Socialisme et syndicalisme dans le mouvement ouvrier français - IV
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Socialisme et syndicalisme dans le mouvement ouvrier français - IV
III - Le Syndicalisme Révolutionnaire contre le Réformisme
Marqué par l'anarchisme
Des Bourses du Travail aux «théories» du syndicalisme révolutionnaire
Le «ministérialisme» et la réaction des syndicats
Le «dada» de l'indépendance syndicale
La C.G.T. et l'impasse du syndicalisme révolutionnaire
Notes
Source
Socialisme et syndicalisme dans le mouvement ouvrier français - IV
III - Le Syndicalisme Révolutionnaire contre le Réformisme (1)
«Nous sommes les ennemis inconciliables de tout despotisme moral ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures, y compris celle du prolétariat, et des amants passionnés de la culture de soi-même». Cette déclaration faite par Pelloutier le 1er mai 1895, rappelle on ne peut mieux la nature anarchiste de l'idéologie qui régnait chez les syndicalistes fondateurs de la C.G.T. Cette déclaration de principe des dirigeants de la première organisation prolétarienne de masse n'est qu'une expression particulière des concepts de la petite-bourgeoisie révolutionnaire (2). Elle est individualiste et professe que chaque citoyen détient une parcelle de la sagesse sociale de la nation. Elle est fille de la raison parce qu'elle pense que la misère, l'oppression et le chaos de l'économie marchande sont les fruits de l'ignorance et de la superstition. Elle exècre l'autorité et l'Etat parce qu'elle les considère, non comme des formes historiquement nécessaires et que l'histoire éliminera, mais comme des excroissances monstrueuses et inutiles de la société humaine. Pour tous ces motifs, qui correspondent à la croyance en une antinomie éternelle entre «Bien» et «Mal» social, l'oeuvre de ces premiers syndicalistes était axée principalement sur la propagande des idées et la culture des individus, qui constituaient tout à la fois le moyen et la fin de leur activité, la raison suffisante de leur volonté d'autonomie à l'égard du mouvement politique ouvrier.
La principale contradiction de ce syndicalisme vient de ce que, par suite des circonstances historiques et sociales, cette idéologie de petits-bourgeois se trouvait transplantée, non plus dans des milieux restreints de travailleurs, mais dans un organisme de classe du prolétariat, c'est-à-dire dans un organisme dont l'existence même infirmait les principes de ses fondateurs. Qu'un individualiste convaincu comme Pelloutier, un ennemi décidé de l'autorité et donc du centralisme, un fanatique du rationalisme soit devenu le promoteur d'un mouvement qui suppose la primauté du collectif sur l'individuel, dont la force réside dans la supériorité du centralisme sur la dispersion et dont les principes sont déterminés par l'action, et non vice-versa, c'est en apparence paradoxal. Pour expliquer le fait, il faut se souvenir des conditions qui favorisaient l'infiltration des idées anarchistes dans la classe ouvrière française. Si la naissance d'un syndicalisme français est à rapporter à l'élimination partielle de ces conditions, le fait qu'elles ne l'aient jamais été totalement explique les caractères anachroniques du mouvement.
L'idéologie anarchiste est essentiellement la sublimation des illusions libérales de la petite-bourgeoisie, d'autant plus vives que la transformation capitaliste de l'économie a été plus tardive et moins complète. Comment, en France, ces illusions pouvaient-elles survivre en 1890? Tout simplement parce que le développement du capitalisme dans ce pays avait laissé subsister, aux côtés de la concentration manufacturière, souche de l'industrie moderne, d'innombrables métiers semi-artisanaux. Ces métiers, notamment ceux qui occupaient les travailleurs à domicile et, d'une façon plus générale, tous ceux dont les membres nourrissaient l'espoir de devenir un jour leur propre patron, facilitaient la diffusion de l'utopie anarchiste de la «libre association» car la condition de détenteurs des moyens de production qui caractérisait des catégories de travailleurs leur interdisait une vision prolétarienne de l'émancipation sociale: la socialisation des moyens de production. Ces catégories étaient d'autant plus ouvertes à la phrase incendiaire de l'anarchie que leur cloisonnement ne leur permettait d'autre action collective que la révolte sur la place publique. Par ailleurs, dans ces métiers, le niveau de culture générale était souvent plus élevé que chez les salariés industriel; or, en l'absence d un fort mouvement prolétarien, toute élévation du degré d'instruction d'un travailleur est facteur d'idéologie petite-bourgeoise.
L'implantation de l'idéologie anarchiste dans des branches entières de métiers s'explique donc aisément et sa diffusion est fonction de l'importance des métiers semi-artisanaux. On a déjà évoqué le cas de la Fédération Jurassienne dans la Première Internationale (3) et on a déjà dit quelles formules et professions de foi anarchistes avaient servi de cri de ralliement aux militants hostiles à l'emprise du parti sur les syndicats. De même, ce sont surtout des arguments idéologiques contre la participation du Parti Ouvrier (4) aux élections que les libertaires et bakounistes ont fourni au mouvement syndical qui, dans la période des attentats anarchistes de 1892 et 1893, expression sublimée de l'exaspération et de l'impuissance des classes exploitées, prenait son premier essor.
Par la suite, aussi bien l'organisation exigée par la lutte syndicale que cette lutte même imposèrent au mouvement ses caractères propres et obligèrent ses chefs à «théoriser» les moyens tactiques employés. Ce furent notamment les Bourses du Travail, avec la structure d'organisation syndicale qui en dérivait, qui donnèrent ses traits dominants à la période d'essor du syndicalisme français qui va de 1895 à 1906 environ. Dans la seconde et dernière période, qui va jusqu'à la guerre de 1914, on assiste à une vigoureuse réaction de l'avant-garde ouvrière contre l'opportunisme croissant du parti socialiste et en particulier le «ministérialisme» (ou participation de socialistes au gouvernement). C'est dans leur développement historique que nous allons donc examiner les théories qui caractérisent le syndicalisme révolutionnaire français (5).
Des Bourses du Travail aux «théories» du syndicalisme révolutionnaire
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Comme nous l'avons vu plus haut, la Fédération des Chambres syndicales a connu des jours difficiles, la médiocrité de ses résultats contrastant avec l'ambition du Parti ouvrier qui, tout comme les sections allemande et belge de l'Internationale socialiste, entendait contrôler les destinées des syndicats. En fait, c'est le mouvement des Bourses du Travail, vigoureusement impulsé par Pelloutier, qui devait l'emporter en France sur celui des Chambres syndicales. Les Bourses du Travail présentaient un gros avantage sur ces dernières: celui de grouper les salariés disséminés dans diverses professions sur une base territoriale, qui favorisait le dépassement du particularisme des syndicats de métier. Mieux placées que les syndicats pour diffuser les idées révolutionnaires, elles avaient en outre le mérite de répondre à des besoins immédiats impérieux. «Les Bourses, écrit Dolléans, attiraient les syndiqués par les services qu'elles leur rendaient: placement, caisse de secours et de chômage, enseignement». A ces avantages d'intérêt capital en une époque qui ignorait toute législation sociale, tout système de prévoyance pour les salariés, s'ajoutaient, pour les militants syndicaux, la possibilité d'un contact étroit avec les travailleurs et les enseignements d'une expérience journalière. En outre, les bibliothèques ouvertes par les Bourses du Travail à des travailleurs encore avides de s'instruire, favorisaient le rayonnement des idées syndicalistes, mais c'est plus à l'efficacité immédiate de leur action que les syndicalistes durent leur succès auprès des ouvriers qu'aux mérites de doctrines fumeuses.
La rupture de Pelloutier avec l'anarchisme illustre bien le souci d'efficacité des promoteurs des Bourses, qui ne s'embarrassèrent jamais de «principes» quelconques. La dynamique du mouvement était à ce point impérative que Pelloutier lui-même n'hésita pas à fouler aux pieds l'individualisme cher aux libertaires à l'intention desquels il écrivait: «En même temps qu'il travaille à l'affaiblissement de ses ennemis, à la désagrégation de la centralisation gouvernementale, le prolétariat doit accomplir la concentration de ses propres forces pour augmenter de plus en plus ses propres chances de victoire et hâter l'heure de la transformation sociale» («Histoire des Bourses du Travail», pp. 238-239). Nul, fût-il anarchiste, ne pouvait en effet prendre en charge l'organisation de la lutte ouvrière sans se convertir au centralisme, mais ce simple texte suffit à démontrer que la seule lutte immédiate et l'expérience acquise au cours de son organisation engendrent une conscience politique bien inférieure aux besoins de la révolution moderne. En effet, si Pelloutier revendique la centralisation de l'organisation ouvrière, il voit dans la décentralisation de l'Etat bourgeois un acteur favorable à la victoire ouvrière, ce qui était non seulement ignorer la tendance historique de cet Etat, mais rejeter toute l'expérience des révolutions antérieures, de la révolution jacobine notamment, qui dut son succès au centralisme. Pelloutier avait donc rompu avec les anarchistes en matière de moyens d'action et de formes d'organisation de la lutte ouvrière, mais il demeurait un des leurs en fait d'idéologie. Fermant délibérément les yeux sur les enseignements de la Convention et de la Terreur de 1793, il continuait à rêver d'une révolution sans contrainte et sans dictature: «La Révolution faite, écrivait-il à la fin du paragraphe cité, il n'y aura plus d'Etat, par conséquent plus de centralisation».
Comme la lutte quotidienne des ouvriers pose constamment des problèmes d'orientation auxquels elle ne fournit pas par elle-même de solutions, la tendance syndicale créée par Pelloutier fut au fur et à mesure de ses expériences, amenée à se donner une doctrine qu'elle ne possédait pas à l'origine. Faute de s'être ralliés au programme du socialisme, les syndicalistes qui pendant vingt ans s'étaient cru à la veille de la révolution, furent amenés à «théoriser» leur action ou, tout au moins, à la justifier en fonction de considérations générales: leur doctrine était donc essentiellement empirique. Griffuelhes, qui mieux que Pelloutier, tôt disparu, incarne l'esprit des dirigeants de la C.G.T., disait que l'action conduite par les syndicats n'avait jamais été «une manifestation se déroulant suivant un plan prévu d'avance». Il se défendait, explique Dolléans, «d'être un théoricien». Il se défiait, ajoute-t-il, des formules inventées par les idéologues, il craignait ces formules qui «dévient l'action et divisent les hommes menant une lutte commune». C'est peut-être là la caractéristique la plus saillante du militant ouvrier français de toute une époque: la défiance envers la théorie, l'utilisation de bribes de doctrine exclusivement dans la mesure où elles peuvent justifier la pratique adoptée. Tout, dans l'histoire du mouvement ouvrier français, contribuait à cette défiance: le vieux fonds défaitiste qui attribuait les échecs de 1848 et 1871 à l'intrusion d'idéologues bourgeois; l'allemanisme ouvriériste qui acceptait le parti, mais seulement comme instrument de propagande, l'éclectisme de militants passés par toutes les écoles politiques, de l'anarchisme au socialisme bref, toute une tradition qui peut être prolongée jusqu'aux cégétistes d'aujourd'hui pour lesquels, tout comme avant 1917, le but de la C.G.T. est «Bien-être et Liberté» et dont toute la science politique, forme dégénérée de l'empirisme de Griffuelhes, tient dans cette formule: écartons tout ce qui divise, recherchons tout ce qui unit (6).
Comment un mouvement qui affirmait les plus hautes ambitions révolutionnaires a-t-il pu se développer sans bases théoriques bien définies? Cela ne peut s'expliquer que par le divorce qui s'était déterminé entre parti et syndicat: ses nombreuses batailles politiques détournaient le parti de sa tâche de combat dans les organisations économiques, absorbées de leur côté dans la lutte immédiate. Tout au long de cette époque de lutte entre monarchistes et républicains et d'ascension du radicalisme bourgeois, les différentes fractions de la classe dominante ne cessèrent de se compromettre alternativement dans des scandales politiques et financier, la gauche s'emparant de l'affaire Dreyfus, comme la droite du scandale de Panama. La réaction cléricale harcelait continuellement l'équipe au pouvoir de reproches sur son «libéralisme» à l'égard des socialistes et des syndicats ouvriers. À peine légalisés, les syndicats faisaient l'objet de toutes sortes de pressions destinées à paralyser leur action; le droit syndical était refusé aux fonctionnaires; quantité de réformes purement bourgeoises demeuraient en suspens. Le syndicat avait à défendre son existence non seulement contre le patronat, mais contre l'Etat, et c'est dans cette lutte qu'il puisait ses inspirations. Absorbés par des besognes d'organisation, les militants se souciaient peu de questions de doctrine. La «doctrine» de la «grève générale expropiatrice» étant extrêmement vague et le «collectivisme socialiste» n'étant guère mieux élucidé par le parti, bien trop occupé à codifier sa tactique électorale et parlementaire, il pouvait sembler aux militants de l'époque que la voie à suivre résultait de l'expérience et non d'un programme pré-établi. Les théories et les doctrines étaient donc laissées à la «libre» opinion de chacun, et personne ne devait tenter d'en «imposer» une. Pour les syndicalistes de cette époque, leur mouvement était un «idéal» vers lequel convergeaient toutes les écoles politiques du mouvement ouvrier.
D'influence relativement faible si on pense au nombre des syndiqués, mais très important par ses positions politiques, le syndicalisme révolutionnaire ne pouvait pas ne pas susciter diverses interprétations.
Le théoricien de fait du syndicalisme révolutionnaire fut Sorel, dont nous ne pouvons ici que résumer la doctrine (7). Partant d'une critique du parlementarisme socialiste et profondément impressionné par l'uvre syndicale de Pelloutier, Sorel en était arrivé à une conception de l'histoire et du mouvement prolétarien diamétralement opposée à celle de Marx. Pour le marxisme, la succession des modes de production et les bouleversements sociaux qui l'accompagnent proviennent de conflits entre les classes, qui se groupent en fonction de leur rôle dans la production et s'opposent en fonction des intérêts antagoniques qui en résultent. Dans la classe intéressée à la destruction du capitalisme, le prolétariat, le socialisme et le communisme expriment la conscience de ce processus historique et la volonté révolutionnaire de le clore en instaurant une société sans classes rendue non seulement possible, mais nécessaire, par tout le développement antérieur. Pour Sorel, cette vision de la société future n'est qu'une nouvelle édition, plus savante, plus «mystificatrice» de l'utopie révolutionnaire. A l'utopie, il oppose le mythe qui, sous sa plume, n'a pas un caractère péjoratif, puisqu'il stimule les masses et les porte à la violence collective, expression spécifique de la classe ouvrière à entretenir soigneusement comme telle.
Assez prisé chez les syndicalistes des autres pays (en Italie notamment), Sorel semble n'avoir eu que peu d'influence sur les militants révolutionnaires de la CGT. Ses seuls disciples se recrutèrent dans cette poignée de violents et de «saboteurs» que le Bureau Confédéral désavoua peu avant la guerre, et peut-être ignoraient-ils leur filiation, d'ailleurs. Quant aux dirigeants du syndicalisme révolutionnaire français, ils parlaient plutôt avec mépris de Sorel, Griffuelhes, par exemple, déclarant, ne rien connaître de ses théories. Il n'en demeure pas moins que la seule justification théorique du syndicalisme révolutionnaire qui ait été tentée est le sorélisme. En admettant, comme on le faisait communément dans les milieux dirigeants de la C.G.T., que la révolution prolétarienne n'est rien d'autre qu'un idéal accrédité par une vague tradition révolutionnaire, on ne pouvait plus réfuter sa doctrine.
Si dans la première phase de son existence, le succès du syndicalisme s'explique par la faiblesse et la prétention injustifiée du parti, dans la seconde, c'est la dégénérescence opportuniste et la trahison de celui-ci qui lui fournit ses principaux atouts.
Le «ministérialisme» et la réaction des syndicats
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La seconde phase de l'histoire du syndicalisme révolutionnaire commence en 1906 au congrès d'Amiens où la C.G.T. affirma avec force son indépendance et son hostilité à la politique du parti socialiste. Pour comprendre les mobiles de cette manifestation qui rallia tous les éléments sains du mouvement syndical, il nous faut résumer les principales étapes du grand tournant qui amena le parti socialiste à la crise du «millerandisme» et à la réunification de ses tendances les plus disparates.
Au moment même où le mouvement syndical met sur pied sa grande organisation unitaire, le socialisme français est en effet divisé en diverses fractions, les vrais marxistes et les vrais révolutionnaires n'étant qu'une minorité (8). Le drame de ceux-ci fut d'être contraint sous la pression des événements et des autres partis de l'Internationale, de fusionner avec les pires représentants de l'opportunisme électoral et de se corrompre à leur tour.
Pour la fraction de Guesde, une des tâches les plus difficiles était d'obtenir les réformes juridiques et économiques nécessaires pour l'organisation et la simple survie du prolétariat (9), mais tout autant pour la sauvegarde de la domination bourgeoise, même si la bourgeoisie répugnait au sacrifice. L'écueil était, comme dans tous les pays industriels, de tomber dans le réformisme, c'est-à-dire de considérer les réformes, non pas comme un moyen de vivifier la lutte prolétarienne et d'en clarifier les buts, mais comme une fin s'identifiant avec un socialisme pacifiquement imposé.
Le parti de Guesde avait dû se séparer des éléments qui prêchaient ouvertement un tel réformisme et préconisaient la lutte exclusivement pour les réformes «possibles». Grâce à Guesde, inébranlable sur la question des principes, le parti était demeuré fermement opposé à cette déviation née en son sein. Il fui restait cependant à affronter de fortes secousses extérieures qui n'étaient pas des épreuves moins redoutables. À plusieurs reprises les cléricaux-monarchistes avaient laissés courir le bruit qu'ils se préparaient à des coups de force contre le gouvernement. La chose paraissait d'autant plus vraisemblable que les scandales successifs avaient davantage discrédité les équipes gouvernementales des «radicaux-opportunistes», suscitant de vives réactions de l'opinion publique. Pourtant, le danger de restauration n'existait plus: les classes qui avaient soutenu la monarchie pouvaient encore défendre quelques privilèges anachroniques (pour le clergé, par exemple, les monopoles de l'enseignement et de l'assistance publique) mais non faire rétrograder les formes capitalistes de production et les formes politiques correspondantes. En raison de leur formation jacobine, nombre de socialistes n'en demeuraient pas moins extrêmement sensibles aux «menaces de la réaction», et c'est grâce à eux que le réformisme sentimental et humanitaire de Jaurès commença à contre-balancer l'orthodoxie marxiste de Guesde.
Ces deux courants expriment respectivement une conception authentiquement marxiste, quoique souvent ampoulée et scolastique dans l'expression, et une tendance révisionniste qui, bien que généreuse et combative chez Jaurès, n'en traduit pas moins les illusions politiques classiques des petits-bourgeois. Leur conflit prit à propos de l'affaire Dreyfus une gravité lourde de conséquences pour tout le mouvement. Les deux leaders, ainsi que leurs partisans respectifs, se trouvèrent d'accord pour dénoncer à cette occasion la décomposition des organismes militaire et judiciaire de la société bourgeoise, qui laissaient condamner un innocent sous prétexte d'espionnage, simplement parce qu'il était juif, mais ils n'accordaient pas la même importance à l'agitation à conduire: parfaitement orthodoxe, Guesde jugeait que la classe ouvrière n'avait pas à prendre parti dans un conflit entre deux fractions de la bourgeoisie (10). Jaurès, au contraire, épousait totalement «la cause de la justice» contre celle de l'iniquité et voulait mobiliser les travailleurs pour la réhabilitation de l'accusé, voyant dans cette campagne l'occasion de battre la réaction et les cléricaux, toujours menaçants, selon lui, et dressés contre la République (11).
Dans le déroulement des faits, l'erreur d'appréciation commise par la fraction de Jaurès devait faciliter l'évolution opportuniste du parti, en dépit de toute la fermeté montrée par Guesde. Dans la conception marxiste l'éviction du féodalisme, et les révolutions démocratiques, sont des étapes nécessaires au plein développement de la dernière des luttes historiques de classe, la lutte moderne entre prolétariat et bourgeoisie. L'appui de la classe ouvrière a l'avènement de la démocratie bourgeoise est nécessaire quand celle-ci lutte révolutionnairement contre l'ancien régime. Quand elle a vaincu, le prolétariat n'a plus à l'«appuyer», mais à la combattre, car elle devient le principal obstacle sur le chemin de la révolution. Toute la difficulté est de définir le moment où l'appui à la démocratie bourgeoise cesse d'être stratégie révolutionnaire du prolétariat pour devenir trahison du socialisme. En France, après le massacre de juin 1848 et plus encore après la Commune de 1871, le prolétariat ne pouvait plus appuyer la démocratie bourgeoise à des fins socialistes. Pourtant, bien après cette date, le mouvement ouvrier français a vécu dans la crainte de la réaction monarchique, car en deux occasions le royalisme et le césarisme se trouvèrent à deux doigts de prendre le pouvoir. Dans de telles conditions, la tactique du parti prolétarien devait se subordonner aux conditions d'ensemble du développement économique et social et tenir compte du rapport de force réel entre les classes, plutôt que des vicissitudes immédiates. Seule l'exactitude de cette analyse pouvait préserver l'autonomie du parti ouvrier tant que la lutte entre républicains et monarchistes occupait encore la scène politique, masquant le cheminement souterrain des forces du capitalisme et de la République bourgeoise.
Durant toute l'Affaire, la menace d'un coup de force monarchique se profile derrière les polémiques, mais la révélation des faux sur lesquels s'appuyait l'accusation contre Dreyfus porte à la droite un coup dont elle ne se relèvera pas. On est alors en août 1898, et pour mettre un comble à la fureur de la réaction éclate une grève de vingt mille ouvriers du bâtiment qui, bientôt, gagne les travailleurs des chemins de fer. Des régiments bivouaquent dans les rues de Paris, tandis que des groupes de réactionnaires et de nationalistes, encouragés par la complicité du président Félix Faure et par la veulerie des radicaux, se livrent à des manifestations bruyantes en jouant aux préparatifs de coup d'Etat militaire. Le sang-froid s'impose d'autant plus que c'est manifestement là leur dernière manifestation de vie. Mais Jaurès, un des chefs socialistes les plus populaires, ne songe qu'à «défendre la République» contre la «réaction monarchique et cléricale». Guesde, plus clairvoyant, résiste au mouvement qui porte ainsi le Parti aux côtés des républicains bourgeois. Il met l'occasion à profit pour faire le procès des positions pro-dreyfusardes de Jaurès et pour dénoncer l'opportunisme qu'elles engendrent au sein du Parti (12). Mais lorsque les réactionnaires intensifièrent leur campagne et leur agitation, toutes les tendances du socialisme, y compris les possibilistes et les broussistes, avec lesquels le Parti de Guesde avait rompu quelques années plus tôt, se retrouvèrent côte à côte dans des regroupements de «défense» destinés à faire front à la réaction. Quand des énergumènes royalistes se livrèrent à des voies de fait sur la personne du président Loubet (l'homme qui lors des grèves de Carmaux les avait livrés à la vengeance de la compagnie minière!), tous les ouvriers manifestèrent en sa faveur, se faisant matraquer bien plus durement par la police que les énergumènes en question: résultat suprême du long travail électoral des socialistes!
Cette manifestation ouvrière au cri de «Vive la République!», ce regroupement des réformistes et des marxistes sur le même front annonce déjà l'Union Sacrée à laquelle après quinze ans d'opportunisme croissant les socialistes - Guesde tout le premier - seront amenés, jusqu'à participer au gouvernement de guerre. En cet instant de 1898, il avait lui aussi subi l'entraînement fatal au front «contre la Réaction», bien que lors de l'entrée de Millerand au gouvernement il ait encore tenté de retenir le parti sur la pente de la collaboration, dénonçant prophétiquement le ministérialisme en ces termes: «J'affirme qu'un pareil état de choses, si l'on n'y mettait vite fin, amènerait la banqueroute irrémédiable du socialisme».
Ce qui fait la gravité de la position de «défense de la République» prise par la fraction de Guesde lors des incidents politiques de 1898, c'est qu'elle la conduisit à renouer avec l'opportunisme possibiliste qu'elle avait toujours âprement combattu jusqu'alors. Sans même déterminer si la «menace contre la République» était réelle, les socialistes orthodoxes se rapprochaient ainsi des opportunistes dont ils s'étaient résolument et à juste raison écartés quelques années plus tôt. Ils ne pouvaient plus échapper aux conséquences d'un tel acte, qui devait étouffer pour longtemps dans le mouvement ouvrier français la flamme frêle mais vivace du socialisme marxiste.
En juin 1899 se constitue le cabinet Waldeck-Rousseau et, fait inouï et sans précédent dans l'histoire du socialisme, mais conséquence logique du désarroi du Parti socialiste français en 1898, le socialiste Millerand prend place aux côtés de Galifet, massacreur de la Commune, dans un gouvernement d'Union Nationale. Jaurés et ses amis sont favorables à cette participation, si l'ex-blanquiste Vailland la dénonce violemment et Guesde accable le transfuge sous des foudres oratoires terribles, mais désormais impuissantes: le principe de la «défense de la République» l'avait emporté sur celui de la lutte de classe au sein du socialisme français, puisqu'après la démission de Millerand Jaurès et ses partisans soutiennent le gouvernement radical Combes, sous le prétexte que les socialistes devaient appuyer sa politique anti-cléricale.
Pourtant, le contenu le plus clair de la victoire de la forme républicaine, c'était la promotion parlementaire et ministérielle de la petite-bourgeoisie, représentée par le parti radical qui, grâce à l'appui des socialistes, prenait la relève des vieilles dynasties politiques réactionnaires auxquelles le grand capital accordait jusque là sa confiance. Rompant avec les cliques royalistes, militaires et cléricales, mais s'assurant un personnel administratif et politique non moins féroce dans la répression et non moins sordide dans la corruption que le précédent, la bourgeoisie s'était enfin républicanisée. La République démocratique était enfin assise, mais au prix de l'asservissement du mouvement politique du prolétariat. La Seconde Internationale pouvait bien condamner de façon toute platonique le ministérialisme socialiste et Guesde les positions de Jaurès, le parti marxiste avait cessé de vivre en France. En 1904, ce sera la réunification des possibilistes aux millerandistes, de Guesde à Jaurès, modèle de ces «unités» fallacieuses dans lesquelles le mouvement ouvrier perd en force révolutionnaire ce qu'il croit gagner en puissance numérique.
Pour en revenir au syndicalisme révolutionnaire, le «millerandisme» n'eut pas pour lui des conséquences moins désastreuses, car Millerand s'efforça, par des faveurs officielles, d'attirer au gouvernement les dirigeants et militants syndicaux de l'industrie ou de l'administration. La corruption pénétra dès lors dans les Bourses du Travail, mais une réaction énergique se fit jour parmi les dirigeants de la C.G.T. qui lancèrent alors la formule «d'indépendance rigoureuse» des syndicats à l'égard des partis et des sectes. Jusque-là apanage d'une tendance du syndicalisme, cette formule prit de l'importance et la force d'un principe général de tout mouvement syndical, rencontrant parmi les militants un écho qui constituait une réaction de classe indiscutable contre l'opportunisme parlementariste.
Ainsi se dessine la personnalité «apolitique» de la C.G.T., qui s'affirmera avec véhémence, puisque les dirigeants syndicalistes repousseront la motion de Renard, des Textiles du Nord, affirmant que les syndicats ne pouvaient se désintéresser de la législation sociale, ni donc de la composition du gouvernement et de la majorité parlementaire dont elle dérive et qui se prépare dans les élections. Finalement, c'est la résolution connue sous le nom de «Charte d'Amiens» qui fut adoptée et qui devait demeurer la bible du syndicalisme révolutionnaire.
Le «dada» de l'indépendance syndicale
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Une affirmation capitale de cette «Charte» règle les rapports entre parti politique et syndicat selon la conception syndicaliste révolutionnaire: « entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telle forme de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au-dehors».
Cette formule libérale exprime à la fois une réaction, saine en soi, contre la corruption parlementaire, et l'ingénuité de cette génération de syndicalistes qui espéraient obtenir des réformistes qu'ils s'engagent moralement à accepter, dans le domaine syndical, l'action directe qu'ils désavouaient en politique, et qui croyaient pouvoir exclure du syndicat l'opportunisme et l'arrivisme par la seule vertu d'un article de code.
Le caractère illusoire de pareilles garanties ne pouvait apparaître immédiatement. La première raison en est que la défiance, d'ailleurs justifiée, à l'égard des politiciens petits-bourgeois était trop enracinée dans le mouvement ouvrier français pour disparaître à l'égard d'hommes politiques prolétariens dont il faudra d'ailleurs attendre vingt ans pour avoir, avec les Russes Lénine et Trotsky, des exemples - exemples inconnus en France d'hommes de parti qui étaient aussi des adversaires de la collaboration des classes et de véritables destructeurs de l'Etat. La seconde raison est que le danger de la déviation parlementariste lui-même était sous-estimé, le «millerandisme» semblant n'affecter qu'une minorité du parti, impression que l'intervention du Bureau de l'Internationale ne pouvait que confirmer. La troisième raison est enfin qu'en laissant aux syndicats la charge des revendications ouvrières et en se réservant la lutte parlementaire pour les réformes, les socialistes eux-mêmes accréditaient l'idée d'une séparation entre lutte économique et lutte politique.
Pour toutes ces raisons, le vice fondamental de l'indépendantisme syndical tel que le concevait la «Charte d'Amiens» échappait aux militants les plus avertis. Se préoccupant essentiellement de préserver le syndicat de l'influence de cadres éventuellement acquis, au gouvernement, quitte à faire confiance à l'esprit de lutte des autres socialistes et à passer des accords limités avec eux, on passait à côté du vrai problème: l'unité de toutes les formes politiques et syndicales de la lutte prolétarienne. Les vantardises sur la maturité du syndicalisme passé de l'enfance à la majorité se réduisaient finalement à prétendre que selon qu'il agit dans le syndicat où au-dehors, l'ouvrier se manifeste comme citoyen votant dans le cadre de la législation et de l'Etat bourgeois, «selon sa conception philosophique ou politique», ou comme révolutionnaire préparant la plus grande atteinte au droit capitaliste, «la grève générale expropriatrice» (13). Or les deux choses sont incompatibles!
La plate-forme d'indépendance syndicale et de grève générale insurrectionnaliste permettait bien l'exclusion du socialisme marxiste, mais elle ne pouvait empêcher l'intrusion du réformisme parlementaire dans le mouvement syndical, l'intégrité de celui-ci ne dépendant pas de statuts quelconques, mais du rapport politique des forces de classe. À un certain degré de l'expansion du capitalisme, la bourgeoisie reconnaît qu'elle a intérêt à légaliser le syndicat, mais le réformisme ouvrier apparaît fatalement aussi, pour devenir une arme entre les mains de la classe dominante. En France, pour les raisons dites ci-dessus, l'opportunisme s'était tout d'abord emparé du parti; pour les mêmes raisons, la colonisation du syndicat ne pouvait suivre immédiatement, non point en raison de sa force, mais tout au contraire de sa faiblesse car il ne mettait pas encore sérieusement en danger le patronat, s'il était capable d'inquiéter le gouvernement par sa propagande. La tentative de corruption des représentants syndicaux par Millerand était peu de chose à côté des moyens employés par la suite par les différents gouvernements pour venir à bout des syndicalistes-révolutionnaires (14) mais dans ce pays essentiellement «politique» qu'est la France, c'est finalement par l'adhésion politique du secrétaire général de la C.G.T. à l'Union Sacrée de 1914 que l'opportunisme s'empare officiellement du syndicat.
La C.G.T. et l'impasse du syndicalisme révolutionnaire
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L'indépendance syndicale n'a jamais été une réalité de fait, en ce sens que lorsque le mouvement syndical la posséda, il était encore faible, et que lorsqu'il prit le caractère d'une organisation de masse, ce qui ne se produisit qu'après la guerre, il avait perdu toute indépendance de classe. La grève générale, autre pilier de l'idéologie syndicaliste, ne vit pas davantage le jour, du moins pas de la façon dont la concevaient ses théoriciens, comme «moyen pacifique et légal... (de) hâter la transformation économique et assurer, sans réaction possible, le succès du quatrième état» (15). En Russie, elle a été le prélude de la révolution politique violente, non une pacifique expropriation des «patrons».
Il est indéniable que le «mythe» de la grève générale, tout teinté de l'utopisme des décennies précédentes qu'il ait été, a stimulé l'initiative et l'action de militants dévoués, et intègres. La valeur d'une doctrine et d'une «école» politique du mouvement ouvrier - «le syndicalisme est une théorie sociale nouvelle, une doctrine particulière» (Congrès d'Amiens) - ne peut pourtant se juger seulement à cela: elle doit être jugé sur sa capacité à réaliser l'organisation du prolétariat en classe entreprise dans laquelle le Parti ouvrier avait finalement échoué, mais dans laquelle le syndicalisme révolutionnaire échoua tout autant, comme le prouve la crise de la décade 1914-1924, qui vit l'éclatement de la guerre impérialiste et la révolution russe d'Octobre.
Avant 1914, le prolétariat avait peu à peu perdu son ardeur révolutionnaire et, usant du suffrage universel, se contentait d'envoyer des socialistes au Parlement. Le choc du premier massacre impérialiste et la victoire prolétarienne d'Octobre 1917 en Russie ranimèrent cette ardeur. Mais alors que, dans de nombreux pays, des fractions socialistes de gauche se séparaient des dirigeants opportunistes, en France il n'est pas un seul chef ouvrier qui n'ait trempé dans la collaboration de guerre. Sans doute quelques syndicalistes révolutionnaires qui n'avaient cessé de défendre l'internationalisme prolétarien ont-ils eu le courage de combattre la vague chauvine qui emportait tout. Mais, en tant que mouvement, le syndicalisme révolutionnaire ne sut pas rester fidèle à sa tradition subversive quand le besoin s'en faisait le plus sentir lors de l'éclatement de la guerre et de la révolution. Quelques-uns de ses militants rallièrent le camp de la révolution russe (non sans des défections lorsqu'il s'agit, non plus de paix à imposer, mais d'assaut révolutionnaire à préparer) l'organisation que des militants de la C.G.T. s'enorgueillissaient d'avoir soustrait à l'influence du socialisme de gouvernement resta étrangère et hostile à ce grand événement, le plus grand de toute l'histoire du prolétariat mondial.
Cette faillite de classe, le syndicalisme révolutionnaire la doit à sa contradiction fondamentale. Par définition, la lutte syndicale s'exerce à l'intérieur des rapports de production bourgeois et ne pose jamais par elle-même la question du pouvoir, tandis que la révolution politique est par excellence négation de l'économie fondée sur le salariat et destruction du pouvoir qui la défend. Au syndicat adhèrent tous les travailleurs poussés à la coalition par la défense immédiate de leurs conditions de salaire et de vie. Au parti viennent tous ceux qui ont déjà une conscience, au moins élémentaire, du rôle historique de la classe ouvrière et des conditions générales de son affranchissement. Le parti peut influencer le syndicat, lui communiquer sa vision universelle et historique, il ne peut se substituer à lui pour la lutte revendicative qui est une nécessité tant que dure le capitalisme. Le syndicat peut aider le parti, lui gagner, par l'expérience de la lutte quotidienne, les travailleurs politiquement moins avertis, il ne peut prendre sa place pour la propagande du programme de classe et la définition de la stratégie révolutionnaire. Le syndicalisme révolutionnaire entendait remplir les deux fonctions: celle du syndicat et celle du parti. Il s'efforçait de propager parmi les ouvriers la foi révolutionnaire, se heurtant au faible développement du prolétariat français et au fait qu'il était, en grande partie, fermé à la vision du socialisme. En uvrant tout de même pour le plus large groupement des exploités, il empêchait que la foi en question devint plus qu'une vague foi précisément, une doctrine cohérente de classe permettant de résister à la pression formidable de la bourgeoisie aux moments cruciaux de la guerre et de la révolution.
L'opinion des syndicalistes révolutionnaires eux-mêmes sur la nature et le rôle de l'organisation qu'ils ont créée est une preuve manifeste de cette contradiction. Dès qu'il est toléré par la bourgeoisie, le syndicat lutte sur un plan légal et, dans la mesure où elle se contente de rechercher une répartition différente de la plus-value, cette lutte n'est pas encore une lutte de classe. Tout en utilisant toutes ses possibilités, les révolutionnaires s'efforcent de combattre en son sein l'illusion légalitaire selon laquelle la lutte revendicative par corporations suffit à l'émancipation du prolétariat. Ils se gardent bien de condamner toute entorse de la légalité par les ouvriers au cours de la lutte, et dénoncent les dirigeants qui, au nom de cette légalité, font obstacle au déploiement de toute l'énergie de classe. Mais ils n'ignorent pas que les travailleurs, comme masse, n'abandonneront le cadre légal qu'au moment où ils cesseront de revendiquer des améliorations économiques pour revendiquer le pouvoir et la transformation révolutionnaire totale de la société. Les syndicalistes révolutionnaires, aveugles à ces limites de la lutte et de l'organisation syndicales, la définissaient comme l'illégalité en permanence (16), mais la violence de la formule ne doit pas dissimuler l'étroitesse de la réalité. Dénonçant farouchement le réformisme envahissant, que faisaient-ils eux-mêmes, sinon s'enfermer dans le cadre de la société bourgeoise, luttant seulement pour grignoter, voire «abolir le bénéfice» patronal, variété eux-mêmes du réformisme? De là le continuel déchirement entre leurs exigences révolutionnaires subjectives et les nécessités objectives de l'action de masse, l'opposition entre la pensée et l'action, le contraste entre certains éléments exaltés et irresponsables et les dirigeants conscients et sérieux, bref tout ce qui caractérise le syndicalisme révolutionnaire pendant son bref apogée.
De ces contradictions, il ne sortit jamais, et elles finirent par prendre une réalité «physique» dans le conflit des tendances et des groupes, et le divorce entre la «théorie» appliquée par une coterie d'exaspérés, et l'organisation qui, épurée de ces derniers, se soucia bien peu de justifier doctrinalement une pratique toujours plus conformiste. Qui donc s'efforça de «théoriser» la grève générale et d'entretenir par des arguments «doctrinaux» la combativité des travailleurs? Sorel, auteur à peu pres inconnu d'une «Théorie de la violence», que les dirigeants de la C.G.T. repoussaient avec véhémence comme n'étant des leurs ni par son origine, ni par sa formation. Qui appliqua avec cohérence (même sans la connaître) cette doctrine, en transformant les grèves en des actes de sabotage effectif des installations? Une «minorité agissante» que le Bureau confédéral désavoua nettement (17).
Ainsi, à la veille de la guerre, les éléments hétérogènes qui constituaient le syndicalisme révolutionnaire tendent à se diviser. On a, d'un côté, des dirigeants qui comme Griffuelhes et Monatte sont essentiellement des empiristes, des militants syndicaux peu préoccupés de doctrines, et de l'autre les anarchistes, représentant la tradition utopique du mouvement français et les hervéistes, immédiatistes de la violence qui se prononceront, bien sûr, pour la violence de guerre quand en 1914 le moment en sera venu... Ceux qui incarneront la version syndicaliste de l'opportunisme faisandé du parti ne sortiront à la lumière que plus tard.
Que reste-t-il de ce mouvement qui, dix ans plus tôt, affrontait superbement le réformisme des socialistes de gouvernement? Peu de choses et Rosmer en donne objectivement les raisons: «...la formule sur laquelle elle (la C.G.T.) s'est constituée et a vécu est usée, parce que les hommes qui l'ont appliquée avec éclat sont, eux aussi, usés» (18). Mais Rosmer est aussi de l'école syndicaliste et ne peut admettre que, du moment où une formule flanche parce que ceux qui la représentent sont usés, c'est que cette formule n'a pas la valeur universelle et permanente qu'elle voudrait s'attribuer. Contre Pouget - un des co-fondateurs de la C.G.T., avec Pelloutier - Rosmer affirme que la C.G.T. a eu sa doctrine; or Pouget avait dit: «Le but proposé par la déclaration de principe de la Confédération s'identifie donc avec l'idéal posé par toutes les écoles de philosophie sociale; seulement elle le pose expurgé de toutes les superfétations doctrinales, de toutes les vues particulières aux sectes, pour n'en conserver que l'essence» (19).
Cette formule est la définition la plus exacte et la plus claire de l'idéologie syndicaliste. «L'idéal» de toutes les écoles de philosophie sociale est de nature petite-bourgeoise, et a été valable pour toutes les révolutions démocratiques. Ce que Pouget appelle les «superfétations doctrinales» ne sont en réalité que la traduction de ces révolutions en termes généraux d'idéologie; en en conservant «l'essence», le syndicalisme révolutionnaire conservait en réalité la grande superstition qui les avait toutes animées, à savoir que l'humanité se transforme et s'améliore grâce à une progression et une sélection des idées, se proclamant lui-même le dernier mot de celles-ci.
Au contact du prolétariat et de sa lutte, certains éléments issus de la petite-bourgeoisie avaient trouvé un aliment nouveau à leur idéal de «progrès humain»; ils s'étaient débarrassés de bien des préjugés, mais n'avaient pu renoncer à ce culte de l'Homme et de la Liberté, dont l'existence même du prolétariat est la négation; voilà toute la raison de la faillite du syndicalisme révolutionnaire et de «l'usure» de ses militants.
Notes:
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Source: «Programme Communiste» Nr. 25, Octobre-Décembre 1963.