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LES FONDEMENTS DU COMMUNISME RÉVOLUTIONNAIRE MARXISTE (I)


Content :

Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (I)
Prémisse
Plan de l’exposé
Revue des adversaires
Première partie : Parti et État de classe comme formes essentielles de la révolution communiste
La grande question du pouvoir
Une erreur démasquée depuis un siècle
Résurrection et ténacité du Proudhonisme
Notes
Source
Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (II)
Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste (III)


Les fondements du communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l’histoire de la lutte prolétarienne internationale (I)

Prémisse

Plan de l’exposé

Le lecteur ne doit pas s’attendre ici à un examen systématique embrassant la totalité de la conception et du programme communistes sous l’aspect économique, historique, politique et sous celui que nous appellerons philosophique, par souci de brièveté et qui constitue en quelque sorte le tissu qui les relie tous car il répond a l’originalité de notre méthode, à la façon dont seul le marxisme résout (pour toujours selon nous) le problème des rapports entre théorie et action; économie et idéologie; causalité déterminante et dynamique de la société humaine, et ceci dans des réponses complètes et définitives données dès son apparition, qui se situe dans la première moitié du siècle dernier.

Nous nous exposerions d’ailleurs au reproche courant de faire de l’abstraction si nous voulions élucider à l’aide de formules systématiques notre conception originale de la fonction de l’individu dans la société, du rapport qui les lie l’un à l’autre à l’entité État et de la signification de l’entité classe dans l’établissement de cette doctrine. Nous courrions donc le risque d’être mal compris en omettant une donnée fondamentale de notre solution, à savoir que les formules permettant de résoudre ces questions ne sont pas permanentes, mais varient en même temps que se succèdent les grandes époques historiques qui sont pour nous celles des différentes formes de société et des divers modes de production.

Bien que nous revendiquions la constance des solutions marxistes par dessus les tournants historiques épisodiques, notre réexposition des fondements du communisme révolutionnaire sera donc plus particulièrement liée à la phase malheureuse que le monde et le mouvement révolutionnaire contre le Capital traversent aujourd’hui, et ceci depuis des décennies et certainement pour d’autres décennies encore. Contrairement à nos adversaires qui s’efforcent de déformer notre doctrine, nous remettrons à leur place exacte les pierres angulaires qu’ils tentent de détruire.

Pour cela, nous porterons notre attention sur trois groupes principaux de critiques du marxisme révolutionnaire, nous attachant surtout a celui qui prétend le plus obstinément s’appuyer sur les mêmes principes et le même mouvement que ceux que nous revendiquons.

Revue des adversaires

Dans cette première partie de l’exposé nous diviserons les ennemis de notre position en trois groupes : ceux qui nient, ceux qui falsifient, et ceux qui prétendent mettre à jour le marxisme.

Les premiers sont aujourd’hui représentés par les défenseurs déclarés du capitalisme et par ceux qui en font l’apologie comme forme définitive de la « civilisation ». Considérant qu’ils ont déjà été mis knock-out sous les coups de Karl Marx, nous ne leur accorderons plus trop d’attention et nous nous en débarrasserons en même temps que les deux autres groupes. Nous n’aspirons pas tant ici à une victoire définitive sur le terrain polémique qu’à une claire définition de nous-mêmes et à une formulation des caractéristiques de notre critique, prenant à charge de prouver qu’elles sont de nature à ne pas changer même en plus de cent ans.

Le premier groupe, c’est à dire les négateurs du marxisme n’ont encore subi qu’une défaite doctrinale (la défaite sociale viendra plus tard); mais celle-ci est confirmée par leur passage chaque jour plus massif dans le camp de ceux qui « volent » à Marx les vérités qu’il a découvertes : convaincus de ne pouvoir les réfuter quand elles sont fermement énoncées (chose que les révolutionnaires ne craignent pas de faire pour leurs thèses classiques), ils préfèrent encore les falsifier et rallient donc le second groupe, voire (pourquoi pas ?) le troisième, celui des modernisateurs.

Les falsificateurs sont ceux qui ont été historiquement désignés comme « opportunistes », révisionnistes, réformistes; ce sont ceux qui éliminèrent du complexe des théories de Marx l’attente de la catastrophe révolutionnaire et l’usage de la violence armée, comme si cela était possible sans anéantir l’ensemble. Mais il existe une catégorie de falsificateurs en tous points semblables aux premiers (et leurs égaux dans la superstition activiste) même parmi ceux qui acceptent ostensiblement la violence et la rébellion; il est en effet un point devant lequel aussi bien les uns que les autres reculent, un point qui appartient exclusivement à la théorie de Marx et en constitue l’élément discriminant : la revendication de la force armée maniée non plus par l’individu ou le groupe opprimé isolément considérés, mais par la classe victorieuse et libérée, c’est à dire de la dictature de classe, bête noire tant des anarchistes que des sociaux-démocrates.

Aux alentours de 1917, nous avons pu nous imaginer que ce second et misérable groupe était lui aussi allé au tapis sous les coups de Lénine. Mais tout en considérant sa victoire doctrinale sur eux comme définitive, nous avons été les premiers, par la suite, à montrer que les conditions existaient pour la renaissance de cette infâme engeance que nous retrouvons aujourd’hui dans le stalinisme et dans le post-stalinisme russe tel que le XXe Congrès l’a mis en circulation.

Dans la troisième catégorie, celle de gens qui prétendent mettre à jour le marxisme, nous rangeons les groupes qui, tout on considérant le stalinisme dont nous venons de parler comme une nouvelle forme de l’opportunisme classique battu par Lénine, attribuent le terrible malheur qui est venu ainsi frapper le mouvement ouvrier révolutionnaire à des défauts et des insuffisances de la doctrine marxiste originelle et, entreprenant de la rectifier, prétendent y parvenir en se servant des données de l’évolution historique postérieure à la formation de la théorie, évolution qui, à les en croire, aurait contredit celle-ci.

En Italie, en France et dans tous les pays, il existe beaucoup de ces groupes et groupuscules où les premières réactions prolétariennes contre les terribles désillusions dues aux déformations et à la décomposition provoquées par le stalinisme se gaspillent avec des résultats désastreux. Un de ces groupes se rattache au trotskisme, mais en réalité il n’a pas compris que ce que Trotski a toujours condamné dans Staline était la déviation par rapport à Marx, même s’il a par ailleurs abusé de jugements personnels et moraux, voie stérile comme l’a bien démontré l’effronterie avec laquelle le XXe Congrès l’a empruntée pour prostituer la tradition révolutionnaire de façon bien pire encore que Staline lui-même.

Tous ces groupes tombent en bloc dans cette autre maladie qu’est l’activisme, et l’énorme distance entre leur critique et le marxisme ne leur permet pas de comprendre que cette erreur est la même que celle des Bernsteiniens allemands qui voulaient fabriquer le socialisme au sein même de la démocratie parlementaire en opposant à une théorie froide à leurs yeux la pratique quotidienne de la lutte; c’est aussi la même que celle des héritiers actuels de Staline qui ont mis en pièces la position commune à Marx, Lénine et Trotski sur le caractère international de la transformation socialiste lorsqu’ils exhibent indécemment les bras musculeux à la force desquels, bandant leur volonté de domination, ils auraient « construit » la nouvelle économie.

Staline est le père théorique de la méthode de l’enrichissement et de la mise à jour du marxisme, qui à quelque moment qu’elle apparaisse, équivaut à détruire la vision révolutionnaire du prolétariat mondial.

Notre position est donc dirigée en même temps contre ces trois groupes. Cependant c’est contre les déformations spécieuses et les néo-théories présomptueuses du troisième groupe qu’il est le plus important de rétablir la doctrine. Après la dévastation stalinienne, il n’est pas facile aux travailleurs de ramener ces constructions doctrinales, qu’ils connaissent mieux parce qu’elles sont contemporaines, aux vieux pièges qu’a connus l’histoire du mouvement. Contre ces pièges une seule défense : retourner intégralement aux positions du communisme du « Manifeste » de 1848 qui contiennent en puissance toute notre critique sociale et historique et démontrer que toute l’évolution ultérieure et les luttes sanglantes, les défaites prolétariennes qui la jalonnent depuis un siècle ne font que prouver la solidité de tout ce que certains voudraient follement abandonner.

Première partie :

Parti et état de classe comme formes essentielles de la révolution communiste

La grande question du pouvoir

En dépit des contre-mesures préventives du XXe congrès, le nombre des critiques de la dégénérescence moscovite a été en augmentant après les événements d’Allemagne Orientale, de Pologne et de Hongrie, même dans les milieux entourant les partis communistes officiels d’Occident, et ils ont produit un matériel qui, tel celui des Sartre et Picasso, est à notre avis plus qu’équivoque et petit-bourgeois. La condamnation qu’ils ont portée n’est pas restée sans succès et peut se résumer ainsi : abus de la dictature; abus de la forme du parti politique soumis à une discipline centrale; abus du pouvoir d’État dans sa forme dictatoriale. Tous ces gens là cherchent le remède dans la même direction : davantage de liberté et de démocratie; le socialisme devrait être replacé dans l’atmosphère politique et idéologique de la légalité et de l’électoralisme libéraux et il faudrait renoncer à l’usage de la force d’État en général dans la lutte entre les diverses solutions et donc opinions politiques. Comme d’habitude, nous ne réserverons pas nos principaux coups à ceux qui disent tout cela pour défendre ouvertement le mode bourgeois de production, né dans le cadre de ce système idéologique, juridique et politique auquel ils sont si attachés, mais à ceux qui veulent greffer ce bavardage insensé sur le tronc de la doctrine marxiste.

Nous affirmons exactement le contraire. Libre de toute admiration à l’égard de la « liberté » américaine et de toute sujétion à la corruption moscovite, invulnérable au terrible virus de l’opportunisme, le mouvement révolutionnaire ne pourra resurgir autrement qu’en retournant à la plate-forme radicale du marxisme originel. Sa position sera bien nette : par son contenu, le socialisme dépasse et nie la liberté, la démocratie, le parlementarisme; il voit dans ces concepts des moyens de défendre et de conserver le capitalisme; enfin, il démasque le mensonge et la ressource contre-révolutionnaire suprême qui consistent à exiger que l’État reste neutre face aux intérêts des classes et aux solutions proposées par les partis, bref face à la stupide liberté des opinions. Un tel État et une telle liberté ne sont que de monstrueuses inventions que l’histoire n’a jamais connues et ne connaîtra jamais.

Il est évident que telle est bien la position établie par le marxisme dès les premières années de son existence. Mais il faut encore ajouter que le concept de l’usage du pouvoir matériel contre les minorités – et même les majorités – adverses suppose l’intervention de deux formes essentielles contenues dans le schéma historique marxiste : parti et État.

S’il existe un « schéma historique marxiste » c’est que cette doctrine se fonde justement sur cette position qu’il est possible de tracer un schéma à l’histoire. Si l’on n’arrive pas à trouver ce qu’il est, ou si celui qui a été trouvé fait faillite, le marxisme s’effondrera et c’est le premier groupe de ses critiques – ses négateurs – qui auront eu raison. Mais même cela ne suffira peut être pas pour faire capituler le marxisme falsifié et arrangé.

Notre thèse affirme que dans le schéma marxiste Parti et État sont des éléments non pas accessoires mais principaux. Ceux qui voudraient soutenir que l’élément principal est au contraire la classe, tandis que le parti et l’État ne sont que des accessoires de son histoire et de sa lutte que le schéma permettrait de changer comme on fait des pneus ou des phares d’une auto seraient démenti de la façon la plus directe par Marx lui-même. Dans sa lettre à Weydemeyer que Lénine a citée dans l’« État et la Révolution » (dont nous revendiquons intégralement la doctrine historique), Marx dit en effet : ce n’est pas lui qui a découvert l’existence des classes, mais de nombreux écrivains et historiens bourgeois (en 1852). Ce n’est pas moi non plus qui ait découvert leur lutte ajoute-t-il, mais beaucoup d’autres qui n’en sont pas davantage communistes ni révolutionnaires pour autant. Le contenu de sa doctrine réside dans le concept historique de la « dictature » du prolétariat, stade nécessaire au passage du capitalisme au socialisme. Voilà ce que dit Marx, une des rares fois où il parle de lui-même.

La classe ouvrière définie statistiquement ne nous intéresse donc pas beaucoup, et à peine plus la classe ouvrière qui se meut par groupes pour débrouiller ses divergences d’intérêts avec les autres classes (il y en a toujours plus de deux dans la société). Ce qui nous intéresse c’est la classe qui a instauré sa dictature, c’est à dire qui a conquis le pouvoir, détruit l’État bourgeois, instauré le sien; c’est ce que Lénine dégage magistralement de la pensée de Marx, couvrant de honte ceux qui, dans la IIe Internationale, avaient « oublié » le marxisme.

Comment un pouvoir d’État dictatorial et totalitaire, une machine d’État qui s’oppose à l’ancienne comme une armée victorieuse à celle qu’elle a vaincue peut-il s’appuyer sur une classe ? Par quel organe ? Les philistins répondent immédiatement que pour nous c’est par un homme – qui en Russie aurait été Lénine (que l’on ose associer à ce malheureux Staline que l’on brûle aujourd’hui après l’avoir adoré et qui a peut-être été assassiné hier par ses propres dévots). Notre réponse a toujours été et est plus que jamais toute autre.

L’organe de la dictature, celui qui manie l’arme constituée par l’État est le parti politique de la classe, le parti à qui sa doctrine et la continuité de son action au cours de l’histoire confèrent en puissance le rôle de transformation de la société propre à la classe qu’il exprime. Le Parti : nous nous limiterons à dire que la lutte et la tâche historiques de la classe ne peuvent se réaliser si elles ne sont pas confiées à ces deux formes : État dictatorial (c’est à dire excluant de son sein tout le temps qu’elles survivent les autres classes, désormais vaincues et soumises) et le parti politique. Dans notre langage dialectique et révolutionnaire, on ne peut commencer à parler de classe, à établir un lien dynamique entre une classe contenue dans la société actuelle et une forme future de société résultant du bouleversement de celle-ci, à prendre en considération la lutte entre la classe détenant le pouvoir d’État et celle qui doit le renverser et le remplacer par le sien propre qu’à partir du moment où la classe cesse d’être une froide réalité statistique qui ne dépasse pas le niveau pitoyable de la pensée bourgeoise pour se manifester dans son parti, organe sans lequel elle n’a ni vie ni force de lutte.

On ne peut donc pas séparer le parti de la classe comme l’accessoire de l’essentiel. Bien plus, quand, (comme c’est le cas des nouveaux déformateurs du marxisme) on nous propose une classe prolétarienne privée de parti, ou avec un parti stérilisé et impuissant, ou qu’on cherche à ce parti des substituts, on fait disparaître la classe elle-même, on détruit toute possibilité pour elle de lutter pour le socialisme et même pour son morceau de pain.

Une erreur démasquée depuis un siècle

C’est leur désarroi critique qui a incité les « enrichisseurs » modernes du marxisme à faire leurs sans le savoir les insinuations bourgeoises et petites-bourgeoises apparues quand la révolution russe marchait encore sur une ligne qu’eux-mêmes considèrent comme glorieuse, quand classe, État, parti, homme du parti se plaçaient sur le même terrain révolutionnaire justement parce qu’il n’existait aucune sorte d’hésitations sur ces positions essentielles – et c’est le même désarroi critique, donc, qui les pousse aux énormités que nous venons de voir.

Ils ne se rendent pas compte qu’en affaiblissant la notion de parti, en lui enlevant sa fonction de premier organe de la révolution, ils déclassent le prolétariat et le livrent impuissant au joug de la classe dominante qu’il ne pourra ni abattre ni même neutraliser, même dans des domaines restreints.

Ils croient vraiment avoir amélioré le marxisme pour avoir tiré de l’histoire cette leçon banale, digne du dernier boutiquier : trop tirée la corde casse ! et ils ne s’aperçoivent pas qu’il ne s’agit pas là d’une correction mais d’un asservissement à la pensée ennemie, ou mieux du complexe d’infériorité de l’incompréhension et de l’impuissance.

La forme parti et la forme État apparaissent comme des points essentiels dès les premiers textes de notre doctrine et ils sont deux étapes fondamentales du développement épique contenu dans le « Manifeste des Communistes ». Dans le chapitre « Prolétaires et Communistes », les « moments » révolutionnaires sont au nombre de deux. Le premier a déjà été indiqué dans le chapitre précédent « Bourgeois et Prolétaires » : c’est l’organisation du prolétariat en parti politique, où cette affirmation faisait suite à la formule célèbre : toute lutte de classe est une lutte politique. Ce moment est même défini de façon plus nette encore, puisque le texte dit : cette organisation des prolétaires en classe, et donc en parti politique, ce qui s’accorde en plein avec notre thèse : le prolétariat est historiquement une classe quand il parvient à une lutte politique de parti.

Le second moment révolutionnaire est l’organisation du prolétariat en classe dominante : ici c’est la question du pouvoir et de l’État qui est soulevée. « Nous avons déjà vu plus haut que le premier pas de la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante ».

On trouve un peu plus loin la sèche définition de l’État de classe : « le prolétariat lui-même organisé comme classe dominante ».

Il n’est pas nécessaire ici d’anticiper et de montrer comment une des thèses essentielles remises sur pied par Lénine : la disparition ultérieure de l’État, est contenue elle aussi dans ce texte fameux. La définition générale : « le pouvoir politique est la force organisée d’une classe pour l’oppression d’une autre classe », souligne les affirmations classiques : le pouvoir public perdra son caractère politique, les classes disparaîtront ainsi que toute domination de classe, y compris celle du prolétariat.

Donc, le parti et l’État se trouvent au centre de la vision marxiste : c’est à prendre ou à laisser. Chercher la classe en dehors de son parti et de son État est une tentative vaine; l’en priver signifie tourner le dos au communisme et à la révolution.

Les « modernisateurs » du marxisme considèrent cette tentative insensée comme une découverte originale qui daterait du second après-guerre : ils ignorent qu’elle avait déjà été faite avant le « Manifeste », et repoussée dans le formidable pamphlet de Marx contre Proudhon : « Misère de la Philosophie ». Cette œuvre fondamentale réfute la position (très avancée pour l’époque) que la transformation sociale et l’abolition de la propriété privée sont des conquêtes réalisables en dehors de la lutte pour le pouvoir politique. On trouve à la fin la phrase fameuse : ne dites pas que le mouvement social n’est pas un mouvement politique qui conduit la thèse sans équivoque que nous défendons : nous n’entendons pas par politique la lutte pacifique d’opinions, ou pire une discussion constitutionnelle, mais un « heurt corps à corps », la « révolution totale », et enfin, pour reprendre les paroles de George Sand : « la lutte ou la mort ».

Proudhon répugne à la lutte politique parce que sa conception de la transformation sociale est incomplète, qu’elle ne contient pas le dépassement intégral des rapports capitalistes de production, qu’elle est concurrentielle, étroitement coopérativiste, qu’elle reste enfermée dans les limites bourgeoises de l’entreprise et du marché. Il s’écrie que la propriété est un vol, mais son système reste un système de propriété bourgeoise parce qu’il reste mercantile. A l’égard de la révolution économique, il a la même myopie que les « socialistes d’entreprise » modernes qui répètent sous une forme plus faible la vieille utopie d’Owen qui voulait libérer les ouvriers en leur remettant la gestion de l’usine en pleine société bourgeoise. Que ces Messieurs s’appellent les « Ordinovistes » à l’italienne ou les « Barbaristes » à la française, leur origine lointaine remonte au proudhonisme dont ils portent les uns et les autres l’estampille, et on pourrait leur lancer la même invective qu’à Staline : ô misère des « enrichisseurs » !

Résurrection et ténacité du Proudhonisme

Le système de Proudhon exalte au maximum l’échange individuel, le marché, le libre arbitre du vendeur et de l’acheteur et il affirme qu’il suffira que la valeur d’échange de toute marchandise devienne égale à celle du travail qu’elle contient pour que soit éliminée toute iniquité sociale. Marx démontre (et la même chose sera faite contre Bakounine, Lassalle, Dühring, Sorel et les pygmées plus récents auxquels nous avons fait allusion) que ce qui se cache là-dessous est tout simplement l’apologie et la conservation de l’économie bourgeoise; il n’y a rien d’autre dans l’affirmation de Staline lorsqu’il prétend que dans une société socialiste comme le serait selon lui la société russe la loi de l’échange entre équivalents reste en vigueur.

Dès la « Misère de la philosophie », en quelques ligne Marx montre l’abîme qui existe entre ces sous-produits du système capitaliste et la vision colossale de la société communiste de demain. C’est sa réponse à la théorie proudhonienne d’une société dans laquelle le jeu illimité de la concurrence et l’« équilibre de l’offre et de la demande » font ce miracle d’assurer à tous les choses les plus utiles et de première nécessité au « coût le plus bas », éternel rêve petit bourgeois des serviteurs du capital. Marx vide facilement ce sophisme et le tourne en dérision en montrant qu’à suivre le même raisonnement on pourrait proposer à la gent proudhonienne d’aller se promener pour obtenir du beau temps, sous le prétexte que tout le monde va se promener quand il fait beau.

« Dans une société à venir où l’antagonisme de classe aurait cessé, dans laquelle il n’existerait plus de classes, l’usage des produits ne serait plus déterminé par le minimum de temps requis pour leur production mais le temps de production sociale qu’on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d’utilité sociale »[1].

Ce passage est un des joyaux que l’on peut trouver dans les écrits classiques de notre grande école et qui prouve l’insanité du lieu commun qui veut que Marx ait aimé à décrire le capitalisme dans les lois qu’il en a dégagées, mais qu’il n’ait jamais décrit la société socialiste : cela aurait été retomber dans l’utopie. Insanité qui est commune à Staline et aux anti-staliniens de séries.

En effet, ce sont les Proudhon-Staline qui méritent le reproche d’utopisme, puisqu’ils veulent émanciper le prolétariat et conserver l’échange mercantile. La réforme Khrouchtchev de l’industrie russe est la dernière édition de cette tentative. L’échange individuel et libre sur lequel s’appuie la métaphysique de Proudhon s’épanouit là dans l’échange de l’usine, de l’entreprise gérée par les ouvriers, selon l’écœurante banalité qui voit le contenu du socialisme dans la conquête de l’entreprise par les ouvriers qui y travaillent.

Dans sa croisade en faveur de la concurrence, le vieux Proudhon est le précurseur de la superstition moderne : l’« émulation » productive. Le progrès, avaient coutume de dire les bien-pensants de jadis qui ignoraient être moins réactionnaires que les Khrouchtchev modernes, naît de la saine « émulation ». Mais Proudhon identifie l’émulation productive« industrielle » avec la concurrence elle-même. Tendent à l’émulation ceux qui tendent à un même but tel que peut l’être « la femme pour l’amant »[2]. Marx observe, avec sarcasme : si l’objet immédiat de l’amant est la femme, l’objet immédiat de l’émulation industrielle devrait être le produit et non le profit. Mais comme dans le monde bourgeois (et la chose vaut encore aujourd’hui après plus de cent ans) la course est au profit, la prétendue émulation productive se résout en une concurrence commerciale, celle-là même à laquelle aspirent américains et moscovites dans les sourires séducteurs qu’ils échangent cet été.

Proudhon apparaît comme le précurseur des récents « socialistes d’entreprise » non seulement dans sa vision tronquée de la société révolutionnaire, mais dans son rejet du parti et de l’État, pépinières de dirigeants, de chefs, de détenteurs du pouvoir, dont la « faiblesse humaine » rend inévitable la transformation en un groupe de privilégiés, en une nouvelle classe (ou caste ?) dirigeante sur le dos du prolétariat.

Marx avait déjà fait rentrer dans la gorge de Proudhon ces superstitions sur la nature humaine dans une phrase aussi brève que bien frappée : Monsieur Proudhon ignore que l’histoire toute entière n’est qu’une continuelle transformation de la nature humaine. Sous cette pierre tombale écrasante peuvent dormir cent générations d’idiots anti-marxistes passés, présents et futurs.

Nous ne faisons aucune réserve, nous ne mettons aucune limite même secondaire, au plein emploi des armes du parti et de l’État dans la révolution ouvrière; pour liquider tout scrupule hypocrite et étayer encore notre position; nous ajouterons qu’une seule organisation est en mesure d’opposer un remède efficace et radical aux manifestations individuelles inévitables de la pathologie psychologique que prolétaires et militants communistes auront hérités non de leur nature d’homme mais de la société capitaliste et de son horrible idéologie et mythologie d’individualisme et de dignité de la personne humaine. Cette organisation c’est justement le parti politique communiste aussi bien dans l’exercice de la dictature de classe qui lui revient intégralement qu’au cours de la lutte révolutionnaire. Les autres organes qui voudraient se substituer à lui seront écartés non seulement en raison de leur impuissance révolutionnaire, mais parce qu’ils sont cent fois plus accessibles aux influences dissolvantes de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. La critique de ces organismes qui ont déjà été proposés de divers côtés depuis des temps immémoriaux doit être faite sur le plan historique plus que « philosophique »; mais il est de première importance de montrer comment les arguments de leurs partisans révèlent, si on les soumet à la critique marxiste, leur origine et leur essence bourgeoises, et même sous-bourgeoises quand il s’agit de ces faux intellectuels qui infestent la périphérie du mouvement ouvrier.

Portant organisationnellement le non-prolétaire au même niveau que le prolétaire, la forme Parti est la seule dans laquelle le premier peut rejoindre la position théorique et historique appuyée sur les intérêts révolutionnaires de la classe travailleuse, et même, après de longs tourments historiques, servir de mine révolutionnaire, et non plus de contre-mine bourgeoise introduite dans nos rangs.

La supériorité du parti réside justement en ce qu’il dépasse le labourisme et l’ouvriérisme. On entre dans le parti en fonction de sa propre position dans le corps à corps des forces historiques en lutte pour une forme sociale révolutionnaire, mais contrairement à ce que prétendent ceux qui vantent « l’ouvrier », cette position ne reproduit pas nécessairement de façon servile celle que l’on occupe par rapport au « mécanisme productif », c’est à dire à celui qui a été créé par la société bourgeoise et qui pour elle et pour sa classe dominante répondrait à des lois « physiologiques ».

Notes :
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  1. « Misère de la Philosophie », page 54 (Éditions sociales 1947) [⤒]

  2. « Misère de la Philosophie », page 54 (Éditions sociales 1947) [⤒]



Source : « Programme Communiste », numéro 1, octobre 1957

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