorie du « contrôle ouvrier » mal compris – NdR]; étudions cette institution ouvrière, faisons une enquête, étudions même l’usine capitaliste, mais non en tant qu’organisation de la production matérielle, car il faudrait pour cela une culture spécialisée que nous n’avons pas; étudions l’usine capitaliste comme forme nécessaire de la classe ouvrière, comme organisme politique [ ?], comme ‹ territoire national d’auto-gouvernement ouvrier › [voilà donc l’esprit d’usine et l’autogestion tels que les défendent de nos jours les « théoriciens » yougoslaves ultra-droitiers – NdR]. Cette idée était nouvelle, elle fut repoussée par le camarade Tasca. Il ne voulait pas qu’on engage une propagande directe parmi les masses ouvrières, il voulait un accord avec les secrétaires des fédérations et des syndicats, il voulait qu’on organise une rencontre avec ces secrétaires et qu’on établisse un plan pour une action officielle… ».

Ce passage récapitule en quelque sorte la polémique ouverte qui avait eu lieu, et montre bien quelle est la pomme de discorde entre Gramsci et Tasca : para-unionisme (para-syndicalisme) du côté de Tasca, « socialisme des conseils » du côté de Gramsci (même si celui-ci envisage pour les conseils des substituts genre « commission d’usine », qui accentuent leur localisme et réduisent encore leur portée). De toute façon, même si on s’en tient à cette déclaration, on ne peut imputer l’orientation immédiatiste de l’« Ordine Nuovo » à une vision spécifique de Tasca. Elle permet de comprendre l’opposition de Gramsci et de ses collaborateurs non tant aux positions de Tasca, qu’ils critiquent sur son propre terrain en poussant jusqu’à l’extrême les positions immédiatistes qu’il défend lui-même sans équivoque, qu’aux positions de la Gauche. En fait, pour résumer les conceptions gramsciennes et les déchiffrer à la lumière du processus ultérieur, on peut se référer à une déclaration de Togliatti :
« La direction socialiste comprenait-elle que la véritable tâche consistait à parvenir à donner une direction nouvelle à des masses déterminées du peuple, y compris les couches moyennes ? Qu’elle consistait à se mettre à la tête d’un mouvement vraiment national, qui recèlerait la capacité de réorganiser toute la société italienne sur de nouvelles bases ? […] Voilà quel fut le véritable thème de l’Ordine Nuovo. Les points de départ étaient, d’un côté, l’expérience révolutionnaire de la classe ouvrière turinoise, de l’autre, les luttes toujours plus âpres du moment… »[25].

Le but manifestement apologétique de ces « conversations » togliattiennes, l’infect dénigrement des artisans d’Octobre qu’elles contiennent n’enlèvent rien à l’objectivité des lignes ci-dessus : elles sont une paraphrase ou, mieux, un florilège des expressions employées par Gramsci dans l’« Ordine Nuovo » ou dans les écrits antérieurs. Tel était, effectivement, le véritable thème du mouvement ordinoviste; en revanche, il rangeait la « construction d’un véritable parti communiste » parmi les « hallucinations particularistes » ! Ce qui montre, une fois de plus, en quoi consistait le léninisme de Gramsci, dont ne peuvent se revendiquer que ceux qui confondent le léninisme avec la « tactique élastique » et qui, comme disait Trotski, font passer « la flexibilité de leur échine pour de la souplesse bolchévique ».

En saluant le 15/6/1919 la parution de l’« Ordine Nuovo », dont le premier numéro est du 1er mai, l’organe de la Gauche « Il Soviet » pose la question en ses termes réels :
« On ne peut considérer la mise en pratique du programme socialiste sans garder toujours présente à l’esprit la barrière qui nous en sépare nettement dans le temps : la réalisation d’une condition préalable, à savoir la conquête de tout le pouvoir politique par la classe travailleuse; ce problème précède l’autre, et le processus de sa résolution est encore loin d’être précisé et défini. L’étude concrète [le terme n’est évidemment par utilisé par hasard] de réalisations socialistes vitales pourrait bien entraîner certains à les envisager en dehors de l’atmosphère de la dictature prolétarienne qui les nourrit, à les croire compatibles avec les institutions actuelles, et à glisser ainsi vers le réformisme. Le maximalisme [c’est-à-dire ici : le communisme] envisage de façon parfaitement réaliste le cours complexe de la transformation de l’économie capitaliste en économie communiste, qu’il fait reposer sur une base elle aussi réelle et concrète : la révolution politique. Jusqu’à son triomphe il refuse d’avoir toute autre tâche concrète que d’y préparer les masses prolétariennes ».

Il existe assurément une Realpolitik révolutionnaire. C’est la politique – et donc la stratégie et la tactique – fondée sur la connaissance scientifique des lois objectives inhérentes au mode de production capitaliste, fondamentalement contradictoire. Mais cette « politique réaliste » repousse la manie volontariste de « mordre sur le réel », de « violer la réalité », que ce soit par une érosion lente et la conquête graduelle de positions de force, ou par « l’offensive exemplaire », la « propagande du geste ». Elle sait qu’en un certain sens la nouvelle société est contenue dans l’ancienne, mais que, pour s’affirmer, elle doit bouleverser totalement les mécanismes de celle-ci; que la nouvelle société ne peut croître dans l’ancienne ni coexister avec elle, parce qu’elle est une société sans classes. La violence est son accoucheuse, accessoirement en ce sens qu’elle déblaie les scories de la vieille société, mais essentiellement parce que l’instauration de nouveaux rapports non-mercantiles et non-salariaux suppose la destruction de tout l’édifice capitaliste, qui repose sur la généralisation et l’universalisation du mercantilisme; en son sein ne peut apparaître un « anti-État », un « contre-État » ou un « anti-pouvoir » ne reposant pas sur des bases mercantiles. Le « double pouvoir » est donc exclusivement politique, et caractérise une situation immédiatement pré-révolutionnaire : il conduit nécessairement à l’affrontement à mort qui, ou bien amène la défaite de la cause prolétarienne et la consolidation du pouvoir capitaliste, ou bien assure la victoire de la dictature du prolétariat.

En réponse presque directe à ces affirmations, Gramsci et Togliatti publient dans l’« Ordine Nuovo » du 21/6/1919 l’article déjà mentionné, « Démocratie ouvrière », qui constitue un véritable « programme » immédiatiste :
« L’État socialiste existe déjà potentiellement dans les institutions de la vie sociale caractéristiques de la classe travailleuse exploitée. Relier ces institutions entre elles, les coordonner et les subordonner à une hiérarchie de compétence et de pouvoir, cela signifie créer dès à présent une véritable démocratie ouvrière, en opposition efficace et active à l’État bourgeois, préparée dès à présent à remplacer l’État bourgeois dans toutes ses fonctions essentielles de gestion et d’administration du patrimoine national […]. Le Parti socialiste et les syndicats de métier ne peuvent absorber toute la classe laborieuse qu’à travers un travail qui dure des années et des dizaines d’années […]. Mais la vie sociale de la classe laborieuse est riche en institutions, elle s’articule dans des activités multiples. Ce sont précisément ces organes et ces activités qu’il faut développer, organiser dans leur ensemble, relier dans un vaste système aux articulations souples qui absorbe et discipline toute la classe travailleuse. L’usine avec ses commissions internes, les cercles socialistes, les communautés paysannes, sont des centres de vie prolétarienne dans lesquels il faut travailler directement […]. Dès à présent les ouvriers devraient procéder… à l’élection de vastes assemblées de délégués, choisis parmi les camarades les meilleurs et les plus conscients, sur le mot d’ordre « Tout le pouvoir dans l’usine aux comités d’usine » coordonné au mot d’ordre ‹ Tout le pouvoir d’État aux Conseils ouvriers et paysans ›. Un vaste champ de propagande révolutionnaire concrète s’ouvrirait aux communistes organisés dans le Parti et dans les cercles de quartier […]. Un tel système de démocratie ouvrière (complété par des organisations équivalentes de paysans) donnerait une forme et une discipline permanentes aux masses, serait une magnifique école d’expérience politique et administrative… » (souligné par nous).

Et, le 12/7, Gramsci répétera dans « La conquête de l’État » :
« Il est nécessaire […] de créer dès à présent un réseau d’institutions prolétariennes, enracinées dans la conscience des grandes masses, assurées de la discipline et de la fidélité permanentes des grandes masses… ».
On reconnaît la formule de Pannekoek : il faut des organisations immédiates pour « garantir le consentement permanent » des grandes masses. On espère donc que celles-ci s’éduqueront justement dans cette sphère des rapport économiques, dans ce cadre de l’usine à l’intérieur duquel ne peut se développer qu’une conscience trade-unioniste ! L’idée, absolument anti-marxiste, se précise dans le passage suivant :
« En somme, la création de l’État prolétarien n’est pas un acte miraculeux : elle aussi est un processus, un développement qui se produit lui-même. Elle présuppose un travail préparatoire de systématisation et de propagande. Il faut donner un plus grand développement et des pouvoirs plus étendus aux institutions prolétariennes d’usine qui existaient déjà[26], en faire surgir d’analogues dans les villages, faire en sorte que les hommes qui les composent soient des communistes conscients de la mission révolutionnaire qui incombe à l’institution », [de façon à éviter que les Noske et Scheidemann italiens viennent au gouvernement] « et que des sacrifices nouveaux et plus épouvantables soient rendus nécessaires pour l’avènement de l’État des prolétaires. »

Le spontanéisme de Gramsci est tel que – anticipant sur la polémique ultérieure avec Tasca – il va jusqu’à soutenir que
« l’erreur du syndicalisme consiste en ceci : il admet comme fait permanent, comme forme éternelle de l’associationnisme le syndicat de métier dans la forme et avec les fonctions actuelles, qui sont imposées et non proposées [plus libertaire que les libertaires ! – NdR] et ne peuvent donc [ ?] avoir une ligne constante et prévisible de développement. Le syndicalisme, qui se présente comme l’initiateur d’une tradition de liberté [il faut lire plutôt « libertaire » – NdR] ‹ spontanéiste › a été en réalité un des nombreux camouflages de l’esprit jacobin et abstrait ».

On a toujours reproché au jacobinisme de Robespierre, et à celui de… Lénine, de voir partout des adversaires, à droite, à gauche, etc. Mais les plus farouches anti-jacobins pratiquent tout autant le « qui n’est pas avec nous est contre nous » : Gramsci en arrive à déceler du jacobinisme jusque dans l’anarcho-syndicalisme ! C’est que, alors que les jacobins ont été les jusqu’au-boutistes de la démocratie révolutionnaire petite-bourgeoise – et que les bolcheviks ont été les défenseurs intransigeants de la ligne de la révolution prolétarienne et du parti de classe – Gramsci développe de façon conséquente et à fond le spontanéisme économiste et ouvriériste. Celui-ci se distingue de l’anarchisme par sa définition du sujet de l’histoire : à la place de l’individu il pose le « producteur », c’est-à-dire l’ouvrier considéré comme possesseur d’un métier, d’une technique… bref, de ce qu’en fait il ne peut pas avoir, précisément parce qu’il est ouvrier, salarié, sans réserve, et non artisan petit-bourgeois. Et c’est ce « producteur », supposé maîtriser consciemment la sphère de la production, qui devrait en tant que tel en tirer aussi une conscience politique !

A propos de la manifestation de solidarité avec les Républiques soviétiques de Russie et de Hongrie des 20 et 21 juillet 1919, Gramsci avance une affirmation bizarre :
« Adhérer à l’Internationale communiste signifie […] engrener ses propres institutions avec les États prolétariens de Russie et de Hongrie […], cela signifie l’adhésion de toute la masse prolétarienne consciente de sa mission comme totalité, et organisée de façon à pouvoir la réaliser » (« Pour l’Internationale communiste », 26/7/1919).

Une telle assertion identifie les forces communistes avec le mouvement immédiat de type conseilliste, sans tenir compte du fait qu’à la tête des mouvements politiques se trouvent les pires opportunistes et en sautant allègrement par dessus ces chefs. On en arrive ainsi à perdre complètement de vue… l’Internationale communiste, justement. En effet, on admet que les forces communistes ainsi définies, qui pullulent
« à la base, au cœur de la vie industrielle, aux sources capillaires du profit capitaliste » suffisent pour défendre « dans un premier temps » les Républiques soviétiques, et pour réaliser « dans les moments ultérieurs du processus général de conscience et de puissance révolutionnaire l’Internationale des Républiques communistes » !

Pour voir à quel utopisme conduit le concrétisme lorsqu’on le développe avec une certaine cohérence, on peut se reporter à un article du 13/9/1919 qui présente des « thèses » que nous résumerons :
1) « la dictature du prolétariat […] est le moment de la vie la plus intense de l’organisation de classe des travailleurs, ouvriers et paysans »;
2) l’organisation syndicale, instrument « né pour organiser la concurrence dans la vente de la marchandise-travail [sic], n’est pas apte, par suite de sa nature essentiellement concurrentielle, à administrer de manière communiste la production et à incarner la dictature du prolétariat »; elle continuera cependant à accomplir une fonction de « défense des travailleurs durant la dictature du prolétariat et dans la société communiste en fonctionnant comme organisme technique qui concilie les intérêts divergents des catégories du travail et unifie nationalement et internationalement les valeurs moyennes des rétributions communistes », c’est-à-dire du… salaire socialiste;
3) « l'organisation des travailleurs, qui exercera le pouvoir social communiste et dans laquelle s’incarnera la dictature prolétarienne, ne peut être qu’un système de Conseils élus sur les lieux de travail, articulés avec souplesse [ !] de façon à adhérer au processus de la production industrielle et agricole, coordonnés et échelonnés localement et nationalement de façon à réaliser l’unité de la classe travailleuse par dessus les catégories déterminées par la division du travail [c’est, tel quel, le « parlement industriel » de de León – NdR]. Cette unification se réalise aujourd’hui aussi, dans les Bourses du Travail et dans la Confédération Générale du Travail, mais sans cohésion efficace des masses, puisqu’il s’agit simplement d’un contact irrégulier et non-organique des bureaux centraux et des individualités dirigeantes [les habituels « chefs » détestés]. Sur les lieux de travail cette unification sera par contre effective et permanente [mais ne s’agissait-il pas de l’unification au niveau national des Conseils élus sur les lieux du travail ?] parce qu’elle découlera du système articulé et harmonieux du processus industriel dans sa vivante immédiateté, parce qu’elle reposera sur l’activité créatrice qui rapproche les volontés et unit les intérêts et les sentiments des producteurs »;
4) « c’est seulement grâce à ce type d’organisation qu’on parviendra à rendre les unités de travail conscientes de leur capacité de produire et d’exercer la souveraineté [qui serait donc une fonction de la production !], sans qu’il soit besoin du capitaliste ni d’une délégation indéterminée du pouvoir politique ». Cette conception aboutit à l’autogestion, y compris dans le domaine politique, où le pouvoir ne serait pas exercé par le parti révolutionnaire à travers l’État, mais par les « unités de production », les « noyaux de producteurs »;
5) « … Le remplacement des propriétaires individuels par des communautés productives, reliées et tressées en un réseau étroit de rapport réciproques [comment ces rapports ne seraient-ils pas mercantiles, si l’économie repose sur l’échange entre des unités de production qui seraient des entreprises autonomes ? Et comment se passer alors d’un équivalent général, c’est-à-dire de l’argent ?] tendant à régenter tous les droits et intérêts [sic] surgissant du travail, déterminera la suppression de la concurrence et de la fausse liberté, jetant ainsi les bases de l’organisation de la liberté et de la civilisation communiste ».
Avec ça, on a envoyé paître tout le marxisme. Rappelons ce que dit à ce propos notre texte « Les fondements du communisme révolutionnaire » :
« L’entreprise locale autonome est la plus petite des unités sociales imaginables. Elle réunit les deux limitations respectivement propres à la catégorie professionnelle et à la circonscription locale. A supposer qu’elle ait éliminé en son sein le privilège et l’exploitation en distribuant l’insaisissable valeur totale du travail, à peine est-on sorti de ses étroites limites que l’on tombe sur la pieuvre du marché et de l’échange et, dans la pire forme, sur l’anarchie économique capitaliste qui engloutit tout. Dans ce système des Conseils dont parti et État sont absents, qui donc, avant que l’élimination des classes soit un fait accompli, réglera les fonctions non strictement de technique productive et, pour se limiter à un point, qui entretiendra ceux qui ne feront pas partie d’une entreprise, ceux qui seront sans travail ? L’accumulation aura beaucoup plus de chances de recommencer (à supposer qu’elle se soit jamais arrêtée) comme accumulation d’argent, de stocks formidables de matières premières et de produits déjà ouvrés, que dans un système alvéolaire de communes ou de syndicats. Dans ce système hypothétique existera le maximum de conditions pour transformer une épargne lente et dissimulée en capital dominateur.
L’ennemi, c’est l’entreprise autonome, non le fait qu’elle ait un patron. Comment écrira-t-on les équations économiques entre entreprises, surtout quand les grandes étoufferont les petites, quand il y aura des entreprises à basse productivité alors que d’autres auront accaparé des dispositifs permettant d’augmenter la leur, quand les unes utiliseront des instruments de production conventionnels et d’autres l’énergie atomique ? Né comme tous les autres d’un fétichisme de l’égalité et de la justice entre individus et de l’horreur ridicule du privilège, de l’exploitation et de l’oppression, ce système leur permettrait de fleurir plus encore que dans la société civile courante, si faire se peut ».

Les trois dernières thèses de Gramsci sont elles aussi importantes :
6) « Intimement amalgamés dans les communautés de production, les travailleurs sont automatiquement conduits à exprimer leur désir du pouvoir d’une manière qui correspond à des principes étroitement inhérents aux rapports de production et d’échange [c’est le nec plus ultra de l’économisme spontanéiste !]. Toutes les idéologies mystifiantes, utopistes, religieuses, petites-bourgeoises s’élimineront rapidement de la psychologie moyenne des prolétaires; la psychologie communiste, levain permanent d’enthousiasme révolutionnaire, de persévérance tenace dans la discipline de fer du travail et dans la résistance contre tout assaut ouvert ou camouflé du passé, se consolidera rapidement »;
7) « les partis pseudo-révolutionnaires [parmi lesquels Gramsci range jusqu’aux socialistes chrétiens !] n’auront plus aucune emprise sur les individus travailleurs si ceux-ci doivent exprimer leur volonté sociale non plus dans le tumulte et la confusion de la foire parlementaire, mais dans la communauté de travail, devant la machine dont ils sont aujourd’hui esclaves et qui devra devenir leur esclave »;
8) « la révolution n’est pas un acte magique, c’est un processus de développement historique. Chaque Conseil d’ouvriers industriels ou agricoles qui naît autour d’une unité de travail est un point de départ de ce processus, est une réalisation communiste. Promouvoir le surgissement et la multiplication de Conseils ouvriers et paysans, travailler à leur liaison et à leur systématisation organique jusqu’à ce qu’ils réalisent l’unité nationale dans un congrès général, voilà la tâche actuelle des communistes. La poussée de cette nouvelle floraison de pouvoirs, qui monte irrésistiblement des grandes masses travailleuses, déterminera [sic] le heurt violent des deux classes et la consolidation de la dictature prolétarienne. Si on ne situe pas les bases du processus révolutionnaire dans l’intimité de la vie productive, la révolution restera un appel stérile à la volonté, un mythe nébuleux, un mirage : et le chaos, le désordre, le chômage, la faim écraseront les meilleures et les plus vigoureuses énergies prolétariennes ».

Tous ces concepts réapparaîtront le 13 septembre dans l’adresse « Aux Commissaires d’ateliers des Usines Fiat Centre et Brevets », où on lit entre autre que :
« La masse ouvrière doit se préparer effectivement à acquérir la complète maîtrise d’elle-même, et le premier pas dans cette voie consiste à se discipliner le plus fermement dans l’usine, de façon autonome, spontanée et libre. On ne peut nier que la discipline qui s’instaurera avec le nouveau système conduira à une amélioration de la production, mais ce n’est rien d’autre que la réalisation d’une des thèses du socialisme [thèse que Staline illustrera par la suite…]. A ceux qui objectent alors qu’on en vient ainsi à collaborer avec nos adversaires, avec les propriétaires de l’entreprise, nous répondrons que c’est au contraire le seul moyen de leur faire sentir que la fin de leur domination est proche, puisque la classe ouvrière envisage désormais la possibilité de faire par elle-même et de faire bien… ».

La réplique de « Il Soviet » est catégorique : il dénonce le gradualisme conseilliste, l’identification du conseil d’usine avec le soviet, et le fait d’attribuer au soviet un caractère « intrinsèquement révolutionnaire ». Comme Trotski l’écrira quelques mois plus tard dans « Terrorisme et Communisme » :
« On peut affirmer sans conteste que la dictature des soviets n’est possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de sa vision théorique et à son organisation solide, le parti donne aux soviets la possibilité de se transformer d’informes parlements ouvriers en appareil ouvrier de domination ».
S’il en est ainsi, c’est parce que l’originalité même des soviets ne découle que de leur caractère d’organes du pouvoir dictatorial du prolétariat, c’est-à-dire de l’État-Commune, et non de leur structure et fonction avant la prise du pouvoir. Apparus dans une révolution démocratique-bourgeoise (1905 en Russie), ils copient en fin de compte des formes associatives caractéristiques de la participation active des masses laborieuses, sans-culottes et bras-nus, aux grandes révolutions bourgeoises vraiment populaires. Cela est si vrai que si les ouvriéristes prétendent attribuer au parti en tant que tel un caractère bourgeois, en le faisant dériver des clubs des Jacobins, des Cordeliers, de Feuillants, etc., certains d’entre eux découvrent des « embryons de soviets » justement dans ces organismes dits de « démocratie directe »[27]. Mais ce qu’aucune forme du type Commune de 1793 ne pouvait être – même compte tenu de la différence de phase historique – le soviet le fut dans la mesure où le parti le transforma en « appareil ouvrier de domination », grâce donc à un contenu et à une orientation révolutionnaires imprimés de l’extérieur.

Dans la dictature prolétarienne, contrairement au peuple en armes et à la milice de la révolution démocratique, tout le monde ne sera pas armé : seuls les travailleurs le seront, et encore pas tous indistinctement, mais seulement ceux qui se placeront sur les positions de classe. De même, la participation et la représentation aux soviets seront interdites aux non-travailleurs et aux ouvriers qu’ils influencent, et ce trait spécifique du soviet au cours de la dictature révolutionnaire le distingue totalement de sa fonction avant la prise du pouvoir, où il s’agit de préparation, de propagande révolutionnaire, de lutte pour la prise du pouvoir – tâches qu’il ne peut non plus accomplir de façon autonome mais seulement si le parti y prédomine – mais jamais d’une fonction de contrôle ou d’exercice d’un pouvoir économique ou politique. Ce qui est nouveau, par conséquent, c’est l’État-Commune de la dictature prolétarienne, dont les soviets sont les organes; non pas cette forme d’association ou d’organisation des masses, qui peut avoir et a eu dans l’histoire les contenus les plus divers, mais son contenu, qui dépend, lui, du parti, du programme (stratégie, tactique, etc.) et de l’organisation correspondant aux nécessités de la lutte révolutionnaire.

Et le parti révolutionnaire du prolétariat est beaucoup plus différent des partis révolutionnaires du passé que le soviet d’avant la prise du pouvoir ne l’est des formes communales et analogues des révolutions bourgeoises. Car le rôle du parti communiste est infiniment plus important que celui de tous les autres, des partis d’avant-garde des révolutions bourgeoises : il est le parti le plus nécessaire de l’histoire. Comme l’écrit Trotski dans « Les leçons d’Octobre » (1924) :
« Il s’est avéré qu’en l’absence d’un parti capable de la diriger, la révolution prolétarienne devenait impossible […]. Une classe possédante est capable de s’emparer du pouvoir enlevé à une autre classe possédante en s’appuyant sur ses richesses, sur sa « culture », sur ses innombrables liaisons avec l’ancien appareil étatique. Mais pour le prolétariat, rien ne peut remplacer le parti […]. Seul le parti du prolétariat peut, dans la révolution prolétarienne, jouer le rôle que jouaient dans la révolution bourgeoise la puissance de la bourgeoisie, son instruction, ses municipalités et universités. Son rôle est d’autant plus grand que la conscience de classe de son ennemi s’est formidablement accrue. Au cours des siècles de sa domination, la bourgeoisie a élaboré une école politique incomparablement supérieure à celle de l’ancienne monarchie bureaucratique. Si le parlementarisme a été pour le prolétariat jusqu’à un certain point une école de préparation à la révolution, il a été encore davantage pour la bourgeoisie une école de stratégie contre-révolutionnaire. Il suffit, pour le montrer, d’indiquer que c’est par le parlementarisme que la bourgeoisie a éduqué la social-démocratie […]. La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le parti, à l’encontre du parti ou par un succédané de parti. C’est là le principal enseignement des dix dernières années ».

Ces notions fondamentales, Trotski les résumera en ces termes :
« Sans le parti, en dehors du parti, en contournant le parti, avec un substitut du parti, la révolution prolétarienne ne peut pas vaincre »; et « L’époque de la révolution sociale en Europe sera une époque de luttes non seulement intenses et impitoyables mais aussi méditées et calculées, comme l’ont démontré ses premiers pas : et elles le seront à un niveau beaucoup plus élevé que chez nous [en Russie] en 1917 ».
Un article de « Il Soviet » du 14/9/1919 intitulé « La tâche actuelle de notre parti » anticipe sur ces formulations, en opposant la vision stratégique, tactique, organisative qui découle du programme marxiste aussi bien au passivisme déclamatoire des maximalistes qu’au suivisme éducationniste de l’« Ordine Nuovo » :
« Comparée à celles qui l’ont précédée, la révolution prolétarienne doit avoir et a une caractéristique particulière : la conscience de sa propre action. Elle ne peut être décidée par un ordre du jour et entreprise à volonté, mais cela ne veut pas dire qu’elle ne doive pas être convenablement préparée pour pouvoir réussir. Quelle est la préparation actuelle ? Nulle. Si demain se trouvaient réunies les conditions favorables à une action décisive contre le pouvoir politique bourgeois, ni les hommes, ni les moyens, ni les organisations ne seraient prêts et si on continue à ne penser qu’aux élections, ils ne le seront jamais.
Le parti doit être à la fois un animateur et un calculateur précis. Avec une préparation convenable de la masse travailleuse […] en même temps que du parti il est possible d’envisager la formation des conseils d’ouvriers, paysans et soldats, au moment où cette réalisation prend toute la signification révolutionnaire qu’elle doit avoir. Préparer maintenant formellement la constitution de ces organes, sans que ceux qui doivent participer à leur constitution sachent clairement quelle fonction révolutionnaire ils sont appelés à remplir, c’est faire oeuvre vaine. Etant donné l’impréparation psychologique, cela pourrait même conduire à déprécier leur importance ».

Dans le même numéro paraît l’article déjà cité « Le système de la représentation communiste », qui constitue une première mise au point importante parce qu’il se réfère directement à la Constitution russe que les « faiseurs de modèles » de Turin n’avaient jamais prise sérieusement en considération. Les arguments de ces articles seront repris dans « Faut-il former les soviets » (21/9/1919), en polémique contre l’« Ordine Nuovo » :
« S’il s’agit des Conseils d’usine, ils se répandent déjà sous la forme des commissions internes, du système anglais des Shop stewards; et comme ce sont des organismes qui représentent les intérêts du personnel, il est possible qu’ils se forment alors que l’usine appartient encore au capital privé, et il sera même utile d’encourager la constitution de ces conseils d’usine, sans toutefois se faire des illusions excessives sur leur capacité révolutionnaire intrinsèque ».

Quant au soviet politique, son caractère spécifique est d’être un organisme de l’État révolutionnaire dirigé par le parti communiste :
« Le soviet politique représente les intérêts collectifs de la classe travailleuse, dans la mesure où elle ne partage pas le pouvoir avec la classe bourgeoise, mais est parvenu à la renverser et à l’exclure du pouvoir. Toute la valeur et la force du soviet réside donc, non pas dans une structure spéciale, mais dans le fait qu’il est l’organe d’une classe qui accapare la direction de la gestion sociale. Chaque membre du soviet est un prolétaire, conscient d’exercer la dictature avec sa classe.
Si même, la classe bourgeoise étant encore au pouvoir, on avait la possibilité de convoquer les électeurs prolétaires pour qu’ils élisent leurs délégués (puisqu’il n’y a lieu de passer ni par les commissions internes ni par les syndicats existants), on ne réaliserait qu’une imitation formelle d’une institution future, à laquelle manquerait son caractère révolutionnaire fondamental. Ceux qui peuvent aujourd’hui représenter le prolétariat qui assumera le pouvoir demain, ce sont les ouvriers conscients de cette prespective historique, c’est-à-dire les ouvriers membres du Parti communiste. Le prolétariat qui lutte contre le pouvoir bourgeois est représenté par son parti de classe, même si celui-ci ne constitue qu’une audacieuse minorité.
Les soviets de demain devront avoir leur origine dans les sections locales du Parti communiste. Celles-ci recèleront les éléments préparés qui, tout de suite après la victoire révolutionnaire, seront proposés au vote de la masse des électeurs prolétariens pour constituer les Conseils des délégués ouvriers locaux ».

Ce passage est éloquemment éclairé par la thèse № 8 du IIe Congrès de l’Internationale communiste sur le rôle du Parti communiste[28], ainsi que par ces paroles de Trotski dans « Les leçons d’Octobre » :
« Il ne faut pas oublier que, chez nous, les soviets avaient déjà surgi à l’étape ‹ démocratique › de la révolution, qu’ils avaient été alors légalisés en quelque sorte, que nous en avions ensuite hérité et que nous les avions utilisés. Il n’en sera pas de même dans les révolutions prolétariennes d’Occident. Là, dans la majorité des cas, les soviets se créeront sur l’appel des communistes et seront par suite des organes directs de l’insurrection prolétarienne. Il n’est pas impossible, évidemment, que la désorganisation de l’appareil étatique bourgeois devienne très forte avant que le prolétariat puisse s’emparer du pouvoir, ce qui permettrait de créer des soviets comme organes déclarés de la préparation de l’insurrection. Mais il y a bien peu de chances pour que cela soit la règle générale. Dans le cas le plus fréquent, on ne parviendra à créer les soviets qu’aux derniers jours, comme organes directs de la masse prête à s’insurger. Enfin, il est très possible également que les soviets surgissent après le moment critique de l’insurrection et même après sa victoire, comme organes du nouveau pouvoir. Il faut avoir constamment devant les yeux toutes ces éventualités pour ne pas tomber dans le fétichisme d’organisation et ne pas transformer les soviets, de forme souple et vivante de la lutte, en un ‹ principe › d’organisation, introduit de l’extérieur dans le mouvement et entravant son développement régulier. »

Les thèses du IIe Congrès de l’Internationale affirment que le Parti doit exercer une influence décisive sur les soviets, qu’il doit les diriger, et non s’adapter à eux. L’immédiatisme prétend à l’inverse que les soviets doivent diriger le parti et le mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire les deux facteurs qui, pourvu que leur hiérarchie soit respectée et que le parti guide le mouvement de masse au lieu de traîner à sa queue, sont les éléments indispensable et suffisants de la révolution.

Nous avons parlé dans le chapitre précédent[29] de l’assemblée quasi-générale (dans les limites de Turin et de la Fiat) des Commissaires d’atelier tenue le 31 octobre 1919; cette assemblée vota un Programme publié dans l’« Ordine Nuovo » du 8 novembre. Manifestement rédigé par Gramsci, ce programme se compose d’un préambule, d’une première partie en sept points et d’une seconde partie analytique ou Règlement général[30].

Le préambule reflète un aspect caractéristique de la pensée. de Gramsci; il dit que ce programme n’est qu’une première ébauche, que le temps modèlera suivant la « réalité » : le programme « ne doit et ne devra jamais être définitif ». On évoque ensuite la distinction entre le syndicat traditionnel et le conseil d’usine, formé par les commissaires d’atelier, et on aborde une question délicate : les non-syndiqués votent pour l’élection du commissaire, mais celui-ci doit être un membre du syndicat; ce point donnera lieu à une polémique interminable.

L’assemblée votre un ordre du jour qui décide de tenir des congrès régionaux et nationaux des conseils d’usine et « d’étudier leur extension aux diverses industries » pour sortir du cadre d’origine, la Fiat.

La déclaration de principe contient des points remarquables :
« Les commissaires d’usine sont les seuls et vrais représentants (économiques et politiques) de la classe prolétarienne, parce qu’ils sont élus au suffrage universel [puisque les inorganisés votent aussi] par tous les travailleurs sur le poste même de travail ».
Relevons en passant cette touchante idolâtrie du poste de travail qui, dans le salariat, est le poste d’exploitation !

On admet ensuite avec des restrictions la fonction « commerciale » des syndicats dans les tractations avec le patronat. En revanche ce sont les conseils qui
« incarnent le pouvoir de la classe travailleuse organisée par usine, opposée à l’autorité patronale qui se manifeste dans l’usine même; socialement ils incarnent l’action du prolétariat tout entier, solidaire dans la lutte pour la conquête du pouvoir public, pour la suppression de la propriété privée ».
Il est tout à fait conforme à la pensée de Gramsci de ne pas mentionner le parti ni l’État, ces organes unitaires pour tout le pays…

En conclusion, l’assemblée des commissaires de Turin affirme qu’elle représente « la première affirmation concrète de la Révolution Communiste en Italie ».

Nous ne suivrons pas en détail la longue partie analytique. En effet, elle est terriblement concrète, mais la réalité ultérieure n’a pas consenti à passer par là. Certains passages peuvent cependant prouver que le système des conseils est tout à fait perméable au minimalisme comme nous le craignions d’emblée et l’avons d’ailleurs démontré très tôt. Le conseil d’usine représente des intérêts ouvriers encore plus localisés et étroits que la catégorie et l’industrie qui forment la base du syndicat. Or plus un cercle est petit, plus des intérêts communs peuvent dans certaines situations y prendre le pas sur les antagonismes; et si l’histoire du mouvement turinois est riches en luttes violentes, elle présente aussi des cas d’alliances étranges[31]. Mentionnons seulement quelques lignes concernant les tâches du commissaire d’atelier. Il doit évidemment contrôler si les ouvriers ne sont pas mal traités, mais aussi se préoccuper :
« […] d) de connaître de façon précise 1) la valeur du capital engagé dans son atelier; 2) le rendement de son atelier compte tenu des frais connus; 3) l’augmentation de rendement qu’il serait possible d’obtenir »;
et enfin e) d’empêcher toute aliénation par les capitalistes du capital investi dans les installations de l’usine ! Mais il y a mieux : il doit
« étudier les innovations techniques internes proposées par la Direction et ne se prononcer qu’après en avoir discuté avec ses camarades; il doit inviter ceux-ci à les accepter si, même lorsqu’elles entraînent temporairement des dommages pour les ouvriers, elles comportent aussi des sacrifices de la part de l’industriel et s’affirment utiles au processus de la production ».
Voici donc apparaître la nouvelle idole, la production, devant qui maîtres et esclaves doivent s’incliner ! C’est au nom de ce bien suprême que le réformisme et la collaboration de classe triomphent aujourd’hui.

Cette orientation et cette méthode nouvelles (en apparence du moins) suscitèrent un enthousiasme totalement injustifié. On en vint rapidement à discuter des rapports avec les formes d’associations traditionnelles, et, dans le cadre de Turin, il sembla facile de l’emporter au sein de la section du parti et dans celle du syndicat de la métallurgie, la FIOM.

Sous le titre « Les Conseils des ouvriers approuvés par les métallurgistes turinois », l’« Avanti ! » du 3/11/1919 publie un compte rendu abrégé d’une importante assemblée de la section turinoise de la FIOM tenue le 1er novembre. L’objet des débats était la transformation des organisations syndicales, appelée par l’institution des commissaires d’atelier et des conseils d’usine qui s’était étendue au cours des mois écoulés à beaucoup d’usines turinoises. Par la suite ils apparaîtront aussi ailleurs, en Ligurie, par exemple, mais sans jamais atteindre la vitalité et l’extension de leurs homologues allemands, les Betriebsräte, ni le caractère de masse des Shop stewards committees écossais.

A cette assemblée, Uberti présenta au nom du conseil directeur le rapport introductif, dont les points essentiels peuvent se résumer ainsi :
1) Il est nécessaire d’étudier à fond les nouveaux principes sur lesquels on veut fonder l’organisation syndicale;
2) Les commissaires d’atelier sont apparus pour aider les commissions internes à accomplir leur tâche;
3) La Fédération n’est pas opposée par principe à leur institution, de même qu’elle n’est pas opposée à ce que les commissions internes deviennent le véritable comité exécutif des ouvriers de l’usine;
4) Mais le mouvement des commissaires a pris un caractère plus ambitieux; dans une assemblée des conseils d’usine on a proposé que le comité directeur des sections syndicales soit une émanation des conseils des commissaires;
5) Ce fait oblige l’organisation syndicale à discipliner les nouvelles institutions;
6) Les conseils d’usine ont été formés à Turin avec l’idée, qu’il faut repousser, que le droit de vote peut être étendu aux inorganisés;
7) L’acceptation de cette idée impliquerait la négation de la raison d’être des Fédérations et des Bourses du Travail;
8) L’actuel conseil directeur accepte le principe des commissaires d’atelier, mais veut faire en sorte qu’ils agissent dans l’orbite syndicale;
9) Il propose donc qu’on refuse le droit de vote aux inorganisés, et que les commissaires élisent parmi eux-mêmes les commissions internes;
10) Quant aux organes dirigeants de la section, il propose l’élection d’un conseil général par l’ensemble des membres;
11) Cette ligne ne peut être acceptée que par des socialistes, et non par des libertaires comme ceux qui ont avancé les propositions de transformation radicale de l’organisation.

Il y eut ensuite trois séries d’interventions, représentant trois tendances différentes.
a) La première – orateurs Scaroni et Castagno – soutenait la ligne du conseil directeur;
b) la seconde, dite extrémiste, qui reflétait le comité exécutif des conseils d’usine déjà élus, avait pour porte-parole Garino et Boero. Sa position peut se synthétiser ainsi :
1) Une nouvelle histoire des organisations ouvrières de classe a commencé; le mouvement des conseils n’est pas particulier à l’industrie métallurgique; il doit s’étendre à toutes les usines;
2) Les propositions du conseil directeur se réduisent à une modification superficielle et par le haut des organismes fédéraux. Le mouvement révolutionnaire doit favoriser le jaillissement de la volonté rénovatrice au sein des masses;
3) Les conseils constituent les organes de la dictature du prolétariat comme dictature de toute la classe;
4) Sous cet angle on ne peut faire aucune distinction entre organisés et inorganisés, entre cotisants et non-cotisants;
5) L’organisation par usine est la seule qui permette de créer et de maintenir solidement l’unité de toute la classe;
6) Les conseils sont les organes du pouvoir ouvrier, et reposent donc sur tous les ouvriers.

Comme conclusion à l’intervention Boero, on présenta la motion suivante, déjà approuvée par le comité directeur des conseils en exercice :
« Les ouvriers turinois de la FIOM, réunis en assemblée générale le 1er novembre 1919, convaincus que l’organe syndical doit être l’expression directe de la volonté des syndiqués; que cette volonté peut seulement s’exprimer de façon organique à travers des institutions qui surgissent sur les lieux de travail; que les conseils d’usine, tels qu’ils sont apparus à Turin dans les entreprises métallurgiques, sont la forme embryonnaire de ces nouvelles institutions; décident d’élargir et d’intensifier l’action pour la création des conseils, qui, aussitôt en place, seront convoqués spécialement pour fixer les rapports à établir entre l’organisation syndicale et les conseils d’usine; décident en outre que, sur la base des directives arrêtées par la section de la FIOM, on désigne provisoirement, et jusqu’à l’achèvement des travaux des conseils ouvriers, onze membres, dont cinq pour la minorité, qui formeront le comité exécutif provisoire ».

c) Le troisième courant, dit « centriste », était représenté par Caretto et Chiavazza. Tout en admettant la constitution des conseils, il préconise le refus du droit de vote aux inorganisés. Il se prononce pour une transformation partielle de l’organisation syndicale, englobant le neuf sans détruire l’ancien.

La longue discussion ne permit pas au rapporteur de répondre. On passa au vote. La majorité décida de voter d’abord la motion de gauche, qui fut adoptée à la majorité absolue.

La thèse Uberti était celle de la centrale de la FIOM et de la Confédération du Travail, d’orientation ouvertement réformiste. défendait celle des communistes abstentionnistes turinois et du groupe Ordine Nuovo. Nous ne pouvons garantir l’exactitude du compte rendu de l’« Avanti ! », mais il paraît incontestable que les interventions ont sombré dans la confusion entre conseils d’usine et soviets ouvriers organes du pouvoir, confusion bien des fois dénoncée par « Il Soviet ». La motion Boero, votée à une forte majorité, nous semble par contre exempte d’erreur de principe, et n’entrave pas une clarification salutaire des méthodes organisatives. Le courant centriste reflète les idées de la direction du parti et de l’« Avanti ! », et se maintient dans l’indétermination habituelle.

En décembre, la discussion sur les conseils d’usine passe de l’assemblée syndicale de Turin à la section du parti socialiste. Mais avant de citer les textes de cette discussion, il est bon de rappeler en quels termes la Gauche avait posé la question préalablement à toute étude du programme des Conseils, en prenant sur le fameux mot d’ordre de l’unité prolétarienne puis sur celui du front unique révolutionnaire une position rigoureusement fondée sur les principes marxistes[32]. Ces mots d’ordre devaient connaître alors comme toujours un grands succès démagogique, et un des mérites de la Gauche italienne fut de dénoncer le danger qu’ils recelaient, de mettre en garde, longtemps avant son apparition, contre la nouvelle poussée opportuniste qui risquait de se greffer sur ces erreurs, et qui s’élèvera à des sommets d’ignominie dignes du front national des partis et des classes en 1914.

Nous avons vu que Gramsci et son groupe présentaient la nouvelle forme – le conseil d’usine – comme réalisant presque automatiquement et miraculeusement l’unité de tous les prolétaires, divisés par les syndicats et les partis. Même si on reconnaissait dans cette « élégante utopie » un rêve noble et généreux, on devait répondre d’emblée qu’il cachait une erreur catastrophique. Certes, Marx a dit « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » mot d’ordre de l’internationalisme intégral qui, en 1914, fut trahi presque partout. Toutefois il a enseigné, pour qui l’a compris, qu’au cours de la lutte révolutionnaire, une partie (et pas toujours la moindre) des travailleurs de chaque région géographique peut subir l’influence persistante de la classe dominante et en arriver à se battre sous un autre drapeau que celui de la révolution. L’ordinovisme n’était, à sa naissance, qu’un nouvel utopisme, effectivement infantile, et à la fin de son évolution il a bien fait d’appeler son journal : l’« Unità ».

« Il Soviet » du 1/6/1919 avait publié un article intitulé « L’erreur de l’unité prolétarienne. Polémique sur plusieurs fronts », qui mène la lutte dans deux directions, en combattant l’unité avec la direction des syndicats réformistes aussi bien qu’avec celle des syndicats anarchisants. Un second article du 15/6, « Le ‹ Front unique révolutionnaire › ? », s’oppose à la fusion et même au « bloc » avec ces deux tendances ou écoles politiques, et énonce comme principe que les marxistes révolutionnaires devront, par nécessité historique, lutter seuls, précisément pour que ce soit eux qui parviennent à dirige l’émancipation prolétarienne.

Le premier de ces articles assimile la proposition de fusion syndicale à celle d’un bloc purement politique, naguère préconisé par certains :
« Un regroupement des forces syndicales du prolétariat par dessus les dissensions politiques serait dépourvu de toute efficacité révolutionnaire, parce que la dynamique de la révolution sociale déborde les limites du syndicat professionnel. Les crises de développement de la société, qu’elles se présentent sous forme évolutive ou révolutionnaire, ont pour acteurs les partis politiques dans lesquels se reflètent les classes sociales. Dans les organismes syndicaux, par contre, ne se reflètent que les catégories professionnelles. L’homme participe à la vie sociale dans des limites bien plus larges que celles de son activité professionnelle, et même ses rapports strictement économiques ne se bornent pas à sa position de producteur, mais s’étendent à ses activités de consommateur, directement intéressé par toutes les autres branches de la production et de l’administration sociales. Dans les moments de convulsion sociale en particulier, l’homme fait valoir ses intérêts par l’action politique, en tant que membre d’une classe sociale et non d’une catégorie de producteurs.
La classe ne doit pas être considérée comme un simple agrégat de catégories productrices, mais comme un ensemble homogène d’êtres humains dont les conditions de vie économiques présentent des analogies fondamentales. Le prolétaire n’est pas le producteur qui exerce tel ou tel métier, mais l’individu caractérisé par le fait qu’il ne possède aucun moyen de production et a besoin de vendre son activité pour vivre. Il se peut qu’un ouvrier, normalement organisé dans sa catégorie, soit en même temps un petit propriétaire agraire ou capitaliste; celui-là ne serait plus un membre de la classe prolétarienne. Ce cas est plus fréquent qu’on ne le croit ».

L’article souligne ensuite que dans les révolutions prolétariennes en cours, c’est le parti politique révolutionnaire qui, en battant tous les autres, même « ouvriers », a formé le gouvernement de la révolution et l’a consolidé ensuite par une nouvelle forme de représentation des masses travailleuses.
« Les documents sur les constitutions des républiques socialistes montrent que cette représentation ne repose pas sur le syndicat, la catégorie professionnelle, l’usine, comme nombre de gens s’obstinent à le rabâcher, mais bien sur les circonscriptions territoriales, qui élisent leurs délégués indépendamment de la profession des électeurs et des élus. Dans la nouvelle disposition économique, la propriété et l’administration de l’économie passent à la collectivité, et non aux catégories productrices ».

On mentionne que les syndicats disposent moins librement de leurs usines que les coopératives de producteurs en régime capitaliste, et on signale qu’en principe celles-ci aussi sont socialisées en Russie :
« La caractéristique du régime, des soviets n’est donc pas d’être un gouvernement des catégories ouvrières [comme on le croyait couramment à l’époque – NdR], mais un gouvernement de la classe ouvrière, dont les membres ont l’exclusivité des droits politiques refusés par contre aux bourgeois. L’ouvrier qui est en même temps un petit propriétaire ou un petit rentier ne serait pas électeur. Ce concept du gouvernement de classe, de la dictature du prolétariat, est la clé de voûte de toute la vision marxiste du processus révolutionnaire ».

L’article conclut en rappelant qu’une unité syndicale prolétarienne signifierait un bloc entre tendances politiques divergentes, et aurait donc un caractère négatif :
« C’est précisément dans la période révolutionnaire que les différences de programme ne peuvent et ne doivent pas être dépassées par des coïncidences momentanées dans certains mots d’ordre ».

Dans l’article du 15 juin 1919, la formule du front unique révolutionnaire, contre laquelle la Gauche luttera tout au long des années suivantes, est saluée avec toute la méfiance qu’elle mérite :
« Nous ne croyons pas que ce nouveau ‹ front unique › ait davantage de raisons d’être ni davantage de succès que celui des… alliés [de la Première Guerre mondiale] qui n’a pas rapproché d’une heure la défaite de l’Allemagne et l’a peut-être retardée, et n’a pas empêché au lendemain de la victoire l’éclatement de conflits entre les vainqueurs […].L’idée de s’associer dans l’action en faisant abstraction de la différence de programme est un lieu commun qui jouit d’une grande faveur, surtout s’il est combiné avec les déclamations habituelles contre les théoriciens, mais c’est en fait un thème démagogique de la pire espèce, susceptible d’apporter dans l’action une plus grande confusion mais non une plus grande efficacité […]. Ce qui importe pour le triomphe de la classe travailleuse, pour éliminer au mieux tous les éléments négatifs qui pourraient l’entraver, c’est la centralisation des forces prolétariennes en un parti politique dont le programme et l’orientation tactique ne présentent pas de contradictions avec le développement historique effectif de la lutte ».

L’article développe ensuite la critique des méthodes réformistes et anarcho-syndicalistes, qu’il ramène à des utopies anti-marxistes, et conclut :
« La solution du problème : comment donner la plus grande efficacité à l’action du prolétariat (c’est-à-dire hâter la chute de la bourgeoisie et aussi rendre impossible l’échec du nouveau régime), nous ne la voyons pas dans la création d’un bloc de courants qui se prétendent révolutionnaires, mais dans la formation d’un mouvement homogène qui avance un programme précis, concret et réalisable dans toutes ses phases successives – car nous ne sommes disposés à reconnaître comme révolutionnaire qu’un programme qui répond à cette exigence ».

Nous aussi, nous utilisons – ici comme en d’autres occasions – l’adjectif dont on a tant abusé : concret; une phrase précédant cette citation explique dans quel sens il faut l’entendre :
« Il s’agit d’un problème théorique, c’est-à-dire d’un très important problème pratique de demain ».

Ces rappels permettent de comprendre les débats dans la section turinoise du parti socialiste. Les militants appartenant au courant de « Il Soviet » participaient en nombre à ces débats, mais ils étaient eux aussi un peu obnubilés par la mirobolante recette des conseils d’usine, d’autant plus que, dans la grève de protestation des 2 et 3 décembre contre les événements de Montecitorio[33] ces conseils s’étaient montrés relativement influents, surtout à Turin. On peut lire maintenant le compte rendu publié par l’« Avanti ! » du 14/12/1919 :
« L’assemblée de la section socialiste de Turin a voté sur la question des conseils d’usine des ‹ thèses › qui visent à démontrer que :
1) Comparé au syndicat, le conseil d’usine est un organisme original, parce que dans ce conseil l’ouvrier se considère lui-même comme un producteur, nécessairement inséré dans le processus technique du travail et dans l’ensemble des fonctions productives qui, en un certain sens, sont indépendants du mode d’appropriation privé de la richesse produite – alors que dans le syndicat l’ouvrier est constamment conduit à se considérer seulement comme un salarié, et à voir dans son travail non un moment de la production au une source de souveraineté et de pouvoir, mais simplement un moyen de gagner sa vie.
2) Par conséquent on peut considérer le conseil d’usine comme la cellule de la société communiste, fondée sur la souveraineté du travail et organisée non selon des délimitations territoriales, linguistiques, militaires ou religieuses, mais suivant les distinctions de la productivité et du cadre de travail; on peut le considérer comme l’instrument idoine pour transformer la psychologie et les habitudes des masses populaires et rapprocher ainsi l’avènement du communisme intégral.
3) Le Conseil d’usine tel qu’il est apparu à Turin représente la réalisation historique des institutions prolétariennes pré-révolutionnaires souhaitées par le congrès socialiste de Bologne ».

Dans l’« Ordine Nuovo » du 20/12/1919 on trouve un texte différent :
« Motion approuvée à l’unanimité par la section turinoise sur proposition de la commission exécutive :
La masse des travailleurs manuels et intellectuels qui votent pour le parti socialiste a manifesté sa volonté de voir s’instaurer le pouvoir des travailleurs, de voir créer l’État des ouvriers et paysans. Ce pouvoir ne peut pas être une émanation du Parlement, il ne peut émaner que d’un appareil étatique fondé – dans tous ses ordres : législatif, judiciaire, exécutif (bureaucratique) – sur un système de conseils des travailleurs manuels et intellectuels surgissant sur les lieux mêmes de la production, et donc à même de contrôler 1) le processus de la production et d’échange; 2) les instruments de production et d’échange; 3) la discipline du travail et le gouvernement industriel. Un pouvoir socialiste qui serait purement politique et ne s’enracinerait pas fortement dans un contrôle énergique et un pouvoir économique de fer, exercé directement par la classe ouvrière et paysanne avec ses moyens et à travers ses organisations sur les lieux mêmes de la production industrielle et agricole, se transformerait à brève échéance en une farce tragique, au cours de laquelle la puissance de la classe laborieuse et du parti socialiste serait écrasée par la puissance économique de la classe des exploiteurs capitalistes.
Ceci étant, la section socialiste turinoise propose à ses adhérents de discuter et de définir ces problèmes, extrêmement actuels :
1) Quelles sont les meilleures modalités et formes pour encadrer – en totalité – les masses travailleuses dans un système de conseils d’usine, d’entreprise agricole, de village, de mine, de laboratoire, de bureau, de chantier adhérant au processus de travail et de production, de telle sorte que de la masse émerge une hiérarchie de fonctions qui reproduise la forme de la hiérarchie industrielle capitaliste jusqu’à son sommet, l’État et le gouvernement, pour remplacer celui-ci et réaliser organiquement le gouvernement économique-politique des producteurs.
2) Comment obtenir que dans cet appareil de représentation directe des travailleurs les charges soient confiées aux travailleurs socialistes, adeptes ou sympathisants de la tactique et des buts de la IIIe Internationale.
3) Comment peut-on obtenir que les syndicats ouvriers deviennent des syndicats d’industrie, c’est-à-dire qu’ils englobent tous les travailleurs (manuels, techniques et intellectuels) d’une branche d’industrie donnée, et puissent devenir les centres organisatifs du contrôle que les travailleurs exercent directement sur les lieux de production »
.

Il est impossible de reconstituer la discussion dont sont sortis ces deux textes. S’agissait-il seulement d’un accord entre la gauche abstentionniste et le groupe Gramsci, ou bien comme l’unanimité le donne à penser, les réformistes s’y associèrent-ils aussi ? Ces deux textes traduisent en tout cas une grande confusion d’idées. Elle tient à un ouvriérisme et un économisme excessifs, mais aussi à l’importante influence que le groupe des intellectuels petit-bourgeois de la revue exerçait sur la masse des militants, et à laquelle contribuait certainement l’activité énergique et la bonne culture générale (malheureusement peu classiste et encore moins marxiste) des rédacteurs, coiffés par un trio dans lequel des dissensions éclateront bientôt Gramsci, Terracini et Tasca.

Nous nous limiterons à quelques remarques. L’erreur fondamentale est de croire que l’ouvrir pris sur le lieu de travail au lieu de la Bourse du Travail ou de la section du parti se considère comme un producteur et non comme un salarié ou un simple citoyen. Il est bien évident que dans les syndicats dominés par les réformistes, comme dans le parti dominé par eux et les maximalistes, qui sont encore plus confus, le militant n’était pas amené à se sentir un révolutionnaire, mais seulement à tendre à améliorer sa situation de salarié, par quelques sous supplémentaires, et de citoyen, par quelques réformettes bourgeoises. Il fallait une longue lutte pour sortir de cette dégénérescence jaune du syndicat et du parti, une lutte qui avait commencé depuis des décennies avec l’arme théorique de la critique, et qui devait se conclure par la critique sanglante des armes. Mais jouer la comédie dégoûtante de la concrétomanie, prétendre escamoter ce douloureux processus grâce au mot creux de producteur, c’était tomber dans l’abstraction la plus lamentable. Certes, les marxistes révolutionnaires ont détruit l’illusion bourgeoise selon laquelle l’esclave économique est émancipé dès lors qu’il est citoyen et électeur, et la justice sauve dès lors que le serf est devenu salarié. Avant le capitalisme, certaines catégories qui disposaient en partie de leurs moyens de production et de leurs produits (les artisans, les paysans propriétaires) pouvaient figurer le producteur idéal. Mais comment des socialistes pourraient-ils ériger le producteur en idéal ? Comment y aurait-il un producteur qui ne soit pas un salarié et un citoyen de l’État bourgeois tant que celui-ci ne sera pas tombé sous les coups de la lutte armée, et que l’économie ne se sera pas dépouillée des formes mercantiles, monétaires, d’entreprise ?

En quel sens l’ouvrier d’usine (de bagne, dit Marx) est-il un producteur, lui qui participe à un processus qui aboutit à un produit tout entier détenu par le capital (serait-ce d’État) et qui sera échangé par le non-producteur contre de l’argent, dont le travailleur recevra une petite partie ? Ce dernier est, en tant que producteur, un esclave non émancipé, parce qu’il produit des marchandises. Quand il n’en produira plus, tout le réseau du processus de production, c’est-à-dire des entreprises autonomes, sera depuis longtemps anéanti, et il ne restera plus trace de la classification des lieux de production telle qu’elle se présente aujourd’hui. Le salarié ne cédera pas la place au producteur cher à Proudhon, mais à l’homme !

Cette évolution historique demandera beaucoup de temps, et l’acte révolutionnaire en jettera seulement la base. Celle-ci n’est pas économique, mais politique; non pas locale, mais centrale; elle ne naît pas d’une nouvelle forme adhérant à l’infâme forme capitaliste, mais d’une force armée qui a vaincu la force bourgeoise dans la guerre civile. Voilà ce qui passe avant tout, voilà ce qui est urgent, voilà la nouveauté à réaliser, le seul problème pratique et concret. Quant au système ordinoviste, sa nouveauté n’était que le vieux travaillisme et la vision immédiatiste, banale et tronquée, de la lutte de classe.

Abandonnons à leur sort les thèmes fameux et malheureux de « gouvernement industriel » et de « pouvoir économique ». Quelques mois plus tard Togliatti se mettra à écrire dans la brillante revue. Dans chacun de ses articles, les adjectifs nouveau et concret (signifiant respectivement révisionniste et immédiatiste) reviennent des dizaines de fois, tout comme dans les écrits « classiques » du « chef bien-aimé » du PCI. A ses yeux, même la double définition du conseil d’usine, comme économique et politique, est une concession. Il faut, selon lui, éviter
« de rappeler continuellement le caractère politique des nouveaux organismes, de dire que leur but devrait être de préparer la révolution en élaborant des projets et mesures « révolutionnaires » tendant à culminer dans l’action révolutionnaire directe : l’insurrection ». Pour Togliatti, « ce qui, sans qu’il le considère comme tel, est révolutionnaire, c’est l’acte de l’ouvrier qui élit un chef et lui obéit volontairement, ce qui est révolutionnaire c’est l’organisation qui surgit sur le lieu de travail, au contact des organes de l’économie patronale ».

Donnons acte à Togliatti qu’il tiendra dans le second après-guerre ses promesses de 1919. Cependant les nouveautés qu’il découvrait alors à chaque pas était déjà des vieilleries. L’erreur de base de l’ordinovisme, Marx l’avait indiqué d’avance en 1847, lorsque, dans « Misère de la Philosophie », il a enterré avec Proudhon tous ses épigones à venir. La dernière page, enflammée, annonce le « Manifeste » et en éclaire la formule fondamentale : constitution du prolétariat en classe, donc en parti politique.

Dans sa préface de 1884 à « Misère de la Philosophie », Engels montre que Marx y avait déjà réglé son compte au père du réactionnaire socialisme d’État prussien, Rodbertus. Mais à combien d’autres immédiatistes aussi qui, depuis cent vingt-cinq ans, rabâchent imperturbablement les mêmes nouveautés ! Parlant des organisations économiques, il montre qu’à un certain moment elles prennent un caractère politique :
« Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique ».

Que le lecteur lise cette page jusqu’au bout, jusqu’à sa conclusion bien connue : Le combat ou la mort ! Il trouvera aisément le fin mot de l’ordinovisme turinois : une grande poussée, effectivement spontanée, fut déviée en direction du mouvement des conseils. Avec quel résultat ?

Conformément à la doctrine de Togliatti, les ouvriers turinois, dans leurs luttes glorieuses et héroïques, n’ont pas été organisés pour eux-mêmes, mais pour le capital. Le parti révolutionnaire de classe a fait une fin misérable : organisant les travailleurs de Turin en adhérence étroite avec le processus productif, Togliatti ne pouvait les constituer en classe pour eux-mêmes et pour la révolution italienne et mondiale. Cette nouveauté datait de 1847. Il les a constitués en classe pour la Fiat.

Voyons maintenant quelques autres aspects des informations publiées par l’édition turinoise de « l’Avanti ! ». La discussion dans la section turinoise du Parti socialiste avait eu lieu le 11 décembre 1919.

Dans son numéro du 12, le journal en fit un commentaire assez juste, affirmant que le désaccord qui était apparu sur les conceptions et les méthodes ne traduisait pas un conflit entre des ailes divergentes du prolétariat, mais entre les masses travailleuses et les fonctionnaires réformistes des syndicats et de la Bourse du Travail. Passant outre aux inquiétudes de la droite qui craignait pour son autorité, l’assemblée avait approuvé la motion de Tasca et Togliatti, qui disait :
« La section socialiste de Turin, ayant pris connaissance de la motion de la commission exécutive, considère qu’il est urgent que toutes les formes d’activité socialiste et prolétarienne concourent à préparer la conquête du pouvoir; considère que dans le domaine économique cette conquête se prépare en organisant tous les producteurs dans une forme qui adhère au processus de production, de façon à rendre possible l’organisation communiste du travail; donne mandat au Comité, d’étude de s’inspirer de ces principes, de se préoccuper surtout de préciser et de régler les rapports qui doivent s’établir entre les Conseils d’usine et les Organisations de résistance pour éviter les conflits de compétence et pour que l’organisation actuelle loin de s’affaiblir, augmente son prestige aux yeux des masses ».

La section se contenta d’approuver la liste des membres du Comité d’étude. Le texte montre que la formulation et les principes avancés par le groupe des intellectuels déforme la position généreuse et juste des camarades ouvriers. On oubliait tout simplement que la conquête du pouvoir est un fait politique qui se déroule sur le terrain politique; que les mesures économiques seront imposées par l’intervention de la nouvelle puissance étatique, celle que le prolétariat instaurera par sa dictature; qu’il est tout à fait illusoire de s’y préparer dans une forme qui adhère au processus de production actuel, parce qu’il s’agit là d’une adhérence à la machine de production capitaliste, qui ne prépare donc pas à la lutte, mais à la collaboration de classe.

Le 14 décembre 1919 se tient le congrès de la Bourse du Travail de Turin[34]. Nous citons d’après l’édition turinoise de « l’Avanti ! » quelques passages intéressants du discours qu’y a prononcé Umberto Terracini au nom de la section du parti :
« Terracini déclare que la motion [Tasca-Togliatti] approuvée la section socialiste laisse chaque individu libre d’agir sui an ses idées, mais oblige la commission exécutive à travailler dans le sens de la création des Conseils […]. Le Conseil n’a pas une fonction syndicale […]. La question, aujourd’hui, c’est la réalisation de Conseils qui embrassent tous les producteurs […]. On a dit que les Conseils veulent mettre en vigueur le système Taylor. C’est vrai en un certain sens. Les Conseils n’ont pas tort de propager l’idée qu’il faut produire davantage et améliorer la production, étant donné qu’ils veulent préparer l’avènement de la société communiste. Etre révolutionnaire ne veut pas dire être contre la production. La révolution doit avoir lieu sur le lieu de la production. Cela ne peut être accompli que par les Conseils d’usine, et non par les syndicats, qui sont et vivent loin de l’usine. En conclusion, de même qu’il existe des organes de lutte économique et politique, les Conseils des ouvriers, paysans, employés, ont été désignés par Lénine au Congrès de Bologne, et plus modestement par la section de Turin, comme étant ces organes du pouvoir ».

Il est significatif que, d’après le même compte rendu, Boero, après avoir affirmé très justement qu’il faut être « pour la révolution accomplie par tout le prolétariat », cède ensuite à la mode dominante en déclarant que « le mouvement des Conseils est voulu par l’histoire ».

L’erreur fondamentale consistait, comme d’habitude, à confondre l’appareil de pouvoir invoqué par Lénine et constitué en Russie par les soviets, avec le réseau des conseils d’usine. Gramsci et les autres Turinois, ainsi malheureusement que beaucoup de bons ouvriers de la fraction abstentionniste, commettaient une double erreur. En réalité, dans la Russie révolutionnaire le réseau du pouvoir n’était pas fondé sur les comités d’usine; mais c’était une erreur de principe, bien plus grave, de penser que ce réseau (même généralisé à toute l’Italie, comme le demandaient Boero et d’autres) pouvait avoir un effet miraculeux alors que la bourgeoisie, son État militarisé comme son parlement démocratique, était encore au pouvoir.

Un point délicat évoqué par Terracini mérite d’être développé. On peut effectivement se demander si dans l’économie communiste la production sera plus intense que dans l’économie actuelle. La réponse marxiste ne fait pas de doute : l’augmentation de la productivité du travail social dans une production rationnellement développée ira de pair avec une diminution énorme de la peine, de l’effort et de la durée du travail. Mais c’est tout autre chose de dire que des communistes révolutionnaires, qui conduisent la lutte de classe pour abattre l’État bourgeois, doivent dès à présent revendiquer une augmentation de la production. Marx a établi que tant que l’économie n’aura pas atteint une forme non-mercantile et non-monétaire, ce qui nécessitera des décennies après l’instauration de la dictature prolétarienne, la production ne peut augmenter que si l’exploitation du travail augmente. Avant la prise du pouvoir, il n’y a qu’une possibilité : la lutte de classe révolutionnaire aura pour effet de saboter la production – et de mettre en pièces le rêve productiviste des bourgeois et de toutes les crapules petites-bourgoises. L’histoire a montré que, partant de la géniale idée turinoise de se mêler de la gestion de Fiat pour qu’elle produise davantage de voitures et que les ouvriers aient quelques misérables centimes de plus, on aboutit à l’infecte situation actuelle, où les « représentants » du prolétariat prônent sans vergogne l’accroissement de la production nationale annuelle et en arrivent à être complices d’une augmentation du chômage et d’une baisse du salaire réel.

Une autre erreur de perspective commune à tous les dirigeants turinois de l’époque était de fermer les yeux sur la nécessité d’exclure du parti la droite réformiste et contre-révolutionnaire, et de croire que Lénine avait recommandé au parti socialiste du Congrès de Bologne de constituer des conseils d’usine. Ceci, alors que cette droite dominait non seulement le groupe parlementaire, mais aussi la Confédération du Travail qui, par ses porte-parole turinois, s’alarmait même devant l’inoffensif mouvement des Conseils; et que cette droite trouvait son appui le plus solide dans l’opportunisme centriste des Serrati et Cie, qui la revalorisaient même sous prétexte de réagir contre les velléités anarchisantes et décentralisatrices du noyau « conseilliste »[35].

La vision conseilliste, qui présente les formes de la nouvelle société comme adhérant immédiatement au réseau productif caractéristique du capitalisme, Gramsci l’a incontestablement défendue des ongles et du bec, posant ainsi l’identité : socialisme = société de libres producteurs, de même que les « socialistes des conseils » hollandais d’obédience proudhonienne opposeront au « socialisme d’État » l’« association des producteurs – et… consommateurs – libres et égaux ». On le voit particulièrement bien dans ses articles sur les syndicats d’octobre et novembre 1919. Dans le premier, « Syndicats et conseils » (11/10/1919), on lit
« La dictature prolétarienne ne peut s’incarner que dans un type d’organisation spécifique de l’activité propre des producteurs et non des salariés, esclaves du capital. Le Conseil d’usine est la cellule primaire de cette organisation. Puisque dans le Conseil toutes les branches du travail sont représentées, proportionnellement [ !] à la contribution de chaque métier et de chaque branche à l’élaboration de l’objet que l’usine produit pour la collectivité [comme si le système capitaliste ne produisait des objets dotés d’une valeur d’usage uniquement parce qu’ils portent une valeur d’échange !], il est une institution de classe, une institution sociale [ ?]. Sa raison d’être réside dans le travail, dans la production industrielle, c’est-à-dire dans un fait permanent [identique dans toutes les sociétés ?], et non dans le salariat, dans la division en classes, c’est-à-dire dans un fait transitoire qu’il s’agit précisément de dépasser […]. Le Conseil d’usine est le modèle de l’État prolétarien […]. Même le plus ignorant et le plus arriéré des ouvriers [comme si c’était la même chose : un analphabète peut être, d’instinct, politiquement avancé et révolutionnaire, tandis qu’un ouvrier arriéré reste porteur de l’idéologie bourgeoise même s’il est hautement qualifié !], même le plus vaniteux et le plus ‹ cultivé › des ingénieurs[36] finit par se convaincre de cette vérité par les expériences d’organisation de l’usine : tous finissent par acquérir une conscience communiste[37], par comprendre quel grand pas en avant l’économie communiste représente par rapport à l’économie capitaliste […]. La solidarité ouvrière, qui dans le syndicat se développe dans la lutte contre le capitalisme, à travers les souffrances et les sacrifices, est positive dans le Conseil, permanente et présente dans le plus infime élément de la production industrielle; elle est contenue dans la conscience joyeuse [« la révolution est une fête » diront les situationnistes de mai 68, qui prétendaient eux aussi éviter la « souffrance » et les « sacrifices » !] d’être un tout organique, un système homogène et compact qui travaille utilement, produit de façon désintéressée la richesse sociale [en plein mercantilisme !], affirme sa souveraineté, réalise son pouvoir et sa liberté créatrice d’histoire [expression typiquement inspirée de Croce] ».

Dans l’article « Les syndicats et la dictature » (25/10/1919), il explique l’effondrement sanglant de la République hongroise des Conseils avant tout par le fait, que
« dans le Soviet hongrois, les syndicats se sont abstenus de tout travail créateur […] parce que la fonction pour laquelle le syndicat s’était développé jusqu’à la dictature était inhérente à la domination de la classe bourgeoise, et que les fonctionnaires n’avaient pas une capacité technique industrielle [mais] une psychologie de corps absolument opposée à la psychologie des ouvriers, et ont fini par prendre, face à la masse ouvrière, la même position que la bureaucratie gouvernementale par rapport à l’État parlementaire : c’est la bureaucratie qui règne et qui gouverne ».

Il en est ainsi, nous répète l’article « Syndicalisme et Conseils » du 8/11, parce que :
« Le syndicalisme organise les ouvriers non comme producteurs, mais comme salariés » alors que « l’ouvrier ne peut se saisir lui-même comme producteur que s’il se saisit lui-même comme partie indissociable de tout le système de travail qui se condense dans l’objet fabriqué, s’il vit l’unité du processus industriel, qui demande la collaboration du manœuvre, de l’ouvrier qualifié, de l’employé d’administration, de l’ingénieur, du directeur technique […]. Alors l’ouvrier est producteur, parce qu’il a acquis la conscience de sa fonction dans le processus productif à tous ses stades, de l’usine à la nation, au monde; alors il perçoit sa classe, et devient communiste, parce que la propriété privée n’est pas fonction de la production [alors que le socialisme l’est, bien sûr !], et devient révolutionnaire parce qu’il voit le capitaliste, le propriétaire privé [et s’il s’agit d’une société anonyme nationalisée ?] comme un poids mort, une charge qu’il faut éliminer. Alors il conçoit ‹ l’État ›, il conçoit l’organisation complexe de la société, parce qu’elle n’est que la forme du gigantesque appareil de production qui reflète […] la vie de l’usine, qui représente l’ensemble complexe, harmonisé et hiérarchisé, des conditions nécessaires pour que son industrie, son usine, sa personnalité de producteur vivent et se développent ».

A quel point cette conception est foncièrement opposée au marxisme, quelques passages des « Manuscrits économico-philosophiques de 1844 » suffiront à le montrer :
« L’ouvrier s’aliène dans son objet, et cette aliénation s’exprime selon les lois de l’économie politique : plus l’ouvrier produit, moins il a à consommer; plus il crée de valeurs, plus il perd en valeur et en dignité; plus son produit a de forme, plus l’ouvrier est difforme; plus son objet est civilisé, plus l’ouvrier est barbare; plus le travail est puissant, plus l’ouvrier est impuissant; plus le travail est devenu intelligent, plus l’ouvrier est devenu inintelligent et esclave de la nature […] Or, l’aliénation n’apparaît pas seulement dans le résultat, mais aussi dans l’acte de la production, à l’intérieur de l’activité productrice elle-même. […] L’aliénation de l’objet du travail n’est que le résumé de l’aliénation, de la dépossession, dans l’activité du travail elle-même. […] Le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui, [il] n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc.; et [… 1, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu’animalité : ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal. Sans doute, manger, boire, procréer, etc., sont aussi des fonctions authentiquement humaines. Toutefois, séparées de l’ensemble des activités humaines, érigées en fins dernières et exclusives, ce ne sont plus que des fonctions animales […]. L’activité libre, consciente est le caractère générique de l’homme. La vie elle-même apparaît comme simple moyen de vivre » (Marx, « Œuvres », t. 2, pp. 59–63, « Pléiade »).

Certes, le travail est aussi une école « rude mais qui trempe » (« La Sainte Famille »), dans la mesure où il dépouille le prolétariat de tout reste d’autonomie individuelle, des satisfactions micro-productives, et lui indique « son but et son action historiques » – dans la mesure où le prolétariat parvient à se poser en « parti destructeur », grâce (précisera Marx dans mille passages) à son, organisation politique préalable, conditionnée par la lutte de classe,,et en même temps condition pour que cette lutte s’affirme pleinement comme telle, pour qu’elle prenne tout son sens politique d’affrontement entre la tendance conservatrice et la tendance révolutionnaire, engendrées toutes deux par le capitalisme indépendamment des volontés individuelles ou collectives. C’est en ce sens que Lénine, le plus tenace adversaire de la « prise de conscience » du prolétariat « dans l’usine », souligne aussi dans « Que Faire ? » que l’organisation industrielle du travail a un rôle formateur et contribue à la discipline révolutionnaire – à condition que de l’extérieur de l’usine et du rapport économique entre bourgeoisie et prolétariat, de l’extérieur de la lutte revendicative, la conscience communiste soit importée par le parti, dépositaire du programme, dans l’avant-garde ouvrière. En puissant dialecticien Lénine dénonce ainsi la double faute de l’opportunisme immédiatiste commise par les menchéviks et les conciliateurs : ouvriérisme anarchisant, réformisme éducationniste et intellectualiste.

Un « esprit de parti » superficiel et mystificateur (et le « parti » était alors un vrai cirque) qui cache mal un démocratisme vulgaire se manifeste dans l’article « Le problème du pouvoir » (29/11/1919) :
« Le problème concret immédiat [concrétisme plus immédiatisme !] du Parti socialiste […], c’est le problème du pouvoir, le problème des modalités et des formes qui permettent d’organiser toute la masse des travailleurs italiens en une hiérarchie qui culmine organiquement dans le Parti; c’est le problème de la construction d’un appareil étatique qui, à l’intérieur, fonctionne démocratiquement, c’est-à-dire garantisse à toutes les tendances anti-capitalistes la liberté et la possibilité de devenir des partis du gouvernement prolétarien [mais que devient alors la « hiérarchie qui culmine organiquement dans le Parti » ?], et qui, à l’extérieur, soit une machine implacable écrasant les organes du pouvoir industriel et politique du capitalisme. Il y a la grande masse du peuple travailleur italien [brillante découverte, ô combien « concrète » !]. Aujourd’hui, il se divise politiquement en deux tendances dominantes : les socialistes marxistes et les socialistes catholiques [mais oui, le « dialogue avec les catholiques » est lui aussi un legs ordinoviste; et nous avons vu plus haut les tendresses gramsciennes pour les Vendées et les religieuses… socialistes !]; ensuite, en un grand nombre de tendances secondaires : les anarcho-syndicalistes, les anciens combattants démocrates-sociaux, et les divers regroupements locaux [par exemple, le Parti d’action sarde] à tendance révolutionnaire. Cette masse représente plus de vingt-cinq millions de personnes, c’est-à-dire une base stable et sûre [ !] de l’appareil prolétarien […]. Pour les révolutionnaires, le plus grand problème concret du moment présent est le suivant :
1) fixer la grande masse du peuple travailleur dans une configuration sociale qui adhère au processus de la production industrielle et agricole (constitution de Conseils d’usine et de village avec droit de vote pour tous les travailleurs);
2) obtenir que dans les Conseils la majorité soit représentée par les camarades du Parti ou des organisations ouvrières, et par des camarades sympathisants, mais sans exclure que, dans les premiers moments d’incertitude et d’immaturité, elle puisse tomber passagèrement aux mains de « populaires », de syndicalistes anarchistes, de réformistes, pourvu qu’ils soient des travailleurs élus sur leur lieu de travail et qu’ils adhèrent à l’État ouvrier »
.

Un article du 27 décembre, « Le parti et la révolution », montre que l’ordinovisme repousse la dictature du parti même sous la forme émasculée et creuse revendiquée par les maximalistes ou par un champion du réformisme et du social-chauvinisme comme Léon Blum. Il dénonce en effet
« le mythe révolutionnaire, dans lequel l’instauration du pouvoir prolétarien est conçue comme une dictature du système des sections du Parti socialiste »,
ce qu’il identifie avec la méthode… de la social-démocratie allemande et de Noske, et à quoi il oppose une conception selon laquelle :
« Le Parti exerce la plus efficace des dictatures, celle qui naît du prestige, de l’acceptation consciente et spontanée d’une autorité reconnue indispensable à la réussite de l’œuvre entreprise. Malheur, si par suite d’une conception sectaire du rôle du Parti dans la révolution, on prétend matérialiser cette hiérarchie [mais une hiérarchie non matérialisée est purement imaginaire !], on prétend figer dans des formes mécaniques de pouvoir immédiat [ ?] l’appareil de gouvernement des masses en mouvement, on prétend enserrer le processus révolutionnaire dans la forme du Parti; on réussira ainsi à dévier [ ? !] une parties des hommes, on réussira à ‹ dominer › l’histoire, mais le processus révolutionnaire réel échappera au contrôle et à l’influence du Parti, devenue inconsciemment un organisme conservateur ».

Dans un « Message aux travailleurs occidentaux » remis le 10 juin 1920 à Miss Bonfield, déléguée du Labour Party, l’anarcho-chauvin Kropotkine dira en singeant Kautsky :
« La révolution russe – continuatrice des deux grandes révolutions anglaise et française – s’efforce de progresser au-delà du point où la France s’est arrêtée lorsqu’elle a buté sur la notion de l’égalité de fait, c’est-à-dire de l’égalité économique. Malheureusement, cette tentative a été entreprise en Russie sous la dictature fortement centralisée d’un parti, celui des bolcheviks. La même tentative avait été faite par Babeuf et ses partisans, tentative centraliste et jacobine. Je dois avouer franchement qu’à mon avis, cette tentative d’édifier une république communiste sur des bases étatistes fortement centralisées, sous la loi d’airain de la dictature d’un parti, doit mener à un formidable fiasco. La Russie nous montre comment il ne faut pas imposer le communisme, même à une population lasse de l’ancien régime et impuissante à opposer une résistance active aux expériences des nouveaux gouvernants.
L’idée des soviets ou conseils ouvriers et paysans, déjà avancée pendant la tentative révolutionnaire de 1905 et spontanément réalisée en 1917, fut une idée merveilleuse. Le fait même que ces Conseils doivent contrôler la vie politique et économique du pays implique qu’ils doivent être composés de tous ceux qui participent personnellement à la production de la richesse nationale. Mais tant qu’un pays est soumis à la dictature d’un parti, les Conseils des ouvriers et paysans perdent évidemment toute signification.
[Trotski démontre à l’inverse que c’est seulement alors que les soviets acquièrent leur signification d’organes du pouvoir prolétarien]. Leur fonction se réduit au rôle passif joué dans le passé par les États Généraux ou les Parlements, convoqués par le monarque et obligés d’affronter un Conseil de la Couronne tout puissant […]. L’immense travail de reconstruction exigé par une révolution sociale ne peut être accompli par un gouvernement central, même si, pour guider ce travail, il disposait de quelque chose de plus substantiel que quelques brochures socialistes [c’est ainsi que Kropotkine définit le programme communiste, du « Manifeste » au « Capital » !] ou anarchistes. Il demande la connaissance, la compréhension et la collaboration volontaire d’une masse de forces locales et spécialisées, qui peuvent vaincre les difficultés que présentent sous leurs aspects locaux les divers problèmes économiques. Repousser cette collaboration et s’en remettre au génie des dictateurs du parti équivaut à détruire tous les noyaux indépendants, tels les syndicats […] ou les coopératives de consommation locales, et les transformer en organes bureaucratiques du parti, comme cela se produit actuellement. C’est là le moyen, non d’accomplir la révolution, mais de rendre sa réalisation impossible ».

De la part d’un anarchiste, tout ceci est naturel. Mais on ne peut à la fois défendre des thèses identiques à cette position anarchiste typiquement petite-bourgeoise, qui est toujours, en tant que telle, plus ou moins ouvertement libérale et réformisme (par souci, comme on le voit chez Kropotkine, de « concrétisme » et de « réalisme constructif », bien entendu !) et se proclamer en même temps communiste en jouant même au « léniniste » (par exemple, au congrès de Lyon).

La défiguration du système des soviets par l’ordinovisme imposait une mise au point de plus en plus rigoureuse, surtout qu’elle reflétait, d’une part, l’interprétation « conseilliste » diffuse – et aberrante ! – de l’apport de la révolution d’octobre, et que, d’autre part, elle s’ajoutait à des falsifications analogues d’origine maximaliste, c’est-à-dire centriste. Il ne faut pas oublier que la prétention de la social-démocratie allemande de « socialiser » progressivement la richesse sociale par la nationalisation de quelques industries et mines constituait une référence même pour beaucoup de ceux qui, en paroles, s’opposaient aux majoritaires allemands, promoteurs de la terreur blanche. Elle se retrouve, par exemple, dans les « plans d’expropriation » avancés par les maximalistes, plans qui se rattachent aussi au concept anarcho-syndicaliste de la « grève expropriatrice ». Le travail de réexposition correcte du problème, effectué par « Il Soviet » dans un ensemble d’articles, était donc particulièrement important. Ces articles – « Pour la constitution de Conseils ouvriers en Italie » (4/1, 11/1, 1/2, 8/2 et 22/2 1920) et « La constitution des Soviets et la préparation révolutionnaire » (29/2/1920) – seront donnés en appendice[38]. Citons ici l’affirmation caractéristique qui se trouve dans le premier :
« Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste. Sous la domination bourgeoise, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution »[39].
« Dire qu’ils sont les organes de la libération du prolétariat, sans parler de la fonction du parti, comme le fait le programme de Bologne, nous semble erroné. Soutenir, comme les camarades de l’‹ Ordine Nuovo › de Turin, que dès avant la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes, non seulement de lutte politique, mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, n’est qu’un pur et simple retour au gradualisme des socialistes. Qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, celui-ci se caractérise en effet par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques, alors que le capitalisme détient encore, avec l’État, le pouvoir politique ».

En liaison avec la critique de l’adhérence de la représentation prolétarienne aux structures de la production industrielle, la Gauche développe celle du contrôle ouvrier, sur laquelle nous reviendrons plus loin, et dont l’intérêt est évident si on se souvient que presque vingt ans plus tard (1938), le « Programme de transition » de Trotski sera axé sur ce mot d’ordre. Citons encore ce passage de « Il Soviet » du 1er février 1920 :
« C’est une grave erreur de croire qu’en introduisant dans le milieu prolétarien actuel, parmi les salariés du capitalisme, des structures formelles dont on pense qu’elles pourront se constituer pour la gestion de la production communiste, on développe des forces intrinsèquement et par elles-mêmes révolutionnaires. Ç'a été l’erreur des syndicalistes, et c’est aussi l’erreur des zélateurs trop enthousiastes des conseils d’usine ».

C’est ainsi qu’il faut comprendre la juste formule du KPD « la révolution n’est pas une question de forme d’organisation », et non dans le sens que la forme d’organisation du parti n’aurait pas d’importance. En effet, suivant les Thèses du 2ème congrès de l’Internationale, la Gauche luttait pour un parti de type bolchévique, contre ceux qui prônaient un parti du genre IIe Internationale, Internationale 2½ ou… IVe Internationale style KAPD. On le voit nettement, entre autres, dans les « Thèses de la fraction communiste abstentionniste » de 1920 (thèse 11, IIe partie)[40], comme dans les « Thèses sur la constitution des Conseils ouvriers », ou le discours du représentant de la Gauche sur les soviets au Conseil national d’avril.

C’est dans ce cadre que se place notre polémique avec Tasca qui, à la manière de Gramsci et des… « historiographes » actuels, mettait dans le même sac la Gauche et le maximalisme, apparentés, d’après lui, par la prépondérance accordée au parti sur les soviets. Nous lui avons répliqué par cette formule limpide : « Les soviets sont la forme, non la cause de la révolution », en renvoyant aux immédiatistes « expérimentateurs » l’accusation de formalisme qu’ils ont si souvent adressée à la Gauche. En fait, eux sont vraiment des formalistes, des fétichistes entichés d’une forme vide en l’absence de l’hégémonie du parti, incapables qu’ils sont de voir l’urgence dramatique de la formation des cadres révolutionnaires, de la préparation des formes organisatives d’un parti apte à mener une lutte aussi « intense et impitoyable » que « réfléchie et calculée » contre la bourgeoisie et ses agents.

Notre analyse du projet Bombacci (article du 22 février 1920), repousse clairement l’idée de provoquer une situation de dualité de pouvoir en l’absence d’un parti communiste et grâce à des soviets, surtout construits « à froid » et mal délimités par rapport aux conseils d’usine. Elle dénonce tout autant l’ordinovisme qui, comme le maximalisme, conçoit la préparation révolutionnaire en termes non seulement économistes, mais démocratico-populistes, en proposant des, initiatives largement frontistes. « Le Soviet n’est pas […] par essence un organe révolutionnaire », avons-nous affirmé sans équivoque.

L’article du 29 février, « La constitution des Soviets et la préparation révolutionnaire », rappelle enfin cette vérité, mille fois soulignée, par Lénine et Trotski, que la rupture du prolétariat occidental avec sa bourgeoisie et avec toute la tradition démocratique, représentera bien autre chose que la rupture avec la rachitique bourgeoisie russe qui végétait à l’ombre de l’absolutisme décrépit; que la révolution aura en Occident un caractère encore moins populiste qu’en Russie, et « ne pourra être effectuée […] que par une minorité de la classe ouvrière » sous la direction du parti communiste. Il précise aussi le véritable sens du déterminisme marxiste et de la formule « la violence est l’accoucheuse de la nouvelle société » : elle ne signifie pas que cette dernière se développe au sein de la société capitaliste, mais que le germe qui provoque l’explosion des contradictions au niveau politique et l’assaut au pouvoir – impossible sans la direction du parti – réside dans l’opposition entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. M. et M. Ferrara, « Conversando con Togliatti », Roma 1953, p. 42. C’est nous qui soulignons. [⤒]

  2. On reconnaît ici le germe de l’actuel slogan opportuniste « Davantage de pouvoir dans l’usine » – comme si dans l’usine le prolétariat pouvait avoir un quelconque pouvoir. [⤒]

  3. Voir, par exemple, D. Guérin, « La lutte des classes sous la Première République », Paris 1946, 1, p. 399. Ou, en ce qui concerne l’armée de Cromwell et les « soviets » de ses soldats, H. N. Brailsford, « I Livellatori », Milan, 1962. [⤒]

  4. Ces thèses sont reproduites dans notre brochure « Parti et Classe » (Éditions Programme Communiste). [⤒]

  5. Voir notre « Storia della Sinistra Comunista » (« Histoire de la Gauche communiste »), tome II, chapitre V. [⤒]

  6. On trouvera une ample critique de ce programme dans le troisième article de la série « Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie » dans « Il Soviet » du 1/9/1920; cette série sera publiée en appendice, avec la dernière partie de ce chapitre, dans le prochain numéro de « Programme Communiste ». [⤒]

  7. Citons, par exemple, les campagnes pour la victoire des voitures Fiat dans les courses européennes, avec des primes allant aux dirigeants et aux ouvriers de l’usine, etc. [⤒]

  8. A propos du Front unique voir par exemple la série d’articles des № 219 à 224 du « Prolétaire ». [⤒]

  9. A la rentrée parlementaire du 1er décembre 1919, les députés du PSI quittèrent la salle de séance durant le discours de la couronne, pour ne pas « rendre hommage au Roi ». A la sortie du Palais Montecitorio, ils furent agressés et frappés par des officiers et étudiants nationalistes. Fait très rare durant une longue période, la CGL et la direction du PSI appelèrent ensemble à une grève de protestation. Les 2 et 3 décembre, la grève donna lieu à des heurts violents (il y eut des morts et des blessés) avec les forces de l’ordre dans beaucoup de villes d’Italie; elle fut suspendue le 3. [⤒]

  10. Ce congrès approuva par plus le 38 000 voix contre 26 000 (opposées au vote des inorganisés) une motion favorable à la constitution des conseils comme organisations de la « masse de tous les producteurs », et, tendanciellement, de tout le peuple en « armée disciplinée ». Etant donné leur fonction, il était évident pour nous aussi que les conseils devaient inclure les inorganisés et leur accorder le droit de vote. [⤒]

  11. Dans un article intitulé « Pour qu’on ne s’y trompe pas » (« Avanti ! » du 4/11/1919), Serrati avait en particulier protesté contre la participation des inorganisés à l’élection des commissaires d’atelier, en la présentant comme une « mise en question de tout un long travail de parti », et en se plaçant sur les mêmes positions que les dirigeants réformistes de CGL. Pour lui comme pour Gramsci, « les conseils d’usine doivent être les atomes du monde nouveau »; aujourd’hui, cependant, ils représentent « plutôt une ébauche mentale qu’un fait concret », et admettre qu’ils surgissent du vote même des inorganisés comme organes du pouvoir prolétarien est
    « faire preuve d’un penchant à la facilité extrêmement dangereux pour l’avenir du prolétariat », « une preuve évidente de désintérêt pour la vieille forme et d’un engouement excessif pour la nouvelle ».
    Seuls les « historiens » qui veulent présenter « l’abstentionnisme » comme une aile avancée – ou déviante – du maximalisme, voient une affinité entre l’hostilité serratienne et notre critique de principe de l’idéologie conseilliste ! [⤒]

  12. Cette « sympathie » pour les… ingénieurs, Gramsci la perdra au sein du Parti communiste d’Italie, et pour cause, vu la profession du principal dirigeant de la Centrale de Gauche jusqu’en 23, de l’opposition de gauche ensuite. Dans les « Cahiers », il cherchera même à expliquer le schématisme, le mécanisme, bref le déterminisme de la Gauche par la prédominance des dits « ingénieurs » à la direction du jeune P.C. d’Italie. [⤒]

  13. Pour apprécier cette perle du « léninisme » gramscien, il suffit de penser que « Que faire ? » de Lénine avait été publié… dix-sept ans plus tôt ! [⤒]

  14. Ils seront publiés avec la dernière partie de ce chapitre dans le prochain numéro de « Programme Communiste ». [⤒]

  15. Cette image à la fois frappante et scientifiquement exacte est aussi utilisée et expliquée par Trotski dans la préface de son « Histoire de la révolution russe » (14/11/1930) :
    « C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur ».
    On peut dire que ce passage résume l’opposition entre la vision déterministe du marxisme, et la vision vulgairement économiste qui, ignorant les « conditions subjectives », tombe dans le fatalisme et le suivisme passif et impuissant. (Nous pouvons dire avec Claude Bernard que
    « le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d’un phénomène dont la manifestation n’est pas forcée ». [⤒]

  16. Ces thèses sont publiées dans notre brochure « Défense de la continuité du programme communiste » (Éditions Programme Communiste). [⤒]



Source : « Programme Communiste », № 72, décembre 1976.

[top] [home] [mail] [search]