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GRAMSCI, L’« ORDINE NUOVO » ET « IL SOVIET » (III)



Content :

Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet » (III)
6. Parti et « préparation révolutionnaire » vus par l’ordinovisme
7. Conclusion
Notes
Source


Gramsci, l’« Ordine Nuovo » et « Il Soviet »

6. Parti et « préparation révolutionnaire » vus par l’ordinovisme

Dans la série d’articles publiés en appendice, le lecteur attentif trouvera une critique développée des théorisations confuses des « conseils » faites par les ordinovistes comme par les maximalistes, et, surtout dans la conclusion du dernier article, une synthèse de la position marxiste sur ce problème, qui converge totalement avec les thèses ultérieures de la IIIe Internationale.

Nous avons déjà mentionné dans le chapitre V de cette « Histoire de la Gauche communiste » les manifestations les plus caractéristiques du groupe ordinoviste au cours de la période janvier-mars 1920; celles de la période avril-juin seront évoquées au chapitre VII[41]. Il faut nous arrêter ici sur la tentative de Tasca, qui voulut « revoir » les positions ordinovistes en les rapprochant du maximalisme et même du réformisme déclaré, en accentuant leur côté « syndicalo-unioniste » et en atténuant – ne fût-ce que pour se défendre contre la critique marxiste de la Gauche – l’aspect par trop anarchiste de leurs formulations. L’entreprise, menée avec un éclectisme des plus désinvoltes, n’apporta en fait aucune vision cohérente ni fondamentalement différente de celle des Turinois. Cependant, soucieux des conséquences platement réformistes (à savoir la collaboration avec l’extrême-droite de la CGIL) de ses propres positions « productivistes » poussées jusqu’au bout, soucieux aussi de ne pas prêter le flanc aux critiques de la Gauche par des formulations ouvertement maximalistes, Gramsci a accentué dans sa polémique avec Tasca ces aspects « libéralo-libertaires » contre lesquels celui-ci s’élevait en paroles, mais que, faute de leur opposer des affirmations précises, il reprenait également. La discussion – d’un « niveau théorique » très bas, ne serait-ce qu’à cause de l’inconséquence des interlocuteurs – ressemble à certains débats de la « gauche » allemande, où des groupes reprochèrent au KAPD lui-même d’être un « parti de chefs ».

Dans l’article « Gradualisme et révolutionnarisme dans les conseils d’usine » de l’« Ordine Nuovo » du 17–1–1920, Tasca avait écrit :
« Les syndicats et les fédérations […] conduisent directement l’ouvrier au communisme, à travers la lutte de résistance et pour des améliorations; les Conseils d’usine se proposent de conduire également les ouvriers au communisme, à travers la lutte pour le contrôle de la production […]. Il est vrai que la dictature du prolétariat sera ‹ la dictature consciente du Parti socialiste › [c’est là une tirade caractéristique du maximalisme, qui rejoint celle de Léon Blum disant au Congrès de Tours « dictature d’un parti comme le nôtre », c’est-à-dire style IIe Internationale, organisé pour la démocratie parlementaire, ‹ et non comme le vôtre ›, c’est-à-dire bolchévique, véritablement communiste]; mais cette dictature ne doit pas s’exercer du dehors, en imposant un réseau de clubs de nouveaux jacobins déclamant et légiférant [si on pense que c’est Tasca qui parle et non Gramsci, on voit que la différence entre eux, en admettant quelle existe, est difficile à trouver !], mais du dedans, faisant en sorte que toutes les formes de la vie prolétarienne : Conseils d’usine, Conseils agricoles, syndicats, coopératives, coopératives de production, etc., soient dans les mains des communistes. Il n’y a pas lieu de discuter ici du mode d’élection des soviets; nous considérons que leur noyau peut surgir dès à présent et être ainsi constitué par les Conseils économiques dans lesquels le parti, les organisations syndicales, les Conseils de producteurs industriels et agricoles, les coopératives, enverraient leurs représentants pour discuter des problèmes de la vie ouvrière, vidant ainsi dès aujourd’hui les institutions de la démocratie bourgeoise de tout contenu. […] Même si les ouvriers ne le demandaient pas et si les organisations y étaient opposées, les communistes qui veulent que toute la vie prolétarienne s’oriente vers le communisme devraient créer des Conseils de producteurs, et s’en servir pour former la conscience politique des ouvriers et des paysans. A Turin, ces Conseils se sont révélés des instruments précieux pour la formation d’une psychologie révolutionnaire des masses, pour accroître leurs capacités de lutte, pour établir une discipline d’idées efficace ».

Au Congrès de la Bourse du Travail de Turin, fin mai, Tasca affirme qu’« aucune conquête ne peut être faite avec la prétention d’arracher des ‹ bribes › de pouvoir au capitaliste »; ce qui ne l’empêche pas de déclarer que « le conseil est l’organe de pouvoir (!) prolétarien sur le lieu de travail et tend à donner au salarié une conscience de producteur [quelle différence avec Gramsci ?] et donc à porter la lutte de classe du plan de la résistance à celui de la conquête ». Il présente par conséquent le « terrain de la révolution » comme « celui du pouvoir prolétarien communiste qui veut se substituer au pouvoir anarchique de la bourgeoisie ».

L’« Ordine Nuovo » du 5–6–1920 publie deux textes de Gramsci : l’éditorial « Le Conseil d’usine » et « Le rapport Tasca et le congrès de Turin des Bourses du Travail », ainsi qu’un texte de Tasca, qui affirme que si Gramsci revendique bien la théorie de l’impérialisme (défini par Tasca comme « un vice contracté durant la guerre »), il en déduit à tort l’identité Conseil d’usine = Soviet. Tasca, lui, en propose une autre Syndicat = Conseil d’usine; il s’agirait
« d’un organisme unique, puisque le conseil n’est que l’expression de l’activité syndicale sur le lieu de travail, et le syndicat, l’organe d’ensemble qui regroupe les conseils par branche de production en coordonnant et disciplinant leur action ».
Le 15–6, critiquant l’éditorial de Gramsci du numéro précédent, Tasca affirme (non sans raison) :
« Cet article développe un concept proudhonien, celui de ‹ l’atelier qui se substitue au gouvernement ›, et la conception de l’État qui y est exposée est anarchiste et syndicaliste, non marxiste… L’État communiste est formé par les Soviets, les Conseils ouvriers et paysans, qui sont des organismes de type ‹ volontaire › et qui seuls, de par leur nature volontaire, peuvent se donner un État. Le Conseil d’usine n’est que l’antithèse du pouvoir capitaliste tel qu’il se trouve organisé sur le lieu de travail, il est son négatif et, en tant que tel, incapable de le dépasser ».

Il est cependant tout à fait évident que, pour Tasca, la synthèse qui confère à la classe l’existence de classe pour soi est le Soviet et non le Parti; il fait ainsi rentrer par la fenêtre l’immédiatisme qu’il chasse par la porte. De même, tout en niant que l’État ouvrier représente un retour à l’économie libérale, il définit le prolétariat (dans un texte du 19–6) comme
« la seule classe capable aujourd’hui de ramener le capital à la production, de former le monde de l’économie suivant les rapports de production… de modeler les rapports de propriété en fonction des rapports de production ». Et il observe :
« La conception abstraite et anti-historique que – selon moi – le camarade Gramsci se fait des Conseils d’usine, dérive […] du fait qu’il les considère essentiellement comme l’amorce de l’État ouvrier, dont Parti et Syndicats doivent s’efforcer d’assurer le développement […]. Gramsci a refait l’erreur des syndicalistes, en l’aggravant, parce que les Syndicats d’industrie sont plus aptes que les Conseils d’usine à gérer directement la production [de Léon !] selon ses exigences propres, telle que nous l’héritons de la bourgeoisie et telle que nous la voyons se développer [et non, par conséquent, selon les besoins de l’espèce, ni suivant le plan qui les exprime !], et parce que le programme syndicaliste avait sa méthode propre, ce qu’on appelle ‹ l’action directe ›, méthode qui manque totalement dans le ‹ programme › du camarade Gramsci » [Jusqu’à la grève qui y manque – sans même parler de la grève générale !]

Malgré sa nature contradictoire et fallacieuse, la critique de Tasca dénonce des aberrations ordinovistes réelles. Il est remarquable qu’à la même époque où en réponse directe aux articles de Tasca, Gramsci accentue l’orientation fondamentalement immédiatiste de sa pensée, et ceci juste au moment où se prépare le IIe Congrès de l’Internationale et où mûrit en Italie la question du parti. Les citations qui suivent montrent à l’évidence que l’ordinovisme ou, si on préfère, le gramscisme, est étranger au courant marxiste. Dans « Parti de gouvernement » et « Classe de gouvernement » (28–2, 6–3) on lit :
« Il ne peut exister de gouvernement ouvrier si la classe ouvrière n’est pas en mesure de devenir, dans sa totalité [dans ses moments de grâce l’ouvriérisme peut parfois comprendre des phénomènes comme Makhno, mais jamais un Kronstadt !] le pouvoir exécutif de l’État ouvrier. Les lois de l’État ouvrier doivent être exécutées par les ouvriers eux-mêmes : c’est seulement ainsi que l’État ouvrier ne court pas le risque de tomber entre les mains d’aventuriers et de politiciens, ne court pas le risque de devenir une imitation de l’État bourgeois. C’est pourquoi la classe ouvrière doit s’habituer [sic] à la gestion sociale, doit acquérir la culture et la psychologie d’une classe dominante[42], les acquérir avec ses moyens et ses systèmes, à travers les meetings, les congrès, les discussions et l’éducation mutuelle. Les Conseils d’usine ont été une des premières formes de cette expérience historique de la classe ouvrière italienne qui tend à l’auto-gouvernement [sic] dans l’État ouvrier. Un second pas, et des plus importants, sera le premier Congrès des Conseils d’usine : toutes les usines italiennes y seront conviées : ce sera un congrès de toute la classe prolétarienne italienne, représentée par ses délégués expressément élus et non par des fonctionnaires syndicaux ».

En somme, un « informe parlement ouvrier », comme dira Trotski. Même chose dans « Le Conseil d’usine » (5–6–1920) :
« Le processus réel de la révolution prolétarienne ne peut être identifié au développement et à l’action des organisations de type volontaire et contractuel que sont le parti politique et les syndicats de métier […]; toute la classe ouvrière est devenue révolutionnaire […]; la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend de toutes ses forces, de toute sa volonté, à fonder son État. Voilà pourquoi nous disons que la naissance des Conseils ouvriers d’usine représente un événement historique grandiose, représente le début d’une nouvelle ère de l’histoire de l’espèce humaine : elle fait venir au jour le processus révolutionnaire, elle le fait entrer dans la phase où il peut être contrôlé et informé […]. La classe ouvrière affirme ainsi que le pouvoir industriel, que la source du pouvoir industriel doit retourner à l’usine; elle pose à nouveau l’usine, du point de vue ouvrier [ ?], comme la forme sous laquelle la classe ouvrière se constitue en corps organique déterminé, comme cellule d’un nouvel État [Tasca avait beau jeu de dénoncer l’inspiration « proudhonienne »], comme base d’un nouveau système représentatif, le système des Conseils. Puisqu’il naît suivant une configuration productive, l’État ouvrier crée d’emblée les conditions de son développement, de sa dissolution en tant qu’État [mais, pour le marxisme, cette « extinction » de l’État est subordonnée à la destruction des classes], de son incorporation organique dans un système mondial, l’Internationale communiste ».

Dans la polémique « Le rapport Tasca et le Congrès de Turin des Bourses du Travail » (même numéro) on peut relever quelques déformations grossières du « modèle » russe. A commencer par une référence totalement incorrecte au « Programme des communistes » de Boukharine, qui parle bien de « contrôle », mais après la prise du pouvoir, dans le cadre des « interventions despotiques » dans l’économie. Ou encore une interprétation inepte de la « militarisation du travail »; selon Gramsci, elle découlerait de l’introduction dans la production industrielle de « masses paysannes arriérées », pour qui le Conseil n’aurait pas de
« signification […] dans le domaine industriel » et pour qui « l’unique forme adéquate de discipline collective est la discipline de l’armée révolutionnaire, avec sa phraséologie et son enthousiasme guerriers ».
Si Tasca se fait une idée carrément erronée de l’impérialisme, Gramsci en déduit, lui, une « ligne » (absolument imaginaire) de la IIIe Internationale, ligne correspondant à la doctrine d’un seul des « théoriciens » qu’il cite, Anton Pannekoek, puisqu’elle implique le fait de « reconnaître dans le Conseil et le système des Conseils la forme, spécifique dans toute l’Internationale, de l’État prolétarien, qui surgit spontanément [sic] de la situation économique et politique faite au prolétariat par la phase de développement du capitalisme à l’époque actuelle ». On voit affleurer ici, avec la confusion entre Soviet et Conseil d’usine, ce spontanéisme que toutes les thèses du Komintern combattaient alors de front et taillaient en pièces.

L’analogie profonde avec les conceptions du « socialisme des conseils » se retrouve dans « Syndicats et Conseils » (12–6), qui oppose spontanéité à bureaucratie, action de masse à domination de chefs :
« De par sa personnalité révolutionnaire, le Conseil tend à déchaîner à tout moment la guerre des classes; de par sa forme bureaucratique, le syndicat tend à ce que la guerre de classe ne soit jamais déchaînée […]. La force du Conseil réside dans le fait qu’il adhère à la conscience de la masse ouvrière, qu’il est la conscience même de la masse ouvrière qui veut s’émanciper de façon autonome, qui veut affirmer sa liberté d’initiative dans la création de l’histoire : toute la masse participe à la vie du Conseil et, de par cette activité, se sent quelque chose ».

Peu de temps avant le IIe congrès de l’Internationale, le 3–7–1920, paraît un article très important, « Deux révolutions », dirigé surtout contre la Gauche. Il débute en assimilant la révolution communiste à la révolution bourgeoise, le pouvoir prolétarien au pouvoir capitaliste, c’est-à-dire à l’« appareil juridique d’un pouvoir économique réel ».
Par conséquent,
« 1) la révolution n’est pas nécessairement prolétarienne et communiste parce qu’elle se propose et obtient le renversement du gouvernement politique de l’État bourgeois; 2) elle n’est pas non plus prolétarienne ni communiste parce qu’elle se propose et obtient l’anéantissement des institutions représentatives et de la machine administrative à travers laquelle le gouvernement central exerce le pouvoir politique de la bourgeoisie; 3) elle n’est pas prolétarienne ni communiste même si la vague de l’insurrection populaire [sic !] met le pouvoir aux mains d’hommes qui se disent (et sont sincèrement) communistes »;
elle est prolétarienne et communiste seulement dans la mesure où les conditions suivantes sont réalisées :
« existence de forces productives tendant au développement et à l’expansion, mouvement conscient [sic] des masses prolétariennes visant à soutenir le pouvoir politique par le pouvoir économique [comme s’il pouvait exister une « économie prolétarienne » !], volonté des masses prolétariennes d’introduire l’ordre prolétarien dans l’usine, de faire de l’usine la cellule du nouvel État, de construire le nouvel État comme reflet du rapport industriel du système des fabriques ».
On ne saurait exposer plus clairement la mystique de l’usine, censée incarner à la fois le « pouvoir économique prolétarien » et un « ordre nouveau » qui rend impossible « l’existence de la société divisée en classes », qui conduit à l’extinction de l’État par la dissolution du prolétariat en tant que classe pour « devenir l’humanité » – tout cela dans une économie qui reste fondée sur l’échange ![43]

« Voilà pourquoi nous avons toujours considéré que le devoir des noyaux communistes existant dans le Parti était de ne pas tomber dans les hallucinations particularistes (problème de l’abstentionnisme électoral, problème de la constitution d’un parti « vraiment » communiste), mais de travailler à créer les conditions de masses dans lesquelles il soit possible de résoudre tous les problèmes particuliers comme problèmes du développement organique de la révolution communiste. Peut-il, en effet, exister un Parti communiste (qui soit un parti d’action et non une académie de purs doctrinaires et politiciens qui pensent ‹ bien › et s’expriment ‹ bien › en matière de communisme) s’il n’existe pas au sein des masses un esprit [et voilà « l’esprit des masses » cher au KAPD !] d’initiative historique et une aspiration à l’autonomie industrielle qui doivent trouver leur reflet et leur synthèse dans le Parti communiste ? […] La tâche principale des forces communistes […] est précisément de donner une conscience et une organisation aux forces productives, essentiellement communistes [ ? !], qui devront se développer et, en s’élargissant, créer la base sûre et permanente du pouvoir politique dans les mains du prolétariat ».

En même temps qu’il revendique la fonction national-populaire du parti communiste[44], qui « devient le parti de confiance ‹ démocratique › de toutes les classes opprimées », Gramsci ajoute :
« Pour les communistes qui ne se contentent pas de remâcher de façon monotone les rudiments du communisme et du matérialisme historique, mais qui vivent dans la réalité de la lutte et comprennent la réalité, telle qu’elle est, du point de vue du matérialisme historique et du communisme, la révolution en tant que conquête du pouvoir social par le prolétariat ne peut être comprise que comme un processus dialectique dans lequel le pouvoir politique rend possible le pouvoir industriel et le pouvoir industriel rend possible le pouvoir politique ».

Dans cette formule aussi fausse que « suggestive », on en revient à l’hypothèse de la simultanéité de la prise du pouvoir politique et économique, en supposant toutefois que certaines formes au moins de pouvoir économique doivent entamer le processus. On sait que Gramsci fait tout de même une distinction entre soviet et conseil d’usine. Mais s’il a cru voir le soviet réalisé (ne fût-ce que temporairement) en Allemagne, en Autriche, en Bavière ou en Hongrie, il le voyait comme une organisation politique incapable de « toucher aux rapports économiques »; pour lui, ce n’est donc pas le soviet qui caractérise la révolution communiste : c’est le réseau des conseils d’usine qui « réussit à supprimer la concurrence capitaliste » (et la concurrence entre les entreprises ? et les catégories capitalistes, parmi lesquelles l’entreprise, justement ? !) et « crée les conditions où la société divisée en classes est supprimée et toute nouvelle division en classes rendue impossible ».

On oppose ainsi une révolution « politique », faite par le parti et le soviet, à la révolution « sociale » qui s’exprime à travers la construction des conseils. Loin que la révolution politique y précède la révolution sociale (économique), cette vision n’admet qu’une révolution : la sociale-conseilliste. Position qui constitue le fond de la critique non seulement ouvriériste, mais anarchiste[45] du marxisme. Ainsi, Gramsci soutient (c’est nous qui soulignons) :
« Il est nécessaire de promouvoir la constitution organique d’un parti communiste qui ne soit pas un ramassis de doctrinaires ou de petits Machiavels, mais un parti d’action communiste révolutionnaire, un parti qui ait une conscience exacte de la mission historique du prolétariat et sache guider le prolétariat dans l’accomplissement de sa mission, qui soit donc le parti des masses qui veulent se libérer par leurs propres moyens, de façon autonome, et non un parti qui se sert des masses pour s’essayer à des imitations héroïques des jacobins français ».

On ne saurait être plus explicitement antibolchévik – à la veille du IIe Congrès de l’I.C. ! – et Gramsci, polémiquant courtoisement avec les anarchistes courtisés, aura beau écrire le 29–8 dans l’« Avanti ! » piémontais que :
« l’État ouvrier est le Comité de salut public de la révolution prolétarienne »,
cette hirondelle ne fera pas le printemps ! Quant à la solidité historique des « arguments concrets » de notre Realpolitiker improvisé, elle est attestée par le fait que pour lui, les « conditions externes » [ ?] de la révolution, c’est-à-dire
« le Parti communiste, la destruction de l’État bourgeois, de fortes organisations syndicales, l’armement du prolétariat » existaient alors « en Allemagne, en Autriche, en Bavière, en Ukraine, en Hongrie », où cependant « la révolution comme acte destructif n’a pas été suivie par la révolution comme processus reconstructif dans le sens communiste » parce que manquait « la volonté […] de faire de l’usine la cellule du nouvel État ».
Et voilà pourquoi ce furent des révolutions au sens jacobin !

L’article du 17–7 sur « Les groupes communistes » n’est pas moins important; il contient une série de thèses proprement KAPDistes :
« Dans la période historique dominée par la classe bourgeoise, toutes les formes d’association (même celles que la classe ouvrière a constituées pour soutenir ses luttes), étant donné qu’elles naissent et se développent sur le terrain de la démocratie libérale, ne peuvent qu’être inhérentes au système bourgeois et à la structure capitaliste ».
Cela vaut donc pour le parti et le syndicat, tandis que le conseil (qui est pourtant, par définition, sinon « inhérent » du moins « adhérent » à la structure capitaliste d’entreprise !)
« représente l’effort de libération constant que la classe ouvrière accomplit par elle-même, avec ses propres moyens et systèmes, pour des fins qui ne peuvent être que les siennes propres, sans intermédiaires, sans délégation de pouvoir à des fonctionnaires ni à des politiciens de carrière ».
N’est-ce pas l’écho de l’ouvriérisme et du conseillisme allemand ? On va voir où conduit la distinction entre soviet et conseil. Les soviets sont des assemblées territoriales, comme les sections du parti; de ce fait Gramsci tire d’abord une critique métaphysique du soviet, considéré comme une sorte de « sous-produit » du parlement bourgeois, ensuite une préfiguration de l’organisation par cellules d’usine, qui sera le noyau de la pseudo-bolchévisation de l’Internationale en 1925 (ce n’est pas par hasard que celle-ci trouvera ses plus ardents zélateurs parmi les ex-ordinovistes de la nouvelle direction centriste du P.C. d’Italie.). Même abstraction faite de leur ton, ces passages, qui invoquent une « noblesse des producteurs » à la Sorel, sont à faire dresser les cheveux sur la tête :
« L’assemblée est la forme d’association politique qui correspond à l’État basé sur la circonscription territoriale. Elle prolonge l’organisation des populations barbares qui exprimaient leur souveraineté en frappant le sol de leurs lances et en hululant. La psychologie des assemblées qui expriment la souveraineté en régime démocratique est la ‹ psychologie des foules ›, c’est-à-dire la prédominance des instincts animaux et de l’irresponsabilité anonyme sur la rationalité et la spiritualité; elle produit les lynchages quand les sentiments les moins élevés dominent, et dans les moments d’exaltation lyrique, elle pousse à se substituer aux chevaux pour tirer en triomphe le char de la danseuse à la mode. C’est pourquoi le député le plus intelligent et le plus avisé de l’assemblée nationale italienne a déclaré que le Parlement est au Soviet ce que la Cité est à la horde barbare.
Puisque l’État ouvrier est un moment du processus de développement de la société humaine qui tend à identifier ses rapports de convivance politique avec les rapports techniques de la production industrielle, l’État ouvrier ne repose pas sur des circonscriptions territoriales, mais sur les structures organiques de la production : les usines, les chantiers, les arsenaux, les mines, les manufactures. Dans la mesure où le Parti socialiste s’organise sur les lieux de travail, il s’affirme comme parti de gouvernement de la classe ouvrière dans les nouvelles institutions que la classe ouvrière est en train d’élaborer pour réaliser son autonomie historique, pour devenir classe dominante. La substance historique de l’association politique prolétarienne n’est plus uniquement la volonté de conquérir la majorité dans les assemblées populaires de l’État bourgeois; c’est aussi la volonté d’aider concrètement la classe ouvrière dans son pénible travail d’élaboration. Il devient possible de prévoir une transformation radicale de la forme d’organisation du Parti : l’assemblée des adhérents, atomes individuels, responsables seulement devant leur conscience troublée et engourdie par le vacarme, par les improvisations démagogiques et la peur de ne pas être à la hauteur des assises politiques du prolétariat, sera remplacée par des assemblées de délégués à mandat impératif, qui voudront remplacer les discussions générales et confuses par des discussions sur des problèmes concrets qui intéressent le personnel des usines; qui, poussés par les besoins de la propagande et de la lutte dans les usines, voudront que les assemblées de parti deviennent finalement une préparation à la conquête réelle du pouvoir économique et politique par les masses prolétariennes. Il devient possible de prévoir la transformation du Parti socialiste, d’association qui est née et s’est développée sur le terrain de la démocratie libérale, en un type nouveau d’organisation qui n’appartient qu’à la civilisation prolétarienne »
.

Le pouvoir politique de la classe ouvrière, écrivait Marx dans « La guerre civile en France », ne peut coexister avec la perpétuation de son asservissement social. Cela signifie « seulement » que le pouvoir prolétarien doit tendre à briser les rapports de production capitalistes par une série d’interventions despotiques, tout en maintenant et en élargissant le travail associé. Si dans un premier temps « tous deviennent ouvriers », dans le communisme personne n’est ouvrier, parce que le communisme résulte de l’auto-suppression du prolétariat, qui implique la suppression de toute classe, de la séparation entre ville et campagne et de la division du travail en général. Manifestement, Gramsci renverse cette vision-prévision marxiste, et il la remplace par une perspective analogue à celle de l’anarchisme, en voulant que le Parti préfigure ce qu’il croit devoir être la « cité future » (pour employer cette expression « utopiste » qu’il chérit). Il retombe ainsi au niveau de l’« Internationale de Sonvilliers », qu’Engels, en plein accord avec Marx, a ridiculisée et assimilée à l’Église-Cité de Dieu du christianisme primitif.

Pour le marxisme,
« le parti est à la fois un facteur et un produit du développement historique des situations et, à moins de retomber dans un nouvel utopisme plus lamentable encore que le précédent, on ne pourra jamais le considérer comme un élément extérieur et abstrait, capable de dominer le milieu ambiant. Que dans le parti on puisse tendre à créer un milieu farouchement antibourgeois, qui annonce dans une large mesure les caractères de la société communiste, cela a été affirmé depuis longtemps, par exemple par les jeunes communistes italiens dès 1912. Mais cette juste aspiration ne peut nous amener à considérer le parti idéal comme un phalanstère entouré de murs infranchissables »[46]
et donc imperméables à l’influence idéologique et aux agents de la classe dominante. Et que signifie donc « ambiance férocement antibourgeoise », sinon ambiance militante opposée au révolutionnarisme de salon, illuministe et culturaliste, cherchant à former de « bons producteurs » ou des « ouvriers autodidactes »; une ambiance dans laquelle la discipline de fer, « de type militaire », résulte non d’une contrainte extérieure comme à la caserne ou d’un carriérisme servile, mais de l’engagement volontaire et de l’esprit de sacrifice. Le fait que tous les membres du parti déclarent adhérer à son programme ne suffit pourtant pas à en faire un mystique « Ordre du Saint Graal »; et si on le fait coller à l’appareil productif (en oubliant, simple « détail », que la société communiste ne peut être calquée sur la structure industrielle, sur les entreprises), on obtiendra le résultat inverse. En effet, même le parti le plus « véritablement communiste » doit exercer en son sein une vigilance révolutionnaire permanente, et la structuration par usine est celle qui la rend le plus difficile : elle donne au parti une configuration labouriste, et réserve la préparation et l’élaboration politiques à des cadres fonctionnaires, seul lien entre centre et base.

Marx dans sa polémique contre les proudhoniens français, et Lénine dans sa polémique contre les menchéviks, ont montré que le parti communiste n’est pas un parti formé « d’ouvriers » mais de militants, de « révolutionnaires professionnels ». La prétendue bolchévisation de l’Internationale rejetait l’ABC du marxisme et la leçon de 1902–1904 : elle imposait une formule organisative étrangère à la fonction du parti révolutionnaire, une des méthodes organisationnelles à éliminer de l’éventail des solutions possibles, déterminables dans le domaine de l’organisation comme dans celui de la tactique. Un mouvement communiste peut, dans sa phase embryonnaire, être réduit à un cercle de propagande; un parti peut, selon les circonstances, être entièrement ou partiellement clandestin, etc.; mais, de même qu’il ne peut pas tolérer la « liberté de critique » en son sein, le parti ne peut pas être construit sur des groupes d’usine, préoccupés essentiellement de problèmes d’usine, particuliers et locaux.

Une note du 17–7 sur la constitution de « groupes d’amis de l’‹ Ordine Nuovo ›» précise la conception gramscienne de la « préfiguration », en anticipant les « Cahiers » et en confirmant la vocation culturaliste de l’ordinovisme :
« Nous n’imposons aucun programme : le mot ‹ culture › a une signification suffisamment large, propre à justifier toute liberté d’esprit, mais il a par ailleurs un contenu précis, dans lequel on ne peut faire entrer qu’une activité ayant en elle-même la capacité de se donner une discipline. Nous ne nous sommes jamais éloignés de la poursuite de ce but, la culture, mais elle nous a conduit à développer un programme précis. Pour nous, culture signifie sérieux des attitudes mentales et de la vie, et nos ‹ amis › trouveront sûrement dans ces quelques concepts une base convenable pour la constitution de noyaux homogènes. Ils contiennent quelque chose de moins, mais infiniment plus qu’un programme. Et ainsi nos groupes, trop différents d’une association politique, recèleront en eux une capacité plus modeste mais neuve, celle d’être, à un moment où tous les liens désintéressés semblent se défaire et disparaître, de petits centres autour desquels se regroupent des jeunes, des gens qui savent encore être désintéressés, qui accordent encore une valeur à ce qui ne rapporte rien, ni argent, ni situation. Qui donc a dit que la rénovation prolétarienne du monde ne doive pas coïncider avec un retour à des vertus individuelles, qui ne se préparent et ne s’affirment que dans le contact immédiat, permanent, fraternel, de ceux qui ont foi en un principe et trouvent en lui ce qui peut les guider aussi pour s’améliorer eux-mêmes ? ».

La dernière phrase est très intéressante parce qu’elle donne la clé de la conception gramscienne de la… préparation révolutionnaire : tout se ramène finalement à l’affinage de vertus individuelles. A la place du « révolutionnaire professionnel » on met le « bon producteur » et même le « bon lecteur »; on en arrive ainsi à prêcher l’élévation des individus prolétaires, à l’instar du « socialisme évangélique » de Prampolino, que Gramsci dénonce dans « Les gardes blancs de Reggio Emilia », à juste titre, mais avec des arguments méridionalistes et non communistes. Cela explique aussi l’amour de Gramsci pour les pacifistes, les néo-tolstoiens, les « grands noms » du pseudo-communisme français, Romain Rolland, Barbusse, etc.

De son côté, celui qui deviendra le Meilleur (« Il Migliore », surnom donné par ses courtisans), le chef bien aimé, le maître, le dirigeant éclairé, synthèse de… Mazzini, Cavour et Garibaldi – nous avons nommé Togliatti – avait formulé très clairement cette orientation éducationniste, qui condensait les traditions culturalistes du groupe, les suggestions littéraires surtout françaises et les inspirations libertaires de marque spartaco-tribuniste. Dans l’éditorial de l’« Ordine Nuovo » du 13–3–1920, « Nouvelle tactique », il soutient que les communistes doivent être des
« éducateurs qui se proposent de mettre les masses en mesure d’agir par elles-mêmes ».
Gramsci développera cette formule dans les « Cahiers », définissant le parti comme nouveau Prince, mais aussi comme intellectuel (organique) collectif. Dans les termes mêmes il ne reste donc rien de la conception réaffirmée et précisée par Lénine, et c’est à bon droit que ledit Togliatti pourra, dans le second après-guerre, parler de parti « d’un type nouveau ».

7. Conclusion

Ce parti « d’un type nouveau » était bien « préfiguré » par l’« Ordine Nuovo », dont l’immédiatisme paré de couleurs plus ou moins gauchisantes représentait un développement organique dans une direction ouvertement démo-labouriste. L’hypothèse de Giorgio Amendola selon laquelle il deviendrait un « parti du travail », n’avait rien d’absurde. Les stalino-déstalinisateurs du national-communisme italien s’affirment donc à bon droit les successeurs légitimes du « parti de Gramsci et Togliatti »; on ne peut leur dénier cet atavisme. Mais, évidemment, le « parti de Gramsci et Togliatti » n’est pas le « parti de Livourne ». Il faut plutôt l’identifier comme ce groupe qui, à la veille du IIe congrès de l’I.C., tenait encore le langage que nous avons lu, en dépit de la déclaration (diamétralement opposée !) sur la « Rénovation du Parti socialiste » (cf. chapitre VII), signée et peut-être rédigée par Gramsci, mais très éloignée de la réalité concrète du groupe et du « programme » ordinoviste.

Nous avons utilisé le mot « programme », parce que même le refus de programme, le problémisme et le pragmatisme du groupe constituent une orientation programmatique. Même le situationnisme, le contingentisme, etc., forment un programme, dans la mesure où des forces et des regroupements privés d’une vaste perspective historique, et donc enfermés dans le cercle des rapports et des catégories existants, parviennent à s’en donner un. La constance dans l’inconstance est (qu’on nous passe le jeu de mots) une constante de la petite bourgeoisie bien plus que de la grande, plus conséquemment conservatrice. Alors que le fascisme, avec toute sa démagogie populiste et sa prétention à être un antiparti, fut toujours le parti unique et centralisateur de la grande bourgeoisie impérialiste, industrielle et financière – même lorsque, pour racoler les petits bourgeois exaspérés, il agitait le mythe d’un « socialisme national » – des courants authentiquement petits-bourgeois comme l’ordinovisme peuvent au contraire suivre, dans certains moments, l’avant-garde prolétarienne et se soumettre à elle. Mais cette confluence et cette subordination sont historiquement transitoires : dès que la vague reflue, ces courants abandonnent la cause du prolétariat, lui nuisant d’autant plus qu’ils ont assumé de plus hautes « responsabilités », et, se ralliant à la bourgeoisie stabilisée, ils lui apportent alors le soutien de secteurs plus ou moins importants du prolétariat. De là la tragédie de la IIIe Internationale, la puissance d’expansion de la contre-révolution stalinienne, la garantie de la conservation du capitalisme.

Sans vouloir effacer ou nier les erreurs du Komintern, on peut les expliquer et les justifier en se rappelant que même la Gauche, qui avait été la première à les prédire et à les dénoncer, a dû accepter les ordinovistes dans le PC d’Italie en train de se former (« trop tard » objectivement, et subjectivement « trop tôt » !) alors que ce groupe, bien que poussé en avant par les convulsions sociales, était comme on l’a vu, à la veille même de la scission du P.S.I., très loin encore des bases du marxisme révolutionnaire. L’approfondissement des luttes de classe à l’échelle internationale aurait permis une sélection ultérieure; leur repli l’a empêchée. Bien plus : il a conduit à une situation où ce furent justement ces groupes, que la formation bolchévique des partis occidentaux aurait dû éliminer des rangs de l’Internationale, qui menèrent les « sélections » et les « exclusions ».

La Gauche ne se faisait aucune illusion sur la capacité intrinsèque de l’« Ordine Nuovo » à se fondre organiquement dans un parti communiste orthodoxe. C’est le cours des événements qui a rendu impossible l’épuration organique du parti, tout comme il a rendu vaine la lutte engagée à l’époque par Moscou contre le centrisme au sein même de l’Internationale[47]. La récession objective du mouvement ouvrier révolutionnaire s’est traduite par un renforcement des tendances opportunistes; celles-ci, à leur tour, ont d’abord paralysé et ensuite inversé le processus de sélection, qu’on aurait pu réaliser même en battant en retraite. Le dévoiement de la direction internationale transforma ensuite la retraite en honteuse débandade, en fuite éperdue au cours de laquelle furent abandonnés armes et bagages théorico-pratiques.

Il est évident – mais il faut le rappeler face aux « découvertes » stratégiques rétrospectives de certains extrémistes actuels, pires qu’infantiles – que la Gauche n’aurait pu contrer la prédominance des idéologies et des méthodes ordinovistes due au stalinisme en soutenant… les immédiatistes, ceux qui en étaient restés à l’ordinovisme « première manière » ou « première phase », ceux de « l’Internationale communiste ouvrière » ou autres regroupements du même genre, plus éloignés encore du marxisme révolutionnaire que l’Opposition internationale qu’inspira par la suite un Trotski qui n’était plus le « Carnot prolétarien » auteur de « Terrorisme et Communisme ».

Cet exposé des principaux thèmes ordinovistes, qui ne se prétend ni complet ni exhaustif, cette esquisse de chronique des polémiques les plus significatives tendent aussi, et peut-être surtout, à montrer la complète concordance entre la Gauche et le bolchévisme dans la revendication et la restauration intégrales de la doctrine marxiste, et en même temps leur complet isolement à l’échelle internationale. C’est pourquoi nous avons insisté sur les liens multiples et complexes qui rattachent l’ordinovisme au « marxisme européen ». Et ce rappel montre que la reconstitution de l’Internationale communiste – infiniment plus difficile aujourd’hui, où, après la contre-révolution stalinienne, les noyaux marxistes sont infiniment plus réduits qu’à l’époque de la révolution d’Octobre – ne peut se réaliser que sur la ligne qui va
« de Marx à Lénine, à Livourne 1921, à la lutte de la Gauche contre la dégénérescence de Moscou, au refus des blocs partisans », et qui implique « le dur travail de restauration de la doctrine et de l’organe révolutionnaires, en liaison avec la classe ouvrière, en dehors de la politique personnelle et électoraliste ».

Toute critique de l’ordinovisme qui ne se fonde pas sur ces principes est équivoque ou, dans le meilleur des cas, inconséquente. Car l’ordinovisme, comme toutes les variétés du marxisme créatif, consistait justement à fuir cette ligne, à la refuser, à la combattre. Le conflit qui oppose Marx à Proudhon, Lénine aux économistes, la Gauche à l’ordinovisme est fondamentalement le même : c’est « la locomotive de l’histoire » contre le sabotage du petit-bourgeois rêvant de « la charrette paysanne » et du « figuier » chéri de Proudhon; c’est « la défense, au sein du présent, de l’avenir de la classe » contre « l’adaptation à l’atmosphère du moment, l’incapacité de lutter contre la mode du jour, la myopie politique et le manque de caractère », lesquels constituent selon Lénine (octobre 1906) « le trait typique et caractéristique de l’opportunisme ». Tout en étant invariant, l’opportunisme se distingue par « le manque de précision et de clarté, il est insaisissable » (« Un pas en avant, deux pas en arrière », 1904). Aussi
« il est difficile de prendre un opportuniste au piège d’une formule quelconque : il souscrit facilement à n’importe quelle formule, et la reniera avec autant de facilité, car l’opportunisme, c’est précisément le manque de principes définis et solides » (« Que faire ? » 1902) qui conduit à adopter les principes libéraux bourgeois.

Le programme de Livourne figurait une des innombrables formules auxquelles l’opportunisme est prêt à souscrire : il y souscrivit, et il le renia, naturellement. Contingentisme, situationnisme, présentation multiforme de positions petites-bourgeoises, adoption superficielle et momentanée de mots d’ordre révolutionnaires aussitôt rejetés ou interprétés tendancieusement, tout cela, on le retrouve dans l’ordinovisme comme dans toutes les formes d’opportunisme. Car, comme écrivait Lénine dans « Marxisme et révisionnisme » (avril 1908),
« de l’essence même de cette politique il résulte clairement qu’elle peut prendre une infinité de formes, et que n’importe quel problème plus ou moins ‹ nouveau ›, n’importe quel changement plus ou moins inattendu et imprévu – même s’ils affectent dans une mesure infime et pour un laps de temps très bref le cours principal des événements – doivent toujours et inévitablement engendrer telle ou telle variété de révisionnisme […]. Même ce ‹ révisionnisme de gauche › qui est apparu aujourd’hui dans les pays latins sous la forme de ‹ syndicalisme révolutionnaire › s’adapte lui aussi au marxisme en le ‹ corrigeant › : Labriola en Italie, Lagardelle en France font continuellement appel d’un Marx qui aurait été mal compris, à un Marx bien compris […]. Le socialisme pré-marxiste a été battu. Il continue la lutte, non plus sur son propre terrain, mais sur le terrain général du marxisme, en tant que révisionnisme ».
Révisionnisme de droite ou de gauche, ajouterons-nous, et éventuellement « mille fois plus à gauche » comme Gramsci, comme la majeure partie de l’ouvriérisme actuel, qui, même lorsqu’il snobe le père spirituel du PC italien, ne fait que répéter sa vieille rengaine proudhonienne.

Notes :
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  1. Le chapitre V (« Le maximalisme à la dérive et la bataille de la Gauche ») et le chapitre VII (« Vers le Parti communiste ») de cette « Histoire de la Gauche communiste » n’ont pas encore été publiés en français. Rappelons en revanche au lecteur qu’il peut trouver dans les Nr. 58, 59 et 60 de cette revue les chapitres VIII (« La Gauche communiste d’Italie et le mouvement communiste international ») et IX (« Le IIe Congrès de l’Internationale communiste : un sommet et une croisée des chemins »). [⤒]

  2. Avant même la prise du pouvoir ! A cette fin l’« Ordine Nuovo » du 12–7–1919 proposait la constitution de
    « Soviets de culture prolétarienne » comme « foyers de propagande communiste concrète et réalisatrice ».
    Et dans un article du 6–3–1920, le rôle du parti est réduit, exactement comme par le KAPD ou Pannekoek, à un travail de « culture et éclaircissement ». [⤒]

  3. D’ailleurs, dans l’« Ordine Nuovo » du 27–6–1919, Gramsci identifie
    « le développement de l’État communiste » à « une démocratie dans laquelle s’absorbe la dictature du prolétariat »,
    définition tout à fait semblable à celle de Kautsky. [⤒]

  4. Deux autres citations suffiront à montrer que nous ne nous livrons pas à posteriori à une interprétation abusive. Dans l’« Ordine Nuovo » du 4–10–1919, Gramsci écrit :
    « Aujourd’hui, la classe ‹ nationale › c’est le prolétariat, c’est la multitude des ouvriers et des paysans, des travailleurs italiens qui ne peuvent permettre la désagrégation de la nation, parce que l’unité de l’État est la forme de l’organisme de production et d’échange construit par le travail italien, est le patrimoine de richesses sociales que les prolétaires veulent apporter dans l’internationale communiste : seul l’État prolétarien, la dictature prolétarienne, peut aujourd’hui arrêter le processus de dissolution de l’unité nationale, parce qu’il est le seul pouvoir réel qui puisse contraindre les bourgeois factieux à ne pas troubler l’ordre public, en leur imposant de travailler s’ils veulent manger ».
    L’autre texte, du 19–7–1919, montre que la parenté avec le « socialisme des conseils » impliquait aussi un certain « national-bolchévisme » :
    « Dans l’internationale socialiste, les Italiens sont à la tête d’un mouvement de rébellion contre la tyrannie des nations qui possèdent le capital international et l’utilisent dans un but de domination politique et d’exploitation économique; ils entraînent les masses de France et d’Angleterre à combattre pour la libération du monde; ils sont les seuls à penser à un avenir où l’Italie ne sera plus la Chine de l’Europe, mais aura la possibilité d’un développement plein et libre ».
    Rappelons aussi que dans l’« Avanti ! » piémontais du 13–10–1919, Gramsci définissait
    « la classe ouvrière qui s’identifie, dans sa respiration, avec le monde » comme la « jeunesse de la société italienne ».
    Sans commentaire ! [⤒]

  5. « L’idée libertaire », écrit Gramsci dans l’« Ordine Nuovo » des 28–6 et 5–7–1919,
    « aura encore pendant un moment une tâche à accomplir : elle continuera la tradition libérale dans le sens où celle-ci a imposé et réalisé des conquêtes humaines qui ne doivent pas mourir avec le capitalisme ». [⤒]

  6. Cf. « Thèses de Naples » (1965) dans « Défense de la continuité du Programme Communiste ». [⤒]

  7. Voir, à ce propos, les chapitres VIII et IX, « Programme Communiste » Nr. 58, 59 et 60. [⤒]



Source : « Programme Communiste » Nr. 74, septembre 1977.

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