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LA TRAGÉDIE DU PROLÉTARIAT ALLEMAND DANS LE PREMIER APRÈS-GUERRE (III)



Content :

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (III)
Le calvaire du spartakisme
Le congrès de Heidelberg
Notes
Source


(Rapport à la réunion générale du parti)

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (III)

Nous avons dit qu’il n’y avait « pratiquement pas de ligne de démarcation », car le congrès de fondation révéla que si le spartakisme était vulnérable à des influences immédiatistes (terme plus adéquat que celui de « syndicalistes » utilisé à l’époque, y compris par notre fraction), d’autres courants qui avaient convergé dans le KPD s’en faisaient les porte-parole sans avoir les « anti-corps » théoriques qui empêchaient Rosa Luxemburg, Leo Jogiches et autres, de se laisser emporter il s’agit, en particulier, des « communistes internationalistes » (IKD) de Hambourg et de Brême.

Ces deux groupes, surtout le second, avaient une longue tradition de critique radicale non seulement du social-chauvinisme majoritaire, mais même de l’opportunisme kautskien. Dès 1916, mais surtout depuis 1917, ils avaient opposé à la formule spartakiste « ni scission, ni unité, mais reconquête du parti d’en bas », le mot d’ordre de la scission ouverte et immédiate, déplorant vivement l’adhésion, même conditionnelle, du groupe die Internationale (c’était alors le surnom des spartakistes) à l’USPD Tout en reconnaissant que les spartakistes étaient la seule force révolutionnaire ayant survécu au naufrage du mois d’août 1914, et la seule disposant d’un réseau national au moins embryonnaire, ils éprouvaient une forte méfiance, suscitée par la répugnance des spartakistes à faire la scission, à l’égard de ces derniers : c’est pourquoi les IKD ne décidèrent de se fondre en Spartakusbund, lorsque l’obstacle fondamental de leur adhésion au parti Indépendant fut tombé, qu’à la conférence du 15–17 décembre 1918 à Berlin (si bien que 29 délégués des IKD étaient présents au congrès de fondation du KPD aux côtés des 83 spartakistes). Ils apportaient dans le nouveau parti le prestige d’une position intransigeante de plus longue date que celle des autres courants de gauche de la social-démocratie, mais aussi le poids d’une formation idéologique bien plus proche de l’Américain de León ou du syndicalisme révolutionnaire latin que du marxisme : culte de la « spontanéité sans centralisation et donc sans efficacité » (comme aurait dit Engels), opposition masses-chefs, fédéralisme organisationnel[1], exaltation de la « démocratie ouvrière » incarnée dans les Conseils, accent mis sur la lutte économique aux dépens de la lutte politique; réduction de la fonction du parti à un rôle d’éducation des consciences (et même, dans certains groupes, négation du parti), etc.

Mais malgré les résistances, de Rosa Luxemburg en particulier, devant des formulations de toute évidence étrangères au marxisme, le terrain spartakiste était prêt dans une certaine mesure à en recueillir et à en cultiver le germe dans le climat brûlant de la fin de l’année 1918. C’est ce qu’on peut voir d’après les discussions au sein du KPD sur les trois points suivants attitude face aux organisations économiques traditionnelles (les syndicats de métier), parlementarisme révolutionnaire, organisation du nouveau parti. En ce qui concerne le premier point, après que Frölich[2] eût soutenu la thèse de l’abandon immédiat des syndicats pour des organisations unitaires économico-politiques « dont la base est constituée par les groupes de nos militants dans les usines », et que Rosa Luxemburg lui eût opposé la thèse – pour d’autres raisons analogues – « Les fonctions des syndicats sont désormais assurées par les Conseils des ouvriers et des soldats et par les Conseils d’usine », la question fut renvoyée à une commission spéciale, le congrès ayant considéré que la question réclamait un examen plus approfondi (il était d’ailleurs accessible à la démagogie facile du mot d’ordre « Hors des syndicats »). Sur le deuxième point (étant entendue par ailleurs l’aversion unanime envers le parlementarisme et la volonté unanime de travailler à sa destruction), la thèse qui l’emporta nettement fut celle d’un abstentionnisme fondé non sur les arguments purement marxistes développés à la même époque par notre Fraction, mais sur l’horreur pour les chefs, qui foulent aux pieds l’« autodétermination des masses ». Sur le troisième point, le Congrès adopta à l’unanimité la motion Eberlein qui faisait reposer la nouvelle structure organisationnelle du Parti : 1) sur le modèle des Conseils d’usine, à partir des groupes communistes constitués en leur sein; 2) sur la « totale autonomie des organisations [locales] », qui « ne doivent pas attendre les mots d’ordre d’en haut, mais travailler de leur propre initiative », de sorte que la Centrale n’a plus qu’un simple rôle d’« unification de ce qui se produit au dehors, et de direction politique et spirituelle ».

Le calvaire du spartakisme

Il n’est que trop clair que, constitué tardivement sur des bases peu sûres, le parti communiste allemand traînait derrière lui un lourd héritage d’incertitudes et même de confusion sa « base »était combative, mais avait des tendances barricadières; quant à son « sommet », contre lequel se déchaînaient sauvagement toutes les forces de la contre-révolution, dirigées par le gouvernement des socialistes majoritaires (ce que la participation des Indépendants dissimulait à l’extérieur), il restait assujetti à la fascination de l’« unité ouvrière ».

Durant de longs mois, de la fin de 1918 au printemps de 1919, le jeune parti et les masses prolétariennes qui menaient une lutte confuse certes, mais farouche, payèrent de leur sang un tribut plus lourd encore qu’en Finlande et en Hongrie, malgré le cynisme féroce de la réaction après l’échec des tentatives révolutionnaires dans ces pays; et il le payèrent non pour une révolution achevée, mais pour une révolution que la classe dominante et ses sbires étaient bien décidés à empêcher, et durant ces mois de cauchemar, le jeu macabre qui se reproduira à Budapest se répéta continuellement.

Janvier, Berlin. Les mouvements éclatent sous l’égide des « Indépendants ». Non seulement le KPD accepte de souscrire à des proclamations communes avec l’USPD et les Revolutionäre Obleute (les « hommes de confiance » des ouvriers), mais il entre dans un « Comité révolutionnaire » hybride, oscillant entre putschisme inconsidéré (directives pour le « combat de rues ») et une pratique douteuse de négociations en coulisse avec le gouvernement. De sa propre initiative, Liebknecht accepte même de faire partie du triumvirat de direction avec un indépendant, Ledebour, et un R.O., Scholze[3], dans l’illusion de pouvoir ainsi renverser le gouvernement et prendre le pouvoir (Rosa Luxembourg déplorera vivement cette Initiative, mais seulement parce que la situation n’est pas mûre, non pour des raisons de principe). Le 10 janvier, les représentants spartakistes sortent de ce Comité pompeux et impuissant en dénonçant sa complicité avec l’ennemi. Mais à cette date, les mercenaires recrutés par Noske parmi les pires épaves de l’armée prussienne, et auxquels se sont joints des volontaires sociaux-démocrates, ont réussi à déloger les manifestants des sièges de journaux (ils avaient occupé seulement des journaux !), en profitant de la défection des « Indépendants » et de la lassitude des ouvriers désorientés par les mots d’ordre contradictoires. Mais c’est seulement contre les « bandits armés », contre les « fous et les criminels de la Ligue Spartacus » que la féroce flicaille aux ordres du gouvernement se déchaîne sans frein ni scrupule. Fidèles jusqu’au bout à une « spontanéité » des masses, certes héroïque, mais « dépourvue de centralisation »parce que dépourvue de ligne politique, K. Liebknecht et R. Luxembourg tombent victimes d’un double crime perpétré de sang-froid (le plus horrible de ces mois et années cruels) après de terribles tortures.

Février, Ruhr. Après l’éclatement puis la répression par les balles social-démocratiques des tentatives révolutionnaires de Hambourg, Brême, Halle, Düsseldorf, la campagne pour la « socialisation » (!!!) des mines s’ouvre dans la Ruhr. Elle est dirigée de concert par les communistes, les indépendants, et des représentants de la « base » des socialistes majoritaires. Ceux-ci se retirent juste à temps pour laisser le champ libre à la répression féroce de la Reichswehr, que Noske avait reconstituée pour lui confier des fonctions policières exceptionnelles. Peu après, dans la région de Halle, spartakistes, indépendants et majoritaires proclament une nouvelle fois la grève générale pour une « socialisation par en bas » (!!!) et pour la « démocratisation des entreprises » nouvelle désertion des sociaux-démocrates, nouvelles hésitations des indépendants, massacre final des spartakistes.

Mars, Berlin. L’immense vague de grèves reflue de l’Allemagne centrale sur la capitale, où naît un ennième comité de grève à trois, dont les majoritaires se retirent rapidement. L’agitation est puissante, mais confuse. Elle est dirigée par les spartakistes et, au début, par les « délégués révolutionnaires » qui finiront par les abandonner. Le comité s’efforce tant qu’il peut d’empêcher que le mouvement ne tombe dans un putschisme aventuriste, mais aux grévistes se mêlent toutes sortes d’épaves, soldats démobilisés, déracinés provenant de la petite ou grande bourgeoisie. Noske s’écrie « La brutalité et la férocité des Spartakistes qui se battent contre nous me forcent à donner l’ordre suivant : quiconque sera pris les armes à la main et combattant le gouvernement sera fusillé séance tenante », et il lâche ses tueurs sur la capitale. Il y aura de 1500 à 3000 morts, parmi lesquels Leo Jogiches.

Avril, Munich. Tandis qu’une « répression simple et sanglante » s’abat encore sur la Ruhr, puis sur la Saxe (avec des séquelles qui se prolongeront jusqu’à la mi-mai), un groupe d’indépendants et de majoritaires monte la farce atroce consistant à proclamer une République des Conseils en Bavière. Les communistes dénoncent cette ignoble manœuvre démagogique, mais ils cèdent ensuite aux pressions des Indépendants, mêlés à des anarchistes et à des aventuriers de provenance diverse : ils se mettent alors à défendre le « pouvoir des conseils », que leurs alliés se préparent en sous-main à livrer au ministre majoritaire Hoffmann, alors général en chef des forces de répression. Le 1er mai, restés seuls à la tête d’une République des Conseils improvisée par d’autres (on connaît le télégramme anxieux de Lénine indiquant les mesures élémentaires et indispensables qui doivent être prises, mais qui ne le seront jamais par-ce qu’ils n’en auront pas le temps), les Spartakistes seront férocement éliminés. Avec un superbe mépris de la mort, Eugen Léviné affronte le peloton d’exécution au milieu des hurlements d’une petite-bourgeoisie assoiffée de vengeance. Les quelques exécutions d’otages auxquelles le « pouvoir des conseils » a procédé et qui ont frappé les lâches adhérents de la « Société de Thule » (représentants de cette lie raciste qui fera plus tard la fortune du nazisme) fournissent le prétexte d’un ennième carnage. Trois mois plus tard, la république soviétique hongroise de Béla Kun tombera, elle aussi victime de « l’unité », simple paravent de la politique de trahison des sociaux-démocrates de gauche, la seule dont ils fussent congénitalement capables.

La hantise de l’« unité prolétarienne » à tout prix coûte cher – écrivait « Il Soviet », organe de notre courant – au sujet des événements de Munich et de Budapest. Le jeune parti allemand, lui, la paya du sacrifice de ses meilleurs militants, de la désorganisation des survivants et de l’isolement du parti par rapport aux masses qui étaient toujours sur le pied de guerre, mais cruellement décimées et désorientées.

Et cette hantise fut d’autant plus forte qu’après le remplacement de Karl et de Rosa par des dirigeants qui n’avaient pas leur trempe révolutionnaire comme Levi et Zetkin, l’horreur dont la direction du parti avait toujours témoignée à l’égard du « putschisme » (et qui était justifiée en tant que réaction contre la tendance à « jouer avec l’insurrection », comme aurait dit Engels) s’accrut au point de se transformer au cours de l’année 1920 en une renonciation à la perspective même de l’insurrection et en un légalitarisme timoré et dégradant, qui, par une tragique ironie, ne pouvait que raviver les nostalgies unitaires.

Levi sera exclu en 1921 pour avoir répudié publiquement la scission de Livourne comme « trop à gauche » et dénoncé l’action de mars en Allemagne comme putschiste et téméraire; Zetkin restera, mais ce sera pour se porter garant quelque temps plus tard, de la possibilité de construire « le Socialisme dans un seul pays », selon les volontés du père des peuples, Joseph Staline

Le « putschisme » fut liquidé officiellement (en termes d’ailleurs corrects) à la Conférence nationale des 14 et 15 juin à Berlin. Polémiquant avec les syndicalistes révolutionnaires qui se trouvaient au sein du KPD, cette même Conférence affirma la nécessité « pour les exigences de la lutte en ce moment [seulement en ce moment ?], 1. que le prolétariat s’organise en parti politique; 2. que dans le stade actuel [encore] de la lutte révolutionnaire, l’organisation de ce parti soit rigoureusement centraliste ». Le KPD était évidemment en train de se ressaisir sous l’impulsion énergique des bolcheviks. Dans un des magnifiques articles écrits peu avant sa mort, Rosa Luxembourg affirmait en toutes lettres « L’état actuel du prolétariat berlinois, dépourvu d’une direction et d’un centre d’organisation, ne peut plus durer » (la démission des chefs, dans « Die rote Fahne », 11 janvier 1919[4]). Mais la reconnaissance de cette nécessité n’était jamais allée au-delà de l’affirmation que « si la victoire du prolétariat, si le socialisme ne doit plus rester un rêve, les ouvriers révolutionnaires doivent se créer des organes dirigeants capables de guider et d’utiliser l’énergie combative des masses » elle n’était donc jamais allée jusqu’à reconnaître le rôle central du Parti, et moins encore d’un parti centralisé. Dans son article fameux « L’ordre règne à Berlin », ne disait-elle pas « Il a manqué une direction, mais la direction peut et doit être créée exnovo par les masses seules, et dans les masses : les masses sont l’élément décisif, elles sont le roc sur lequel on bâtit la victoire de la révolution ! » ?

Il ne fait pas de doute que Rosa Luxembourg avait eu une conscience aiguë des dangers du putschisme et pourtant ce n’est pas à elle, mais à Radek que, non comme individu, mais comme porte-parole du parti bolchevik et de l’Internationale, revient le mérite de les avoir dénoncés. Dès le 9 janvier, il mettait en garde le parti communiste allemand contre le manège des forces convergentes de la contre-révolution, l’adjurant de ne pas se laisser entraîner à prendre la responsabilité de mouvements prématurés dans une situation où « ce ne sont pas les communistes, mais les sociaux-patriotes ou les indépendants qui dominent les conseils d’ouvriers et de soldats », et l’invitant, puisque l’action était désormais décidée et qu’il ne pouvait éviter de se battre, à lui donner « le caractère d’une action de protestation » (et non d’une attaque insurrectionnelle).

Seul Radek osa rappeler (dans des déclarations qui auraient pu être les nôtres et que les bolcheviks oublieront trop vite) que dans la phase pré-révolutionnaire de février à octobre 1917, les bolcheviks n’avaient pas eu « à soutenir des combats aussi durs que ceux de janvier… où l’on sacrifie absurdement tant de vies »; en effet les bolcheviks possédaient des organisations de masse, ils ne se heurtaient pas à des organisations ouvrières devenues « la base de la contre-révolution » et ils n’avaient pas en face d’eux une bourgeoisie encore terriblement puissante comme la bourgeoisie allemande. Aucun représentant de la gauche allemande n’aurait pu faire la prévision lucide de Radek « La guerre civile en Allemagne [nous aurions dit, avec Lénine : dans tout l’Occident] sera beaucoup plus féroce et destructrice que chez nous en Russie ».

Le congrès de Heidelberg

C’est cette conscience du danger mortel du putschisme, ainsi qu’une vision théorique supérieure, qui inspira les thèses du Congrès de Heidelberg d’octobre 1919 dont « Il Soviet » souligna, aussitôt après en avoir pris connaissance, la parfaite orthodoxie marxiste (cf. « Le parti communiste allemand », dans « Il Soviet » du il avril 1920), mais qui sont extrêmement éloignées de celles du courant authentiquement luxemburgien.

Dès le début, les « thèses sur les principes et la tactique communistes » mettent au premier plan la prise du pouvoir et la dictature prolétarienne, comme conditions de « la substitution de l’organisation socialiste de la production, aux rapports capitalistes d’exploitation ». Elles affirment qu’à tous les stades qui précèdent la conquête révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat « la révolution est une lutte politique des masses prolétariennes pour le pouvoir politique ». Elles confient « la direction de la lutte révolutionnaire de masse » au parti. Elles définissent comme « contre révolutionnaire le fait de renoncer à s’organiser en parti ou de confiner le parti à une pure tâche de propagande »; elles réclament « la centralisation la plus rigoureuse », condition pour que le parti puisse accomplir ses tâches historiques en période révolutionnaire (précision restrictive qui est peut-être un écho de nostalgies fédéralistes ?), et la revendiquent également pour les organisations économiques.

Reconnaissant l’importance capitale des Conseils ouvriers dans le processus révolutionnaire, les thèses affirment cependant que ce ne sont pas des statuts, des règlements électoraux, etc. qui peuvent leur donner vie, mais l’élan des prolétaires en lutte pour la conquête du pouvoir. Elles affirment que les communistes doivent travailler dans les organisations économiques pour en faire des instruments de la lutte politique; elles qualifient d’utopie petite-bourgeoise « l’idée qu’on puisse les produire au moyen d’une formule d’organisation spéciale des mouvements de masse, et donc que la révolution soit une question de forme d’organisation ».

Les thèses sur le parlementarisme ne laissent aucun doute sur la nécessité d’abattre le parlement en tant qu’organe de domination de la bourgeoisie; elles nient que le parlementarisme soit un moyen pour la conquête de l’exercice du pouvoir de classe du prolétariat, et le préconisent comme un pur expédient tactique pour élargir l’influence du parti sur les masses au moyen des élections et de la tribune parlementaire.

L’inspiration des thèses sur la question syndicale est également correcte et en accord avec la nôtre. Elles repoussent la théorie syndicaliste, qui propose des organisations uniques, c’est-à-dire à la fois politiques et économiques, et nie la fonction du parti. Elles réaffirment la nécessité d’élever la lutte économique au niveau d’une lutte politique pour la conquête du pouvoir. Enfin, elles condamnent aussi bien la désertion par les communistes des syndicats dirigés par des opportunistes, qui équivaudrait à abandonner les larges masses au joug impitoyable des forces contre-révolutionnaires, que la prétention des « dissidents » à constituer des organisations économiques restreintes sur la base d’une affiliation politique ou, plus généralement, de professions de foi idéologiques des adhérents.

Toutes ces thèses annoncent donc les positions prises plus tard par le IIe Congrès de l’Internationale et qui s’écartent fondamentalement de la plate-forme du congrès constitutif du KPD. On peut regretter seulement l’imprécision de certaines formules comme « la lutte des masses prolétariennes pour le pouvoir est menée par tous les moyens politiques et économiques » (formule déjà condamnée par « Il Soviet » dans le programme des Indépendants). On peut aussi regretter qu’elles justifient le « parlementarisme révolutionnaire » en distinguant les « petits » moyens (précisément la lutte parlementaire pour la propagande contre le parlement) et les « grands » moyens (le boycott du parlement et des élections), car cette distinction rappelle la vieille et absurde dichotomie entre programme maximum et programme minimum. La formule même de « parlementarisme révolutionnaire » était d’ailleurs non seulement insuffisante, mais dangereuse, comme le rappelle l’article du « Soviet » cité plus haut, car nous devons toujours montrer clairement au prolétariat l’antithèse radicale entre la dictature communiste et la démocratie, qui est « à la fois le masque et le rempart de la dictature du capital ».

Mais le meilleur des programmes ne peut suffire pour redresser un parti hétérogène de naissance, et tiraillé depuis le début entre des exigences contradictoires aussi bien à l’intérieur que surtout à l’extérieur. La condamnation du « syndicalisme » sous sa forme la plus idéaliste (dont nous parlerons à propos du KAPD) au congrès de Heidelberg avait été correcte et énergique. Mais les sections de Hambourg et de Brême – groupes confus et peu orthodoxes, mais encore mal définis, et d’autre part animés d’un généreux instinct révolutionnaire –, furent invitées à accepter sans discussion les thèses officielles ou à s’en aller.

Dans un parti qui avait encore besoin de se former idéologique-ment, pareil ultimatum portait à soupçonner la direction d’avoir voulu se débarrasser de contradicteurs gênants pour donner libre cours à une pratique essentiellement légalitaire (soupçon que notre fraction ne manqua pas d’exprimer), et constituait de toute façon un signe d’intolérance… caporalesque, que les bolcheviks furent les premiers à déplorer. De même, la condamnation de l’hypocrisie des Indépendants semblait irrévocable, mais les mois qui suivirent démontrèrent qu’on n’avait pas vraiment assimilé le cri final de Rosa Luxemburg « Le règlement de comptes avec les scheidemanniens présuppose la liquidation de l’USPD, qui sert de bouclier protecteur aux Ebert et Scheidemann » et que l’isolement dans lequel une persécution féroce enfermait chaque jour davantage les Spartakistes ravivait – du moins au « sommet » – le vieux regret d’avoir rompu avec l’USPD. Le centralisme est un des piliers de la doctrine communiste; mais le fait que la Centrale du p. c. allait l’adopter après une longue tradition à demi-fédéraliste et sans une préparation sérieuse au sein du parti pouvait bien faire penser qu elle voulait surtout avoir les coudées franches pour manœuvrer en direction des « cousins » Indépendants. C’est une chose compréhensible que, persécuté, décimé, réduit à un minimum de contacts avec les masses encadrées dans les deux partis sociaux-démocrates et dans leurs gigantesques syndicats, le KPD ait souffert de son isolement. Mais c’est par contre une chose monstrueuse qu’il en ait tiré des conclusions comme celles qui s’exprimeront dans le rapport de Levi à Moscou :
« De tout ceci, nous tirons la même leçon que ce deuxième Congrès de l’Internationale Communiste a tirée pour les prolétaires de tous les pays ( !!) : dans des périodes révolutionnaires où les masses se radicalisent, contrairement aux périodes où le processus de transformation dans un sens révolutionnaire est plus lent et plus pénible, la primauté des groupes d’opposition radicaux et communistes dans les grands partis est avantageuse ( !!) pourvu qu’ils aient la possibilité de se montrer à visage découvert et de mener leur agitation et leur propagande sans obstacles. Aujourd’hui, le problème le plus important pour le développement du prolétariat en Allemagne dans un sens révolutionnaire est de savoir comment arracher à la direction de l’USPD les masses révolutionnaires du parti Indépendant, qui sont profondément communistes et ont déjà livré des centaines de combats. Ce problème ne se poserait pas si le Spartakusbund (dit avec regret Levi) avait utilisé la possibilité qu’il avait de continuer à développer son activité au sein de l’USPD ».
Condamner l’abandon des syndicats traditionnels, c’est-à-dire des grandes masses organisées, et leur remplacement par des « unions » sur la base étroite d’une affiliation, même générale, aux idées communistes, était une excellente chose. Mais (contrairement à ce que feront les thèses du II° Congrès de Moscou), les Thèses de Heidelberg ne faisaient même pas allusion au fait que – pour reprendre nos paroles de l’époque – « dans certains cas la corruption des chefs réformistes peut atteindre un niveau tel, qu’il devient nécessaire d’abandonner à lui-même un organe qui est déjà complètement pourri », comme par exemple l’énorme confédération syndicale allemande. Et cela, était une lacune grave.

La « bolchevisation » du Spartakisme était donc peu solide et le fameux putsch de Kapp de mars 1920 ne le prouva que trop.



Notes :
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  1. Radek rappelle que Knief[5] lui avait fait part de ses doutes sur la possibilité de se fondre avec les spartakistes : « Ce ne sont pas des léninistes; ils sont… pour la centralisation » – ce qui est d’autant plus stupéfiant que le Spartakusbund avait et revendiquait une structure constitutionnellement élastique et, si on la compare au centralisme bolchevik, quasi fédéraliste. L’ébahissement de Radek n’eut d’égal que celui qu’il avait éprouvé devant le refus par principe de le terreur chez Rosa Luxemburg, qui s’indignait du fait qu’un vieux camarade de lutte comme Dzerjinski ait pu accepter de diriger… le Tchéka ![⤒]

  2. Paul Frölich (1884–1953), avec Johann Knief, publie à Brême l’hebdomadaire Arbeiterpolitik, organe des radicaux de gauche de Brême. En tant que représentant des radicaux de gauche de Brême, Frölich participe à la deuxième conférence de la gauche de Zimmerwald en 1916 à Kiental, en Suisse. Lors du congrès fondateur du KPD, Frölich est élu au comité exécutif du parti en tant que représentant des communistes internationaux d’Allemagne (IKD), issus des radicaux de gauche de Brême, et il en restera membre jusqu’en 1924. Dans les premières années, Frölich a appartenu à l’aile gauche du parti, mais n’a pas rejoint le KAPD, fondé en 1920, comme de nombreux anciens membres de l’IKD. Il a représenté le KPD au Reichstag de 1921 à 1924 et au 3e congrès de l’Internationale communiste en 1921. Dans les années qui ont suivi, Frölich a d’abord été actif dans le domaine de la rédaction et de l’édition, notamment en gérant la succession de Rosa Luxemburg et en éditant ses œuvres. Après avoir été élu au Reichstag en 1928 sur la liste du KPD, Frölich est exclu du KPD à la fin de la même année après avoir rejoint le KPDO autour de Brandler et Thalheimer. Expulsé du KPDO en 1932, il rejoint le SAPD. Arrêté à la fin du mois de mars 1933 et emprisonné dans le camp de concentration de Lichtenburg pendant neuf mois jusqu’à la fin de l’année. Au début de 1934, Frölich a été libéré accidentellement. Il réussit ensuite à s’échapper en République tchécoslovaque, d’où il se rend à Paris au printemps 1934, où se trouve la direction étrangère du SAPD, auquel il appartient jusqu’à sa disparition en 1939/40. Interné dans les camps du Vernet et de Bassens en 1939 au début de la guerre, il réussit à s’échapper aux Etats-Unis via la Martinique pour rejoindre New York en 1941. En 1950, il retourne en Allemagne et rejoint le SPD. (sinistra.net)[⤒]

  3. Paul Scholze (1886–1938), pendant la révolution de novembre, il est président de l’Obleute révolutionnaire de Berlin et il accompagne Karl Liebknecht au sein du comité révolutionnaire de Berlin pendant le soulèvement de Spartacus. Au début des années 1920, il est l’un des cofondateurs de le Secours ouvrier international, en allemand : Internationale Arbeiter-Hilfe (IAH), affiliée au KPD, dont il dirige le bureau pour l’Europe occidentale de 1924 à 1935. De 1929 à 1932, il est membre du conseil municipal de Berlin pour le KPD. Après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, il émigre en France, où il devient l’associé de Willi Münzenberg. Après avoir déménagé en Union soviétique en 1935, il a été arrêté le 4 novembre 1936, avec d’autres communistes travaillant pour l’IAH. Il a été initialement condamné à cinq ans de camp de travail et déporté dans un camp de goulag dans le district fédéral d’Extrême-Orient de la RSFSR. Il y est à nouveau arrêté en mars 1938 pour sabotage présumé, condamné à mort et fusillé. (sinistra.net)[⤒]

  4. Le titre de l’article est inexact. Il s’agit ici de l’article « L’échec des dirigeants », « Das Versagen der Führer » (sinistra.net)[⤒]

  5. Johann Knief, (1880–1919), de juin 1916 à mars 1919, il dirige la revue « Arbeiterpolitik » à Brême, qui propage principalement les opinions des radicaux de gauche de Brême. Sous sa direction, les « Communistes internationaux d’Allemagne » (IKD) ont émergé des radicaux de gauche de Brême en novembre 1918. Knief refuse un mandat pour assister au congrès fondateur du KPD, lors duquel Spartacus et l’IKD fusionnent, car cela l’aurait obligé à voter contre la participation des communistes aux élections à l’Assemblée nationale de Weimar, comme la majorité de l’IKD l’exigeait de ses délégués. Knief, comme Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, est favorable à la participation du KPD aux élections de l’Assemblée nationale de Weimar. Karl Radek écrit dans son journal que Knief a refusé de participer au congrès fondateur du parti, notamment en raison de ses divergences avec la théorie de l’accumulation de Luxemburg. Cependant, cette communication fait référence à une conversation entre Radek et Knief à Berlin avant que l’IKD ne décide de sa fusion organisationnelle avec le Spartakusbund le 24 décembre 1918. En raison d’une grave maladie et de son épuisement, Knief n’aurait de toute façon pas pu assister au congrès du parti fondateur du KPD. Malgré sa grave maladie, Knief est nommé député du peuple de la république des conseils de Brême en janvier 1919. Il s’est brièvement caché après la suppression de la république des conseils. Le 9 mars 1919, il est élu à l’Assemblée nationale constituante de Brême pour le KPD. Il est mort après cinq opérations le 6 avril 1919 des suites d’une appendicite. (sinistra.net)[⤒]


Source : « Le Prolétaire », Nr. 133, 4 au 17 septembre 1972

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