Dans une des si nombreuses apologies dressées sur les thèmes fournis par les agences américaines – l’uniformité et obséquiosité de la reproduction sont telles que, dans les rédactions de la « patrie », personne n’a relevé le fait que si Enrico Fermi avait dit le texte concernant la création artificielle des mésons, qui expliquent une fois de plus ou sont censés expliquer le mystère de la matière, si donc il avait dit ou résumé ce texte dans les termes qui vont suivre, on lui aurait retiré de toute urgence son doctorat de physique –, après une description suggestive des miracles de rendement aussi bien dans la production automobile que dans le bien-être des salariés, chez General Motors ou chez Chevrolet, on en arrive à cette envolée lyrique :
« Le citoyen américain se trouve dans la situation du héros de Xénophon qui, trop heureux, s’interroge sur la raison et le mérite de ce bonheur, et se demande s’il ne sera pas, en quelque sorte, victime de la jalousie des Dieux… ».
Malgré son complexe de grandeur, le capitalisme moderne redevient romantique comme dans les ballades du vieux Schiller ! « Die Götter wollen Dein Verderben… ». Les dieux veulent te perdre, ô trop heureux prolétariat ! Polycrate, roi de Samos, reçoit le roi d’Egypte, et pendant le séjour de son invité, des nouvelles de victoires et de conquêtes sensationnelles lui parviennent, et il se prélasse de bonheur. Mais son sage ami lui suggère de sacrifier quelque chose de très cher, étant donné qu’un trop grand succès provoque la vengeance des divinités, lesquelles ne peuvent jouir que d’un bonheur parfait. Et Polycrate jette dans les vagues bleues de la Mer Egée sa bague la plus chère et la plus magnifique. Mais le jour suivant, à l’heure du lunch, son cuisinier arrive précipitamment : dans l’estomac d’un poisson énorme destiné à la table, il a retrouvé la bague, et il la tend au roi. A cette vue, l’invité, bien qu’il le fasse avec une dignité royale et en décasyllabes du XIXe siècle, met les voiles, c’est-à-dire « schifft sich ein » : il s’embarque sur son vaisseau et lève l’ancre, laissant Polycrate face à la catastrophe imminente.
Dommage que la classe ouvrière mondiale ne puisse réserver les premières places dans les agences naissantes – selon les dires de la presse habituelle – de voyages interplanétaires, afin de quitter au plus vite cette Terre bourgeoise, île terriblement heureuse dans l’espace cosmique.
Mais le Chancelier de l’Echiquier Butler ne joue pas la même musique à la Chambre des Communes, et on ne joue pas non plus la même musique dans les pays du Commonwealth, où il est pris, de manière antikeynésienne, des mesures drastiques pour diminuer le bien-être, pour sceller les portes du coffre-fort de la réserve métallique (à quand la récolte des « alliances » de mariage en or pour financer la guerre comme le firent les fascistes mussoliniens ?); en Australie, par exemple, on raconte que la collectivité démocratique ne pardonnerait pas à celui qui tenterait d’enfreindre les règles et parviendrait à la richesse. Et en effet, là-bas, on considère tacitement comme de très mauvais goût d’avoir d’autres prétentions une fois qu’on est arrivé à ce standard : une belle maison, où l’on vit confortablement et avec une certaine aisance (écoute, écoute bien, chômeur indigène, sans-toit et sans-rien italien !), véhicule utilitaire, automobile et camion, et un compte courant bancaire de quelques milliers de guinées !
Dans toute la zone sterling, la consigne est donc : niveau de vie modeste, dépenser peu, épargner, ne pas investir, pour éviter la ruine économique générale : logique capitaliste renversée par rapport à l’Amérique. Mais les plus malins, c’est nous, nous les grands seigneurs, devant qui Alcide De Gasperi et Peppe Di Vittorio étalent de rutilants « plans d’investissement ». Ô quelle aubaine, dans la zone lire ! Mais qu’est-ce donc que cette zone ? De la foutaise[1] messieurs les politiciens !
Dans ce champ pourri qu’est l’arène parlementaire, il est diablement facile d’imaginer ce qui serait arrivé si les conservateurs avaient donné un coup de pied à la politique travailliste d’austérité et à la tradition de Cripps, en criant au citoyen britannique (comme ils l’avaient promis lors des élections) : consomme, dépense, mange et bois à l’américaine ! Des fleuves de rhétorique auraient jailli des bancs de l’opposition de Sa Majesté, en invoquant la lésine. Et maintenant, au contraire, ce sont les Attlee qui en sont réduits à crier contre la lésine de Butler !
Et ce dernier, en vérité, ne plaisante pas. Pour comprimer la consommation, on recourt à des moyens dirigistes, sans augmentation de prix, alors que les Anglais avaient voté pour une politique libérale, et le tour est joué. On élève un véritable rideau de fer contre les importations, qui avaient déjà été réduites de 350 millions de livres, afin de les comprimer encore de 170 millions. On empêchera que douze millions de cigarettes (environ vingt milliards de lires italiennes) ne viennent d’Amérique et que peut-être plus de fruits et de légumes ne viennent d’Italie : les Italiens, bienheureux dans leur célébration décennale de la libération, ne diminueront pas d’un mégot les 250 milliards qui partent en fumée (n’est-il pas vrai que c’est le seul moyen de couillonner l’estomac ?).
De plus, Butler met dix mille fonctionnaires à la porte; il fait une autre coupe dans les dépenses que l’Anglais peut faire à l’étranger, ne laissant que 25 livres à chacun des 250 mille touristes qui viennent annuellement en Italie (mais les marines nous font fumer[2]). Cela ne suffit pas : il donne un coup d’arrêt terrible à la reconstruction des bâtiments engagée sur une grande échelle après la guerre; et enfin, le service médical et pharmaceutique rendu « gratuit », coûtera à tout malade un shilling pour chaque ordonnance.
Grande est, aussi bien à l’échelle internationale qu’intérieure, la rationalité de l’économie bourgeoise et de l’intervention de l’État bourgeois ! Dans le mécanisme marchand et monétaire, le mot « gratuit » signifie : le pauvre diable paie deux fois la même chose. Il continue à payer la taxe sanitaire lorsqu’il va bien, et il débourse le shilling lorsqu’il est malade.
La répression du système de vente à crédit, qui va totalement à l’encontre de la tendance américaine, mériterait une étude complète. Ô théoriciens de la production industrielle, le prolétaire-client doit-il être encouragé par le crédit à acheter vos marchandises ou bien doit-il être freiné ?
D’après la clef que nous avons pour déchiffrer vos codes négriers, les deux méthodes tendent à un même objectif de classe : essayer de lui faire croire qu’il n’est pas un pauvre, un sans-réserve, dans la mesure où la classe qui détient le monopole de la richesse lui permet, soit de posséder quelques meubles, soit d’avoir quelques créances, inscrites dans la paperasse des banques, sur le seigneur État. C’est ainsi qu’il reste inorganisé, impuissant et sans défense, face aux coups de vent de l’ouragan de l’accumulation et de l’expropriation des gueux et dans les catastrophes au cours desquelles, après avoir vu disparaître son crédit et son débit, se retrouvant seul avec un zéro réel à l’actif, il perd finalement, avec son corps physique, les bras qui seuls le font manger, il perd sa bouche et son estomac, et il sauve son âme grâce à la compassion immortelle des dieux jaloux.
Dans la première partie de la glorieuse « Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs », Karl Marx a parlé de toi, perfide Albion, que tu sois dans l’orgie ou dans le jeûne…
« Travailleurs !
C’est une grande vérité de fait que la misère des classes ouvrières n’a pas diminué dans les années qui vont de 1848 à 1864, bien que justement cette période n’ait pas sa pareille dans les annales de l’histoire pour ce qui concerne le développement de l’industrie et la croissance du commerce. En 1850, un organe conservateur de la bourgeoisie britannique, qui possède cependant des connaissances au-dessus de l’ordinaire (le «Times»), a prophétisé que si le commerce d’importation et d’exportation de l’Angleterre augmentait de 50 pour cent, le paupérisme, en Angleterre, serait ramené à zéro !
Mais voilà que le 7 avril 1864, monsieur Gladstone, le Chancelier de l’Echiquier anglais, a troublé son auditoire avec la démonstration que le montant global des importations et des exportations anglaises s’était élevé à 444 millions de livres, une somme qui équivalait environ au triple du montant de 1843, délai relativement bref. Malgré cela, il fut obligé de s’occuper encore de la misère sociale ».
Arrêtons-nous pour noter au passage que cet indice avait à nouveau triplé à la veille de la seconde guerre mondiale : 1500 millions de livres. Aujourd’hui, il a au moins encore doublé : 3000 millions. En 109 années, vingt fois plus : et pourtant, on lutte contre la crise, et le « Times » atteint de la goutte est profondément inquiet. On doit tenir compte du fait que la livre d’aujourd’hui a un pouvoir d’achat quelque peu inférieur à celle d’alors, Butler, arrête ton char et retrousse tes manches[3] !
Un peu plus loin, le Butler d’alors est de nouveau mis en cause. Il s’en suivra une polémique célèbre contre le docteur Marx, pour fausse citation, et en 1890 encore, le vieux Gladstone intervenait pour donner raison à l’accusateur Brentano (un social-démocrate de droite, bien entendu) et tort à Marx.
« Ebloui par le « progrès de la nation », leurré par les chiffres de la statistique, le Chancelier de l’Echiquier s’exclame avec une profonde émotion : dans les années 1843–1856, la recette imposable du pays s’est accrue de 6 pour cent; dans les huit années qui vont de 1853 à 1861, elle a augmenté de 20 pour cent par rapport à celle de 1853. Ce fait est tellement stupéfiant qu’il est presqu’incroyable »…« Cette augmentation de force et de puissance – ajoute monsieur Gladstone – est limitée exclusivement aux classes possédantes ».
Le docteur Marx, fondateur de l’Internationale révolutionnaire, tira une traite sur cette confession du grand Chancelier, mais le capitalisme bourgeois regimbe à la payer et conteste même de l’avoir signée. L’authenticité de l’effet ne sera jamais soumise à l’expertise de magistratures actuelles ou futures, étant donné que ce ne sera pas un jugement mais la Force qui en décidera.
Le faux de Marx – mais si les faux menaçaient et emmerdaient le capitalisme, vive les faux – serait le suivant.
Gladstone ne citait pas alors la statistique du revenu national, lorsqu’il chantait la chanson que chante aujourd’hui, comme nous l’avons vu à maintes reprises, le Président Truman. La bourgeoisie dominante était encore à l’époque, dans une certaine mesure, sincère, et sa science économique moins « désabusée ». Aujourd’hui, on cumule dans un seul chiffre les gains des riches et les récompenses des pauvres, et le total est appelé revenu de la nation, c’est-à-dire de l’ensemble des citoyens : ici, huit mille milliards de pauvres lires, en Amérique, une centaine de milliards, mais de gros dollars, et c’est là que Truman nous sort son : tous seigneurs.
On reconnaissait alors que ce qu’on appelait revenu était celui qui est tiré d’une entreprise, c’est-à-dire de l’organisation du travail d’autrui, et donc que les salaires ne sont pas des revenus. En effet, cela n’a aucun sens d’additionner les gains de l’entreprise avec les salaires, quand, déjà avant Marx, les économistes anglais classiques tenaient le compte suivant : après soustraction des salaires payés de la valeur de l’augmentation totale du produit, reste le revenu.
C’est pourquoi l’honnête Gladstone a dit que « the taxable income of the country », c’est-à-dire la recette imposable du pays, s’est accrue de 20 pour cent. Comme les salaires des ouvriers de l’industrie n’étaient pas alors taxés, la statistique citée ne prenait pas en compte l’oscillation de ce que la classe ouvrière encaisse. Le discours voulait donc dire : les possédants ont amélioré leurs gains de vingt pour cent, mais cela ne nous dit pas de combien les travailleurs ont amélioré leurs salaires, et Marx aurait été de mauvaise foi en en déduisant : l’amélioration totale aurait été de vingt pour cent pendant ces huit années, mais les possédants se la sont toute raflée, et les ouvriers ont gagné la même chose et peut-être moins qu’avant.
C’est en 1891 qu’Engels consacre à ce débat une vaste publication de documents qui, malgré ses détails minutieux, éclaire encore une fois le sens de la théorie centrale de Marx : le capitalisme ne peut engendrer de la richesse sans engendrer de la misère et de la mort.
Marx cita plusieurs fois Gladstone, y compris dans le « Capital », pour montrer que, dans des discours successifs, parmi de multiples contradictions, il admit à maintes reprises que, malgré une phase de prospérité conjoncturelle, les conditions sociales des travailleurs anglais subissaient de graves difficultés. La source se trouve presque toujours dans les comptes-rendus du « Times » et non dans les comptes-rendus officiels de l’imprimerie d’État de Harvard. Les épreuves de ces derniers étaient, en effet, depuis cette époque, revues par les orateurs, et le Chancelier retrancha les passages dans lesquels il s’était laissé emporter par sa fougue oratoire. On en arrivait là aussi à cette époque où les microphones n’existaient pas.
Le texte du «Times» continue ainsi :
« Ceci constitue un fait si étrange qu’il est presque incroyable. Je dois dire avant tout que j'observerais presqu’avec effroi et avec peine cette augmentation intoxicante de richesse et de puissance si je pensais qu’elle se limitait aux classes de conditions aisées. Cela ne nous donne pas du tout d’information sur les conditions de la population laborieuse. L’augmentation que j'ai décrite et que j'estime fondée sur des déterminations soigneuses, est une augmentation entièrement circonscrite aux classes possédantes (entirely confined to classes of property). Maintenant : l’augmentation du capital bénéficie indirectement au travailleur, puisqu’elle rend meilleur marché les produits de consommation qui, dans le développement de la production, reviennent au travailleur. (Écoutez, écoutez). Et nous avons cette profonde et je dois dire inestimable consolation que, tandis que le riche est allé en s’enrichissant, le pauvre est devenu moins pauvre. Je ne présume pas que les extrêmes de la misère sont plus faibles qu’avant, mais je dis malgré tout que le niveau de vie du travailleur anglais durant les vingt dernières années s’est amélioré à tel point que nous pouvons bien affirmer que cette amélioration est sans exemple dans l’histoire de ce pays et de toute époque ».
La fameuse phrase : « limitée aux classes possédantes », disparaît ensuite dans le compte rendu officiel. Marx prouva qu’il ne l’avait pas « inventée » en citant le « Times ». Les philistins soutinrent qu’il en avait déformé le sens, puisqu’il prétendait que Gladstone aurait dit que la condition des travailleurs, mesurée par la hauteur des salaires, avait empiré.
Le fait est que Marx n’avait même pas besoin de le dire. A la date de 1864, il aligne encore des données officielles concernant le très mauvais traitement des travailleurs anglais. Et l’« Adresse » elle-même affirme plus loin :
« Dans tous (les autres pays industriels) l’augmentation de richesse et de puissance limitée aux classes possédantes fut réellement enivrante. Dans tous, un petit nombre d’ouvriers comme en Angleterre, obtint vraiment une récompense un peu plus élevée… ».
Et ici suit la réaffirmation de la théorie classique de la misère croissante, non seulement à cause de l’augmentation du prix des marchandises, mais à cause des
« effets mortels de la peste sociale qui se nomme crise commerciale et industrielle ».
Engels arrive en renfort ici aussi avec des paroles de maître, qui viennent encore une fois expliquer le contenu de la théorie de la misère croissante, sur laquelle nous avons insisté à plusieurs reprises, afin de clouer le bec aux défenseurs de la petite automobile et de la maisonnette avec jardinet.
« L’affirmation répétée sans cesse par monsieur Brentano selon laquelle la législation sociale et l’organisation de métier sont capables d’améliorer la condition de la classe ouvrière n’est en rien une découverte particulière de sa part. Depuis la « Situation de la classe laborieuse en Angleterre » et la « Misère de la philosophie » jusqu’au « Capital », Marx et moi-même avons dit cela cent fois, mais avec des limitations beaucoup plus fortes. En premier lieu, les effets bénéfiques spécialement des unions de métier et de résistance se limitent aux époques où le mouvement des affaires est prospère ou moyen; dans les périodes de stagnation ou de crise, ces effets viennent régulièrement à manquer; L’affirmation de monsieur Brentano selon laquelle « ils sont capables de paralyser les effets funestes de l’armée de réserve » est une fanfaronnade ridicule. Et en second lieu, ni la protection légale, ni la résistance des unions de métier (Gewerkschaften = syndicats) ne surmontent la cause principale qui doit être supprimée : le rapport du capital qui produit de façon permanente la contradiction entre la classe capitaliste et la classe salariée. La masse des ouvriers reste condamnée pour sa vie entière au travail salarié et le gouffre entre eux et les capitalistes devient plus profond et plus large au fur et à mesure que la grande industrie s’empare de toutes les branches de la production. Monsieur Brentano aimerait faire de l’esclave salarié un esclave salarié satisfait… et voilà pourquoi il exagère, jusqu’à les rendre colossaux, les bénéfices de la protection du travail, de l’action syndicale et de la législation sociale de rapetassage ! ».
Encore un passage, pour enfoncer le clou dans les têtes voisines, semi-voisines ou lointaines : pour démontrer que notre doctrine révolutionnaire de la misère croissante est toujours debout, il n’est pas nécessaire du tout de démontrer (ce serait impossible) la tendance générale à la baisse des salaires ou à la violation du fameux minimum vital. C’est toujours le limpide Engels, déjà octogénaire :
« Puis, on vient tout à coup nous confronter avec la « loi d’airain des salaires » de Lassalle, avec laquelle Marx, a évidemment autant à voir que Brentano avec l’invention de la poudre à feu. Monsieur Brentano devrait savoir que Marx, dans le volume I du « Capital », se défend formellement de toute responsabilité concernant une quelconque conclusion finale de Lassalle, et que la loi des salaires ouvriers est représentée par Marx comme une fonction de variables diverses, et donc très élastique, pas du tout d’airain ».
Qu’ils élèvent ou qu’ils abaissent le « salaire réel » et le « standard de vie », les Gladstone, les Truman ou les Butler n’auront pas mis en fuite le fantôme de la Catastrophe.
La crise de la sphère britannique est définie avec justesse par Corbino comme une liquidation, qu’on ne peut ni éviter ni différer, des dommages causés par la guerre et qui ont fait rage sur l’Europe alors que l’Amérique en était presque totalement exempte. Pour reconstituer cette immense masse d’équipements productifs, il faut investir jusqu’au dernier sou dans les matières premières et le travail : vider les caisses. Cela conduit jusqu’à l’exaspération les problèmes monétaires extérieurs et les rapports entre pays. Si les économistes peuvent bien afficher tout leur libéralisme, en l’appelant avec « pruderie »[4] automatisme des échanges, et des changes, ce qu’ils ne peuvent pas dire c’est que l’édifice monumental et impitoyable de l’ultra-spéculation moderne, qui fait tourner le Soleil et les autres étoiles, est fondée sur cet embrouillamini monétaire.
L’automatisme dans une époque de prospérité, avant la première guerre mondiale, ne produisait pas de graves déséquilibres dans les changes. C’est ainsi qu’il était possible que la Grande-Bretagne, bien qu’elle importât beaucoup plus qu’elle n’exportât, ne fût pas débitrice vis-à-vis de l’étranger et possédât la monnaie la plus importante. Elle avait exporté des masses de capitaux : cela ne veut pas dire qu’elle n’avait pas envoyé outre-mer des machines, des marchandises primaires, ou même des hommes, mais cela signifie surtout qu’elle avait acquis un droit de propriété sur des organisations étrangères productrices de richesses, et que pour ce faire, il avait suffi d’envoyer Drake, Nelson, et de temps de temps la Home Fleet, y faire un tour.
Après la première guerre, les choses changèrent et ce sont les États-Unis qui devinrent les créanciers du monde; les titres de crédit passèrent à leurs banques et la livre effectua une première glissade par rapport au dollar.
Peu à peu, on en revint à l’automatisme. Non pas qu’il n’y eût pas de groupes parasitaires, en utilisant le langage de Lénine concernant l’impérialisme, qui gagnaient en jouant sur les devises, mais il leur suffisait peut-être d’obtenir dix et non pas cent pour cent.
La nouvelle guerre brisa l’automatisme et conduisit à un règlement autoritaire des loyers et des emprunts. L’immédiat après-guerre vit les Américains se faire les apôtres du retour à l’automatisme pour les achats au comptant, du moins graduellement, mais ensuite le réarmement à tout remis en cause. Comme remède, un sigle : EPU, Union Européenne des Paiements.
En Grande-Bretagne, au Canada, en Australie et ainsi de suite, ils ont tous faim de dollars, mais s’ils donnent en échange leurs réserves de matières premières, d’or, et pire, s’ils hypothèquent leur mécanisme intérieur, la livre se casse la figure. Cela ne pourrait avoir aucune importance pour les dominions si ceux-ci n’avaient pas aidé la Grande-Bretagne dans ses énormes dépenses de guerre et de reconstruction, et ne restaient donc pas créditeurs en livres vis-à-vis d’elle. Mais en s’intégrant à la zone dollar, ce crédit s’évapore. Quant au capitalisme anglais, la dure manœuvre qui consiste à passer de la tête à la queue, le soumet à des épreuves difficiles; et ne contrôlant plus désormais, comme auparavant, de ressources extérieures, c’est-à-dire ne pouvant pas tirer profit de l’étranger, s’il ne veut pas dépenser, il doit réduire ses achats et ses importations.
Au fur et à mesure que les grands blocs capitalistes absorbent les plus petits, il se produit évidemment une révolution monétaire. Au seuil ou au cœur de la troisième guerre, la livre sterling serait avalée par le dollar, et ainsi, toute autonomie, et pas seulement l’hégémonie, anglaise serait terminée, et pour toujours.
Ces casse-tête effroyables du jeu de la monnaie internationale ne retirent rien au fait que la véritable contradiction n’est pas entre une économie nationale et une autre, considérées comme des zones fermées, mais entre le capital international et le travail humain exploité. Les acrobaties financières de la monnaie nous font revenir finalement au centre qui rassemble, particulièrement en contrôlant la force politique, policière et militaire, les plus grandes organisations techniques de la production et les plus grandes forces productives : matières, machines et hommes.
La tentative de préserver de cette course impériale sur toute la planète une zone, même immense et dotée de matériaux, grâce à une enceinte infranchissable, est destinée à échouer, et cela est démontré par le fait que même s’il s’agit d’une économie fermée, elle est encore monétaire. Rien ne prouve qu’entre le rouble et les autres monnaies il n’y ait pas au grand jour un taux de change automatique ou conventionnel. Du reste, ne voyons-nous pas la Russie inviter à une conférence des commerçants et des industriels de pays étrangers ? Dans quel but, sinon pour un investissement, envisageable seulement comme massif, de capitaux à travers le rideau de fer pour des travaux à l’intérieur de ce même rideau ? Et à des taux de change donnés ?
Les deux illusions contre-révolutionnaires suivant lesquelles la classe ouvrière d’un pays peut s’acheminer vers un bien-être définitif et progressif, grâce au flux illimité des échanges avec l’extérieur (Gladstone et Truman), ou bien grâce à la contrainte d’une consommation intérieure de produits internes (Butler et Staline), s’intègrent et se complètent dialectiquement dans une thèse unique : la libération de la classe qui travaille de l’exploitation, du malheur et de la méchanceté des dieux ratatinés, ne peut se réaliser qu’en brisant le mensonge de l’économie monétaire et marchande, qu’en sortant des limites de l’économie symbolique, qu’il s’agisse du symbole or, argent, billet de banque ou chèque bancaire, pour en arriver à l’économie physique, qui connaîtra et résoudra des problèmes de matières, de machines et d’hommes, et non de symboles, qui ne sont pas plus sensés et bienfaisants que les dieux anciens et méchants.
Tant qu’il y a mercantilisme, il y a capitalisme : Marx l’affirme en cent endroits, mais surtout dans une des dernières pages de la « Critique de l’économie politique » où il fait l’histoire des théories sur la circulation, histoire qui devait ensuite trouver sa place dans la quatrième partie du « Capital », de laquelle il ne reste que des fragments posthumes. C’est un passage qui doit être médité, car il n’est pas facile de comprendre les positions et les revendications programmatiques révolutionnaires dans l’exposition critique des doctrines anciennes.
Les économistes bourgeois sont accusés de n’avoir pas compris l’importance prépondérante de l’échange entre marchandise et argent. L’école mercantiliste et monétaire exaltait le fait commercial comme générateur de richesse et ne voyait pas la puissance du travail humain, surtout utilisé en masse, laquelle fut ensuite érigée par l’économie bourgeoise en pilier du monde moderne. Cela provenait du fait qu’à l’époque féodale, la majeure partie du produit était consommé par les producteurs et que ce n’était que dans le champ limité du commerce que se profilait un monde nouveau : de la production pour la consommation, à la production pour l’échange.
Maintenant, le capitalisme ne pourra jamais revenir à la production pour la consommation, alors que nous, socialistes, nous voulons qu’il en soit ainsi. Et cela n’arrivera pas, tant que travail et marchandise s’échangeront contre de la monnaie.
« Dans sa critique du système monétaire et mercantile, l’économie politique moderne (bourgeoise) pèche donc en combattant ce système comme une simple illusion, comme une simple théorie fausse, et en ne reconnaissant pas en lui la forme barbare (primitive) de son principe fondamental »… « Même dans l’économie bourgeoise la plus évoluée… les systèmes mercantile et monétaire restent valables ».
Ce passage n’est pas, scientifiquement, d’une digestion facile. Il est illustré par une image digne de l’auteur.
« Ce qu’il y a de spécifiquement catholique dans le fait que l’or et l’argent affrontent les autres marchandises profanes en tant qu’incarnation immédiate du travail social et, par suite, en tant que mode d’existence de la richesse abstraite, blesse naturellement le point d’honneur[5] protestant de l’économie politique bourgeoise ».
Ce sera plus clair si l’on traduit la langue de 1859 dans celle de 1952.
L’économie capitaliste matérialiste et sceptique nia le symbole mercantile, et dit : la richesse, ce n’est pas l’argent, mais c’est le travail.
Quand elle s’aperçut des conséquences inévitables de cette analyse positive, elle rejeta tout principe de cohérence et d’honneur et se replia derrière les symboles médiévaux, parce que ce n’est qu’avec eux qu’elle pouvait exprimer et justifier son exploitation.
Ce n’est pas par hasard que le faux socialisme en Russie ait dû retomber dans la symbolique monétaire et mercantile, à l’intérieur de laquelle il n’y a que du capitalisme, peu ou très développé, et, qu’en s’inclinant devant ce fait catholique, il ait dû en même temps relever les autels de tous les autres symboles attaqués par l’hérésie révolutionnaire : la Patrie, la Religion, la Paix mondiale et sociale, le Progrès vers le bien-être.
Bien-être limité, et subordonné à une Production intense et à un effort de travail maximum. Car grande est la crainte, dans toute Symbolique, dans toute Rhétorique, et dans toute Démagogie, de susciter la très ancienne jalousie des Dieux.
Notes :
[prev.] [content] [end]
Nous avons renoncé ici à traduire une expression napolitaine particulièrement grossière que l’on pourrait rendre littéralement par « La moule de ta mère ! »; la moule, au sens argotique de sexe féminin. [⤒]
En napolitain dans le texte; [⤒]
Nous avons rendu ainsi une expression milanaise. [⤒]
En français dans le texte. [⤒]
En français dans le texte. [⤒]