Introduction de « Le Prolétaire »
Ce « Fil du temps », publié pour la première fois il y a près de cinquante ans, rappelait de façon lapidaire quelle est l’attitude du parti marxiste par rapport aux intellectuels : à l’opposé de l’opportunisme qui courtise et valorise les célébrités de l’intelligentsia bourgeoise afin de couvrir de leur renommée ça politique de collaboration des classes, le parti de classe ne s’incline pas respectueusement devant les Intellectuels – surtout quand ils se mettent en tête de donner leur avis sur les questions politiques et sociales. Mais il accepte sans hésitation ceux qui veulent rejoindre ses rangs, à condition que leur adhésion soit sincère, c’est-à-dire qu’ils cessent d’être des « intellectuels », des spécialistes de la pensée ou de la culture, pour devenir d’authentiques militants communistes.
Dans cet article Amadeo Bordiga saisissait l’occasion d’une des « campagnes pour la paix » rituellement organisées par les staliniens. Le lecteur n’aura pas de peine à trouver des exemples actuels, surtout en France où la triste engeance des « intellectuels de gauche » est une calamité traditionnelle.
Les quatre points suivants tant de fois développés en temps et lieux utiles, sont complètement indissociables dans la droite ligne marxiste :
1) Le mouvement prolétarien socialiste n’est en aucune façon un mouvement de culture et d’éducation. Les possibilités de développement de la pensée sont la conséquence d’un meilleur développement de la vie physique ; elles ne viendront donc qu’après l’élimination de l’exploitation économique. Ceux qui font partie des classes à bas niveau de vie n’ont pas besoin de « savoir » pour lutter : il suffit qu’ils se révoltent contre leur condition d’affamés. Ils comprendront après.
2) Le parti révolutionnaire de classe ne refuse pas d’accueillir dans ses rangs comme camarades et militants qualifiés, des individus des classes économiquement supérieures et de se servir de leur meilleur développement intellectuel pour sa propre lutte, quand il s’agit de véritables déserteurs du camp social adverse. Dans toutes les luttes de classe victorieuses cette rupture a été l’une des premières du front contre-révolutionnaire, en dépit des inconvénients, des crises et des retours en arrière dans des cas individuels.
3) La classe prolétarienne, qui a besoin de la formation du parti politique pour vaincre, a besoin aussi de la clarté, la continuité et la cohérence théoriques ; elle donne donc une place de tout premier ordre à la défense de la doctrine de classe (à ne pas confondre avec la conscience, terme insidieusement subjectif et non collectif qu’avec bien d’autres camelotes terminologiques il faut laisser aux positions conformistes et traditionalistes).
4) Le mouvement communiste révolutionnaire compte au nombre de ses pires ennemis, avec les bourgeois, les capitalistes, les patrons et avec les fonctionnaires et hommes de main des diverses hiérarchies, les « penseurs » et les « intellectuels » en général, représentants de la « science » et de la « culture », de la « littérature » ou de l’« art », présentés comme des mouvements et des processus généraux indépendants et au-dessus des déterminations sociales et de la lutte historique des classes.
Toute déviation par rapport a ces points, est, pour des raisons évidentes, en opposition irréductible aux bases du marxisme ; elle conduit à la dégénérescence opportuniste et à la défaite de la révolution.
La déviation par rapport au premier point conduit à retomber dans les tendances libérales-démocratiques d’éducation du prolétariat par la bourgeoisie qui, par sa richesse, monopolise l’État, l’école, la presse et tout le reste, pour ses objectifs de classe.
La déviation par rapport au deuxième point conduit à l’ouvriérisme ouvert, labourisme ou syndicalisme pur, qui enferme les prolétaires dans le cadre d’un économisme sans issue, nie la lutte politique de parti et la conquête du pouvoir révolutionnaire, seul moyen pour dépasser le capitalisme.
La déviation par rapport au troisième point conduit au révisionnisme et au réformisme, à l’opportunisme social-démocrate, à la politicaillerie au jour le jour, au commerce des principes, au cynisme de la devise bernsteinienne : « le but n’est rien, le mouvement est tout » où l’on sous-entend : « pour les bonzes ».
La déviation par rapport au quatrième point conduit à l’ensemble des trois déviations précédentes, aux orgies de la politique des blocs : elle ferait vomir même un estomac d’acier.
Ces points étaient ceux de Marx et d’Engels, qui, aux origines du mouvement ouvrier et dans les efforts initiaux pour parvenir à fonder des partis de prolétaires, à l’époque de la Ligue des Justes et des Alliances universelles, ne pouvaient éviter les contacts avec certains de ces hommes de pensée. Ils s’en vengèrent amplement en crachant des critiques radicales au point d’en être féroces, et des sarcasmes impitoyables. Parmi la centaine de citations que l’on pourrait faire, en voici une : dans une lettre à Engels, Marx, qui l’enviait d’avoir échappé à une réunion où étaient présents de nombreux philosophes, philanthropes et humanitaires de cet acabit, lui rapportait que, désigné pour rédiger l’adresse finale, il n’avait pas pu se soustraire à y placer les mots habituels de Liberté, Humanité, Justice, Civilisation, Pensée, etc. … Il ajoute, pour s’excuser : j’ai eu soin de les mettre dans des passages où, ne signifiant absolument rien, ils ne pourront pas faire de mal.
Nous ne sommes pas des mystiques et nous admettons qu’un marxiste soit obligé, par devoir de parti, de dire ou d’écrire une ânerie. Il y a cependant deux conditions : la première, c’est qu’il n’y croie pas ; la seconde, c’est qu’il ne cherche pas à y faire croire les autres. Si quelques rares « léninistes » d’aujourd’hui arrivent encore à remplir la première condition, eux et leurs confrères foulent aux pieds la seconde vingt fois par jour.
Dans les années de la grande révolution de Russie, les « intellectuels » qui naviguaient dans le cataclysme de la guerre entre des écoles philosophiques et esthétiques plus insipides et plus décadentes les unes que les autres, en entendirent le bruit ; et, enclins comme ils le sont à faire les girouettes, ils se tournèrent vers l’orient. Il naquit entre autres en France un mouvement, « Clarté », qui regroupait des écrivains et des artistes sympathisants avec le bolchévisme victorieux (surtout parce qu’il était victorieux). C’était une clarté qui ne naissait pas de l’adhésion intégrale à une doctrine et de la conversion radicale à de nouveaux principes : c’était un « illuminisme » cérébral vide, reproduisant à un siècle et demi de distance l’illuminisme bourgeois, qui, lui, avait eu le courage de précéder et de préparer une révolution, et non de la suivre avec la vague intention d’en profiter ou d’en éviter les dommages.
Les camarades bolchéviks russes, marxistes à la tête aussi blindée que l’estomac, utilisaient ou se proposaient d’utiliser jusqu’à ces soubresauts dans les entrailles de tout un monde ennemi ; mais de tous ces personnages, en partie de braves gens mais rien de plus, ils n’attendaient pas davantage que de leur « intelligentsia » locale, qu’ils connaissaient à fond pour l’avoir vue, à l’épreuve de toutes les vicissitudes de l’histoire et de la lutte, bavarde souvent, lâche toujours, se ranger successivement, en gammes plus nombreuses que les couleurs de l’arc-en-ciel, dans les rangs de tous les contre-révolutionnaires : libéraux, populistes, paysans, anarcoïdes et enfin émigrés défaitistes de l’autre côté des différentes frontières.
Un très bon camarade français à la culture authentique, Raymond Lefebvre, qui périt en 1920 en traversant l’Arctique à son retour de Russie, rappelait dans beaucoup de réunions pour prouver la diffusion du communisme dans son pays, que le parti comptait dans ses rangs « les quatre plus forts tirages de France », les quatre écrivains dont les œuvres atteignaient la plus grande diffusion. Il s’agissait d’Henri Barbusse, de Georges Duhamel, d’Anatole France (nous faisons une exception pour ce cerveau puissant qui a donné de nombreuses pages vraiment vibrantes sur le renversement des fondements d’un monde et de ses hypocrisies dominantes), Romain Rolland. La chose faisait de l’effet et était dite dans un beau français; mais entre nous, militants marxistes, nous n’avions jamais pensé renverser la bourgeoisie avec le tirage a cent mille exemplaires des « bouquins » : c’est bien autre chose qu’il faut lui tirer dessus ! Nous souriions : Raymond, fort et sincère, se mettait en colère.
Il y avait aussi le sourire indescriptible et le pétillement des yeux de Lénine quand la conversation venait sur Maxime Gorki qui, dans la dégringolade générale des intellectuels, était resté avec les bolchéviks et à qui on n’avait pas pu refuser, du fait de sa trop grande notoriété mondiale et en raison de sa bonne foi indiscutable, l’hospitalité, la carte et parfois la parole, et à qui on avait dû renoncer à faire comprendre combien il était bête lorsqu’il traitait des problèmes sociaux et politiques.
Nous ne voulons pas écrire l’histoire des mouvements politiques qui naquirent dans le camp et avec le soutien d’« intellectuels » aux activités et aux provenances diverses. Il y aurait trop à dire et ce serait un travail considérable de discuter, en plus du « monde » artistique et littéraire, de celui non moins intéressant de la science, et de voir comment les contributions des Gorki et des Barbusse sont largement dépassées dans leur degré d’inconsistance affligeante par celles des Joliot-Curie et des Einstein.
Les paladins germaniques firent en 1914 des manifestes d’intellectuels pour crier, avec l’autorité d’écrivains, de musiciens, de poètes et de peintres, leur célèbre « es ist nicht wahr ! » (ce n’est pas vrai !) contre la campagne anti-allemande. Les antifascistes italiens en firent de même chez nous pour arrêter Mussolini, et on trouva que c’était un moyen génial pour un appel à la contre-offensive après que les Bourses du Travail et les groupes d’ouvriers armés n’aient pas réussi à stopper les fascistes. Nous en connaissons tous le bilan désastreux ; certains durent faire marche arrière afin de sauver leur poste et leur gagne-pain, d’autres dépérirent, s’aigrirent dans une opposition impuissante et finirent de s’abêtir politiquement. Une fois le fascisme tombé sous la pression non intellectuelle des explosifs et des obus, ils réapparurent ; et on raconta que l’Italie retrouvait finalement les forces les plus saines de la science, de la pensée, de la technique, libérées de la gangue fasciste. Pour ce qui est de la science, de la pensée, des lettres et des arts. il n’y a jamais eu autant de rebuts en circulation et, dans cette époque post-fasciste, nous sommes en train de descendre des rampes entières de marches.
La recette de la liberté de pensée, d’écrit et de paroles et le mensonge de l’« impartialité » de l’appareil public envers les diverses opinions, sont des facteurs supplémentaires d’avilissement ; nous sommes aux antipodes de la force, y compris doctrinale et scientifique, qui émanait de la victoire de la révolution totalitaire russe. Il suffit de penser à ces pitoyables retransmissions par radio de la discussion des problèmes sociaux et politiques du Sommet des 5, où des pantins grotesques s exhibent avec des affirmations timorées et des objections châtrées, bien qu’aigres de jalousie de métier mal digérée.
Mais là où se prépare et commence de façon grandiose la mobilisation mondiale des forces de la pensée, c’est dans le mouvement contre le Pacte Atlantique et dans les Congrès de la Paix. Puisqu’on appelle les artistes à la rescousse, le symbolisme vient au premier plan; et l’étrange animal dessiné par Picasso offusque gravement les yeux désincarnés du vieux Noé, qui, en se les frottant vigoureusement dans l’autre monde, doit se demander s’il n’a pas fait une grosse bêtise en embarquant dans l’Arche et en relâchant ensuite vers les cieux apaisés l’originel, vulgaire et zoologique pigeon.
L’art de l’avenir. A l’époque, on s’acharna sur nous parce que nous refusions toute valeur révolutionnaire au mouvement futuriste. C’est une force de la pensée, rejoignions-les disaient ceux qui, comme d’habitude, ne croient très habiles et qui n’ont certainement pas été inventés en Russie avec le brevet du Kominform. Ils détruisent comme nous les formes du passé ; la revue « Lacerba » de Papini a même osé appeler le monument au grand Roi « une grande pissotière surmontée d’un pompier doré ! » Marinetti exalte la force physique et fait le coup de poing avec ses contradicteurs dans les théâtres et dans la rue ! Unissons-nous à eux ! Il n’est pas besoin de rappeler comment Papini, parmi les moines, et Marinetti, parmi les chemises noires, ont donné la mesure du caractère avancé de leurs positions. Ils n’ont même pas renversé le monument en question, toujours sacré pour la République actuelle et pour les directions générales de l’art moderne.
Cette tendance à s’inspirer et à se subordonner à la vanité des intellectuels du monde bourgeois, marque l’aboutissement extrême de la prostitution de la lutte de classe sur les plans théorique, organisationnel et d’action.
Le manifeste – ou la déclaration – des pétitions pour la Paix, outre le recours à la forme sottement légaliste, est vanté comme l’œuvre d’un écrivain catholique ; et il contient l’invocation à la divinité. Même la bourgeoisie avait affirmé qu’il était contradictoire de penser que le salut pouvait venir de Dieu et de l’expression libérale de la volonté des peuples… Les lambeaux de la théorie et de la cohérence sont jetés les uns après les autres comme on jette du lest pour éviter la chute. Evidemment, avec ces derniers largages il n’y a plus de lest, et la nacelle de l’opportunisme finira inévitablement dans un honteux naufrage.
La fin la plus proche qu’on puisse espérer, serait la non improbable proclamation du pacte d’amitié internationale et sociale avec les forces de la ploutocratie occidentale : la digne étreinte de l’épervier impérialiste et de cette putain de colombe.