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LA TRAGÉDIE DU PROLÉTARIAT ALLEMAND DANS LE PREMIER APRÈS-GUERRE (VII)



Content :

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (VII)
Le KAPD et nous
Les organisations syndicales
Organisations anarcho-syndicalistes
Notes
Source


(Rapport à la réunion générale du parti)

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (VII)

Le KAPD et nous

L’erreur des kaapédistes et tribunistes est donc double, comme le remarquait « Il Soviet » des 11 janvier et 23 mai 1920 : 1) prétendre construire des formes d’organisation économiques révolutionnaires en soi, alors que chacune de ces formes « agit de façon révolutionnaire sous le régime bourgeois dans la mesure où elle est imprégnée d’esprit communiste et agit selon les directives communistes, sous la poussée et le contrôle des communistes »; 2) oublier que les syndicats – qu’ils soient les syndicats existants mais reconquis à leur fonction de classe, ou qu ils soient de nouveaux organes rendus nécessaires parce que les prolétaires ont « abandonné » à lui-même un « organe pourri » – seront de toute façon « des organes utiles et efficaces en régime communiste, et pas seulement par leur forme constitutionnelle »; autrement dit, que les syndicats sont des organes qui devront non pas être détruits comme les parlements bourgeois, mais mis au service de la dictature du prolétariat.

La sévère critique de l’Internationale sur le parti né du Spartakusbund ne suffit pas pour nous amalgamer au KAPD. Dans sa « lettre ouverte » du 2 juin 1920 l’Exécutif de l’I.C. s’adressait aux « camarades du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne » et tentait de les convaincre de leurs erreurs dans la question centrale du Parti et de son rôle dans la révolution prolétarienne, dans la question vitale de l’appartenance aux syndicats réactionnaires comprenant l’immense majorité des travailleurs, et dans leur motivation « théorique » de l’abstentionnisme. Il les invitait, en outre, à répudier le « national-bolchevisme » comme l’anarchisme et envisageait une réunification des deux partis sous l’égide du Komintern si les décisions du IIe Congrès étaient acceptées. Cette lettre, parallèle en tout et pour tout à nos propres analyses critiques de toujours, n’est pas moins sévère dans sa condamnation des hésitations et des déviations du KAPD que nous l’avions été nous-même.

Le parallélisme établi par certains « historiens » entre les tribunistes-conseillistes et nous sur la base de la distinction « commune » entre révolution double et révolution prolétarienne « pure » ne tient pas debout non plus. Avant tout, cette distinction se trouve également chez nous et chez Lénine. C’est Lénine lui-même qui affirme (la phrase est tirée du « Rapport sur la guerre et sur la paix », de 1918, mais elle revient, de façon significative, dans « La maladie infantile ») qu’il est « infiniment plus difficile de commencer la révolution en Europe et infiniment plus facile de la commencer en Russie », même si, en Russie, il est « plus difficile de la continuer et de la mener à son terme ». En second lieu, de cette distinction commune, nous tirions la conclusion qu’en Europe il fallait rendre plus tranchante encore l’épée qu’avaient brandie les Bolcheviks dans une révolution pourtant double, et nous revendiquions la direction de la lutte pour le pouvoir et l’exercice de la dictature du prolétariat par le seul parti communiste, et non pas un « informe parlement du travail », (c’est-à-dire par les Soviets sans la direction, non « spirituelle », mais matérielle, du parti).

Le poids écrasant des traditions démocratiques, les racines profondes de l’opportunisme matériellement ancré dans une large frange d’aristocratie ouvrière et dans un ensemble d’avantages sociaux, mêmes précaires, l’existence de « partis ouvriers-bourgeois » ou même d’un « impérialisme ouvrier » (selon les expressions de Lénine et de Trotski), exigeaient que l’expérience bolchevique de la liquidation de toute alliance politique du parti communiste avec d’autres partis ou d’autres groupes, et de l’abandon de tactiques comme celle du parlementarisme révolutionnaire même dans une période non révolutionnaire, soit poussée jusqu’à ses ultimes conséquences. Gorter et Pannekoek, au contraire, en tiraient une conclusion opposée : la nécessité de liquider le parti au profit d’une vague « démocratie ouvrière ». Enfin, Lénine avait mille fois raison de reprocher aux « Linkskommunisten » leur absurde conception de la révolution prolétarienne « pure » au lieu de tenir un « compte précis et rigoureusement objectif de toutes les forces de classe de l’État en question », les tribunistes-conseillistes s’autorisaient de la « pureté » de cette révolution pour « ignorer » de façon simpliste (et infantile) aussi bien l’apport que des couches, même restreintes, de demi-classes non prolétariennes peuvent fournir à la révolution, que la nécessité de neutraliser d’autres couches (particulièrement à la campagne) et ils les mettaient dans le même sac que les sbires de la contre-révolution, ce que nous n’avons jamais fait. Dans les années 1921 et suivantes, Gorter, et avec lui une bonne partie du KAPD (le « courant de Essen », iront jusqu’à nier la lutte revendicative et le recours à la grève… sauf pour l’assaut au pouvoir : la révolution ou rien !, ce qui signifie : la révolution jamais ! À la même époque, au contraire, la Gauche à la tête du Parti Communiste d’Italie né du Congrès de Livourne, menait une impétueuse et brillante action syndicale dans les villes et dans les campagnes.

Il n’existe pas de « marxisme occidental » opposé au « marxisme léniniste » ou « oriental ». Il existe un marxisme qui rassemblait sur la même ligne de doctrine et de principes les bolcheviks et nous, et un paramarxisme, ou mieux un extra-marxisme qui rassemblait le KAPD et par exemple l’Ordine Nuovo, et qui inspire aujourd’hui tous les groupuscules spontanéistes, ouvriéristes, antiparti. Peut-être qu’en 1920 les bolchéviks et nous-mêmes n’avons pas vu tout à fait clairement que telle était la matrice de ces courants ou de ces partis, et que l’opposition de principe du marxisme avec eux était bien plus nette et plus profonde que n’importe quelle divergence tactique plus voyante; mais aujourd’hui ceux qui ont le courage d’avaler l’indigeste production doctrinale des uns et des autres peuvent le voir très clairement; la violente réaction de Lénine dans « La maladie infantile » s’explique pourtant – et elle est sacrée – par la répugnance théorique instinctive du marxiste de race devant cette infection idéaliste, qui était moins une « maladie infantile » qu’une véritable gangrène. Allons plus loin : il faut regretter que Lénine (qui s’excuse d’ailleurs de nous connaitre trop peu) nous ait mis dans le même sac que ces individus, alors que précisément nous nous étions battus et nous nous battions farouchement contre leur famille d’origine, tout comme avant 1914 nous avions combattu celle des anarcho-syndicalistes ou des culturalistes et en 1919–20, celle des ordinovistes; mais nous pouvons comprendre historiquement pourquoi le grand marxiste, flairant sous certaines théorisations « tactiques » l’éternel ennemi idéologique, avait fustigé l’extrémisme même au risque – comme il le dira un an plus tard – de passer pour « droitier »; pourquoi il pouvait soupçonner en nous, à cause de nos affinités apparentes avec celui-ci, l’« anarchiste » véritable ou potentiel. Parmi les mauvais services rendus au mouvement par l’immédiatisme style KAPD, une des bêtes noires attaquées par Lénine dans son pamphlet, un des pires est celui d’avoir obscurci les termes d’une polémique qui aurait dû se dérouler seulement entre marxistes et sur le seul terrain ou des marxistes peuvent accepter de se tenir, et qui aurait dû amener le mouvement communiste international d’une part à condamner, comme il le fallait, cet abstentionnisme la (ou, mieux, ce nihilisme tactique), et sa matrice théorique; d’autre part à affirmer non seulement un corps de doctrine impératif (comme nous aurions voulu que le fasse le IIe Congrès) mais un ensemble de normes tactiques plus rigoureuses que celles que les bolcheviks avaient suggérées, mais nullement irréalistes, à imposer aux sections nationales comme obligatoires.

Les organisations syndicales

Dans les chapitres précédents, nous nous sommes efforcés de suivre jusqu’au milieu de 1920 l’évolution politique du KPD d’une part, et de l’autre, des prétendus courants de gauche qui ont convergé plus ou moins durablement dans le KAPD. Nous nous réservons de traiter l’histoire ultérieure de ces deux organisations dans une autre étude, mais nous voulons dés maintenant compléter celle-ci en faisant le tableau des organisations syndicales qui ont fleuri à côté de la grande centrale réformiste reconstituée en juillet 1919 sous le nom d’ADGB (Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund) et en opposition avec elle.

Ce tableau n’est guère aisé, car les organisations scissionnistes ont été innombrables et leur développement, accidenté. Leur naissance n’est que partiellement imputable à l’influence de courants politiques définis et au cours de leur existence, elles ont subi l’influence de divers groupes successifs avant de se stabiliser dans une forme déterminée.

L’afflux de prolétaires dans leurs rangs n’exprime pas tellement une adhésion consciente à des plates-formes programmatiques données, puisque celles-ci ont été continuellement modifiées, mais plutôt le dégoût que la politique pour le moins conciliatrice de la puissante ADGB inspirait aux ouvriers combatifs et leur tendance confuse à faire confiance à l’organisation syndicale plutôt qu’au parti politique pour la lutte, ou encore à préférer au syndicat les conseils d’usine, considérés comme plus proches d’eux et de leurs intérêts et comme moins susceptibles de « bureaucratisation ».

De plus il ne faut pas oublier le poids de la tradition localiste et décentralisée du mouvement ouvrier allemand, que les divers dissidents politiques en partie reflétèrent, en partie aggravèrent en la théorisant, c’est-à-dire en la présentant comme le modèle parfait de toute action et de toute organisation authentiquement révolutionnaire. Enfin, il faut tenir compte du fait que la dispersion et la fragmentation du mouvement furent encore aggravées par les coups féroces de la contre-révolution dirigée par les sociaux-démocrates, puisque dans presque tous les Länder allemands, après chaque grande grève, les organisateurs les plus actifs étaient arrêtés, et dissous les syndicats de catégorie nés depuis peu, mais qui s’étaient déjà particulièrement distingués dans les luttes de masse et dans les combats de rues.

Les caractéristiques communes à toutes les organisations de métier ou d’usine nées en opposition aux syndicats réformistes sont la structure fédéraliste, le refus ouvert ou voilé de toute organisation hiérarchisée, l’horreur des « chefs » considérés comme l’incarnation du Mal et la tendance soit à refuser l’action politique (identifiée avec l’action parlementaire), soit à l’assimiler à l’action revendicative.

Idéalisant la grève générale, elles la considéraient toutes comme l’arme décisive de la lutte de classe, indépendamment ou plutôt à l’exclusion de l’insurrection armée. Enfin, c’est aux syndicats (ou aux conseils d’usine) qu’elles attribuaient la tâche de gérer l’économie, alors que, pour le marxisme, c’est là la tâche spécifique du parti après la prise du pouvoir. Au reste, à la différence des IWW américains, ces nouvelles associations économiques n’encadraient même pas la grande masse des manœuvres, des ouvriers occasionnels ou immigrés, habituellement exclus des confédérations officielles réservées à « l’aristocratie » ouvrière, c’est-à-dire aux ouvriers les plus qualifiés et les mieux payés. Elles ne remplissaient donc pas une exigence non seulement légitime, mais capitale de la lutte de classe, puisqu’elles tendaient au contraire à constituer des organisations fermées, des organisations d’élite regroupant les prolétaires non en tant que salariés, mais en tant que militants disposés à se battre pour des buts indiqués plus ou moins clairement dans leurs programmes. Par là-même elles reniaient implicitement leurs prétentions originelles à l’« apolitisme » et se rangeaient sur le front politique de la « démocratie ouvrière » ou « directe », et d’autres fariboles communes à des degrés divers au syndicalisme révolutionnaire, à l’anarchisme et au « conseillisme ». Elles finirent donc par devenir des appendices syndicaux de ces divers mouvements politiques, appendices évidemment tout à fait minoritaires par rapport au gigantesque syndicat réformiste.

Nous allons étudier ces organisations, en les regroupant sous deux rubriques correspondant grosso modo à leur idéologie plus ou moins déclarée

Organisations anarcho-syndicalistes

Bien que n’ayant pas en Allemagne une tradition aussi longue et aussi importante que dans les pays latins, le « syndicalisme révolutionnaire » avait réussi à y conserver une certaine continuité et à y garder, même pendant la guerre, une certaine organisation clandestine, et c’est lui qui, vers la fin de décembre 1918, constitua la première confédération syndicale étrangère à la nouvelle ADGB la Freie Vereinigung deutscher Gewerkschaften (FVdG). (Libre Union des syndicats allemands).[1]

L’inspiration syndicaliste de cette nouvelle organisation, qui resta éphémère, apparaît clairement dans l’« appel » lancé le 14 décembre. Elle se donne pour but « l’abolition du travail salarié, l’expropriation des terres, des usines et des moyens de production des grands capitalistes, et l’instauration de la production socialiste-communiste », elle repousse non seulement les réformes, mais les revendications d’augmentation des salaires dans le cadre du régime bourgeois elle oppose l’action directe à l’action parlementaire et minimaliste; elle indique, comme moyens spécifiques de la lutte pour « l’instauration du socialisme », la grève générale et de solidarité, de boycott et le sabotage de la production capitaliste; elle se propose de dépasser l’ancienne séparation entre organisations économiques et politiques, en les réunissant dans une seule association politico-économique; elle confie la gestion de la « production socialiste » de l’avenir aux syndicats syndicalistes-révolutionnaires. Dans la phase actuelle, elle suggère à ses membres de « travailler de concert » avec « les groupes les plus à gauche du mouvement ouvrier, c’est-à-dire les Indépendants et les Spartakistes », et elle ne refuse pas la notion de dictature du prolétariat, pourvu que celle-ci soit exercée non par un parti, mais par ces « parlements de la classe ouvrière que sont les conseils ouvriers ». Il n’est donc pas étonnant que le Parti communiste d’Allemagne, né dans l’atmosphère brûlante des derniers mois de 1918, parmi les cris de « Hors des syndicats traditionnels ! » et « Tout le pouvoir aux Conseils ! », ait collaboré étroitement avec cette première organisation scissionniste jusqu’au milieu de l’année 1919, avant le congrès de Heidelberg, tout en s’efforçant d’influencer politiquement ses meilleurs éléments et de mettre en lumière les graves défauts théoriques du syndicalisme révolutionnaire.

Les choses changèrent avec la victoire des anarchistes sur les syndicalistes purs. Durement frappée au cours des grandes luttes de 1919, la première association syndicale scissionniste se réorganisa en décembre de la même année sous le nom de FAUD (Freie Arbeiter-Union Deutschlands, Libre union ouvrière d’Allemagne). Elle conservait sa désignation « syndicaliste », mais sa « déclaration de principes » reflétait un mélange de syndicalisme et d’anarchisme : refus du parti politique en général et de la dictature du prolétariat dirigée par le parti en particulier; aucun lien, donc, avec les partis ouvriers existants, même « de gauche » attribution des tâches de construction économique du socialisme aux syndicats qui ne sont donc « pas des produits éphémères de la société capitaliste, mais les germes des futures organisations économiques socialistes », et doivent dés maintenant préfigurer dans la structure fédéraliste des libres associations ouvrières locales les caractéristiques de la future communauté sociale (« organisation des usines par les conseils d’usine; organisation de la production à l’échelle générale par les associations industrielles et agricoles; organisation de la consommation par les bourses du travail »; bref, « réorganisation de toute la vie sociale sur la base du communisme libre, c’est-à-dire sans État »); affirmation que « le socialisme est, en dernière analyse, une question de culture, qui ne peut donc être résolue que de bas en haut, par l’activité créatrice du peuple »; refus de la violence organisée qui nie précisément cette libre activité créatrice. Tout le reste était à l’avenant, constituant un mélange d’individualisme et de culturalisme poussés à l’extrême d’une part, et d’autre part de syndicalisme et d’unionisme atténués, avec toutes les contradictions propres à ces courants que le marxisme a cent fois dénoncés comme petits-bourgeois, idéalistes et congénitalement démocratiques.



Notes :
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  1. En fait, le FVdG existait depuis bien plus longtemps, elle est fondée en 1897 à Halle d’abord sous le nom de « Centre des hommes de confiance d’Allemagne » (Vertrauensmänner-Zentralisation Deutschlands) comme organisme coordonnateur du courant localiste du mouvement ouvrier allemand. Les localistes s’opposent à la centralisation des syndicats après la fin des lois antisocialistes en 1890 pour revenir à une démocratie à la base. Différents projets de financement sont essayés jusqu’en 1903 où l’on se met d’accord sur un système de solidarité volontaire laquelle prendra le nom d’« Association libre des syndicats allemands ». Elle adopte une attitude radicale. Lors du débat pour la grève massive du mouvement ouvrier allemand, la FVdG défend l’idée que la grève générale doit être une arme pour la classe ouvrière, la dernière étape avant la révolution socialiste, et devient de plus en plus critique du parlementarisme. Les conflits avec les autres syndicats aboutissent à l’exclusion du FVdG du SPD en 1908 et à une rupture définitive entre les deux organisations. Les positions anarchistes et syndicalistes gagnent au sein de la FVdG. Pendant la Première Guerre mondiale, la FVdG refuse la « Burgfrieden », l’entente entre les syndicats et le gouvernement allemand, mais ne constitue pas une opposition importante ni à maintenir ses activités. Après le mouvement révolutionnaire en Allemagne de 1918–1919, la FVdG devient une organisation de masse. Elle regroupe les mineurs de la Ruhr qui rejettent le réformisme des grands syndicats. En décembre 1919, elle s’unit à d’autres petits syndicats et devient l’« Union libre des travailleurs allemands » (Freie Arbeiter-Union Deutschlands, FAUD). (sinistra.net)[⤒]


Source : « Le Prolétaire », nr. 138, du 13 au 26 novembre 1972

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