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A COHÉRENCE DES ANCIENS, CONTORSIONS DES JUNIORS


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A cohérence des anciens, contorsions des juniors
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Sur le fil du temps

A cohérence des anciens, contorsions des juniors

Le dernier numéro de « Battaglia Comunista » a parlé, à propos de actualité étouffante des élections administratives, de la situation à Rome, où les communistes et les socialistes staliniens se trouvent sur la liste bloquée de Nitti : cela démontre que celui-ci n’est pas plus devenu gâteux qu’il ne s’est converti, mais qu’il poursuit effectivement avec une vision sûre la politique semi-séculaire des blocs bourgeois avec la gauche prolétarienne, chef-d’œuvre de la conservation italienne.

Lorsque la presse gouvernementale – (qui est vraiment descendue par sa campagne actuelle au-dessous de ses pires traditions; écoutez ce titre : Déclaration de Dayton : 190 milliards de lires représentent le discours le plus efficace ! La D.C. ne serait-elle pas tombée sur une agence spécialiste des U.S.A., louée par Staline ?) réprimande don Ciccio à Rome, elle le lâche aussi à Naples avec pour objectif une autre personne vénérable (absit injuria verbo) : don Arturo Labriola.

La bassesse de cette réplique et la dégringolade foudroyante, dans un piqué incroyable, réalisée par le stalino-communisme jusqu’à aujourd’hui permettent, en redisposant les choses conformément au fil du temps, de réhabiliter en matière de cohérence, non seulement le prudent et habile Nitti, mais même le dissipé et irréfléchi Labriola, homme dépourvu entre tous de self-control.

Nous avons consacré à une vieille histoire de blocs un Filo du 11 avril 1951 que nous avons intitulé « Fable socialiste à la manière d’Esope », parce que nous avons remplacé les noms des hommes politiques par ceux d’animaux, afin de conserver sa vigueur à l’histoire, sans vouloir offenser… les animaux.

Nous sommes revenus sur le sujet de « L’évolution dégénérative de la syphilis des blocs » dans le Filo suivant : ce qui nous en a donné l’occasion, c’est l’information qu’un congressiste du P.C.l., en entendant le délégué napolitain proposer apertis verbis[1] un bloc allant jusqu’aux monarchistes et aux fascistes pour abattre l’administration gouvernementale, avait, avec une certaine naïveté passé à la table présidentielle à laquelle siégeait Togliatti, le petit billet suivant : mais c’est le bloc de 1913 !

Ayant donc pris pour thème la collaboration de bloc, il nous a été facile de prouver que, dans les formes pratiquées par le stalinisme actuel, elle est de loin pire qu’avant et qu’elle constitue une forme pathologique très aggravée de la dégénérescence classiste.

Dans le premier avant-guerre, nous avons observé des amours adultérines avec les républicains et les démocrates radicaux; dans le premier et le second après-guerre, nous avons assisté à des relations contre nature. Nous n’avons nullement progressé, et ce n’est pas pour rien que la mode est existentialiste.

A partir de la formule : pour Ebert ! contre Hindenburg !, nous avons vu le glissement : pour Hindenburg ! contre Hitler !. Et puis à l’échelle mondiale : pour Hitler ! contre Churchill !; et de façon graduelle au renversement : pour Churchill ! pour Roosevelt ! pour Truman ! contre Hitler !. Enfin aujourd’hui : contre Truman ! avec qui vous voulez, avec le « diable » de 1914, avec Picasso, Curie, Nitti, Labriola, Orlando, et même si l’on écoute les discours électoraux des Terracini et des Di Vittorio, avec Pacelli[2]; sans discussion donc, avec le bon Dieu, réduit lui aussi au rang de diable.

A l’échelle italienne du reste, si l’on part de Livourne en 1921, où l’on a chassé Turati et Serrati, on a bien descendu la rampe : avec Serrati ! contre Turati – avec Turati ! contre la bourgeoisie – avec Turati, Amendola, Sturzo ! contre Mussolini, avec tout le monde ! jusqu’à De Gasperi et Humbert de Savoie contre les Allemands !

Devons-nous vraiment nous étonner aujourd’hui, comme si c’était une chose inouïe, de l’appel : avec Nitti et Labriola ! contre De Gasperi et Scelba; et le slogan : avec la monarchie et le fascisme ! contre le Pacte Atlantique, nous surprendrait-il ?

Nous voyons donc à quelles comparaisons historiques se prête la polémique napolitaine rétrospective, à l’aide de laquelle ils ont voulu réduire au silence le loquace don Arturo, nouvel allié du Moustachu et pendant[3] du don Ciccio capitolin; même si encore une fois l’éclectisme n’a pas été démenti : grosse liste unique à Rome, listes apparentées à Naples.

Cela n’apportera que de nouvelles conclusions à la thèse : une fois le pied mis sur la pente glissante des exceptions à la lutte des classes, personne n’a jamais pu s’arrêter à mi-chemin, et éviter de s’écraser en bout de course le derrière très expérimenté, digne train d’atterrissage du planeur-opportunisme.

Hier

On a ressorti le bloc parthénopéen[4] de 1913, et Giovanni Ansaldo, qui, transplanté à Naples, veut faire l’informé, a cru bon de reprendre Labriola : ne s’agit-il pas de 1914 ? Il faut, comme ils disent dans leur métier, faire le point (brrr !). Les élections eurent lieu en 1914, avec la victoire du bloc populaire napolitain, mais ce dernier fut constitué en 1913 avant la convocation des meetings, et c’est sans peur qu’il fut appelé « bloc permanent ».

Don Arturo Labriola, à qui la désinvolture n’a jamais manqué, affiche de croire que la permanence s’étend jusqu’en 1952. Pas trop paradoxal.

Il conviendra d’aller doucement, parce que les « tournants » sont tels qu’ils donnent le vertige même à des champions authentiques de descente habitués à prendre des virages à 180 degrés, comme Labriola ou Ansaldo.

C’est l’« Unità » elle-même qui est allée interviewer Labriola pour avoir des explications sur la tactique. Peut-être qu’à la rédaction, ils ne s’expliquaient pas pourquoi l’on appliquait seulement à moitié celle du congressiste de 1951 qui voulait « s’apparenter » également avec les monarchistes et les fascistes. Et c’est don Arturo lui-même qui en est venu à dire avec un calme parfait, après avoir rappelé le bloc de 1913, la victoire d’avril 1914, la première administration populaire avec del Pezzo, la seconde avec lui comme maire, en temps de guerre : « Aujourd’hui, c’est la même bataille qu’autrefois : d’où la continuité historique que nous revendiquons pour notre action d’aujourd’hui ».

Eh bien donc : 1912–1952; pour démentir don Arturo, on prépare une espèce de biographie de don Arturo. Elle ne serait pas plus intéressante que cela, si elle ne confrontait de manière suggestive les diverses positions qu’il prit à propos des guerres et des élections, dans des situations difficiles entre lesquelles il effectua le « slalom géant ».

Il est connu qu’Arturo Labriola a été cité (à satiété) comme un exemple illustre de funambulisme politique et de versatilité incessante d’opinions, et cela de vaudrait pas vraiment la peine d’insister là-dessus; de même, on connaît bien la vigueur polémique du sujet dans la justification de ses virages, et dans cet exercice, il ne lui manque ni information, ni talent, ni éloquence.

Puisque, malgré tout, le journaliste consommé qu’est Ansaldo, ne craignait pas, à son tour, de parler de corde dans la maison du pendu, il pouvait partir d’avant 1911, date qui lui sert d’excellent tremplin de lancement pour exprimer une admiration sans borne au Labriola de cette époque, en rupture avec le socialisme italien et international pour avoir acclamé l’aventure de Tripoli. C’est ainsi que don Arturo devient pour Ansaldo le précurseur du nationalisme, le fournisseur principal des arguments utilisés en faveur de toutes les guerres « coloniales ou non » et contre les puissances conservatrices et ploutocratiques (sic). Ne serait-ce pas mignon si, dans des articles écrits dans une commission atlantique, affleuraient des nostalgies de guerres contre l’Amérique ploutocratique ?

Pour s’en tenir à la question des blocs, il fallait aller un peu plus en arrière, en 1910, et citer un Labriola qui, étant à l’époque de gauche et de Milan, tirait à boulets rouges sur le socialisme égalitaire de Turati, et asséna quelques coups de fouet qui laissent des traces aux socialistes et aux syndicalistes napolitains qui étaient entrés dans le bloc administratif pour « en tirer des avantages et des profits personnels ».

Mais il veut limiter le parallèle aux blocs administratifs en s’appuyant sur l’argument central selon lequel le socialisme italien d’alors était décent et comestible, tandis que le communo-socialisme d’aujourd’hui serait féroce et d’un goût désagréable. C’est sur cette trame qu’il se base pour envoyer une volée de coups à la continuité de don Arturo. Maintenant, bien qu’il soit divertissant d’entendre celui-ci, à un âge avancé, revendiquer la cohérence, si les faits restent les faits, on doit conclure qu’il a raison lorsqu’il s’en tient à ce parallèle.

On doit alors rappeler quelques petits faits, avec la persévérance habituelle de celui qui écrit et la patience de celui qui lit.

Commençons par vérifier les papiers du parti socialiste italien de 1911 à1914, qui est cité aujourd’hui comme un exemple de… fair play. Tripoli : ce n’est pas seulement avec Kautsky (parce qu’il avait défini la guerre italienne comme un acte de brigandage) que Labriola dut se crêper le chignon, mais également avec tous les socialistes de la droite à la gauche, y compris Treves et Turati, qui menèrent une violente campagne relative à Tripoli contre Giolitti; le seul tripolitain fut Podrecca, expulsé au congrès de Reggio en 1912.

De plus, le bloc de 1913–1914 ne comprenait pas le parti socialiste, mais seulement les fameux « indépendants » napolitains, qu’Ansaldo, dans cet intervalle de temps et d’espace, qualifie de « fleurs d’hommes de valeur ». Fleurs, sans aucun doute, mais de transformistes. Aux élections politiques de 1913, le bloc implicite comprenait des personnes qui étaient déjà hors du parti : Labriola, Altobelli (rien d’autre qu’un hâbleur radical) et Ciccotti (parti comme franc-maçon et anti-bloc, il a fini comme interventionniste et fasciste). Etait dans le parti, Lucci, qui, pour avoir proposé la politique du bloc administratif au congrès d’Ancône, fut exclu. Par conséquent, dans le bloc dirigé par don Arturo en 1914, il n’y avait pas de socialistes du parti (oh quel vilain mot !) officiel.

Et alors, le parallèle pour juger de la continuité historique doit englober, du côté de 1914, les hommes de valeur du bloc napolitain, les parlementaires indépendants de la Chambre de guerre, divisés entre neutralistes et interventionnistes, mais s’épousant chaleureusement dans le bloc et sur la question locale, et de l’autre (c’est-à-dire du côté de 1952), les Togliatti, Nenni, Palermo, Alicata, avec un avantage pour ceux-ci, que le « napolitanisme » est mis en œuvre avec l’investiture formelle des partis nationaux kominformistes, partisans des blocs dans toute l’Italie et dans les autres pays.

En vérité, le parallèle convient parfaitement, avec un avantage polémique pour don Arturo et sa thèse, parce qu’il serait peut-être difficile d’attribuer la palme, entre les deux épisodes historiques où l’on vit fouler aux pieds la lutte de classes et la politique prolétarienne révolutionnaire. Que Naples ou Moscou vaillent cette messe[5], au fond, nous nous en fichons pas mal; si nous interrogeons notre solide mémoire, nous restons indécis sur la première place à accorder dans notre sensation de dégoût.

Les blocs de l’époque giolittienne se définissent comme accessibles aux bons bourgeois et attribuent aux socialistes (de type napolitain) des qualités exemplaires, sur lesquelles d’ailleurs nous avons peu de chose à opposer : spontanéité locale et italienne (à mort !) dans les enthousiasmes et les faiblesses, critères moraux et vision du monde qu’ils ont en commun avec les bons bourgeois, valeur attribuée au « oui » et au « non », etc.

Maintenant on doit insister sur le fait que tout cela ne concerne que le groupe de Naples et non le socialisme italien de 1914, malgré les torts qu’il ait pu avoir; et pas seulement sur le problème de la tactique adoptée, même s’il s’agit de rester dans la voie légale (malgré tout, une certaine semaine rouge !), puisqu’à Ancône on rompit avec la Maçonnerie, on condamna par principe les blocs, et on condamna aussi les ententes avec d’autres partis dans les élections de ballotage, en niant qu’il y eût des partis bourgeois plus ou moins « apparentés » au parti prolétarien.

La différence se confirme en effet à propos de la guerre de 1914 et du refus de l’interventionnisme; interventionnisme qui fut alors personnifié par le transfuge Mussolini, et qui fut soutenu avec les mêmes formules dont on a pris une cuite dans la guerre partisane, et dont on va prendre une autre dans la campagne anti-atlantique : liberté démocratique, nécessité de compléter et de racheter l’indépendance nationale… Les titres du premier numéro du « Popolo d’Italia » en 1914 valent les titres actuels de l’« Unità » : En finir avec la politique qui divise notre pays.

Donc : contre la lutte de classes, la collaboration de classes; contre l’intransigeance (qui était peu de chose, puisqu’on avait pas osé en 1919 aller jusqu’au défaitisme révolutionnaire, mais c’était quand même une chose bien différente de la trahison), la politique des blocs, que veulent le Pays, la Nation, et même le Clocher qui. sont au-dessus des classes; c’est la même formule éternelle, dans une continuité historique inflexible, aux deux extrémités. 1913, bloc, Labriola -1914, guerre, Mussolini – 1943, libération nationale, De Gasperi, Nenni, Togliatti -1952, bloc, Nitti (Orlando !) et Labriola (Porzio ! De Nicola !).

N’est-ce pas précisément cette histoire qui se répète ? Au bloc de 1913, nous reprochions les alliances secrètes qui, par l’intermédiaire des républicains et des radicaux, allaient selon une logique maçonnique jusqu’aux pires parlementaires de l’époque.

Aujourd’hui

Après avoir accordé la toison de mouton au socialisme du premier avant- guerre, à tort certainement pour la vieille garde respectable de Turati, qui acceptait d’endosser cette toison, mais n’en est jamais arrivé à la peau de porc, voilà la propagande gouvernementale qui s’affaire grandement pour donner la toison de lion au communisme d’aujourd’hui, et pour nous démontrer qu’un abysse le sépare du bon vieux socialisme à l’eau de rose.

Il y a un siècle, lorsqu’on voulait rappeler aux bourgeois en frac qu’ils descendaient du sans-culotte Gavroche et que des ruisselets de sang coulaient dans les ruelles du très civilisé Paris, on disait « c’est la faute à Voltaire »[6]. Aujourd’hui, « c’est la faute à Lénine »[7]. Celui-ci, dans son exil, étudiait le type de parti qu’il fallait pour conquérir le pouvoir en Russie, « sur un modèle étranger ». De toute façon, si le modèle est étranger pour la presse des Italies gouvernantes successives, Lénine le fit russe pour un usage russe, et nous, marxistes italiens et des autres pays, nous ne le trouvions pas du tout nouveau, puisque nous le trouvions d’un usage universel depuis 1848.

Eh bien, personne d’autre que don Arturo n’aurait davantage condamné ce parti truculent, mongol et amoral, breveté par Lénine, et dénoncé son détournement depuis le type floral de sa jeunesse à lui. Laissons cela, il y a des petites parenthèses, même à ce propos, qu’on peut bien accorder malgré tout à des génies de ce gabarit.

Nous ne remonterons pas aux antécédents de sa jeunesse effective : théorisation de la violence, hervéisme, grève générale insurrectionnelle (quelles belles pages !). Mais nous nous souvenons, nous aussi, de quelque chose de l’époque de maturité de notre héros : une certaine polémique de 1919 contre Turati, lequel essayait justement de soutenir qu’un hiatus effrayant s’ouvrait entre le socialisme classique et le bolchévisme de Russie. Nous lançâmes contre Filipo tous les projectiles disponibles, mais non pas l’arme prohibée d’un « bloc » avec Arturo !

Voyons un peu qui a compris le mot invoqué par Lénine « dans toute sa cruauté »; quelqu’un lui ayant demandé comment les bolchéviks devaient se comporter avec les social-démocrates, il répondit : utilisez-les jusqu’à la consommation.

Si nous les avions consommés, don Arturo aurait peut-être tort aujourd’hui, ou plutôt, le problème ne se poserait plus. Le malheur c’est que – après plus de trente ans d’ostentatoire application scientifique du marxisme-léninisme à la Staline – des social-démocrates, il en reste un paquet en circulation, et – de ceux qui le confessent – il en pousse certainement en Italie et ailleurs encore plus qu’en 1913 !

Cette consigne de notre maître Lénine nous resta sur l’estomac, précisément (ouvrez les oreilles) parce que d’usage russe. Certainement pas à cause de sa cruauté, ou parce que, lorsqu’il la donna, il se serait nettoyé ses moustaches blondes tachées de sang : nous le voyons toujours sourire avec plus de douceur qu’un enfant. Il ne s’agit pas de valeurs éthiques que nous possédons en commun avec la bourgeoisie, sur fond d’une civilisation supérieure (et en effet, nous n’avons jamais pratiqué la chasse à l’homme de couleur, le négriérisme, la traite des blanches, la combine, et l’existentialisme sexuel), mais de bien autre chose. Il s’agit d’une question « technique ». On parle souvent de cette façon, aujourd’hui, et cela signifie que, en dehors de la discussion qu’on devait en finir avec le capitalisme, en dehors de la discussion qu’on n’avait le droit d’écarter aucun moyen pour des raisons de « conscience », il s’agissait de projeter le résultat effectif des moyens à mettre en œuvre.

La question est simple. Peut-on consommer les social-démocrates, mais en les utilisant, à savoir en passant avec eux un pacte, pour en arriver à leur liquidation (dans un autre texte, on fait dire à Arturo « liquéfaction »; excusez-nous, professeur !) à la fin du jeu ? La réponse, comme d’habitude, est dialectique. Parfois oui, parfois non. Il ne s’agit pas de russe ou d’italien, ou de mode, pour laquelle cette salade variée que l’on appelle russe chez nous, est appelée salade italienne[8] à Moscou.

Lénine trouvait une saveur doctrinale à nos distinguos. S’il s’agit de lutte insurrectionnelle, les armes à la main, alors on peut certainement faire un accord avec les social-démocrates, et on le fit bien en mars 1917. Mais les social-démocrates viennent sur le terrain des coups de fusil non quand il s’agit d’une lutte de classe contre classe, mais seulement quand il s’agit d’objectifs bourgeois : patrie, liberté, guerre de partisans. Par exemple, même l’anti-sanguinaire Turati aurait pris le fusil, si on avait fait la guerre de 1914 aux côtés de l’Autriche : nous lui avons donné acte qu’il l’aurait fait plus sérieusement que les nationalistes pur-sang, et nous lui avons prouvé qu’avec ce fusil il était plus anti-marxiste qu’avec sa rhétorique traditionnelle de pompe à incendie.

Eh bien, c’était un cas où on aurait pu prendre le fusil en compagnie de Turati, et où ensuite, en temps utile, si les choses avançaient suffisamment c’est-à-dire si la mobilisation militaire, et avec elle l’État, sautait, on aurait pu le consommer lui aussi, alors qu’il se serait arrêté.

Ceci est une alternative de notre distinguo schématique. L’autre alternative est l’alternative électorale et en général légalitaire. Dans ce cas, c’est-à-dire quand la situation (dans les pays de capitalisme développé) exclut pour les socialistes démocrates une tâche d’action illégale, leur utilisation est impossible. Mieux, la chose est renversée; on passe un pacte, et ce sont les social-démocrates qui utilisent les communistes, jusqu’à la consommation.

Nous ne voulions être ni utilisés ni consommés par cette fine fleur de grands bavards. Et Lénine ne nous aida pas. Nous devions trouver la façon d’aller dans les parlements, de faire des offres d’action commune aux socialistes, de faire fronts uniques et d’envoyer des lettres ouvertes. A dire vrai, Lénine, tant qu’il vécut, ne songea pas à parler de fronts, de blocs et d’invitations pour les élections. Il s agissait de Lénine. On ne put et on ne pouvait faire plus que d’insister sur la chose suivante : l’erreur de tactique devenait une erreur de principe, puisqu’il n’existe personne qui puisse (« en se bolchévisant ») se prémunir contre le ramollissement et la vénalité, et que ce qui nous importe, ce n’est pas la qualité du sujet, mais les rapports dans lesquels nous allons le placer ou dans lesquels il vient à se trouver. Du reste, même Trotski a toujours défendu cette tactique élastique et « polyvalente » de manière encore plus infatigable, même après que la vieille garde de Lénine a été « consommée ».

Faisons maintenant le bilan. Qui a été consommé ? Le communisme révolutionnaire ou l’opportunisme social-démocrate ?

Le bilan le plus convainquant, ce n’est pas le bilan signé par les commissaires aux comptes Ansaldo-De Gasperi, mais celui qu’exhibent des commissaires aux titres plus solides : Nitti et Labriola. Eux y connaissent au moins quelque chose en matière d’économie et de comptabilité.

Non seulement les social-démocrates tiennent une boutique de plus en plus florissante malgré ses enseignes multiples, mais ce sont les communistes nominaux qui sont descendus complètement au rang des opportunistes, contre lesquels Lénine se battait comme un lion, sans qu’il soit besoin que la terreur des bourgeois lui en donne le titre, plus que fondé à cette époque.

C’est donc un échec que de tenter de contester à don Ciccio et à don Arturo la très solide affirmation selon laquelle leurs alliés kominformistes d’aujourd’hui ne sont pas moins inoffensifs pour la liberté et la propriété bourgeoise que ne le furent les anciens socialistes, immergés dans la politique de blocs au point de susciter une indignation classiste jusque chez Prampolini et Zibordi.

On a dit à Nitti : tu as toujours été anti-marxiste, et lui de répondre tranquillement : mes compagnons de liste le sont autant que moi. Et c’est avec raison qu’il a soutenu qu’il n’y a pas de meilleur moyen pour la défense et la consolidation des institutions. Avec Lénine – voyez-vous, Ansaldo – on cherchait la voie la meilleure pour les baiser.

On a voulu ensuite, avec une anthologie des écrits de don Arturo, apporter le témoignage selon lequel il avait attaqué, et même injurié, les staliniens, à propos surtout de leur célèbre défense de l’art. 7 des pactes avec le Vatican, en 1947.

Mais ici aussi, c’est rien de moins que don Arturo qui sort vainqueur du parallèle sur la cohérence ? Car ces reproches sont des primats authentiques de la propagande pro-démocrate-chrétienne et américaniste !

Ce qu’il écrivit en 1947 est, comme d’habitude, savoureux et bien trouvé, étant donné qu’il s’agit pour lui de se débarrasser d’un des si nombreux petits néophytes de Staline, licteurs de la culture. Anti-communiste, ma campagne ? demande Labriola. Mais qu’est-ce que cela a à voir là-dedans ? Personne ne sait ce qu’est ce communisme italien; il n’est pas « la mise en commun des biens production comme le mot et son sens historique le suggéreraient ». Correction, don Arturo, pour nous ce mot signifie plus : en commun est une locution bien trouvée, mais elle doit faire référence à la société, et non à des groupes de producteurs, et les seuls biens de production ne suffisent pas, il faut aussi les biens de consommation, dépouillés de leur statut de marchandise. Ce serait plus intéressant de parler de communisme avec vous qu’avec un togliattiste, car votre phrase : « une réfection de l’industrie selon l’espèce étatique, à savoir policière et bureaucratique », est bien belle. Mais ne nous laissons pas ensorceler !

La continuité, en date de 1947, apparaît dans ce passage : « Je soutiens justement que de communiste, dans le parti idem, il n’y a que l’adjectif. Togliattien, moscovite, valerien, audisien comme on veut : communiste, non ».

Les papiers sont parfaitement en règle. Si les bourgeois napolitains pouvaient sans crainte faire des blocs avec les Altobelli et les Lucci, ceux d’aujourd’hui comme Labriola (Ansaldo le classe ainsi) peuvent en faire autant avec les listes du P.C.I. et du P.S.I. pour la même raison.

Don Arturo se débarrassait de ses contradicteurs d’il y a cinq ans en disant qu’il était fatigué de citer Marx à ceux qui s’en rinçaient la bouche tout en l’ignorant.

Le Marx qui plaît à don Arturo est celui que don Ciccio déteste le plus. Depuis un siècle, Marx a été apprêté, assaisonné à toutes les sauces, et nous, nous en restons à celui sans garniture et sans glose. C’est une question de solidité d’estomac. Le Marx qui a plu au professeur parthénopéen était plutôt talmudique le Marx de la « Judenfrage », dans laquelle l’exécution capitale du moi, de la personne, de l’individu, avec ses démangeaisons de suffrage, de gestion de l’économie, et d’évaluation des valeurs éternelles, était très claires mais pas encore explicite. La forme de ces citations permet à Labriola de défendre sa trajectoire vers le volontarisme et le libéralisme qu’il a dans le sang et qui l’ont conduit à tant d’évolutions, ce qui a valu tous les épithètes, excepté celui d’âne.

Ce que don Ciccio, au contraire, prend dans Marx, c’est justement la démolition de toute valeur fondée sur les vibrations de l’esprit et sur le modelage mystérieux de la réalité par la pensée. On dit du premier : il fut pour toutes les guerres. Le second s’enorgueillit : je fus contre toutes les guerres. O dialectique !

Étant informés tous deux de ce qui est réellement solide, et pas idiots ni l’un ni l’autre, ils paraphent sans appel une clôture des comptes bien vérifiés. Risque pour le capitalisme dans l’alliance avec Staline-Togliatti-Nenni : zero.

Est-ce trop difficile pour le prolétariat italien ?

• • •

En Italie, on peut tout entendre et avaler, et les dissonances et assonances les plus étranges jaillissent des amplificateurs électoraux sans que le passant en soit ému. De quoi s’étonner ?

Si nous souhaitons à tous les « hommes de valeur » susmentionnés une « liquidation » rapide, en tant que catégorie professionnelle politique, nous ne voulons pas faire référence (c’est une phrase des textes jetés à la figure de don Arturo) au « massacre individuel de ses membres ».

Bien que le père Dante chasse au plus profond de l’enfer le traître à son parti, et bien que ce soit le seul damné avec lequel il est poussé à « passer aux voies de fait », puisqu’il le saisit par les cheveux pour l’obliger à avouer le nom déshonoré, nous pensons qu’aujourd’hui, le retournement de veste étant une faute plus commune, ces gens-là seront promis à la fosse des prévaricateurs, au haut parleur de Barbariccia[9]. C’est là que fut expédié, pour être ensuite mordu par les crocs, un pécheur de Lucques, cité où l’on trafiquait les mesures d’État et les honneurs, et où se trouvait le vivant Bonturo, le recordman des prévaricateurs.

« D’ici cent ans », comme on dit dans la belle Parthénope, il en sera ainsi de leur arrivée à la télévision sur l’épaule du démon.

De notre pont, il cria : « Malesgriffes,
De la sainte Zita voici l’un des Anciens !
Mettez-le dans le fond, j’en retourne chercher
En la cité que j’en ai bien fournie :
Tout homme y change de foi, hormis Arturo;
D’un non, pour l’élection, l’on y fait vite un oui »[10].

Notes :
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  1. Ouvertement. [⤒]

  2. Pacelli est Pie XII. [⤒]

  3. En français dans le texte. [⤒]

  4. Parthénopée désigne Naples et sa région. La république Parthénopéenne fut une république d’inspiration jacobine férocement écrasée par l’Anglais Nelson, le futur vainqueur de Trafalgar, et sa flotte qui rétablit la monarchie des Bourbons. [⤒]

  5. Jeu de mots intraduisible : messa veut dire aussi bien « mise » que « messe ». [⤒]

  6. En français dans le texte. [⤒]

  7. En français dans le texte. [⤒]

  8. En français dans le texte. [⤒]

  9. Barbariccia a pour haut-parleur son cul dans la Divine comédie de Dante (Enfer, chant XXI). [⤒]

  10. Il s’agit ici d’un « détournement » avant l’heure d’un passage de la Divine comédie (Enfer, chant XXII, 37–42; page 104 de la traduction des éditions Garnier). [⤒]


Source : « Battaglia Comunista », Nr 10, 1952.

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