Depuis que les marchandises sont produites en masse par des masses d’hommes, tout système de production mercantile est un système capitaliste : Capitalisme et mercantilisme se retireront en même temps des champs d’action et sphères d’influence qu’ils ont successivement conquis dans le monde. Tel a été le thème du débat de la « première journée ».
Il a été repris dans la seconde. Passant du processus général à l’économie russe actuelle et tenant pour exactes les lois que Staline a reconnues à celle-ci, nous avons conclu qu’il fallait diagnostiquer un plein capitalisme au stade du « grand industrialisme d’État ».
Selon notre interlocuteur, ce processus, suffisamment défini et concret, et embrassant des zones et des populations immenses peut conduire à la formation et à la concentration d’une industrie lourde qui n’aura rien à envier à aucune autre sans que doivent nécessairement se répéter les phases classiques de féroce expropriation des couches pauvres enfermées dans le cercle étroit des économies locales et d’une technique parcellaire du travail. Partant de la seule base de la liquidation des propriétaires fonciers, réalisée dès 1917, cette accumulation pourrait donc, selon lui, échapper aux phénomènes qui ont marqué l’accumulation primitive en France, en Angleterre, etc.
Le contexte universel étant aujourd’hui tout autre que celui d’alors, l’introduction de la technique du travail en grand et de la science appliquée se présente en Russie de façon également bien différente. Si c’était là tout ce que Staline a voulu dire, cela aurait pu faire l’objet d’un examen spécial dans le domaine de la question agraire en particulier. On aurait pu alors accepter que notre contradicteur nous déclare qu’il arrivera au plein capitalisme par avion et non plus en charrette : mais en retour qu’il reconnaisse l’orientation capitaliste de l’évolution dont nous, pauvres piétons, nous lui transmettons des données exactes depuis nos bases terrestres (il est vrai que même le radar enregistreur peut perdre la tête !).
Nous voici maintenant au troisième point : les rapports mondiaux dans le domaine complexe de la production, de la consommation et de l’échange, c’est-à-dire les rapports de force entre États et militarismes.
Ce sont là trois aspects d’un seul et même grand problème. On pourrait considérer le premier comme son aspect historique, le second son aspect économique, le troisième et dernier comme son aspect politique. La direction et le point d’arrivée de la recherche ne peuvent faire qu’un.
Chaque fois qu’abandonnant le problème de la circulation intérieure de la zone économique, il passe à celle qui s effectue entre cette zone et une autre, le chef de l’État et du parti russes est manifestement obligé de modifier le tir de ses rectifications doctrinales et des sèches réprimandes aux « camarades » coupables d’objections. Comme le lecteur s’en souviendra, nous avons déjà noté qu’arrivés à ce point les Occidentaux, attentifs, ont dressé l’oreille. Loin de chanter une fois de plus l’autarcie millénaire de la Russie, l’homme du Kremlin a tranquillement braqué ses jumelles sur les espaces d’au-delà du rideau de fer. Alors de vieilles histoires de portage des zones d’influence, succédant aux violentes sorties et aux menaces de rupture, sont venues sur le tapis. Nouvelle chanson, toutefois moins ennuyeuse et stupide que celle du « génocide » ou du délire d’agression »[11].
Staline affirme que la manière dont la Russie et les pays annexes importent des produits industriels pour leurs agriculteurs et des vivres pour leurs citadins est parfaitement en règle avec le socialisme et il foudroie Pierre et Paul à l’aide de passages de Marx et d’Engels, corrigés au besoin par ses soins. Comment les choses se passent-elles, selon lui ? Eh bien, les kolkhozes vendent « librement » leurs produits et il n’y a pas d’autres moyens d’en obtenir que de passer par eux : marché donc, mais avec des règles spéciales ne l’oublions pas ! Prix fixés par l’État (dernière nouveauté, spécialité exclusivement russe !) et même accords de « démercantilisation », dans la mesure où les versements en monnaie sont remplacés par une comptabilisation des contre-fournitures livrées par les usines nationales (suprême originalité ! Enfoncés l’épicier du coin et le « marine » américain qui connaît si bien l’équivalence « baisers/cartouches de cigarettes » ! Enfoncé le banal clearing des pays occidentaux). En réalité, le Maître ne parle pas de « démercantilisation », mais d’échange de produits : qu’on n’accuse pas les traducteurs ! Reste à savoir pourquoi, en définitive, – sinon pour l’échange des produits et pour lui seul ! – sont apparus tous ces systèmes plus ou moins conventionnels, qui vont du troc des sauvages à la monnaie, équivalent universel ? Pourquoi les cent mille systèmes d’enregistrement des parties et contreparties qui vont du livre de dépenses de la ménagère aux fiches compliquées des banques dont les additions sont effectuées par des cerveaux électroniques, tandis que le flot des vendeurs de la force-de-travail-gratte-nombril s’enfle quotidiennement de milliers d’hommes ?
Staline tait une chose d’importance, le « hic » de toute la question : l’accumulation privée naît justement du règlement des échanges selon le principe d’équivalence, il prétend posséder des garanties là-contre.
Défendre une pareille thèse, tout en combattant à la fois la rigueur doctrinale et les concessions révisionnistes, et cela sans vider les arçons… c’est bien difficile même pour un généralissime ! « Souplesse » du véritable bolchevik ? Non, éclectisme ! Quand nous faisions autrefois cette réponse, les bolcheviks entraient en fureur, et pourtant…[12]
Quoi qu’il en soit des rapports internes de l’économie russe (dont, rappelons-le, nous ne terminerons l’examen ni aujourd’hui, ni dans le cadre de cette étude), Staline lui-même soulève de sérieuses réserves dès qu’il en vient aux rapports externes. Le « camarade » Notkine s’en entend dire de belles pour avoir soutenu que les machines et instruments construits dans les usines d’État sont également des marchandises. Elles ont de la valeur, on en enregistre le prix, mais ce ne sont pas, paraît-il, des marchandises ! Nous voyons d’ici Notkine se gratter la tête, perplexe !
« Deuxièmement, cela (la valeur, le prix. N.d.R.) est nécessaire pour pouvoir, dans l’intérêt du commerce extérieur, vendre des moyens de production aux États étrangers. Ici, dans le domaine du commerce extérieur, mais seulement dans ce domaine (souligné dans l’original. N.d.R.), nos moyens de production sont effectivement des marchandises et se vendent effectivement (sans guillemets). »
C’est dans le texte revêtu de l’imprimatur officielle que l’on trouve cette dernière parenthèse : nous pensons que l’imprudent Notkine aura mis entre guillemets le mot « vendus » qui, pour un marxiste et un bolchevik, est plutôt malodorant ! On voit qu’il ne sort probablement pas de la même école que les jeunes générations !
Il nous serait utile de savoir quels seront, dans quelques années, les pourcentages respectifs des placements à l’étranger et à l’intérieur – et un autre renseignement aussi : considère-t-on souhaitable que le rapport augmente ou diminue ?
Que le produit total doive augmenter vertigineusement, c’est la loi dite de l’économie planifiée « proportionnelle » qui nous l’apprend. Le sens de l’expression doit être le suivant (nous le supposons, ne sachant pas le russe) : plan réglant l’augmentation de la production selon une raison annuelle constante, selon une courbe de même forme que celle de l’augmentation démographique ou de l’intérêt composé. Le terme exact que nous proposons est : développement planifié en progression géométrique. La « courbe » correctement tracée, nous formulerons, avec notre modeste jugeote, cette « loi » : le socialisme commence là où la courbe se rompt.
Retenons pour l’instant cet aveu que les produits, y compris les biens de production qui vont à l’étranger, sont des marchandises, non seulement dans la « forme » et du fait de l’existence d’une comptabilité, mais aussi dans la « substance ».
Et d’un. Il suffit de discuter à quelques milliers de kilomètres de distance, et l’on finit par s’entendre !
Encore un peu de patience : nous arriverons bientôt à la haute politique et à la haute stratégie, et les fronts se dérideront. Mais auparavant, nous devons nous attarder encore sur un point d’économie marxiste. Le maréchal est conduit par la force des choses au problème explosif du marché mondial. Il nous dit que l’U.R.S.S. soutient les pays associés par des aides économiques qui en intensifient l’industrialisation. Cela vaut-il aussi bien pour la Tchécoslovaquie que pour la Chine[13] ? Voyons ! « On arrivera, grâce à de pareils rythmes de développement de l’industrie, à obtenir rapidement de ces pays non seulement qu’ils n’aient plus besoin d’importer des marchandises en provenance des pays capitalistes, mais qu’ils sentent eux-mêmes le besoin d’exporter l’excédent de leur production. »
Ce qui implique encore une fois cette question : ce qu’ils exporteront en Occident, ce sera des marchandises mais ce qu’ils importeront en Russie, qu’est-ce que ce sera ?
Le fait important dans cette rentrée en fanfare d’un mercantilisme identique. tant par sa forme que par sa substance (s’il fallait croire au maquillage des économies !) au mercantilisme capitaliste, est qu’elle répond à l’impératif : exporter pour pouvoir produire plus ! Or c’est essentiellement le même impératif qui vaut à l’intérieur du prétendu « pays socialiste » : car entre la ville et la campagne, entre les fameux alliés que sont prolétariat et paysannerie, c’est d’une véritable affaire d’import-export qu’il s’agit, puisque. comme nous l’avons vu, on arrive là aussi à à la loi de la progression géométrique et au « produire toujours plus » !
Voilà ce qu’on fait du marxisme ! C’est que – du moins Staline le prétend – les formules subversives qui distinguent le travail nécessaire du surtravail et le travail payé du travail non payé sont tombées en désuétude depuis que « les ouvriers sont au pouvoir » ! C’est que, après avoir accepté jusqu’à un certain point la loi de la valeur (même pour l’avenir), on affirme qu’« il n’est pas vrai que la diminution du taux moyen de profit soit la loi fondamentale du capitalisme contemporain » et que « le capitalisme monopoleur » (nous y voilà ! mais toi, qu’en savais-tu, pauvre Marx ?) « ne peut se contenter du profit moyen (qui en outre a tendance à diminuer par suite de l’augmentation de la composition organique du capital), mais cherche au contraire le profit maximum ». La parenthèse du texte officiel semble un moment remettre en vie la défunte loi de Marx : mais ce n’est que pour proclamer de plus belle la nouvelle : « La recherche du profit maximum est la loi fondamentale du capitalisme contemporain. »
Si le lance-flamme continue encore un peu ses exploits dans la bibliothèque des classiques, il ne restera même plus les moustaches de l’artificier.
Ces contre-thèses boiteuses qui accourent de tous côtés sont insupportables ! On prétend d’un côté que les lois du capitalisme monopoliste se sont révélées très différentes de celles du capitalisme de Marx, mais on ne se gêne pas pour affirmer ensuite que les lois économiques du socialisme pourraient fort bien rester les mêmes que celles du capitalisme.
Retournons héroïquement à l’A.B.C.; il est nécessaire tout d’abord de rappeler la différence qui existe entre masse de profit et masse de plus-value d’une part, taux de profit, taux de plus-value, de l’autre, ainsi que l’importance de la loi concernant la tendance du taux de profit moyen à la baisse, que Marx a minutieusement exposée au début du troisième livre du Capital.
Il faut lire et comprendre ! Ce n’est pas le capitaliste qui tend à faire baisser le profit ! D’ailleurs, ce n’est pas le profit (c’est-à-dire la masse du profit), mais son taux qui baisse ! Et ce n’est pas le taux de tout profit, mais le taux moyen du profit social. En outre, il ne baisse pas hebdomadairement, à chaque parution du « Financial Times », mais historiquement, au cours du développement assigné par Marx au « monopole social des moyens de production », entre les griffes du Capital dont il a écrit la définition, décrit la naissance, annoncé la mort.
C’est le vain effort, non pas du capitaliste individuel (figure secondaire chez Marx), mais de la machine historique du capital dont le corps est doué de force vitale et d’âme, pour échapper à la loi de la baisse du taux de profit moyen, qui nous conduit aux thèses classiques qu’au grand chagrin de l’Occident, Staline daigne à nouveau embrasser : premièrement, inévitabilité de la guerre entre les États capitalistes; deuxièmement, inévitabilité de la chute révolutionnaire du capitalisme dans tous les pays. Et si l’on comprend ce qui précède, on verra que c’est même la seule chose qui nous y conduit : c’est cette lutte titanesque du capitalisme contre son propre effondrement, qui s’exprime dans la consigne : produire toujours plus !
Il s’agit non seulement d’éviter la stagnation, mais d’enregistrer sans cesse l’augmentation de l’augmentation ! (En mathématique : courbe d’une progression géométrique ! En musique : crescendo à la Rossini). C’est dans ce but que, lorsque toute la « patrie » est mécanisée, il faut exporter et bien appliquer la leçon impartie par cinq siècles d’histoire : le commerce suit les armées.
Et voilà, Djougachvili, quelle est votre consigne !
Pour la démonstration, il nous faut revenir à Marx et à Engels. Cette fois, il ne s’agira plus des textes organiques et complets qu’ils ont composés en pleine vigueur et avec la fougue de ceux qui, n’ayant ni doutes, ni lacunes, balayent sans difficultés les obstacles. Le Marx, auquel nous nous adresserons maintenant, est celui dont parle son « exécuteur testamentaire » dans les préfaces presque dramatiques du 5 mai 1885 et du 4 octobre 1894 aux Deuxième et Troisième Livres du « Capital ». C’est un homme dont la santé décline et que les diverses attaques de la maladie contraignent à des arrêts d’activité pendant lesquels son anxiété annule les effets du repos. C’est pourquoi, comme Engels l’explique, les matériaux de ces deux livres se présentent, à sa mort, comme un immense amas de manuscrits dont les uns sont rédigés dans leur forme définitive, tandis que les autres se réduisent à des feuillets. des remarques des notes, des extraits, des abréviations illisibles – promesses de recherches futures – ou à des pages incertaines et de style hésitant. C’est que le travail fourni par cet organisme humain entre 1863 et 1867 est incalculable, en particulier celui qui a donné naissance au Premier Livre de son œuvre maîtresse, jailli d’une seule et vigoureuse coulée. Mais, dès 1864–65, les premières atteintes de la maladie se faisaient sentir et l’attention infaillible de son grand « aide » Engels en découvre les traces dans ses travaux inédits. La robustesse d’Engels ne résistera pas non plus au travail fastidieux de déchiffrage, relecture, dictée, remaniement du texte dicté, ordonnance des matériaux, entrepris après la mort de son ami avec la volonté bien ferme de ne rien ajouter du sien. Engels a prodigué généreusement ses veilles sur les pages de son ami et une inquiétante faiblesse des yeux le condamne pour plusieurs années à réduire son travail personnel, car il lui est désormais interdit d’écrire à la lumière artificielle. Ni vaincu, ni découragé, il présente ses humbles et loyales excuses à la Cause – « il n’avait pu faire autrement ! » – rappelant avec modestie tous les autres domaines dans lesquels il a dû supporter seul le poids du travail. Un an après, il mourait.
Ce rappel n’est ni un hors-d’œuvre ni un morceau à effet. Nous avons voulu seulement souligner que le souci de fidélité technique qui a dominé la compilation d’Engels a presque totalement privé les deux derniers livres de ces brillants chapitres de synthèse qui ramènent périodiquement le lecteur à une vue d’ensemble et que l’on trouve dans le livre rédigé du vivant de Marx. Certes la plume d’Engels était capable de tels raccourcis; on lui en doit de nombreux et d’importants. Mais ne voulant pas faire de tels développements sous le nom de Marx il se limite à l’analyse. S’il en avait été autrement, il serait impossible d’interpréter le texte comme certains le font aujourd’hui et depuis cinquante ans déjà et de prétendre que Marx se serait quelque peu rétracté dans le dernier livre, rétractation qui, suivant le commentateur, oscille de la philosophie à l’économie et la politique. Pourtant, il existe autant de rappels et de connexions explicites entre les derniers écrits de Marx et le Premier Livre qu’entre celui-ci et les œuvres de jeunesse ou le « Manifeste Communiste »; mille passages de sa correspondance le confirment d’ailleurs.
Il ne s’agit pas de reprendre l’analyse. Notons seulement que Marx, nous donne, dans un de ces raccourcis dont il est coutumier, la raison pour laquelle il a consacré tant de travail à la loi de la baisse du taux de profit. Eh bien, Engels hésite à rapporter le fragment il le met entre crochets, car bien que rédigé d’après une note du manuscrit original, le passage dépasse dans certains développements les matériaux fournis par ce dernier…
« Donc, pour le capital, la loi de l’augmentation de la force productive du travail ne s’applique pas de façon absolue. Pour le capital, cette productivité est augmentée non quand on peut réaliser une économie sur le travail vivant en général mais seulement quand on peut réaliser sur la fraction payée du travail vivant une économie plus importante qu’il n’est ajouté de travail passé, comme nous l’avons déjà brièvement indiqué au livre 1e » (valeur transmise par la machine au produit : voilà qui est bien actuel, n’est-ce pas ? N.d.R.).
« Ici, le système de production capitaliste tombe dans une nouvelle contradiction. Sa mission historique est de faire s’épanouir, de faire avancer, sans aucune retenue et sans aucun égard, la productivité du travail humain en progression géométrique. Il est infidèle à sa vocation dès qu’il met, comme ici (résistance du capitalisme à introduire des machines d’un rendement supérieur) obstacle à l’épanouissement de la productivité. Par là il prouve simplement, une fois de plus, qu’il entre dans sa période sénile et qu’il se survit de plus en plus. »
Laissons les pharisiens s’écrier que le capitalisme ayant survécu soixante ans, la phrase mérite plutôt trois fois qu’une les crochets qu’Engels lui a mis et qu’elle prouve l’habituelle « imprudence » de Marx. Indifférents à cette objection – car ce capitalisme-là est désormais fortement faisandé ! – nous relèverons les thèses programmatiques que Marx « aimait » habituellement intercaler dans des analyses fines et profondes. Donc, le capitalisme s’écroulera. Et le post-capitalisme ? Nous y voici : étant donné l’augmentation de la force productive de chaque unité de travail, diminuons la durée du travail vivant, au lieu d’augmenter la masse produite ! Pourquoi l’Ouest ne veut-il pas en entendre parler ? Parce que le seul moyen d’échapper à la « loi de la baisse du taux de profit » est de surproduire. Et l’Est ? Idem ! Mais il est juste de reconnaître qu’il s’agit. là d’un capitalisme encore jeune.
« Si les marchandises pouvaient parler, elles diraient : notre valeur d’usage intéresse sans doute l’homme : nous, en tant qu’objets, nous nous en moquons. La seule chose qui nous intéresse est notre valeur. Notre rapport mutuel en tant qu’objets de vente et d’achat le prouve. Nous ne nous considérons réciproquement que comme valeurs d’échange ! »
Ainsi parle Marx dans un des paragraphes qui sont les joyaux du « Capital ». Reprenons donc, sur le même ton d’apologue, la démonstration de la loi mise au rancart par Staline, en laissant de côté pour le moment les exemples numériques et le symbolisme algébrique.
Nous avons donc porté pour vous le microphone sur la place où se rencontrent les marchandises provenant respectivement de Russie et d’Amérique, il a été admis en haut-lieu qu’elles parlaient un langage économique commun. C’est un principe sacro-saint pour les unes comme pour les autres que le prix du marché auquel elles aspirent doit être supérieur à leur coût de production : autrement, elles n’auraient pas fait tant de chemin ! Dans leurs pays d’origine, on ne vise qu’à une chose : les produire à coût minime et les écouler à des prix élevés.
La marchandise provenant du pays à théorie capitaliste vous parle : « Je suis formée de deux parties (voyez, je ne porte qu’une seule soudure). La première c’est le coût de production, l’avance de capital vivant de celui qui m'a produite. La seconde est le profit qui, ajouté au coût de production, donne la somme exacte au-dessous de laquelle (ne vous faites pas d’illusions !) je ne saurais déroger à mes principes ! Pour encourager l’acquéreur, je me contente d’un profit modeste. Il vous est facile d’en vérifier le taux : divisez mon prix total par mon coût de production. Si j'ai coûté 10 dollars et que vous puissiez m'emporter pour il à peine, serez-vous assez radins pour trouver exagéré le taux de 10 % ? « Approchez, Messieurs, approchez… »
Nous passons le micro à l’autre marchandise. Voici son discours : « Chez nous, il est d’usage de professer l’économie marxiste. Je porte (vous le voyez, et je n’ai pas de raison de le cacher) deux soudures : c’est que je me compose de trois parties et non de deux, comme l’autre (chez elle, c’est la même chose d’ailleurs, mais ça ne se voit pas !). Pour me produire, les frais sont de deux sortes : d’une part, matières premières et consommations d’instruments et de machines, nous appelons cela capital constant; d’autre part, salaires alloués au travail humain, que nous appelons capital variable. Leur somme forme ce que la demoiselle qui a parlé avant moi appelle le coût de production. A cela même, chez moi, il faut ajouter un bénéfice, un profit, que nous appelons plus-value : c’est ma troisième et dernière partie. Pour la partie constante avancée, nous ne demandons pas de surplus, car nous savons qu’elle ne peut produire une valeur plus grande qu’elle-même. Le surplus provient du travail, ou de la partie variable de l’avance faite. Vous voudrez donc bien calculer le taux de la plus-value, et non celui du profit. C’est facile : divisez cette plus-value par le capital-salaires dépensé par moi. »
L’acheteur commun répond : « Allez raconter tout ça au concierge ! Ce qui m'importe, à moi, c’est ce que vous allez me coûter, c’est votre prix de vente à chacune ! »
Une algarade s’élève entre les deux marchandises, chacune d’elles soutenant vouloir faire l’affaire la moins lucrative et se contenter d’un taux de profit dérisoire. Mais comme aucune des deux ne peut pourtant réduire celui-ci à zéro c’est celle qui a vraiment le coût de production le plus bas qui l’emporte ! : ça, même Staline le proclame à tout bout de champ !
Pour la partie constante, quantité et qualité des matières premières sont déterminées. La lutte portera donc sur la partie variable dans les deux pays exportateurs. Il y a une solution évidente : c’est de payer moins l’ouvrier et de le faire travailler plus. Ce qui joue surtout, pourtant, c’est la productivité du travail. Elle est liée au perfectionnement technique, à l’usage des machines de plus haut rendement, à l’organisation plus rationnelle des établissements. Aussi exhibe-t-on de part et d’autre des photos impressionnantes de grandes usines et se vante-t-on d’avoir constamment abaissé le nombre d’ouvriers employés, à volume constant de la production. Naturellement, s’il y a une chose qui intéresse fort peu l’acheteur, sur le marché ainsi disputé, c’est de savoir dans quel camp les ouvriers sont le mieux payés et le mieux traités.
Nous pensons que le lecteur n’aura pas eu de mal à comprendre la différence qui existe entre les deux méthodes employées par nos commères dans l’analyse de la valeur. Le taux de a plus-value est toujours beaucoup plus fort que le taux du profit. et cela d’autant plus que le capital constant l’emporte de plus loin sur le capital variable.
Or, la loi de Marx sur la baisse du taux de profit moyen considère tout le profit, c’est-à-dire le bénéfice global fait sur une production donnée, et ceci avant que ce profit ne soit réparti (banquiers, industriels, propriétaires). Dans le Chapitre 13 du livre II du « Capital », Marx rappelle qu’il a intentionnellement traité la question de la baisse du taux de profit avant de passer à sa répartition (ou à celle de la plus-value) entre les différents types sociaux. La raison qu’il en donne est que la loi est vraie indépendamment de cette répartition. Elle le reste donc même quand c’est l’État qui remplit les fonctions de propriétaire, de banquier, d’entrepreneur, etc.
La loi se fonde sur le processus historique général (que personne ne nie et dont tous font l’apologie) d’augmentation incessante de la productivité du travail grâce à l’application au travail manuel d’instruments, d’outils, de machines, de dispositifs et de ressources scientifiques toujours plus complexes. Pour une masse donnée de produits, il faut toujours moins d’ouvriers. Le capital que l’on a dû débourser et investir pour obtenir cette masse déterminée de produits modifie continuellement ce que Marx appelle la composition organique du capital : il contient toujours plus de capital-matières et toujours moins de capital-salaires. Un nombre réduit d’ouvriers suffit désormais à « ajouter » une énorme valeur aux matières travaillées, car ils peuvent en travailler des quantités beaucoup plus grandes que par le passé. Cela aussi coïncide avec les faits. Et alors, admettons même que le capital augmente l’exploitation, c’est-à-dire le taux de la plus-value, en payant moins les ouvriers (cela arrive souvent, mais ne vaut comme loi nécessaire qu’aux yeux du révolutionnaire d’opérette, et non du marxiste) dans ce cas, la plus-value et le profit retirés augmenteront. Pourtant, du fait que la masse des matières premières achetées et travaillées aura augmenté dans une proportion encore plus grande pour un même emploi de main-d’œuvre, le taux du profit continuera à baisser. En effet, si la quantité de profit a bien augmenté, son taux est donné par le rapport de cette quantité à la totalité du capital avancé en matières et en salaires, qui a grandi encore bien davantage.
Le capital cherche le profit maximum ? Mais certainement il le cherche, et il le trouve. Avec l’accroissement de la population et surtout du prolétariat, l’augmentation imposante des quantités de matières premières travaillées et du volume de la production, la masse du profit doit nécessairement grandir aussi : mais le capital est impuissant à empêcher le taux de profit de baisser pendant ce temps. Au départ : petits capitaux, répartis entre une multitude de capitalistes, et investissements à bon taux. A l’arrivée : capitaux immenses, répartis entre très peu de capitalistes (tel est l’effet de la concentration qui accompagne l’accumulation) : investis, il est vrai, à un taux inférieur, mais avec l’incessante ascension, à des hauteurs vertigineuses, du capital social, du profit social, du capital et profit moyen d’entreprise.
La loi de Marx sur la baisse du taux de profit n’est donc contredite en rien. Seules la diminution de la productivité du travail, la « dégénérescence » de la composition organique du capital seraient en mesure d’arrêter cette baisse : mais, c’est justement contre quoi Staline dirige ses batteries les plus lourdes, cherchant désespérément à dépasser l’adversaire sur ce terrain.
Quelques modestes chiffres de source capitaliste concernant l’économie américaine apportent la confirmation de la loi établie par Marx et niée par Staline. En 1848, dit la statistique, c’est-à-dire à la naissance du capitalisme industriel aux États-Unis sur une valeur de 1000 ajoutée au cours de la production à la valeur des matières brutes, 510 allaient aux travailleurs sous forme de salaires et traitements, et 490 aux patrons comme profit, en laissant de côté les détails concernant l’usure des machines, les frais généraux, etc., ces deux chiffres donnent exactement le capital variable d’une part, la plus-value de l’autre. Leur rapport, ou taux de la plus-value, est de 95 %.
Quel aura donc été, selon le raisonnement bourgeois, le taux de profit ? Pour répondre, il nous faudrait connaître la valeur des matières premières transformées. Nous ne pouvons que la supposer en partant de l’hypothèse que dans une industrie naissante chaque ouvrier transforme une valeur s’élevant en moyenne au quadruple environ de sa paye. Pour 510 de salaires, on aura donc 2000 de matières premières. Les frais totaux de la production s’élèveront donc à 2510. Pour 490 de gain capitaliste, cela donne un taux de profit élevé, soit 19,5 %. Il est à noter qu’il est inférieur, comme toujours, aux taux de plus-value.
En 1929, après une période de croissance industrielle hallucinante, les ouvriers ne reçoivent plus que 35 sur une valeur de 1000 ajoutée au produit brut, tandis que les capitalistes perçoivent 648. (Que l’on ne commence pas à faire de la confusion : jusqu’au fameux Vendredi Noir; les salaires augmentaient et le « standing » de vie des ouvriers s’était aussi fortement élevé, ce qui ne change rien à la question !) On voit que le taux de plus-value – ou d’exploitation – a fortement augmenté : de 95 à 180 %. Si maintenant quelqu’un n’a pas encore saisi que l’on peut être plus exploité tout en ayant plus d’argent et en mangeant mieux, qu’il aille se coucher ! C’est qu’il n’a rien compris aux effets de la productivité de travail accrue, contenue dans la carcasse de l’ouvrier et qui s’en va finir dans la poche du bourgeois.
Admettons qu’entre 1848 et 1929, la capacité de transformation des matières premières ait, grâce à l’emploi des machines, décuplé pour un même nombre d’ouvriers : c’est un chiffre que nous avançons tranquillement, conscients d’être toujours prudents contre notre propre thèse et en faveur du coupeur de cheveux en quatre, qui s’amuserait à contrôler. Les travailleurs recevant maintenant 352 au lieu de 510 précédemment, on pourrait supposer la part des matières premières tombée de 2000 à 1440; en réalité elle se montre au contraire à 14 100. Avec une dépense totale de 14 452 et un gain capitaliste de 648, on un taux de profit de 4,4 %. La voilà la chute du taux de profit ! Il ne suffit pas de tirer son chapeau à Marx; évitez aussi de vous précipiter pour essuyer les larmes du capitaliste Oncle Sam ! On aura compris que nous cherchions des taux et non des masses de profit. Essayons maintenant de nous faire une idée des chiffres globaux de la production, sinon en valeur absolue réelle, du moins dans leurs rapports d’une époque à l’autre. Nous noterons que les 3000 de produit brut pour 1848 et les 14 100 pour 1929 sont donnés pour des nombres sensiblement égaux de producteurs. En réalité, la population ouvrière a au moins décuplé en chiffres ronds, pendant ces quatre-vingts ans. On peut donc évaluer le produit total à 50 fois ce qu’il était en 1848. Le taux du profit patronal a beau être tombé à la moyenne de 4.4 %, la masse du profit, elle, est passée de 490 à 6480, c’est-à-dire qu’elle a augmenté 13 fois ! Il est bien certain que nos chiffres sont encore trop modestes. L’important était de montrer, que tout en faisant la course au profit maximum, le capitalisme américain a bien obéi à la loi de baisse du taux de profit. Staline ne peut pas lui trouver de nouvelles lois. Notons encore que nous n’avons pas tenu compte de la concentration. Donnons l’indice 10 à celle-ci, et le profit moyen de l’entreprise américaine (comme masse) se sera multiplié par 130. Voilà la course à la crise et la confirmation de Marx !
Nous nous permettrons un autre calcul encore plus hypothétique. Supposons que la classe ouvrière prenne le pouvoir dans une situation du type de celle de 1929, soit : 14 400 de matières premières à travailler; 352 de main-d’œuvre et 648 de bénéfices, c’est-à-dire 15 400 de produit total.
Et alors…, les ouvriers lisent Marx et utilisent la « force productive accrue du capital en réduisant simplement la durée du travail vivant ». Un décret du Comité révolutionnaire abaisse énergiquement la production à 10 000 (où faudra-t-il faire des coupes sombres, on le verra bien à ce moment-là ! Pensez seulement qu’alors il n’y aura plus d’élections, présidentielles ou autres !). Sur cette somme, le travailleur prélèvera non pas le profit (chargé de taxes et services généraux), mais une faible partie, disons 500, pour les ajouter à ses 352 de salaires. La retenue générale que nous effectuerons pour la conservation des installations publiques et même pour les administrations de l’État sera nettement supérieure aux 648 des capitalistes éliminés, disons 700. Tout compte fait, on trouve 8800 de matières premières à travailler au lieu de 14 400 et si le nombre des ouvriers reste le même, la journée de travail de chacun est réduite à 62 %, c’est-à-dire qu’elle passe de 8 à 5 heures environ. C’est déjà un bon pas en avant ! Si nous calculions maintenant la rémunération horaire, nous verrions que nous l’avons élevée de 120 % soit de 45 à 100.
Ce ne serait pas encore le socialisme, mais correspondrait déjà à une loi inverse de celle du capitalisme : la diminution de l’effort humain rendue possible par l’accroissement de la productivité du travail, soit qu’on maintienne la production à un niveau constant, soit qu’après l’élimination des sanglants rameaux dont le capitalisme charge son trône, elle reprenne sa croissance suivant une courbe douce, à un rythme humain et harmonieux. C’est exactement le contraire de ce qu’affirme Staline qui identifie ce qu’il prend pour une loi nouvelle du socialisme à la loi capitaliste d’augmentation de sa production en rapport avec celle de la productivité du travail.
L’appel à un effort productif frénétique qui fait retentir aujourd’hui les échos, ne peut signifier autre chose qu’une résistance désespérée à la loi marxiste de la baisse du taux de profit. La rhétorique réactionnaire-progressive intervient de toutes ses forces pour empêcher que cette baisse n’entraîne la diminution de la plus-value et du profit, réclamant, à l’humanité désemparée, plus de travail, plus de produits. Et si, étant donné leur rémunération, les travailleurs du pays ne peuvent acquérir le surproduit, il faut trouver un moyen d’exporter en conquérant des marchés extérieurs. Tel est le cycle infernal de l’impérialisme qui a trouvé dans la guerre sa solution inévitable et dans la reconstruction de l’équipement séculaire que cette guerre a détruit une issue provisoire à la crise suprême.
Ce sont exactement les mêmes voies que suit Staline : reconstruction des régions dévastées, équipement capitaliste de pays immenses d’abord, et aujourd’hui course aux marchés. Cette course, pour toute entreprise ne connaît que deux voies : faibles coûts de production et guerre.
Nous terminerons cette exposition de la loi fondamentale de Marx par l’énoncé nouveau qu’il donne du capitalisme en appendice au Chapitre XV du Livre III. Comme toujours, cet énoncé a la valeur d’un programme social communiste.
« Trois faits principaux de la production capitaliste :
1. Concentration des moyens de production en peu de mains; ainsi ils cessent d’ apparaître comme la propriété des producteurs immédiats et se transforment, au contraire, en puissances sociales de la production. Mais, d’abord, ils apparaissent comme propriété privée des capitalistes. Ceux-ci sont les syndics de la société bourgeoise, mais ils empochent tous les fruits qui résultent de cette fonction.
Ensuite, Marx ne l’écrit pas, mais il veut dire que ces figures personnelles, d’importance secondaire, peuvent disparaître et que le Capital reste Puissance sociale.
2. Organisation du travail lui-même comme travail social : par la coopération, la division du travail et la liaison du travail et des sciences de la nature.
Dans les deux sens, le système de production capitaliste abolit la propriété privée et le travail privé, quoique sous des formes contradictoires.
3. Constitution du marché mondial.«
Comme toujours, notre fil nous a conduit où il devait nous conduire. Que le lecteur sache que la journée n’est pas terminée, mais seulement parvenue en son milieu.
Notes :
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Thèmes favoris de la propagande anti-allemande, puis anti-américaine, du gouvernement russe. [⤒]
Au cours de la lutte mené. par la Gauche italienne dans la IIIe Internationale contre l’opportunisme, invoquant la nécessité d’une « souple » adaptation de la tactique aux prétendues « circonstances changeantes ». [⤒]
C’est-à-dire pour un pays anciennement capitaliste autant que pour un pays où le mode de production capitaliste, encore à ses débuts, ne contrôle qu’une infime partie de la production. [⤒]