BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


LE PARTI COMMUNISTE D’ITALIE FACE À L’OFFENSIVE FASCISTE
(1921–1925) – V



Content :

Le Parti Communiste d’Italie face à l’offensive fasciste (1921-1925) – V
L’Année 1924
Notes
Source


Le Parti Communiste d’Italie face à l’offensive fasciste
(1921–1924) – V

Le lecteur trouvera le reste de l’étude dont nous publions ici la dernière partie dans les № 45, 46. 47 et 48-49 de cette revue.

L’Année 1924

Nous avons consacré cette étude à l’action pratique du P.C.d’Italie face au fascisme sous la direction de son courant dominant, la Gauche, ainsi qu’aux origines et au caractère historique du fascisme lui-même. La dernière partie que nous publions ici, peut sembler sortir de ce cadre, mais ce n’est là qu’une apparence En 1924, année cruciale, l’Internationale communiste avait déjà enlevé à la Gauche la direction du Parti depuis un an et l’avait remplacée par une direction « centriste » orientée de plus en plus à droite, mais on ne peut précisément pas mettre mieux en relief la validité théorique et l’efficacité pratique des directives du Parti dans les années glorieuses 1921-22 qu’en leur comparant l’attitude prise par la nouvelle direction pendant la crise Matteotti sous l’influence conjuguée de l’Internationale et de Gramsci, inspirateur de la « ligne nouvelle » du P.C.d’Italie.

Nous avons déjà vu que, contrairement aux affirmations de l’historiographie officielle, la Gauche avait jugé de façon nullement optimiste (et en tout cas plus pessimiste que l’Internationale) le tournant historique marqué par l’arrivée du fascisme au pouvoir. Mais en même temps, elle s’était refusée à tirer de son opinion sur la durée probable du nouveau régime la conclusion que la partie était perdue et à plus forte raison qu’il fallait s’adapter à la situation en modifiant les objectifs de lutte et les méthodes d’action. Pour la Gauche, le fascisme était un effort de toute la classe dominante pour surmonter ses propres antagonismes internes et pour unifier ses forces (tout comme le prolétariat unifiait les siennes, ou était porté à le faire, autour de son parti de classe), usant alternativement à l’égard de celui-ci et même de ses propres fractions indociles de la matraque totalitaire et de la carotte réformiste. Il résultait de cette analyse qu’une fois arrivé au pouvoir au milieu des applaudissements de tous les partis bourgeois, avec la neutralité impuissante du réformisme et du centrisme socialistes et la neutralité bienveillante de la C.G.L., le fascisme devait, selon toute probabilité, devenir une « chose sérieuse », une force bien décidée à ne pas lâcher les rênes et durablement installée à la tête de l’État. Si la Gauche regardait pourtant l’avenir avec sérénité et refusait avec fermeté de changer de programme, c’est qu’elle était convaincue que cet effort de la bourgeoisie était voué à la longue à l’échec, comme toutes ses prétentions à surmonter ses contradictions, car même si elle y réussissait momentanément à l’intérieur, elle ne pourrait pas surmonter les contradictions internationales ni tempérer la « répulsion réciproque » des capitalismes nationaux. Manifestation superstructurelle typique de l’impérialisme, le fascisme devait inévitablement subir le même sort que ce dernier – comme cela se produira en effet à la fin des années 30 – sans compter les frictions et les déchirements intérieurs qui se manifestèrent quelques mois seulement après la prise du pouvoir. La Gauche jugeait par ailleurs que l’impuissance et la complicité manifestes du P.S.I. et du récent P.S.U. et à plus forte raison de la C.G.T.[25] jointes au fait que toutes les forces bourgeoises avaient ouvertement jeté le masque en se réfugiant sous la protection des chemises noires, devaient contribuer toujours davantage à orienter vers le seul parti ouvrier fidèle à une ligne de conduite révolutionnaire et dans lequel la bourgeoisie reconnaissait unanimement son ennemi, un prolétariat qui n’était nullement « ramené à la raison ».

La lutte constante de la Gauche du P.C.d’Italie avait donc toutes les chances et toutes les raisons de reprendre avec plus de vigueur et de dureté que jamais, malgré les coups portés par la réaction. C’est en vain que le fascisme au pouvoir exerçait une furieuse répression contre l’organisation du Parti : c’est un fait reconnu même par la droite, pourtant très hostile, de Tasca et Graziadei, que l’organisation illégale créée par le C.E. de Livourne et de Rome non seulement résista à la violente offensive étatique et non étatique de novembre 1922 – février 1923, mais « permit après février une rapide reconstruction de l’appareil du Parti et son fonctionnement normal au milieu des pires difficultés » (Thèse présentée par la minorité de droite à la Conférence nationale de 1924 et mettant ce résultat « entièrement à l’actif » de la Gauche qu’elle détestait et raillait par ailleurs).

L’offensive avait pourtant été d’une extrême violence : les sièges du « Comunista » et de l’« Ordine nuovo » avaient été saccagés et les deux journaux du Parti supprimés, ainsi que « Il Lavoratore » de Trieste dont la publication reprit néanmoins au début de 1923 ; des centaines et même des milliers de militants furent arrêtés ; le dernier bastion prolétarien. Turin, qui était resté jusque-là indemne, fut assiégé et dévasté en décembre, les militants communistes de la base comme du sommet furent matraqués, les communications entre le centre et les sections rendues extrêmement difficiles et une chasse à l’homme (et encore plus aux armes cachées) se déclencha. Malgré tout cela, dans sa lettre au C.E. de l’Internationale après son retour du IVe Congrès international, le 8 janvier 1923, Bordiga observait : « Malgré tout, les sentiments de la masse ouvrière restent vivaces, et l’organisation du Parti résiste ; la Centrale est constamment en liaison avec tout le pays ». Ces premières difficultés intérieures du régime, d’une part et, de l’autre, la façon ouverte dont le P.S.I. se démasquait[26], offraient au Parti des sujets de polémique très efficaces et des occasions précieuses de toucher les masses et de conquérir non seulement leur sympathie, mais leur solidarité active.

Plus tard, en parfaite cohérence avec la célèbre phrase de Gramsci : « la scission de Livourne a été sans aucun doute le plus grand triomphe de la réaction », il deviendra de règle chez les historiens officiels du Parti de présenter le terrible « vide » de 1923 comme une funeste conséquence du « schématisme ») passé et persistant du P.C.d’Italie et de son entêtement à diriger ses batteries aussi bien contre les maximalistes et les sociaux-démocrates purs que contre les fascistes. Comme cela ressort de toute notre étude, la vérité est tout autre : c’est proprement l’équivoque maximaliste, malheureusement entretenue par Moscou, qui a freiné la défense et la contre-offensive prolétarienne en 1922 ; et on peut facilement démontrer qu’elle l’a complètement arrêtée en 1923 non tant parce que le maximalisme aurait développé une action propre[27], mais parce que Moscou choisit précisément ce moment – en dépit de toute logique et même de tout « réalisme concret », pour reprendre les termes qui lui étaient chers – pour se jeter à corps perdu dans une tentative laborieuse et surtout inutile de « récupérer » les maximalistes, subissant leurs ignobles chantages et réglant sa propre ligne de conduite en Italie sur la leur, c’est-à-dire sur un… néant.

En réalité, le « punctum dolens » est la situation dans laquelle I’I.C. avait mis le Parti communiste en le pressant de harceler le P.S.I., en vue de la fusion. Dans la lettre plus haut citée, Bordiga écrivait :

« Pour mieux résister au fascisme, il faudrait donner davantage de signes de vie au prolétariat et s’exprimer plus clairement devant lui. Si c’était possible, le problème technique de la résistance à la répression policière du fascisme serait résolu, même pour une longue période. Il faudrait pouvoir compter sur une discipline absolue et aveugle comme celle que notre Centrale avait instaurée dans le Parti. Malheureusement (je ne fais que constater des faits), la politique appliquée par le parti depuis quelques mois nous prive chaque jour davantage de cette ressource… . Ne pouvant suivre la ligne que, selon toute la préparation qu’il a reçue depuis deux ans, notre Parti devait adopter, nous nous taisons, et le Parti perd de son prestige. Enfin, après ce qui s’est passé, et étant donné notre silence devant les attaques qu’on dirige contre nous de toutes parts, le sens de la discipline, l’autorité des chefs du Parti, la confiance à leur égard baissent chaque jour. Tout cela contribue à accentuer les effets de la réaction fasciste sur le mouvement. Malgré tout, le Parti pourra subir encore de dures épreuves sans abandonner la lutte ni renoncer à faire son devoir ».

La lettre fait allusion à une offensive des réformistes et des centristes de la direction du P.S.I. et de « l’Avanti ! » (Nenni tout le premier) qui s’était déclenchée contre le Parti communiste et qui n’était que trop alimentée par les hésitations et les zig-zag imprévisibles de l’I.C. Le chantage socialiste rendait la fusion manifestement impossible, mais le parti était contraint de se taire sur les manœuvres honteuses et sur la docilité poltronne des politiciens et des chefs syndicaux pour ne pas entraver l’œuvre (complètement nulle et vaine, au reste) de la « commission de fusion ». Quelques mois plus tard, voyant s’évanouir tout espoir de fusion, l’I.C. suggérera un « bloc » entre le P.S.I. et le P.C.d’Italie sans même consulter ce dernier, afin de leur permettre à tous deux de se… « mettre d’accord » ! Elle demandera aux « terzini »[28] de sortir du vieux parti, puis leur ordonnera brusquement d’y rester pour y accomplir un travail de noyautage et ils ne seront que trop heureux d’obéir. L’I.C. poursuivra son rêve de « récupération » même après le congrès socialiste du 15-17 avril à Milan qui avait pourtant proclamé sans équivoque sa volonté de ne subir aucune condition d’adhésion et de les dicter lui-même. C’est pourquoi les séances de l’Exécutif élargi de juin consacrées à la question italienne seront employées à un procès interminable contre l’ancienne direction de gauche du Parti communiste, au moment précis où il aurait fallu des directives fermes et cohérentes contre l’offensive fasciste grandissante[29] et contre la C.G.T. qui lançait de nouveaux ponts (congrès d’août) vers Mussolini. L’I.C. modifiera les conditions de fusion qu’elle avait elle-même proposées, ce qui n’empêchera pas le P.S.I. de les repousser régulièrement. Elle entretiendra des rapports directs avec la droite de Tasca et Graziadei, privée d’homogénéité, mais docile. Elle financera le groupe minuscule et confus des « terzini » ; bref, elle laissera seul et désarmé le Parti communiste d’Italie qui luttait désespérément non seulement pour survivre, mais pour agir.

Le 3 février 1923, Mussolini avait rendu un grand service à l’I.C. en faisant arrêter Bordiga, Grieco et de nombreux autres dirigeants et militants, et en réduisant ainsi le C.E. à l’impuissance. Le Parti ne désarma pas pour autant, mais resserra les rangs autour des membres de l’Exécutif qui avaient échappé à l’arrestation et il continua à se battre pour que l’I.C le mette enfin en condition d’échapper à la paralysie artificielle provoquée par sa manie de la manœuvre astucieuse et du marchandage. Dans leurs lettres à l’I.C. Terracini et même Togliatti demandèrent que le Parti ait une ligne d’action indépendante et combative, et ils le firent avec autant d’insistance douloureuse, indignée et énergique que précédemment Bordiga. Mais six mois plus tard l’usure de cette lutte sur tous les fronts (y compris sur le front de l’I.C.), ne pouvait manquer d’influer sur les hommes, d’autant plus qu’ils étaient de formation ordinoviste et maximaliste et qu’ils étaient déjà éprouvés par une bataille inégale. À l’Exécutif de juin, l’I.C. décida de remplacer « provisoirement » le C.E. du Parti communiste d’Italie en attendant l’issue du procès qui devait avoir lieu en octobre et qui sera l’occasion d’une bataille courageuse et d’un triomphe des accusés. Les membres encore libres de la majorité de gauche défendirent à Moscou la ligne du parti et demandèrent que la droite soit chargée de la responsabilité de la modifier selon ses vues propres et celles du Komintern ; mais à la fin, ils cédèrent et acceptèrent sans discuter le énième tournant de l’I.C. – celui du « gouvernement ouvrier et paysan » – ainsi que de nouvelles offres de fusion au P.S., et ils gardèrent le silence sur les extravagances de la politique allemande de Moscou : exaltation du « national-bolchevisme », orientation vers un gouvernement commun avec les sociaux-démocrates, analyse de la vague nazie comme manifestation du déplacement… de la petite-bourgeoisie vers des positions tendanciellement anticapitalistes, etc. … . La nouvelle direction sera maintenue à la tête du Parti même après la libération de Bordiga, Grieco et des autres dirigeants communistes en octobre – et pour cause ! Peu à peu, elle se pliera à une discipline qu’elle n’avait d’abord subie qu’à contre-cœur, l’acceptant même comme un honneur.

Telles sont les racines du « vide » de 1923 et les fruits qu’il portera en 1924 seront la désorientation et la déception dans les rangs communistes, une fois évanoui l’espoir d’accroissement numérique, l’incapacité du Parti à l’action ou au contraire les initiatives contradictoires et désordonnées lors de la crise Matteotti. Or cette crise qui avait été précédée de dissensions dans le parti soi-disant « monolithique » au pouvoir, offrait des possibilités de reprise et même d’offensive prolétarienne, d’autant plus que les deux tronçons du P.S.I. étaient en pleine crise et que, malgré tout, le Parti communiste partageait encore dans sa majorité les positions claires et sans équivoques de la Gauche, comme la Conférence illégale de Côme en mai 1924 devait bientôt le démontrer.

Ainsi, au début de 1924 – année de grande tension sociale comme le délégué de la Gauche l’avait prévu dans son rapport au Ve Congrès de l’I.C. – le Parti oscille entre son attachement à un passé de cohérence programmatique et pratique et les pressions toujours plus insistantes de l’Internationale pour une politique « nouvelle » à l’extérieur, et à l’intérieur, celle d’une « aile droite » extrêmement confuse, mais bien protégée sur ses arrières. C’est cette dernière voie qu’il sera contraint de suivre, malgré ces oscillations, non sans perdre le prestige et l’influence réels qu’il s’était conquis au sein des masses dans la période précédente ; et c’est précisément lorsqu’il la suivit qu’il jeta les bases du « nouveau » parti, non plus communiste, mais national et démocratique.

Il serait stupide d’attribuer ce tournant fatal à l’intervention d’un individu – Gramsci en l’occurrence – comme le fait l’historiographie résolument anti-matérialiste d’aujourd’hui : le processus eut évidemment des racines bien plus profondes. Tout ce qu’on peut dire est que Gramsci a été l’instrument d’un cours international vers lequel le portaient sa propre formation de « dernier idéologue de la démocratie italienne » et une conception sans doute éclectique, mais destinée à faire la même fin que toute autre forme de démocratisme et d’idéalisme. L’ordinovisme ressuscitera pour la bonne raison que le cours de l’Internationale lui rouvrait la porte et lui donnait carte blanche, mais ce sera un ordinovisme… de type nouveau, modifié par les « expériences » prétendument léninistes accumulées à Moscou, c’est-à-dire l’ordinovisme plus le mythe du « parti fort », du « grand parti » à base prolétarienne, mais à mission national-populaire, du parti centraliste dans son organisation interne, mais fédéraliste dans son programme[30], « hégémonique », mais adonné aux compromis, bref du parti placé sous le signe de « l’Unità », titre du nouveau journal qu’il publiera à partir du 12 février 1924.

Pourtant, cette évolution fatale ne se fera pas sans peine, du fait que les directives de Moscou se croiseront avec d’autres directives d’une origine bien différente et beaucoup plus lointaine, comme nous allons le voir. De toutes façons, c’est en Italie que, bon gré, mal gré, la direction fait, sauf erreur, la première expérience de la nouvelle politique qui, ne se limitant plus aux « lettres ouvertes » à la social-démocratie pour telles ou telles revendications syndicales voire politiques communes, va jusqu’à l’invitation à un bloc électoral. C’est ainsi que lors des élections politiques de 1924, où les fascistes s’allièrent à l’énorme majorité des libéraux sur ce qu’on appela « la grande liste », la Centrale communiste[31] décide de « proposer aux partis prolétariens [N.d.l.R. : !!] d’Italie une liste commune d’unité prolétarienne en vue d’une action dont la lutte électorale ne doit être que le début ». Il s’agit donc pour elle de réaliser un accord électoral « à caractère programmatique susceptible de constituer la base d’un front unique permanent d’action » en vue d’une lutte qui, « au cours de développements successifs doit conduire au remplacement de la dictature bourgeoise par un gouvernement ouvrier et paysan ». L’appel est adressé aussi bien au P.S.U. qu’au P.S.I., et comme de coutume, il l’est dans l’attente d’un refus qui « nous donnera l’occasion d’une campagne contre le parti réformiste » et bien entendu aussi contre les maximalistes. Le refus sera immédiat, mais les militants encore solidement attachés à la tradition de Livourne (qui entre temps est devenue pour Gramsci la plus grande victoire de la réaction !) et les masses d’abord favorablement impressionnées par la fermeté avec laquelle le Parti avait décidé d’affronter tous les risques de cette expérience de « parlementarisme révolutionnaire » n’auront pas vu sans stupeur la Centrale communiste tendre la main à ceux dont ils avaient durement expérimenté la lâcheté et pour mieux dire la trahison. La montagne accouchera d’une souris, la liste d’Unité prolétarienne n’ayant pas reçu d’autre adhésion que celle du petit groupe des « terzini », avec toutes les confusions que comportait le rapprochement avec un ramassis aussi équivoque de vieux renards parlementaires. Mais cette liste commune correspond à la « nouvelle » orientation de l’Internationale pour le front unique par le bas et pour le gouvernement ouvrier comme presque-synonyme de dictature du prolétariat :

« L’alliance pour l’unité prolétarienne affirme que les forces et les capacités nécessaires pour diriger la lutte qui abattra la dictature fasciste se trouvent exclusivement dans les classes ouvrière et paysanne. Elle invite les ouvriers et les paysans à se rassembler sur le terrain révolutionnaire de classe pour donner à cette lutte la base nécessaire. Elle lance le seul mot d’ordre qui soit aujourd’hui historiquement actuel et efficace : celui de l’unité de toutes les forces révolutionnaires qui sont sur le terrain de classe ».

La valeur des résultats électoraux est nulle, mais il est significatif qu’en dépit du climat d’intimidation et même de terreur, les voix qui se portèrent sur la liste communiste ne furent inférieures d’un dixième à celles de 1921, tandis que les réformistes et les maximalistes perdaient les trois cinquièmes des leurs ; dans les grands centres industriels du Nord, on eut même un renversement des positions respectives, les communistes venant en tête devant tous les autres partis « ouvriers ».

On n’en est pourtant qu’au début du grand tournant. À la conférence de Côme, en mai, la Gauche a encore une nette majorité dans le parti. II est vrai que la réunion n’a qu’un caractère consultatif et que la Gauche n’entend pas exiger de changements de direction sur le plan national, estimant à juste raison que la question concerne l’ensemble du mouvement international et que toute décision « locale » dépend de sa solution correcte. Entre la Centrale créée d’autorité par Moscou et la Gauche, la différence semble mince, et si nous disons « semble », c’est que dans les interventions de Togliatti ou de Scoccimarro, on peut aisément lire entre les lignes, derrière le voile d’une aversion commune contre la droite, le début d’une orientation vers des solutions qui seront autant de trahisons manifestes. La doctrine de la « révolution par étapes » avec des « mots d’ordre adaptés à la situation » qui avait été chassée par la porte rentrera par la fenêtre des « anneaux successifs » de la chaîne de l’Histoire qu’il faudrait soi-disant forger « pour parvenir à la révolution et à la dictature prolétarienne ». Pourtant il faudra l’assassinat de Matteotti pour donner corps au démocratisme encore diffus du P.C.d’Italie déjà en rupture avec les directives de Livourne, sous les auspices de l’Internationale et, à sa façon, de Gramsci.

Ce n’est pas ici le lieu de s’attarder sur cet épisode tragique. Qu’il nous suffise de souligner qu’il a marqué le sommet du « mécontentement qui se développait depuis déjà un certain temps dans les classes moyennes et d’une courageuse reprise de la lutte de classe ouverte des masses ouvrières » comme dira la Gauche dans le « Programme d’action du P.C.I. » présenté au même moment au IVe Congrès de l’I.C. Il est par contre intéressant de suivre la réaction du parti passé sous la direction du centrisme au cours historique ainsi ouvert. Aussi pur de tout défaitisme de classe que d’optimisme facile dans toutes les situations, le représentant de la Gauche, Amadeo Bordiga, avait fait observer dans son rapport sur le fascisme au Ve Congrès qu’il existait en Italie des possibilités objectives de vigoureuse initiative prolétarienne, justement en raison du désarroi qui s’était produit dans les milieux gouvernementaux d’une part et d’autre part des violentes réactions passionnelles aussi bien de la classe ouvrière que de la petite - bourgeoisie. Quoiqu’accusée de… terrorisme, la Gauche ne demandait pas qu’on organise des coups de main, et elle ne prétendait nullement qu’on fût à la veille de la révolution, mais elle insistait pour qu’on abandonne toute position défaitiste à l’égard de la préparation révolutionnaire des masses. Elle voulait que le parti communiste se présente clairement aux prolétaires avec sa physionomie propre, son propre programme révolutionnaire, ses propres armes théoriques et pratiques à la fois contre le fascisme et l’antifascisme, en tant qu’unique force capable d’apporter tôt ou tard une issue à une situation gangrénée. Bien qu’abstentionniste, elle avait approuvé la participation aux élections, car si le « parlementarisme révolutionnaire » avait un sens, c’était le moment ou jamais de l’appliquer. Mais il fallait appliquer la décision jusqu’au bout, et se battre pour que les masses prolétariennes ne tombent pas dans le piège d’une « opposition constitutionnelle » comme celle des partis qui par « indignation morale » avaient abandonné Montecitorio pour se retirer sur l’Aventin.

La ligne de la Centrale fut exactement à l’opposé de celle de la Gauche. Le 14 juin, les « opposants », du Parti populaire aux maximalistes, décidèrent de ne plus participer aux travaux de la Chambre et, en attendant que « la pleine lumière ait été faite sur l’assassinat », elles constituèrent un comité des oppositions. Non seulement les communistes quittèrent la Chambre avec elles, mais ils adhérèrent au comité lui-même auquel le même jour Gramsci proposa de proclamer la grève générale sur le mot d’ordre : « À bas le gouvernement des assassins ! Désarmement des bandes fascistes ! » La proposition était absurde puisqu’elle était adressée à des bourgeois et à des réformistes, et elle fut naturellement repoussée. Néanmoins les communistes attendirent le 18 pour sortir du comité des oppositions en lancant un « appel aux ouvriers maximalistes et réformistes » pour qu’ils obligent « leurs chefs opportunistes à rompre avec la bourgeoisie et à s’unir avec le prolétariat révolutionnaire afin de réaliser l’unité de la classe ouvrière ». Pour la journée du 27 juin, la C.G.T. invita les masses à une grève de dix minutes ; le 23. le P.C.I. proposa que la grève durât toute la journée ; mais face à ce dédale d’attitudes contradictoires la masse ne se mobilisera qu’en partie, et ayant surmonté son désarroi initial, le gouvernement reprendra en main la situation qui avait bien semblé devoir lui échapper.

Ce qui frappe dans l’attitude de la Centrale du P.C.I., ce n’est pas tant l’éclectisme, que la théorisation de l’ensemble de ses manœuvres contradictoires (main tendue – rupture – et à nouveau main tendue, plus spectaculaire encore) qui peu à peu se fait jour. En fait, elle n’avait cessé d’osciller entre deux appréciations de la crise, comprise d’abord comme un symptôme de la tendance de la petite-bourgeoisie à se détacher du fascisme et à agir avec une relative indépendance politique et ensuite, de façon exactement opposée, comme la preuve de l’impuissance de la petite-bourgeoisie à se placer de façon autonome sur le terrain de la guerre civile, et donc de la nécessité pour le prolétariat et son parti d’affirmer leur complète indépendance et de démasquer sans pitié tous les partis enfermés dans le dilemme fascisme – antifascisme. Cela ressort clairement ne serait ce que de la réunion du C.C. du 17 juillet et de la motion parlant de lutte sans quartier contre les réformistes et les maximalistes, après que la Centrale ait échoué dans sa tentative de leur rendre une virginité de classe, et même de convertir libéraux et populistes de l’opposition… à la grève générale !

À la réunion du C.C. du 25 août (dont le texte intégral fut publié dans l’« Unità » du 26 août) non seulement Gramsci justifie l’adhésion initiale du P.C.I. au comité des oppositions dans les termes chers à l’Internationale des années 1924-25 qui trouvait toujours « parfaitement juste » chaque tournant, quitte à le condamner par la suite comme erroné… dans son application pratique, mais il la théorise de la façon suivante : la crise Matteotti a provoqué « une vague de démocratie » dans tout le pays ; les masses prolétariennes se sont orientées elles-mêmes en grande majorité vers les oppositions ; la situation était et continue à être « démocratique » ; c’était notre devoir à nous, communistes, de ne pas nous laisser submerger par cette vague en perdant le contact avec les masses et « en restant isolés » ; c’est pourquoi nous avons adhéré au comité des oppositions. Bien plus, « la crise qui a éclaté dans le pays a revêtu un caractère nettement institutionnel ; un État s’est créé dans l’État, un gouvernement anti-fasciste s’est dressé contre le gouvernement fasciste ». Au moment où Gramsci parle, en août, « il existe encore, selon lui, deux gouvernements de fait dans le pays, et ils luttent l’un contre l’autre pour se disputer les forces réelles de l’appareil d’État bourgeois ». Le fascisme avait réussi à constituer une organisation de masse de la petite-bourgeoisie ; son originalité consistait précisément « à avoir trouvé dans la milice fasciste la forme adéquate d’organisation pour une classe sociale qui a toujours été incapable de se donner une organisation et une idéologie unitaires ». Maintenant cette organisation s’est décomposée, les masses petites-bourgeoisie sont entrées en lutte, et ce sont elles qui donnent le ton à la situation. Mais les couches petites-bourgeoises peuvent-elles conquérir l’État ? La réponse est typiquement ordinoviste ; non, parce que « en Italie comme dans tous les pays capitalistes, conquérir l’État signifie avant toute chose conquérir l’usine, avoir la capacité de dépasser les capitalistes dans le gouvernement des forces productives du pays. Mais cela ne peut être fait que par la classe ouvrière et non par la petite-bourgeoisie qui n’a aucune fonction essentielle dans la production, qui, dans l’usine, comme catégorie industrielle, exerce une fonction surtout politique et non productive ». Conclusion ? La situation est démocratique et voit la petite-bourgeoisie à l’avant-garde ; mais la solution ne peut être apportée que par le prolétariat : « la petite-bourgeoisie ne peut conquérir l’État qu’en s’alliant avec la classe ouvrière, qu’en acceptant son programme : systeme soviétique et non plus parlementaire dans l’organisation étatique ; communisme et non plus capitalisme dans l’organisation de l’économie nationale et internationale ».

En d’autres termes, selon Gramsci, la classe ouvrière devait gérer le pouvoir conquis par la petite-bourgeoisie qui (cette perspective fantaisiste est à noter) aurait adopté le programme du prolétariat. Celui-ci devait, à son tour, être acquis dans sa majorité au parti communiste, alors que pour le moment, il était « désorganisé, dispersé, pulvérisé dans la masse indistincte du peuple ». Pour le conquérir, le Parti devait « développer un large mouvement dans les usines susceptible d’aboutir à l’organisation de comités prolétariens de ville élus directement par les masses qui, dans la crise sociale qui s’annonce, puissent présider aux intérêts généraux de tout le peuple travailleur ». En même temps, cette action à l’usine et au village devait « revaloriser le syndicat en lui rendant son contenu et son efficacité ». Conclusion générale « la mesure dans laquelle l’ensemble du Parti… réussira à remplir sa tâche, c’est-à-dire à conquérir la majorité des travailleurs et à réaliser la transformation moléculaire des bases de l’État démocratique, sera la mesure de ses progrès sur le chemin de la révolution, et c’est d’elle que dépendra le passage à une phase ultérieure du développement ». On a là une nouvelle version de la révolution par étapes consistant en un mélange de directives de l’Internationale et de la tradition ordinoviste : conquête moléculaire (!) de l’État démocratique (!), organisation de la majorité et, de fil en aiguille, victoire révolutionnaire de l’alliance du prolétariat avec les paysans et la petite-bourgeoisie !

Le caractère extrêmement nébuleux d’un tel programme (dont nous ne nous attarderons pas ici à souligner les déviations par rapport au marxisme) n’échappa pas à l’ensemble du parti : d’une part, la droite et avec elle l’Internationale estimaient qu’on risquait « de rester à la fenêtre » et que. de toutes façons, l’alternance des embrassades et des ruptures avec les oppositions désorientait les militants et introduisait la confusion dans les idées des masses ; d’autre part, la Gauche se dressait contre toute la politique dictée par la Centrale qui consistait à critiquer les oppositions après les avoir courtisées, à déserter le parlement au moment précis où elle aurait pu donner une application concrète au mot d’ordre du parlementarisme révolutionnaire qu’elle avait approuvé, à courir après le rêve d’une petite-bourgeoisie susceptible de « conquérir l’État » en alliance avec le prolétariat et, en définitive, précisément parce qu’elle n’avait aucune continuité pratique, à se concentrer entièrement sur des problèmes d’« organisation ». Rien d’étonnant donc si, lorsque cette Centrale prit enfin une initiative, celle-ci fut encore pire que les précédentes.

En août, Gramsci justifiait, comme on a vu, la présence des communistes dans le comité de l’Aventin sous le prétexte qu’il fallait pousser les oppositions, qu’il considérait comme un « État dans l’État », à faire leur devoir[32], tel que les masses en mouvement le leur prescrivaient (!), c’est-à-dire à « donner une forme politique définie à l’état de choses existant » en lançant « un appel au prolétariat qui est seul en mesure de donner corps à un régime démocratique » et en s’efforçant d’« approfondir le mouvement spontané de grève en train de se préparer ». Par la suite, il justifia de même la sortie du comité sous le prétexte qu’« il était impossible d’accepter une méfiance de principe de sa part à l’égard de l’action prolétarienne ». Mais pour finir, il fit à ces mêmes oppositions (qui, entre temps, s’étaient complètement enfoncées dans le rêve d’une intervention du Roi ou d’un quelconque compromis) une proposition inattendue, mais parfaitement cohérente avec tout le reste de l’analyse du C.C. en août : constituer un organisme représentatif de tous les courants anti-fascistes et faisant appel à l’action directe du peuple italien, tandis que le parti travaillerait à constituer pour sa part des comités ouvriers et paysans !

Cette invitation prit la forme suivante ;

« Le P.C.I. considère que la réunion des groupes parlementaires d’opposition dans une assemblée convoquée sur la base du règlement parlementaire comme Parlement opposé au Parlement fasciste aurait une tout autre valeur que l’abstention passive, car elle approfondirait la crise et mettrait les masses en mouvement : le P.C.I. invite donc les oppositions à convoquer cette assemblée ».

Le texte ajoutait qu’au sein de celle-ci, le P.C.I. continuerait à agiter son propre programme de désarmement des chemises noires, de renversement du gouvernement, d’armement du prolétariat, de gouvernement ouvrier et paysan et de grève anti-fiscale.

Inutile de dire que la réponse des parlementaires retirés sur l’Aventin fut immédiate et nettement négative. La centrale du P.C.I. s’y attendait, d’ailleurs, mais, comme de coutume, elle ne voyait pas que cette réponse, quelle qu’elle fût, ne pouvait que désorienter les masses et qu’une proposition visant à créer un double appareil d’État et un double gouvernement et impliquant la possibilité de victoire révolutionnaire au moyen du parlement et… de ses règles ne pouvait qu’être désastreuse pour leur éducation révolutionnaire. En fait, il s’agissait d’une édition aggravée du « gouvernement ouvrier » de 1922 qui avait connu une si lamentable réalisation en Saxe et en Thuringe. Que dire en outre du fait qu’au même moment, le P.C.I. lançait le mot d’ordre de constituer des comités ouvriers et paysans « dans chaque village » et des commissions internes « dans chaque usine » comme « bases pour la création des Soviets », « cellules embryonnaires de l’État ouvrier » ? De l’anti-parlement aux Soviets, le P.C.I. faisait le saut d’une perspective ultra-démocratique à une autre tout à fait opposée, du moins en apparence, puisqu’il s’agissait comme nous avons vu, de réaliser « une conquête moléculaire de l’État ». Dans une pareille confusion, les masses tant courtisées par le Parti ne pouvaient rien comprendre.

Après le refus de l’Anti-parlement par les oppositions et sous la vigoureuse pression de la Gauche, le P.C.I. décida de retourner à la Chambre pour y dénoncer le fascisme avec éclat. Mais l’Internationale vint encore embrouiller la situation en décrétant le 22 octobre : «  Au cas où les oppositions repousseraient la proposition communiste, le groupe communiste ne doit pas retourner au Parlement : un tel chantage ne serait pas juste, selon nous ». Après un laborieux échange de télégrammes, Moscou céda : on pourrait rentrer au Parlement, mais en envoyant un seul camarade y lire une déclaration après laquelle il se retirerait : une déclaration analogue devait être faite au comité des oppositions. Le 10 novembre, une délégation communiste demanda à ce comité d’entendre une nouvelle fois sa proposition d’Anti-parlement mais, bien entendu, il se refusa même simplement à la discuter. C’est seulement alors et après que les parlementaires de l’Aventin aient pris une nouvelle fois une position ultra-constitutionnelle, que le P.C.I. décida de retourner au Parlement, ou du moins d’y envoyer un délégué pour y lire une brève déclaration. Ironie du sort (purement apparente. d’ailleurs), ce sera un militant de la gauche, Luigi Repossi, qui descendra seul dans la fosse aux lions où il sera insulté et couvert de crachats.

Nous reproduisons son discours, maintes fois interrompu :

« … Si j’avait siégé à la séance du 13 juin, j’aurais dû relever… qu’une Chambre composée de fascistes et de complices du fascisme… ne peut commémorer Giacomo Matteotti sans commettre une honteuse profanation… Je ne peux que répéter la même chose aujourd’hui. Ce qui est en question, ce ne sont pas les responsabilités politiques du régime qui n’a aujourd’hui plus d’appui en dehors des chemises noires qui crient ‹ Vive Dumini ! ›[33] ; ce ne sont pas seulement les responsabilités morales de ceux qui considèrent comme légitimes les violences quotidiennement exercées contre les travailleurs. Ce sont des responsabilités personnelles directes qu’on ne peut éluder en exigeant la démission d’un sous-secrétaire ou en renonçant au Ministère de l’Intérieur… Depuis que le monde est monde, le droit de commémorer les victimes n’a jamais été reconnu aux assassins et à leurs complices. Cette assemblée porte le poids de sa complicité dans le crime. Si nous, communistes, revenons y siéger aujourd’hui, c’est uniquement pour vous mettre en accusation ; rien ne nous empêchera d’y revenir, chaque fois que nous jugerons utile de nous servir de cette tribune pour indiquer aux ouvriers et aux paysans d’Italie la voie qu’ils devront suivre pour se libérer du régime de réaction capitaliste que vous représentez. Si nous avions été présents ici le 13 juin, nous aurions tenu à dire que l’assassinat de semblait avoir créé une situation, c’est précisément parce qu’en réalité, il en était un épouvantable indice. L’assassinat de Matteotti a été un symptôme aigu de la faillite du fascisme… Dès ce moment, il a été bien clair que l’on peut momentanément briser une organisation prolétarienne, mais que l’on ne peut durablement briser le prolétariat, parce que cela signifie mettre tout le pays en esclavage…
Dès le 13 juin, nous pouvions dire – et nous répétons aujourd’hui – que le prolétariat n’oublie pas le moins du monde les responsabilités de quiconque a préparé et soutenu le fascisme, de quiconque a favorisé son ascension, ce ‹ quiconque › fût-il le Quirinal dont on se réclame tant.[34] Dès ce moment, nous prévoyions qu’on ne pouvait aboutir à aucun résultat positif en bornant la lutte contre le fascisme à un compromis parlementaire qui ne pouvait que laisser intacte la nature réactionnaire du régime dont souffrent et que maudissent des millions d’ouvriers et de paysans dans toute l’Italie. (À agir ainsi), on apportait au contraire une aide au fascisme. Nous, communistes, nous ne vivons pas dans l’attente d’un compromis pour lequel la bourgeoisie réclame aujourd’hui l’intervention du roi tandis que la social-démocratie réformiste et maximaliste, jetant par-dessus bord la lutte de classe, appelle de ses vœux une ‹ administration supérieure et étrangère aux intérêts de tous bords › c’est-à-dire, une dictature militaire destinée à empêcher l’avènement inexorable de la dictature du prolétariat.
Le centre de notre action est situé hors de cette Chambre, parmi les masses travailleuses de plus en plus profondément convaincues que seule leur force organisée peut mettre fin à la situation honteuse dans laquelle vous maintenez le pays, vous, les pro-fascistes et les démocrates libéraux qui sont vos alliés et vos auxiliaires, en rentrant en scène et en vous écrasant. À cette tribune comme partout ailleurs, nous indiquons aux travailleurs la voie à suivre : c’est la voie de la résistance, de la défense physique contre votre violence, la lutte incessante pour les conquêtes syndicales, l’intervention organisée contre l’augmentation du coût de la vie et la crise économique, c’est-à-dire la voie de la constitution de Conseils ouvriers et paysans. Autour de ces Conseils doivent se regrouper tous ceux qui veulent lutter contre vous avec les armes appropriées. Des Conseils ouvriers doivent venir les seuls mots d’ordre apportant une solution radicale à la situation présente : À bas le gouvernement des assassins et des affameurs du peuple ! Désarmement des chemises noires ! Armement du prolétariat ! Instauration d’un gouvernement d’ouvriers et de paysans ! Les Conseils ouvriers et paysans seront la base de ce gouvernement et de la dictature de la classe travailleuse.
Et maintenant, commémorez à votre gré Giacomo Matteotti, mais rappelez-vous que le cri de la mère du martyre est devenu le cri de millions de travailleurs

Assassins ! Assassins ! »

(Déclaration de Luigi Repossi au nom du P.C.d’Italie à la Chambre des Députés le 12 novembre 1924).

L’« Unità » sera la première à se lamenter par la suite du discrédit et de la méfiance que cette demi-solution valut au Parti, mais c’est seulement le 3 janvier 1925 que tout le groupe parlementaire regagnera la Chambre, où ce sera encore un militant de gauche, Grieco, qui fera le discours d’accusation contre les fascistes. Tout cela n’empêchera pas la Centrale de parler de sa proposition d’anti-parlement comme d’un anneau important dans la chaîne d’initiatives successives en vue de la prise du pouvoir dans les « Thèses » qu’elle présenta à Lyon (1926). Elle dira même plus :

« Le Parti peut, dans le but de faciliter son propre développement, proposer des solutions intermédiaires aux problèmes politiques généraux et agiter ces solutions dans les masses qui adhèrent encore à des partis et des formations contre-révolutionnaires. La présentation et l’agitation de ces solutions intermédiaires… permet de regrouper derrière le parti des forces plus nombreuses, de montrer la contradiction existant entre les paroles des dirigeants des partis de masse contre-révolutionnaires et leurs intentions réelles, de pousser les masses vers des solutions révolutionnaires et d’étendre notre influence (exemple : l’anti-parlement). Ces solutions intermédiaires ne sont pas toutes prévisibles parce qu’elles doivent dans tous les cas adhérer à la réalité. Mais elles doivent aussi être de nature à pouvoir constituer un pont permettant de passer aux mots d’ordre du parti ».

En outre, en cas de « danger réactionnaire imminent et grave » (les thèses rappellent Kornilov dénonçant ainsi implicitement le fascisme comme une… réaction féodale), le P.C.I. est censé, selon eux, « obtenir les meilleurs résultats en agitant les solutions propres aux partis soi-disant démocratiques qui, placés ainsi au pied du mur, se démasquent devant les masses et perdent leur influence sur elles ». C’est ainsi que de fil en aiguille, on en arrivera aux fronts populaires, aux alliances de guerre, aux coalitions gouvernementales et, en fin de compte, aux voies nationales et parlementaires. Voilà pourquoi nous disions plus haut que l’année 1924, qui aurait pu être marquée sinon par la victoire révolutionnaire, du moins par une reprise prolétarienne après deux années consécutives de défaites dans la lutte armée, fut au contraire le point de départ des milles voies nationales à… l’anti-socialisme auxquelles ont finalement abouti les partis de feue l’Internationale de Lénine.

Le jugement de la Gauche sur les multiples tactiques éclectiquement suivies cette année-là par la centrale centriste est le suivant et on le trouve dans les « Thèses de Lyon » de janvier 1926 :

« Tout en tenant compte de la situation difficile dans laquelle elle a dû agir, on peut dire que, depuis 1923, la direction du parti a commis, les erreurs que nous avons relevées à propos des questions internationales, mais en les aggravant sous l’effet des déviations propres à l’‹ ordinovisme ›.
La participation aux élections de 1924 fut un acte politique très heureux, mais on ne peut en dire autant de la proposition d’action commune faite aux partis socialistes, ni de l’étiquette d’‹ unité prolétarienne › qu’elle a prise. Tout aussi déplorable fut la tolérance excessive à l’égard de certaines manœuvres électorales des ‹ Terzini ›. Mais les problèmes les plus graves se sont posés à propos de la crise ouverte par l’assassinat de Matteotti.
La politique de la direction reposait sur l’idée absurde que l’affaiblissement du fascisme aurait mis en mouvement d’abord les classes moyennes, puis le prolétariat. Cela signifiait d’une part un manque de confiance dans les capacités de classe du prolétariat resté vigilant même sous l’appareil écrasant du fascisme, et d’autre part une surestimation de l’initiative des classes moyennes. Outre la clarté des positions marxistes en la matière, l’enseignement central tiré de l’expérience italienne prouve que les couches intermédiaires se laissent entraîner d’un côté ou de l’autre et suivent passivement le plus fort : le prolétariat en 1919-20, le fascisme en 1921-22-23, et aujourd’hui, après une période d’agitation bruyante, elles suivent de nouveau le fascisme.
La direction commit une erreur en abandonnant le Parlement et en participant aux premières réunions de l’Aventin, alors qu’elle aurait dû rester au Parlement, y faire une déclaration de lutte politique contre le gouvernement et prendre aussi immédiatement position contre le préalable constitutionnel et moral de l’Aventin qui déterminera l’issue de la crise à l’avantage du fascisme. Il n’est pas exclu que les communistes auraient pu en venir à abandonner le Parlement. Mais ils l’auraient fait en donnant à cette démarche leur physionomie propre et dans le seul cas où la situation leur aurait permis d’appeler les masses à l’action directe. C’était alors un moment où se décident les développements ultérieurs d’une situation. L’erreur fut donc fondamentale et décisive pour apprécier les capacités d’un groupe dirigeant. Et elle conduisit à une utilisation très défavorable à la classe ouvrière de l’affaiblissement du fascisme d’abord, puis de la faillite retentissante de l’Aventin.
La rentrée au Parlement en novembre 1924 et la déclaration de Repossi furent bénéfiques comme l’a montré le mouvement d’approbation du prolétariat. Mais elles se sont produites trop tard. Longtemps la direction hésita et elle n’arriva à se décider que sous la pression du parti et de la Gauche. La préparation du parti s’appuya sur des instructions incolores et une appréciation fantastiquement erronée des perspectives (rapport Gramsci au comité central en août 1924). La préparation des masses, tout entière axée non sur la faillite de l’Aventin, mais sur sa victoire, fut la plus mauvaise possible avec l’offre de se constituer en Anti-Parlement que le parti a faite à l’opposition. Une telle tactique tournait avant tout le dos aux décisions de l’Internationale qui n’a jamais envisagé de faire des propositions à des partis nettement bourgeois ; et de plus elle était de nature à nous faire sortir du domaine des principes et de la politique communistes, comme en général de la conception marxiste de l’histoire. Indépendamment des explications que les dirigeants pouvaient donner sur leurs buts et leurs intentions (elles n’auraient jamais eu que des répercussions très limitées), il est certain que cette tactique présentait aux masses l’illusion d’un Anti-État luttant contre l’appareil d’État traditionnel, alors que dans la perspective historique de notre programme, il n’est pas d’autre base à un Anti-État que la représentation de la seule classe productrice : le Soviet.
Lancer le mot d’ordre d’un Anti-Parlement s’appuyant dans le pays sur les comités ouvriers et paysans, c’était confier l’état-major du prolétariat à des représentants de groupes sociaux capitalistes, comme Amendola, Agnelli, Albertini.
Outre la certitude qu’on n’en viendrait pas à une telle situation, qui ne saurait être caractérisée que comme une trahison, le seul fait de la présenter comme perspective d’une offre communiste signifie violer nos principes et affaiblir la préparation révolutionnaire du prolétariat.
L’œuvre de la direction prête le flanc à d’autres critiques. On a assisté à un véritable défilé de mots d’ordre qui, non seulement ne correspondaient à aucune possibilité de réalisation, mais pas même à une agitation appréciable en dehors de l’appareil du parti. Le mot d’ordre central sur les comités ouvriers et paysans, justifié de manière contradictoire et confuse, n’a été ni compris ni suivi. »

Ce jugement avait déjà été formulé au feu des événements, non seulement au Ve Congrès, mais dans des réunions de parti, comme par exemple au congrès fédéral de Naples le 14 octobre 1924, auquel assistaient Gramsci et Bordiga. Il peut être résumé par les points suivants :
1) « face aux oppositions, le P.C.I. devait choisir entre deux tactiques : ou entrer dans le Comité pour y rester, ou ne pas y entrer du tout ; en choisissant la voie intermédiaire, on a donné aux masses l’impression que la tactique du Parti était incertaine » ;
2) il n’est pas vrai que « les masses, et même les couches petites bourgeoises, étaient pour la lâche tactique de légalitarisme pacifiste des chefs des oppositions ; s’il est vrai que la situation est démocratique pour les milieux capitalistes, elle signifie au contraire un renversement des vieux rapports pour les plus basses couches ouvrières et paysannes » ;
3) notre critique de l’opposition ne doit pas se limiter à dire qu’elle ne fait rien de sérieux contre le fascisme, mais que quand « elle fera quelque chose de sérieux, ce sera dans un but de conservation bourgeoise, et qu’elle s’alliera avec les forces fascistes à la moindre tentative révolutionnaire du prolétariat » ;
4) « Le dilemme : ou faites la révolution ou faites des blocs politiques n’existe pas : c’est un vieux cliché maximaliste. Le bloc traditionnel des divers partis est un alibi qui sert à leurs chefs à dissimuler leur insignifiance et leur incapacité. Il existe une troisième voie : conduire les masses sur des positions de lutte qui soient un progrès sans consister obligatoirement dans la victoire finale. C’est ainsi que nous avons orienté toute la campagne pour la grève générale d’août 1922 ».

Ne pas comprendre ces positions ne signifiait pas seulement manquer un moment précieux, mais prendre le chemin qui fera du Parti communiste, devenu parti national, un héritier non seulement de la démocratie, mais du… fascisme. Sur la voie tracée en 1922 par la Gauche et qui était claire et droite, même si les résistances de l’Internationale l’ont rendue difficile, on pouvait, même battu, rester fidèle à soi-même. Par la voie opportuniste, on a tout perdu, – non seulement la bataille de 1924, puis celle de 1925 et celle de 1926 qui en furent le couronnement, mais quelque chose de plus que l’honneur : le programme, la vision historique et la physionomie propres au Communisme. C’est ainsi que les adversaires d’alors de la Gauche ont fini non dans l’anti-parlement, mais au gouvernement ou, à l’opposition, dans le parlement tout court.



Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Un colloque avait eu lieu entre Buozzi et Mussolini en décembre 1922. En prévision de la proclamation de l’état de siège, le parti communiste avait lancé un appel à la grève générale (Cf. « Il Comunista » du 26 octobre) mais la C.G.T. l’avait désavoué en ces termes : « Au moment où les passions politiques s’exacerbent et où deux forces étrangères aux syndicats se disputent âprement le pouvoir, la C.G.T. sent de son devoir de mettre les travailleurs en garde contre les spéculations de partis ou de regroupements politiques visant à entrainer le prolétariat dans une lutte à laquelle il doit absolument rester étranger s’il ne veut pas compromettre son indépendance » !!! Pendant l’été 1923, il y eut une nouvelle rencontre, entre d’Aragona et Mussolini cette fois. Le climat était à la tolérance réciproque, l’ambition secrète des deux parties étant d’aller jusqu’à la collaboration.[⤒]

  2. La direction du P.S.I. désavouait déjà l’œuvre de sa délégation revenue de Moscou et par la plume de Nenni accusait celle-ci de vouloir « liquider à vil prix » le parti, qui en réalité n’était plus que l’ombre de lui-même.[⤒]

  3. Il s’était déjà pratiquement dissous comme force politique et n’était déjà plus qu’un cadavre.[⤒]

  4. C’est-à-dire aux socialistes partisans d’adhérer à la IIIe Internationale.[⤒]

  5. 2000 militants étaient en prison ; « Il Lavoratore », unique organe restant du P.C.d’Italie, avait été supprimé le 3 juin et c’est seulement en août que l’hebdomadaire « Stato Operaio » commencera à paraitre avec beaucoup de peine.[⤒]

  6. La formule gramscienne de « République fédérale italienne des ouvriers et des paysans », recette pour résoudre ce qu’on appelait la « question méridionale », date de l’automne 1923.[⤒]

  7. Elle avait décidé de participer à la campagne électorale tandis que réformistes et maximalistes préconisaient l’abstention pour protester contre une « loi électorale injuste », finissant d’ailleurs par décider d’intervenir pour ne pas se laisser battre dans sa concurrence… par les communistes.[⤒]

  8. Bien entendu, après le prétendu tournant à gauche du Ve Congrès, l’Internationale encouragera le Parti à faire sienne cette conception ; encore en septembre, elle suggèrera « de faire pression sur le bloc d’opposition pour le pousser toujours davantage à réaliser son programme par la voie révolutionnaire » (lettre de l’exécutif du Komintern, republiée dans « Rinascita » le 8 septembre 1962).[⤒]

  9. Dumini est le milicien fasciste accusé d’avoir assassiné Matteotti.[⤒]

  10. C’est-à-dire le Roi.[⤒]


Source : « Programme Communiste », № 48–49, Avril–Septembre 1970.

[top] [home] [mail] [search]