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LE TOURNANT DES FRONTS POPULAIRES OU LA CAPITULATION DU STALINISME DEVANT L'ORDRE ÉTABLI (1934-1938) - I
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Content:

Le tournant des Fronts populaires ou la capitulation du stalinisme devant l'ordre établi (1934-1938) - I
I - Le VIIème Congrès de l'IC (1935) et l'alignement du stalinisme sur la social-démocratie
Une curieuse «définition» du fascisme
Retour aux vieux poncifs sociaux-démocrates
Retour au «principe national»
La vieille camelote des combinaisons parlementaires
Le Front populaire en France, enfant chéri du stalinisme
Élasticité tactique et commerce des principes
Révolution mondiale ou guerre impérialiste
L'heure de vérité de l'opportunisme stalinien
Une trahison déguisée en victoire de l'«unité ouvrière»
La dialectique du rapport parti-classe était rompue
Notes
Source


Le tournant des Fronts populaires ou la capitulation du stalinisme devant l'ordre établi (1934-1938) - I
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Les héritiers de Staline abandonnent aujourd'hui la façade théorique de la dictature du prolétariat et de l'internationalisme pour avouer enfin jusque sur le plan de la théorie leur capitulation pratique devant l'ordre bourgeois et impérialiste. Mais les mythes qui ont accompagné leur longue série de renoncements, les constructions et les justifications théoriques dont ils ont couvert leurs trahisons successives, conservent un tel poids matériel que souvent, les courants nés en réaction à l'évolution du stalinisme prétendent les utiliser comme armes contre les capitulations ouvertes d'aujourd'hui. C'est le cas en particulier de la «tactique» des Fronts populaires, cette désastreuse illusion dont la mystique est partagée par tout l'éventail des courants immédiatistes et amplifiée par leur convergence du stalinisme aux couleurs maoïstes, qui voit dans l'alternance des tactiques de «classe contre classe» et des «Fronts populaires» le nec plus ultra de la lutte révolutionnaire, au spontanéisme activiste qui attend du mouvement des masses la révélation des voies de la révolution, en passant par les diverses variantes du trotskisme, qui, lorsqu'elles condamnent les «Fronts populaires», ne le font que dans la mesure où ils contiennent des «ministres bourgeois», en leur opposant le front unique du stalinisme et de la social-démocratie - comme si ce n'était pas là précisément l'essence des Fronts populaires.

Mettre à nu la fonction réelle de ces derniers est donc de la plus grande importance pour permettre aux militants qui cherchent la voie de la révolution prolétarienne de renouer avec le véritable communisme, antidémocratique et internationaliste, celui de Marx et de Lénine.

Dans la succession des tournants d'une Internationale dégénérée dont les oscillations devenaient de plus en plus amples et catastrophiques, au tournant «à gauche» des années 1928-1932 (caractérisé par la tactique de «classe contre classe») devait nécessairement succéder un nouveau virage «à droite». Effectué à partir de 1934 par l'Internationale stalinisée, le tournant des «Fronts populaires» consistait à inviter le prolétariat à défendre la démocratie, c'est-à-dire à collaborer avec les forces et les institutions démocratiques contre le fascisme, sur le plan intérieur comme sur le plan international. Mais ce tournant fut présenté par ses inventeurs comme un simple changement de tactique: le «Front populaire antifasciste» n'était montré, notamment dans sa théorisation au VIIème Congrès de l'Internationale en août 1935, que comme un moyen pour combattre le fascisme et la guerre. Comme de bien entendu, le tournant était présenté comme une «étape d'approche» en direction d'une révolution prolétarienne dont on revendiquait toujours en paroles les objectifs finaux ainsi que les méthodes violentes et dictatoriales; de même, la participation ultérieure à la guerre impérialiste, dont ce tournant constituait la condition politique, fut-elle «justifié» par les besoins de la défense de la révolution russe et de l'internationalisme prolétarien.

En réalité il n'était pas difficile, pour les rares militants qui restaient encore sur le terrain marxiste, de montrer que non seulement la défense de la démocratie ne garantit nullement contre le fascisme mais encore que les partis qui tombent dans cette illusion doivent nécessairement se faire les défenseurs de l'État bourgeois contre le prolétariat. La tragédie du prolétariat espagnol devait hélas le confirmer à brève échéance. Il n'était pas difficile non plus, pour qui s'en tenait fermement aux principes, de montrer que le fait d'attribuer au fascisme la «responsabilité» de la guerre impérialiste donnait le signal du passage dans un des camps impérialistes de la future guerre mondiale.

La première partie de cette étude analysera la théorisation des «Fronts populaires antifascistes» telle qu'elle fut présentée au VIIème Congrès de l'Internationale communiste en août 1935, ainsi que les causes historiques de l'alignement de l'ensemble des partis stalinisés sur l'ordre établi international. La deuxième partie (qui sera publiée dans le prochain numéro de cette revue) sera consacrée à l'analyse de l'opposition et de la convergence entre la méthode fasciste et la méthode démocratique à la lumière des événements européens de la période 1934-1938, ainsi qu'à l'inventaire de la contribution que le stalinisme a apportée, notamment avec le VIIème Congrès de Moscou, à la panoplie de la méthode démocratique de conservation sociale.

I - Le VIIème Congrès de l'IC (1935) et l'alignement du stalinisme sur la social-démocratie

Une curieuse «définition» du fascisme
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En décembre 1934, le XIIIème Exécutif de l'Internationale stalinisée avait caractérisé le fascisme comme «la dictature terroriste, ouverte, des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier» (1). Une telle définition est de nature à provoquer la plus grande confusion. Il est exact que le fascisme est une «dictature ouverte», mais c'est bien là le seul élément juste de cette prétendue définition. Que viennent par contre y faire les secteurs «les plus chauvins et les plus impérialistes du capital financier»? La démocratie se serait-elle par hasard montrée moins chauvine et moins impérialiste que le fascisme? Les modèles de l'impérialisme et du chauvinisme ne resteront-ils pas à tout jamais les démocraties anglaise, française et américaine? En fait, une telle caractérisation passe sous silence un fait extrêmement désagréable à tous les démocrates, à savoir que la démocratie moderne et le fascisme ne sont que deux formes du capitalisme impérialiste, deux formes qui du reste ne sont pas choisies en vertu d'un libre-arbitre politique mais s'imposent dans des conditions historiques différentes.

On peut néanmoins, en un sens, établir une différence entre ces deux formes dans leur rapport avec l'impérialisme: si la forme démocratique a fourni l'enveloppe politique la mieux adaptée au capitalisme libéral adulte, le fascisme, lui, a constitué l'enveloppe la mieux adaptée au capitalisme impérialiste et sénile, car il a réalisé à fond la tendance à la concentration du pouvoir politique qui correspond à la centralisation de l'économie par le capital financier. Mais il ne faudrait pas tirer de cette différence de conclusion absolue: de la même manière que le capitalisme libéral a pu utiliser à son profit exclusif la monarchie, l'impérialisme a su, à son tour, tirer le meilleur parti de la démocratie et la faire répondre, elle aussi, aux besoins profonds de la concentration du capital financier (2), comme le montre le caractère de plus en plus «blindé» que prend la démocratie du deuxième après-guerre, cette véritable héritière du fascisme pourtant vaincu.

Il va sans dire que de telles considérations sont tout à fait étrangères à la «définition» du fascisme donnée par le stalinisme. Sinon ce dernier ne pourrait pas se permettre de dire comme il le fait que le fascisme est la politique «la plus réactionnaire» du capital financier il devrait reconnaître avec nous qu'elle est au contraire «la plus progressive», sur le plan économique s'entend. Mais justement la «définition» ne fait aucune différence entre le plan économique et le plan politique. Or si le fascisme a su intégrer le laisser-faire et l'interventionnisme de l'État, s'il a su faire la synthèse du libéralisme bourgeois et du réformisme socialiste, c'est bien parce qu'il est, en économie, l'expression la plus adéquate de l'impérialisme, c'est-à-dire du capital à son stade suprême que Lénine considérait, n'en déplaise aux benêts peu enclins à la dialectique, comme «l'antichambre du socialisme». C'est pour cette raison qu'il est aussi, en politique, la centralisation de toutes les forces, de toutes les ressources de la société bourgeoise contre le prolétariat, qu'il est la synthèse de toutes les formes de domination bourgeoise, qu'il est la forme la plus achevée, la plus conséquente de toute la réaction mobilisée, de «la réaction sur toute la ligne». Ce qui ne laisse plus au prolétariat d'autre issue que de le combattre par la révolution communiste et non par un illusoire «retour à la démocratie».

La «définition» du fascisme donnée au XIIIème Exécutif est la clef de voûte de toute la justification théorique du tournant du stalinisme dont une première mouture était élaborée par Dimitrov à la fin de 1934 dans les termes suivants:
«
Le fascisme, représentant les éléments les plus impérialistes, les plus chauvins de la grande bourgeoisie dans sa recherche d'une solution à la crise pour un nouveau partage du monde, tente de berner les grandes masses par la propagande nationaliste ou raciste, d'exciter un peuple contre l'autre et de déchaîner une nouvelle guerre impérialiste. Fidèle à sa tâche de classe fondamentale: écraser le mouvement ouvrier, le fascisme veut unir les forces les plus réactionnaires du monde bourgeois pour une agression contre l'Union soviétique, avant-garde du prolétariat international (...)».

La conclusion que tirait Dimitrov était la suivante: «la question du front unique prolétarien devient la question centrale et la tâche primordiale du mouvement ouvrier dans tous les pays» (3).

C'est ainsi qu'un lien étroit était établi entre l'antifascisme et la guerre sur le plan théorique, tandis que le «Front unique» apparaissait clairement comme la traduction de cette orientation sur le plan politique et tactique.

Retour aux vieux poncifs sociaux-démocrates
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Le premier pilier de la construction stalinienne reposait sur l'appel à venir en aide à la Russie au nom de la défense de la révolution, en jouant sur l'illusion de perspective que donnait la victoire de Hitler en Allemagne: en effet, la revendication formelle de la révolution d'Octobre par le stalinisme (qui en avait déjà détruit l'héritage prolétarien) pouvait donner l'illusion que l'antagonisme entre fascisme et communisme se traduisait à l'échelle internationale dans la formule: Allemagne contre Russie et mouvement ouvrier international.

Le pouvoir de suggestion d'une telle illusion de perspective était si grand que même Trotsky en fut victime (4): il pensait en effet qu'Hitler ne remettrait pas fondamentalement en question le traité de Versailles et qu'il servirait de bélier à l'impérialisme contre la Russie pour le compte des démocraties anglaise et française. Une telle position, qui justifiait chez Trotsky la défense de la Russie contre l'attaque allemande, est indiscutablement liée à l'incompréhension du fait que la dégénérescence de l'État russe s'était déjà accompagnée d'une contre-révolution et que plus rien n'était à défendre en Russie du point de vue prolétarien. C'est d'ailleurs cette position que défendirent courageusement les militants de la Gauche dans l'émigration, y compris contre les sarcasmes de Trotsky qui eut le tort de confondre cette position avec le fatalisme de type kaapédiste. Naturellement, la défense de la Russie telle que la concevait Trotsky n'avait rien à voir avec la position stalinienne car, même si elle était des plus équivoques en Russie, elle n'impliquait pas en elle-même d'appui à la bourgeoisie dans les pays alliés de la Russie. Mais la traduction tactique de cette position fut tellement incertaine et comporta tellement d'oscillations que les disciples dégénérés, même ceux qui ont trempé dans le chauvinisme, ont pu se revendiquer de certaines formules de Trotsky, en ce domaine comme en bien d'autres. En tout état de cause, la seule attitude conforme à la doctrine marxiste aurait été la lutte pour la défaite de son propre État, même dans le cas où la Russie aurait passé un accord militaire avec celui-ci: l'aide prolétarienne donnée aujourd'hui ne saurait en effet en aucun cas entraver la préparation des conditions propres à assurer l'aide la plus efficace demain, celle qui consiste à donner au plus tôt un nouvel État à la révolution.

Le second pilier de la construction stalinienne n'était autre que la reprise, au nom de la défense de la Russie, de la vieille falsification du marxisme déjà commise en 1914 par la social-démocratie, qui cherchait le responsable de la guerre impérialiste non dans la mécanique du mode de production lui-même, mais dans la violation formelle de la paix par un «agresseur» face auquel toute collaboration patriotique était permise au nom de la «guerre défensive». Le stalinisme redonna vie à cette théorie méprisable en jouant sur l'illusion de l'opposition entre démocratie et fascisme, que la victoire du nazisme semblait déplacer du plan intérieur au plan international.

D'un côté de la tranchée qui se préparait en Europe, l'impérialisme allemand faisait nécessairement figure d'agresseur pour la bonne raison que le traité de Versailles lui avait tout pris et l'avait mis dans une situation d'infériorité telle que sa simple existence lui imposait inéluctablement de chercher à modifier le rapport de forces en sa faveur. Et pour cela, quelle autre solution en définitive que la guerre? Or la préparation de la guerre - à laquelle la crise capitaliste poussait de toutes ses forces - exigeait une telle mobilisation des énergies nationales que la centralisation la plus implacable était indispensable à cet impérialisme mutilé. C'est cela qui faisait du nazisme l'outil indispensable - et de son arrivée au pouvoir l'indice de l'imminence - du conflit guerrier.

De l'autre côté, les États vainqueurs se prélassaient sur les montagnes d'avantages procurés par Versailles, non pourtant sans ressentir quelque inquiétude à voir tous leurs butins prendre à vive allure le chemin de l'Amérique. Ils pouvaient se payer le luxe de la démocratie, qui est donnée en prime aux plus riches, et même le luxe de prendre des allures «pacifistes»: le maintien de leur situation privilégiée était en effet lié, au moins pour l'Angleterre et la France, impérialismes sur le déclin dont les zones d'influence internationales correspondaient de moins en moins à leur puissance réelle, au maintien de la paix avec leurs victimes et avec l'Amérique, bref au maintien du statu quo. C'est ainsi que les pires usuriers, les impérialistes les plus rapaces, pouvaient donner l'illusion de défendre la paix, leur paix, naturellement, celle qui garantissait leurs colonies, leurs placements, leurs zones d'influence, leur domination.

L'œuvre du stalinisme ne fut pas seulement de cesser de combattre cette illusion propagée par la propagande bourgeoise et social-démocrate, et de s'en faire carrément le colporteur. Elle fut, bien plus, d'assimiler démocratie et paix, et de remplacer à l'échelle internationale le mot d'ordre: lutte contre la guerre par la préparation de la révolution et, en cas de guerre, transformation de cette dernière en guerre civile (mot d'ordre qui avait été le levier de la reconstitution de l'Internationale par les bolcheviks) par celui de «défense de la démocratie» et de «lutte pour la paix»; pour comble de confusion, ces vieux poncifs sociaux-démocrates étaient reliés à la revendication mensongère de l'internationalisme prolétarien (ce que la social-démocratie n'osa pas faire en 1914) et à la défense d'une Russie qui n'avait en réalité plus rien de socialiste.

Retour au «principe national»
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La résolution sur le rapport Ercoli (5) adoptée par le VIIème Congrès de l'I.C. stigmatisait donc comme fauteurs de guerre les impérialismes allemand, japonais et italien, et se lamentait sur le fait que «la liquidation du traité de Versailles a été consommée», tandis que d'un autre côté, jouant sur les réminiscences politiques, elle affirmait que «le principal antagonisme dans le camp des impérialistes est l'antagonisme anglo-américain»: la contradiction entre ces deux affirmations tombait évidemment pour des gens qui considéraient, même sans le dire encore, que l'antagonisme entre les futurs pays de l'Axe et les futurs alliés n'était pas un antagonisme inter-impérialiste mais une «lutte idéologique» entre démocratie et fascisme!

Rien d'étonnant par conséquent à ce que les tâches principales des partis communistes dans la lutte contre la guerre aient été ainsi définies: «1. La lutte pour la paix et pour la défense de l'U.R.S.S. (...) 2. Le front populaire unique dans la lutte pour la paix, contre les instigateurs de la guerre (...) 3. La coordination de la lutte contre la guerre impérialiste et de la lutte contre le fascisme (…)». On avait beau parler de «lutte contre le militarisme et les armements» (titre du point 4) et affirmer que «les partis communistes dans tous les pays capitalistes doivent lutter contre les dépenses de guerre (budgets militaires)»on avait beau affirmer, au point 5, que «dans la lutte contre le chauvinisme, la tâche des communistes est d'éduquer les ouvriers et tout le peuple travailleur (!) dans l'esprit de l'internationalisme prolétarien» le point 6 tournait le dos aux précédents en faisant de «la lutte pour l'affranchissement national» un absolu, puisqu'on ne distinguait plus entre États capitalistes et colonies, mais entre États faibles et États forts: «dans le cas où un État faible serait attaqué par une ou plusieurs puissances impérialistes (le rapporteur évoqua les partages historiques de la Pologne, sans savoir que bientôt la Russie se livrerait elle aussi au partage d'«États faibles»!), la guerre de la bourgeoisie nationale d'un tel pays, pour repousser cette attaque, peut revêtir le caractère d'une guerre de libération».

Il n'est pas besoin d'aller chercher plus loin les justifications de la résistance patriotique. Le VIIème Congrès les donnait, en brisant toute barrière de principe à la collaboration avec la bourgeoisie, ainsi que cela ressort du point suivant:
«
Si le déclenchement d'une guerre contre-révolutionnaire contraint l'Union soviétique à faire marcher l'Armée rouge ouvrière et paysanne pour la défense du socialisme, les communistes appelleront tous les travailleurs à contribuer par tous les moyens et à n'importe quel prix à la victoire de l'Armée rouge sur les armées des impérialistes».

Par tous les moyens et à n'importe quel prix! Et dire que seulement un an plus tôt, au Congrès de la Fédération Unitaire de l'Enseignement (juin 1934), Monmousseau considérait comme «une monstrueuse trahison, pire encore que celle de 1914, l'hypothèse d'une alliance militaire avec l'U.R.S.S. ayant pour résultat l'union sacrée sous le couvert de la défense de l'U.R.S.S.» (6)! Comme il avait raison pour une fois! Surtout quand on pense que ce larbin d'Ercoli-Togliatti eut le front d'invoquer à l'appui de ses misérables conclusions la magnifique attitude prise par Lénine et Rosa Luxemburg au Congrès de Stuttgart de 1907 devant la guerre qui approchait! Le Congrès de Stuttgart constitua, une fois que la social-démocratie eût trahi, un point d'appui pour la reconstitution de l'Internationale et un point de ralliement des réactions prolétariennes à la guerre impérialiste; le Congrès de Moscou de 1935 promettait de livrer à l'ennemi toute réaction similaire dans le deuxième conflit international.

La vieille camelote des combinaisons parlementaires
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L'autre grande nouveauté du tournant opéré par le stalinisme fut évidemment la «tactique» du «Front populaire antifasciste». En réalité, le tournant théorisé au VIIème Congrès de Moscou était déjà contenu dans le Pacte d'unité d'action scellé le 27 juillet 1934 en France entre le P.S. et le PC., pacte qui venait couronner l'alignement du 12 février 1934 derrière la social-démocratie et l'anarcho-réformisme (7). En Espagne, le tournant fut opéré par le ralliement in extremis du P.C. à l'Alliance ouvrière qui donna le contrôle de l'insurrection des Asturies au Parti socialiste, ce qui conférait un certain prestige populaire au «Front unique antifasciste» et valorisait l'opposition de la social-démocratie au fascisme.

Le VIIème Congrès fit mieux encore, puisqu'il élargit le «Front unique antifasciste» à des partis ouvertement bourgeois et poussa son application jusqu'à prévoir les gouvernements de «Front populaire». C'est ainsi qu'on peut lire dans la Résolution sur le rapport Dimitrov adoptée le 20 août 1935: «Dans les conditions d'une crise politique, lorsque les classes gouvernantes ne peuvent plus avoir raison du puissant essor du mouvement de masse, les communistes doivent mettre en avant des mots d'ordre révolutionnaires fondamentaux (par exemple, le contrôle de la production, des banques, le licenciement de la police, son remplacement par une milice ouvrière armée, etc.), tendant à ébranler encore davantage le pouvoir économique et politique de la bourgeoisie et à augmenter les forces de la classe ouvrière, à isoler les partis conciliateurs - des mots d'ordre rapprochant de près les masses ouvrières dans la prise révolutionnaire du pouvoir. Si, au moment d'une telle poussée de masse, il apparaît possible et nécessaire, dans l'intérêt du prolétariat, de créer un gouvernement de front unique prolétarien ou de front populaire antifasciste, qui ne sera pas encore un gouvernement de la dictature du prolétariat, mais qui s'engagera à prendre des mesures énergiques contre le fascisme et la réaction, le Parti Communiste doit tendre à la création d'un tel gouvernement» (8).

Ce «gouvernement de front unique» se plaçait donc sur le terrain parlementaire en poussant jusqu'à l'absurde les argumentations opportunistes contenues dans la casuistique d'un Radek et critiquées par la Gauche communiste après le IIIème Congrès de l'Internationale Communiste (9). Mais son originalité, par rapport à toutes les formules social-démocrate en vigueur, tient au fait que si sa conception était en contradiction totale avec les positions de principe de l'Internationale de Lénine (puisqu'on créait la pire confusion sur la question du pouvoir et les conditions de la conquête révolutionnaire), on ne la justifiait pas moins comme une «étape de transition» vers une révolution prolétarienne dont on revendiquait toujours les formes violentes et dictatoriales.

À ce sujet Dimitrov mit les points sur les i dans son rapport: seuls les «opportunistes de droite» pouvaient tenter «d'établir un «stade intermédiaire démocratique» particulier entre dictature de la bourgeoisie et dictature du prolétariat pour suggérer aux ouvriers l'illusion d'une paisible promenade parlementaire entre les deux dictatures» Ainsi le Front populaire ne devait pas être confondu avec ce «stade intermédiaire» fictif! Il n'était qu'une forme d'«approche de la révolution prolétarienne»! Et Dimitrov n'hésitait pas, pour faire cette distinction à invoquer Lénine! Mais à supposer qu'un gouvernement donné soit une forme d'«approche vers la révolution», il n'en reste pas moins une «forme de la dictature bourgeoise»: ou donc avons-nous vu Lénine soutenir et encore moins participer à un tel gouvernement? Conformément à une longue habitude, le stalinisme critique en doctrine l'opportunisme de droite, et sacrifie formellement aux réminiscences de la tradition de lutte contre cet opportunisme, pour imposer une solution… encore plus «à droite» si on peut dire, sinon carrément bourgeoise.

C'est le propre de l'opportunisme de chercher à tout marier: réforme et révolution, parlement et soviets, démocratie et dictature. Le stalinisme devait faire de même, en se référant abstraitement à une tradition qui lui attirait la sympathie de vastes couches prolétariennes pour mieux réintroduire en fraude tous les poncifs du mouvement ouvrier conservateur: ainsi, sous l'emballage aux couleurs de la révolution, il prétendait faire passer la vieille camelote social-démocrate des combinaisons parlementaires. À ses dires, un gouvernement incluant des sociaux-démocrates et d'autres partis - on verra plus loin ce qui se cache derrière cette formule - aurait pu utiliser la machine de l'État bourgeois pour prendre des «mesures énergiques contre les fascistes», «ébranler le pouvoir économique et politique de la bourgeoisie» et «augmenter les forces de la classe ouvrière». Mais laissons au triste Manuilsky le soin d'expliquer cette curiosité historique:
«
Nous, communistes, hommes d'action révolutionnaires, nous savons que les gouvernements bourgeois actuels ne mettront pas en œuvre nos revendications; cependant, sous la pression des masses, ces revendications pourraient être réalisées par un gouvernement puissant de front unique, devenu front populaire».

Dans la conception que suppose une telle affirmation, l'État bourgeois ne serait plus cette machine rompue, à travers une habitude plus que séculaire de domination dans les conditions politiques et les formes les plus diverses, à servir toujours plus directement les intérêts de la conservation bourgeoise, au point que les hiérarchies bureaucratiques et militaires ne peuvent coexister avec un gouvernement qui voudrait les utiliser dans un autre sens, au point qu'elles sont devenues organiquement incapables d'une autre alternative que de tenter de le soumettre ou de le rejeter. C'est du moins ce bilan historique qui fonde la conclusion à laquelle a abouti le marxisme: la machine de l'État bourgeois doit être brisée. Mais un tel bilan a évidemment l'immense tort de ne pas prendre en compte le souffle théorique du génial Staline, qui a conféré à la machine d'État bourgeoise une élasticité telle que, sous la pression des masses, elle serait devenue susceptible de changer de nature et d'agir dans un sens diamétralement opposé aux intérêts des classes par et pour lesquelles elle a été constituée... A quoi aboutit-on en définitive, sinon à une variante de l'illusion libérale selon laquelle l'État serait l'expression d'une «volonté populaire» transformée en l'occurrence, pour les besoins de la cause, en «pression des masses»? Laissons cependant Manuilsky poursuivre:
«
Ce ne sera pas un gouvernement de coalition, un gouvernement de collaboration de la social-démocratie avec la bourgeoisie. Le gouvernement de coalition était un gouvernement de lutte contre l'aile gauche de la classe ouvrière. Or ce gouvernement de front unique, c'est un gouvernement qui rompt la collaboration de classe avec la bourgeoisie, c'est un gouvernement de collaboration des organisations ouvrières qui ont rompu le bloc de la bourgeoisie, un gouvernement de lutte contre le fascisme et non contre la classe ouvrière.
L'un est un gouvernement qui fraye le chemin à la dictature fasciste, l'autre doit déblayer la voie à la victoire de la classe ouvrière
» (10).

Si la «pression des masses» parvient à orienter la machine de l'État dans le sens des intérêts prolétariens, il n'y a évidemment aucune raison pour que l'on ne parvienne pas à orienter aussi dans ce sens la social-démocratie, devenue implicitement en l'occurrence l'«aile droite du mouvement ouvrier». La tâche des communistes se ramenait tout simplement à «arracher la social-démocratie à la collaboration de classe», formule ressassée depuis par les fils et les petits-fils de Staline jusqu'à l'écœurement.

Le Front populaire en France, enfant chéri du stalinisme
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Mais tandis que dans les hautes sphères du Congrès on discutait des rapports entre le Front unique et les intérêts ouvriers, ainsi que de ceux qui devaient exister entre un gouvernement de Front populaire et la dictature du prolétariat, que se passait-il sur le terrain de la pratique stalinienne elle-même? Il suffit pour le savoir de jeter un coup d'œil en France, où selon les termes de Dimitrov: «la classe ouvrière (...) donne l'exemple à tout le prolétariat international de la façon dont il faut combattre le fascisme. Le Parti communiste français donne à toutes les sections de l'Internationale Communiste l'exemple de la façon dont il faut appliquer la tactique du front unique (...). La manifestation du 14 juillet est le début d'un vaste front populaire général contre le fascisme en France» (11).

Précisément, cette manifestation du 14 juillet 1935 est une excellente illustration de ce qui se cache encore sous les mots du Congrès: c'est à cette fête du Rassemblement populaire que fut présenté à la foule le nouveau ménage à trois dans le Parlement français: Parti communiste - Parti socialiste - Parti radical, et c'est à cette occasion que le P.C. souffla le mot d'ordre «Daladier au gouvernement!». Voilà à quoi les Dimitrov, Manuilsky et consorts faisaient finement allusion lorsqu'ils parlaient au Congrès de Moscou des «autres partis»! C'est ainsi qu'un parti qui un an auparavant était caractérisé (à juste titre!) par le stalinisme comme «une des formations politiques au service du capital financier (qui) ne représente plus les intérêts de la petite bourgeoisie comme à son origine» (12) avait, grâce au pacte Laval - Staline de 1935, complètement changé de nature. Il suffirait d'évoquer, pour s'en convaincre, ce qu'écrivait Thorez dans L'«Humanité» du 30 juin 1935:
«
Le parti radical est le plus grand des partis. C'est celui qui exerce la plus grande influence sur la vie politique du pays. Dans ses rangs et derrière ses comités, se trouve la masse des petites gens des classes moyennes que la crise économique frappe durement. Le Français moyen (qu'on admire la nouveauté et la richesse du concept! NdR) d'opinion radicale se débat comme nous, prolétaires communistes et socialistes, contre la misère envahissante».

Thorez «oubliait» simplement de dire que le parti radical était aussi de ceux qui avaient été le plus liés à cette misère et à sa perpétuation! Mais qu'importait: grâce à la baguette magique de l'Internationale stalinisée, il était devenu un parti capable non seulement de réclamer «des mesures énergiques contre les fascistes» mais encore de «prendre effectivement des mesures décisives contre les magnats contre-révolutionnaires de la finance»! Comme on voit, le stalinisme est allé plus loin que le millerandisme: il ne se fixait pas seulement comme objectif de coexister et de collaborer avec les bourgeois, mais aussi de changer les loups de la finance et de l'État-major en agneaux. Naturellement, c'est le P.C. lui-même qui a été transformé en troupeau de brebis. En voici d'ailleurs des bêlements caractéristiques proférés ce 14 juillet 1935, où les trois partis du Rassemblement populaire ont juré en chœur ce qui suit:
«
Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour mettre nos libertés hors d'atteinte du fascisme. Nous jurons, en cette journée qui fait revivre la première victoire de la République, de défendre les libertés démocratiques conquises par le Peuple de France, de donner le pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et, au monde, la grande paix humaine» (13).

Ici, programme et principes ne sont pas banalement bourgeois: ils sont exprimés avec cette grandiloquence et ce brio philosophique dignes d'un candidat radical-socialiste de chef-lieu de canton s'apprêtant à «aller à la soupe»! Que dire du «pain» et du «travail» garantis sans toucher le moins du monde aux lois sacro-saintes de la propriété, du marché, du salariat? Que dire de la démocratie qui vit sur le dos du prolétariat et des masses colonisées et est essentiellement dirigée contre eux? Que dire enfin de cette risible «grande paix humaine» donnée au monde par Daladier, l'homme de l'État-major, et par les défenseurs du traité de Versailles et de l'empire colonial?

Élasticité tactique et commerce des principes
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Le stalinisme a toujours invoqué la fameuse «élasticité» de la tactique léniniste mais même dans la manœuvre tactique la plus audacieuse, Lénine n'a jamais perdu de vue les principes du communisme qui sont par définition invariants, qui ne dépendent pas des situations historiques ni des aires géographiques; et nous sommes d'autant plus fondés dans cette affirmation que la Gauche demandait à Lénine et aux bolchéviks de fixer une limite à cette élasticité. Elle le demandait pour les aires de vieille démocratie où les rapports entre les classes, la formation du parti et aussi la préparation révolutionnaire des masses exigent une méthode plus directe que dans les aires de «révolution double» où la plus grande élasticité de la tactique - toujours fermement reliée aux principes - est entièrement justifiée par la mobilité plus grande des différentes forces de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

La falsification commise par le stalinisme sous couleur d'un «léninisme» spécialement forgé à cet effet, consiste à faire entrer le commerce des principes dans la manœuvre tactique. Mais peut-on sérieusement imaginer, si l'on accepte aujourd'hui, même en les justifiant par les besoins de la tactique, les principes et le programme de l'adversaire, si l'on forme sur eux l'organisation du parti, si on encourage les masses à les respecter, qu'il sera possible de les abandonner demain en faisant faire à l'organisation et aux masses un virage à 180°? Ce serait s'imaginer que le parti travaille sans adversaires, que la bourgeoisie n'exerce aucune pression sur le prolétariat et son parti. Au nom de la brillante manœuvre machiavélique, cela revient tout simplement à oublier… la lutte des classes! Mais le tournant du stalinisme ne répondait-il précisément pas au besoin de l'enterrer?

Comme il fallait donner le change au prolétariat, et pour cela laisser malgré tout une fenêtre ouverte sur un avenir révolutionnaire, Dimitrov devait dire dans son rapport au Congrès: «le gouvernement de front unique s'avérera, peut-être, dans une série de pays, une des principales formes de transition» (14). Dans le même genre, Manuilsky écrivait ensuite que si le gouvernement de front unique n 'est pas la dictature du prolétariat, «il doit préparer l'instauration du pouvoir de la classe ouvrière», en ajoutant: «Il doit le faire. Quant à la question de savoir s'il le fera vraiment, cela dépend d'une série de conditions et, avant tout, de la cohésion de la classe ouvrière, de sa combativité, de sa fermeté et de sa volonté d'aller plus loin» (15). Que dire d'une «tactique» dont le lien avec les principes est établi dans le domaine du «peut-être»? Que dire d'une tactique dont la seule garantie de réussite tient dans la «volonté des masses», alors que les dirigeants s'appliquent précisément à émousser cette volonté, ou plutôt à l'annihiler par le tournant des Fronts populaires?

Ces justifications ne constituent-elles pas en réalité une véritable théorie de l'irresponsabilité du parti devant l'histoire? En l'élaborant, Manuilsky et Dimitrov ne faisaient qu'avouer en fait que la «tactique des Fronts populaires antifascistes» n'était pas une «transition vers la révolution prolétarienne», mais qu'au contraire les thèses du VIIème Congrès étaient une transition - réelle, celle-là - vers l'abandon complet de toute référence à la révolution et à la dictature.

Une étape nouvelle dans cette transition fut très vite franchie quand, en mai 1938, le comité central du P.C.F., pour mettre en garde contre l'idée de «dépasser» le Front populaire, dut affirmer, comme l'explique «l'Histoire du Parti communiste français», que le Front populaire «n'est pas une tactique occasionnelle, mais une application valable pour toute une période historique de l'alliance nécessaire entre la classe ouvrière et les classes moyennes»... (16). Telle était la conséquence inévitable d'une tactique capitularde, la reconnaissance en quelque sorte de sa fonction conservatrice.

C'est pourquoi la «dialectique» maoïste révèle son inconsistance lorsqu'elle prétend pouvoir condamner Cachin - Thorez - Duclos et Cie tout en défendant Staline - Dimitrov - Manuilsky et consorts. Dans l'histoire qu'elle réécrit, la tactique du VIIème Congrès serait impeccable en tous points, mais le PCF. en aurait fait une application opportuniste, ce qui expliquerait la trahison des grèves et des luttes anti-coloniales. Il y aurait par exemple une contradiction entre la revendication de la lutte anti-impérialiste du VIIème Congrès de l'I.C. et l'attitude résolument social-impérialiste du PCF à cette époque. En réalité, ce sont les paroles du VIIème Congrès à l'usage des peuples coloniaux qui sont en contradiction avec la pratique du stalinisme dont elles ne font que couvrir la honte. Ce que devraient expliquer les critiques tardifs de Thorez, c'est ceci: comment peut-on soutenir «son» propre État - surtout quand il est impérialiste jusqu'à la moelle - dans les conflits et les rivalités avec d'autres impérialismes, sans nécessairement piétiner les intérêts des masses colonisées? A moins d'«oublier» - ce que fait précisément le maoïsme - que les divergences d'intérêts entre les impérialismes portent en particulier sur la question de savoir qui bénéficiera de l'exploitation des colonies...

C'est ainsi que pour le maoïsme toutes les constructions du VIIème Congrès, la défense de la patrie, la collaboration gouvernementale, la participation aux orgies impérialistes sous prétexte de lutte contre le fascisme, tout cela sort indemne de l'épreuve de l'histoire. Outre son évidente fausseté théorique, cette thèse fait fi de la vérité historique la plus élémentaire, comme cela ressort des faits rappelés plus haut. A moins d'admettre qu'aucun des délégués à Moscou n'ait eu la possibilité de lire, avant et pendant le VIIème Congrès, les prouesses du P.C.F. dans «L'Humanité», parce qu'à l'instar du brillant théoricien internationaliste Joseph Staline ils n'auraient connu que leur langue maternelle?

Voilà à quelles acrobaties en sont réduits ceux qui prétendent combattre la trahison des partis staliniens en revendiquant la construction théorique du stalinisme. Si la première est contre-révolutionnaire, la seconde ne fait que couvrir la première par une référence mensongère au marxisme: il s'agit en réalité d'une révision totale des principes de l'Internationale de Lénine.

Révolution mondiale ou guerre impérialiste
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On peut être surpris de la rapidité avec laquelle la troisième vague opportuniste est arrivée aux résultats de la seconde, c'est-à-dire à la défense de l'État démocratique, prélude à la collaboration dans la préparation de la guerre impérialiste. En réalité, on ne peut comprendre comment les erreurs de l'I.C. avant même 1926-28 ont pu, à la longue, avoir pour conséquence l'abandon des principes, sans prendre en considération la formidable pression d'une situation internationale terriblement difficile; cette pression exigeait de l'Internationale prise dans la tempête une résistance qui, malgré toute la volonté des bolchéviks, s'est révélée insuffisante. L'étude des causes d'un tel désastre (qui ne rentre pas dans le cadre du présent article) confirme d'ailleurs entièrement la justesse de la préoccupation constante de la Gauche communiste d'Italie dans ses rapports avec les bolchéviks: elle aurait voulu dresser, grâce à une rigueur organisative plus grande encore, et à une précision bien plus grande des limites de la tactique (qui, à la lumière de l'expérience européenne, devaient être plus étroites et plus rigides) des garde-fous capables de préserver le parti des revers d'une situation qu'elle jugeait sans doute de façon moins optimiste qu'eux.

Si on la considère en effet avec le recul du temps, la crise ouverte par le premier conflit impérialiste ne s'est pas refermée avec la cessation des hostilités. Avant la guerre, l'aile révolutionnaire de la social-démocratie - c'est-à-dire en premier lieu Lénine et les bolchéviks, Luxemburg - Mehring - Liebknecht et la gauche du parti allemand, avec lesquels la Gauche marxiste d'Italie était dès sa naissance en 1912 en accord profond - avait une vision si sûre de la perspective historique offerte par le XXème siècle et en avait déjà tellement nourri toute l'Internationale que son théoricien officiel, Kautsky, avait pu caractériser en 1909 la période qui s'ouvrait comme «celle des guerres et des révolutions». L'immense tragédie de la décennie qui a suivi vient de ce que l'histoire ne s'est faite qu'à moitié: la guerre avait, selon la prédiction marxiste, engendré la révolution, et c'est la révolution qui avait arrêté la guerre en désengageant la Russie, puis l'Allemagne; mais cette vague révolutionnaire se révéla, à cause du retard de la formation des partis communistes et surtout de leur extrême difficulté à se placer sur un terrain résolument révolutionnaire, incapable de vaincre et d'abattre les forteresses européennes de l'ordre bourgeois. D'un autre côté, l'agitation sociale était suffisamment intense pour que la bourgeoisie ne puisse pas imposer les sacrifices indispensables à un cycle durable d'expansion capitaliste. On pouvait dire, au Ier Congrès de l'Internationale Communiste, que la «politique de paix»de l'Entente «prouve en même temps que les gouvernements impérialistes sont incapables de conclure une paix «juste et durable», et que le capital financier est incapable de rétablir l'économie détruite. Le maintien de la domination du capital financier mènerait soit à la destruction complète de la société civilisée ou à l'augmentation de l'exploitation, de l'esclavage, de la réaction politique, des armements et finalement à de nouvelles guerres impérialistes» (17).

L'isolement de la Russie et la dégénérescence de l'Internationale avaient déjà rendu possible en 1926 l'inversion des rapports entre l'Internationale et l'État russe, et la politique de ce dernier ne visait plus désormais à la révolution prolétarienne mondiale, mais à la consolidation des rapports entre la Russie et les autres États, sous couleur de «socialisme dans un seul pays». Ce résultat avait été obtenu sous la pression conjuguée des forces poussant au capitalisme en Russie et de l'impérialisme mondial, et cette politique s'était déjà traduite par la trahison de la révolution chinoise et de la grande grève des mineurs anglais de 1926.

Malgré la lutte héroïque de l'Opposition de gauche en Russie et l'aide de la Gauche communiste d'Italie qui fut, sur le plan international, la seule à se placer sur un terrain authentiquement marxiste, malgré leur espoir commun qu'un sursaut prolétarien viendrait leur donner la force de renverser le courant, l'histoire a confirmé que 1926 avait brisé les ressorts du parti russe (18). Dès lors que s'éloignait la perspective de la révolution mondiale devait se rapprocher, surtout après la formidable crise qui secoua le monde capitaliste à partir de l'année 1929, celle d'une nouvelle guerre impérialiste. Il ne manquait que l'occasion pour la reconnaître formellement. Ce fut la victoire de Hitler en Allemagne qui la fournit.

L'heure de vérité de l'opportunisme stalinien
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L'Allemagne devait nécessairement remettre en cause le traité de Versailles, et, en faisant sauter tout l'équilibre européen et en particulier est-européen, soit soulever de nouveau une vague révolutionnaire en Europe centrale, soit menacer directement les intérêts nationaux de la Russie. D'un autre côté, comment imaginer qu'une fois que les forces liées au développement du capitalisme en Russie s'étaient emparées de l'État, un antagonisme n'allait pas naître entre elles et l'Allemagne bourgeoise qui avait imposé Brest-Litovsk non seulement à l'ouvrier mais aussi - et c'est ce qui importe ici - au paysan ainsi qu'au petit capitaliste et au manager russes?

C'est ainsi que, dès que l'Allemagne est sortie de la Société des Nations, la Russie y est entrée. L'incomparable Staline avait découvert que la «caverne des brigands impérialistes» dont parlait Lénine était devenue un «instrument de paix». C'est au même moment que s'engagèrent les pourparlers avec l'impérialisme français, qui aboutirent au pacte Lava1-Staline de mai 1935 aux termes duquel Staline encourageait l'effort militaire français.

Il serait cependant faux de s'imaginer que l'évolution politique de l'Internationale vers la guerre impérialiste fut la simple résultante des exigences des forces qui, en Russie, s'étaient emparées de l'État russe et lui avaient subordonné le parti qui formait le centre de l'Internationale. Cette évolution convergeait profondément avec celle qui progressait dans tous les partis occidentaux. Le poids de ces derniers avait été décisif pour entraîner l'Internationale sur la pente des erreurs opportunistes. Leurs poids avait été décisif dans le passage définitif à l'opportunisme. Comment ne l'aurait-il pas été à l'heure du choix entre guerre et révolution?

Si l'on prend le parti allemand, il avait déjà été victime, au moment de l'occupation de la Ruhr, de la maladie du «national-bolchévisme», que la théorie du «socialisme dans un seul pays» ne pouvait que raviver. C'est ainsi qu'en pleine «troisième période», au moment où le stalinisme considérait la social-démocratie comme la «gauche du fascisme», il tentait de disputer au nazisme le titre de meilleur représentant de la nation allemande, en faisant notamment des surenchères sur la révision du traité de Versailles. Quant à la lutte contre le fascisme, sur quel terrain avait-elle été réellement menée? Nous ne pouvons ici nous attarder sur la politique de scission syndicale, d'opposition entre chômeurs et ouvriers actifs sous prétexte que ces derniers appartenaient à des organisations «social-fascistes», sur l'ultimatum qui conduisait, sous prétexte de «front unique par le bas», non pas tant au refus des accords au sommet entre partis qu'au refus en général de tout front qui n'aurait pas été sous la direction du parti communiste, sur toute cette politique prétendument «de gauche» dont les gens mal informés ou des historiographes malhonnêtes voudraient attribuer la paternité à la Gauche du P.C. d'Italie sous l'appellation de «bordiguisme». Nous retiendrons seulement qu'en empêchant toute autodéfense ouvrière contre le nazisme, elle ne laissa plus d'autre terrain à la lutte que le terrain... parlementaire, au point que la seule «grande bataille» du P.C. allemand consista à présenter contre Hitler... un candidat communiste aux élections présidentielles, renforçant ainsi non seulement les courants de droite dans le parti, mais aussi les illusions démocratiques et parlementaires des masses, et ce au moment le plus périlleux.

Quant au parti français, en dépit d'un vernis internationaliste conféré par la lutte contre l'occupation de la Ruhr ou la guerre du Rif, il fut toujours un parti soumis aux influences chauvines et social-impérialistes, et aux sirènes du parlementarisme (19). Le seul nom de Cachin n'évoque-t-il pas ces forces centristes équivoques qui avaient déjà trempé dans le social-patriotisme? C'est ce même Cachin qui, le 19 novembre 1918, s'était ému, dans l'éditorial de «L'Humanité» annonçant l'armistice, de la... générosité des vainqueurs venant de façon si chevaleresque au secours de l'Allemagne vaincue en lui offrant des vivres!

Le «socialisme dans un seul pays» ne risquait pas de supprimer ces tendances; quant aux tirades enflammées lancées contre la démocratie et la social-démocratie, elles n'empêchèrent pas le P.C.F. de rester un parti foncièrement parlementariste, et la soi-disant tactique «classe contre classe» n'eut réellement d'effet que sur le terrain… électoral.

Comme le disait avec juste raison Trotsky en 1932 à propos des dirigeants allemands (20) - mais c'était vrai à plus forte raison pour les dirigeants français - «la moelle du centrisme (on rangeait encore les staliniens sous cette étiquette à l'époque) est l'opportunisme. Sous l'influence des circonstances extérieures (tradition, pression des masses, concurrence politique) le centrisme se voit forcé, à certaines périodes, de faire parade de gauchisme. Il doit pour cela se maîtriser et faire violence à sa nature politique». Pour la clique des Pieck - Thalmann, Cachin - Thorez, Togliatti et autres dirigeants «bolchevisés», le tournant de 1934 ne fut pas de ceux qu'on accepte à regret, de ceux auxquels on se résigne: il était le point d'arrivée nécessaire, quand il n'était pas, comme pour Cachin et autres fossiles, le retour au point de départ qu'un Blum avait prédit au Congrès de Tours.

Une fois le parti allemand liquidé par le nazisme après sa capitulation honteuse, le seul parti important qui resta fut le parti français. Il eût été étonnant que l'inclination de ses dirigeants à suivre les exigences de l'impéralisme français disparaisse au moment précis où la pression de l'impérialisme devait se faire plus forte, et où la situation n'autorisait plus les attitudes théâtralement radicales que des parlementaires-nés peuvent se permettre pendant les inévitables cures d'opposition.

D'autant que, pour l'impérialisme français également, la victoire d'Hitler signifiait la remise en cause du traité de Versailles, de ses positions en Europe centrale et orientale, où il était le soutien d'une quantité d'États balkanisés par l'Entente et leur gendarme officiel; il était donc naturel qu'il s'opposât à l'Allemagne et trouvât, à un moment ou à un autre, à s'entendre avec la Russie.

Quant au P.C. espagnol, qui joua dans la tragédie espagnole un rôle si central, son évolution a suivi celle de tous les partis occidentaux, mais il resta un tout petit parti jusqu'à la convergence, avec le tournant du stalinisme, des préoccupations des dirigeants russes et de la social-démocratie espagnole: il ne devait réellement prendre corps que grâce à l'afflux des jeunes socialistes de Carrillo, converti en 1935 après un voyage à Moscou, et à l'envoi massif, surtout après juillet 1936 - on conçoit pourquoi - de larbins staliniens expérimentés, comme Codovilla - Medina, Minev - Stepanov et autres Togliatti - Ercoli - Alberto, et il ne se développa sur cette base que dans la besogne de restauration démocratique de l'État après la fracture de juillet 1936 et la répression des tentatives de mouvement prolétarien indépendant.

Une trahison déguisée en victoire de l'«unité ouvrière»
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Nous avons vu que l'année 1933 et la victoire de Hitler faisaient de la préparation de la guerre impérialiste une question pratique urgente pour l'État russe; pour les courants centristes et chauvins qui s'étaient hissés à la direction des partis communistes occidentaux, elles rapprochaient aussi nécessairement l'heure de vérité dans les rapports réels avec leurs bourgeoisies, qui devaient être amenées à exercer sur eux une pression décisive pour obtenir la paralysie de la lutte prolétarienne.

Or précisément, cette même année 1933 marqua un tournant dans l'attitude du prolétariat qui avait depuis quatre ans subi la crise économique la plus catastrophique de l'histoire du capitalisme, avec la chute brutale de la production industrielle et des dizaines de millions de chômeurs, la baisse massive des salaires sans riposte d'envergure, sauf dans les zones périphériques où la crise avait stimulé la lutte ouvrière, comme en Espagne, ou la lutte d'émancipation nationale, comme par exemple en Indochine. L'aggravation de la crise s'opérait parallèlement à la montée du nazisme en Allemagne et finalement à sa victoire. La réaction à l'offensive économique du capital devait donc être liée pour les masses ouvrières elles-mêmes à la défense contre le fascisme.

Le coup d'envoi de la vague ouvrière fut donné en février 1934 par la révolte armée des ouvriers de Linz devant les menaces du chancelier Dollfuss, et par le déclenchement simultané en France d'une grève générale d'un jour entraînant 5 millions de grévistes. Le mouvement devait se poursuivre en France avec les grèves de juillet - août 1935, atteindre le sommet de la vague avec la grande grève de mai - juin 1936 et les occupations d'usine - grève qui fut accompagnée d'un vaste mouvement de luttes économiques en Belgique. Il devait ensuite refluer, avec cependant des grèves en décembre 1937, et finir avec la grève générale avortée de novembre 1938. Mais c'est évidemment en Espagne, où l'effervescence avait provoqué dès 19131 le passage à la république, que les conflits devaient connaître la plus grande acuité, avec une accélération notable provoquée par l'insurrection des Asturies en octobre 1934; ce fut ensuite le soulèvement armé de juillet 1936, puis la guerre civile, et enfin la grève de mai 1937 qui marqua la victoire définitive de la république sur les tentatives de lutte ouvrière indépendante.

Il est important de noter que cette nouvelle vague de luttes ouvrières démarrait à un moment où les méfaits de la tactique prétendument de gauche de l'Internationale et la capitulation du stalinisme devant Hitler rendaient indispensable un nouveau tournant dans la tactique des partis communistes stalinisés. Or, d'un côté, la tactique de scission systématique des organisations immédiates avait eu le double effet de briser les liens entre l'avant-garde et les lages masses laissées à l'influence directe de la social-démocratie et de l'opportunisme, tandis que les divers tournants de l'internationale, qui depuis l924 et surtout 1926 étaient clairement destinés à désorienter l'aile gauche en caricaturant ses positions, avaient complètement démoralisé ceux des militants qui n'avaient pas subi la dénonciation publique et l'élimination systématique du parti.

Le tournant du stalinisme fut opéré par sa capitulation complète devant la social-démocratie en France lors de la grève du 12 février 1934 (21), qui permit de canaliser la réaction ouvrière dans la défense des institutions républicaines, et par le Pacte d'unité d'action P.C. - P.S. qui suivit le 27 juillet, dans lequel le front unique était un bloc sur le seul terrain légal et parlementaire et impliquait la cessation des polémiques entre les participants. D'ailleurs, l'idée d'un tel pacte était déjà contenue dans un appel du Comité exécutif de l'Internationale... de mars 1933, qui préconisait un front unique de défense en précisant qu'il croyait «possible de recommander aux partis communistes de renoncer aux attaques contre les organisations socialistes durant l'action commune» (22), ce qui constituait évidemment une promesse d'alignement sur les exigences de la social-démocratie.

Ce tournant du stalinisme fut, comme nous l'avons montré, opéré sous la double impulsion convergente de Moscou et des courants opportunistes des partis occidentaux. Mais aux militants éprouvés par les tournants successifs de l'Internationale et brisés par la tactique dite de la «troisième période» à l'abandon de laquelle ils aspiraient, il apparut comme une véritable rectification et comme la seule issue possible. De plus, pour les masses qui se mettaient en mouvement souvent pour la première fois, et pour lesquelles l'idée de l'unité ouvrière qui surgit spontanément du besoin élémentaire de solidarité se traduisait naturellement par l'unité des grands partis existants, ce tournant apparaissait comme un encouragement à leur lutte.

La vague des années 1917-23 avait projeté une vigoureuse avant-garde prolétarienne sur des positions anti-opportunistes, et celle-ci put trouver dans l'Internationale Communiste et la révolution russe la continuité d'une politique menée avant la guerre par les ailes gauches de la social-démocratie, et que l'appareil du parti avait brutalement trahie en août 1914. La vague des années 1934-1938 arrivait dans des conditions totalement différentes: elle prenait son essor au moment même où le stalinisme opérait son passage brutal sur les positions les plus droitières, mais en capitalisant le prestige d'une révolution qui avait donné aux masses ouvrières les espoirs d'émancipation les plus formidables.

Les larges couches prolétariennes que cette nouvelle vague de luttes mettait en branle subissaient naturellement, comme c'est pratiquement inévitable, au moins dans un premier temps, toutes les illusions répandues sur les institutions démocratiques. C'est là précisément que le rôle du parti révolutionnaire se révèle crucial pour aider les prolétaires projetés à la tête du mouvement à se porter sur le terrain de la lutte générale contre le capitalisme, pour les agréger à l'avant-garde soudée dans sa conviction et sa fermeté révolutionnaire et la renforcer, pour féconder le mouvement social avec les principes révolutionnaires, pour préparer et hâter le heurt historiquement inévitable avec l'État bourgeois, quelle que soit sa forme. Mais en 1934-1938 les ouvriers les plus combatifs étaient poussés en avant au moment précis où les militants que le stalinisme avait brisés, épuisés et démoralisés, refluaient et passaient à la queue du mouvement social. C'est ainsi que le tournant du stalinisme eut pour effet de renforcer les masses dans leurs illusions réformistes et légalitaires, et de stériliser toute potentialité révolutionnaire de la vague sociale.

Bien au-delà de ces effets immédiats déjà terribles en eux-mêmes, la catastrophe a eu des conséquences historiques encore plus désastreuses parce qu'à la différence de celle d'août 1914, elle n'est pas apparue comme une trahison ouverte, comme une renonciation aux buts et aux principes déclarés, mais comme une victoire de l'unité ouvrière imposée par le mouvement prolétarien lui-même, sous le drapeau de la continuité formelle avec la révolution russe et l'internationalisme.

La dialectique du rapport parti-classe était rompue
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Nous n'avons pas été les seuls à comparer les événements dramatiques de cette période à la trahison de la social-démocratie en août 1914. Trotsky lui-même le fit au moment de la capitulation du stalinisme devant le nazisme en février-mars 1933. Mais même un révolutionnaire de son envergure sous-estima la portée réelle de la catastrophe, au point de penser pouvoir s'appuyer comme en 1917 sur la vague ouvrière pour oxygéner le parti et lui permettre de remonter la pente. L'idée était incontestablement généreuse, mais elle devait malheureusement se révéler tout à fait impuissante.

Il faut tenir compte des ces considérations si l'on veut réellement comprendre les tentatives malheureuses de Trotsky, qui voyait dans le front unique chapeauté par le pacte d'unité d'action P.C. - P.S. un contenu prolétarien et potentiellement subversif dont il espérait à terme une transformation en un conflit ouvert entre les besoins des larges masses ouvrières et la volonté collaborationniste des chefs réformistes.

Bien sûr, Trotsky restait aussi prisonnier de l'interprétation trop large et trop élastique du Front unique dont il était solidairement responsable avec tous les bolchéviks et dont la Gauche s'était nettement démarquée. Mais en l'occurrence, le problème dépassait largement le domaine purement tactique pour toucher des questions théoriques d'importance. Le malheur était que le parti était détruit, alors que pour manier une tactique il faut précisément un parti, c'est-à-dire une organisation unie par des buts et des principes parfaitement établis. Or Trotsky s'imaginait que ces principes faisaient partie du patrimoine des courants qui, notamment en France ou aux États-Unis, réagissaient au stalinisme, ce en quoi il se trompait hélas complètement.

Une preuve était pourtant donnée à Trotsky du danger de sa méthode: en effet le courant trotskiste qui avait toujours lutté pour le «Front unique P.C. - P.S.» et qui présenta sa réalisation comme une victoire tout en critiquant son orientation, ne devait-il pas perdre son influence précisément au moment où ce front voyait le jour, comme l'attestent tous les historiens du trotskisme, de Broué à Frank en passant par Craipeau? Mais Trotsky ne le remarqua pas et alla plus loin encore dans l'erreur. Au lieu de considérer que le levier essentiel de la manœuvre était à reconstituer en commençant par une affirmation claire des principes et un bilan historique réel, il inventa une nouvelle manœuvre pour... constituer ce levier, et ce au prix d'une confusion encore plus grande sur les principes pour féconder le Front unique P.C. - P.S. il fallait entrer dans les organisations qui le dirigeaient afin de garder le contact avec les ouvriers organisés et d'influencer les éléments poussés à gauche des directions: telle fut la tactique de l'entrisme dans le parti socialiste.

Que pouvaient en tirer des militants qui, tout en réagissant au stalinisme, n'avaient en réalité aucune base solide de principe à laquelle se raccrocher? Que pouvaient-ils conclure de la tentative de reprendre, dans une situation radicalement différente puisqu'en l'absence du parti de classe, la manœuvre effectuée en 1919-1923 par l'Internationale en direction des syndicalistes-révolutionnaires? Que pouvaient-ils en conclure, sinon que la tactique ne dépend plus des situations, qu'elle devient une recette, et pire, que le parti se constitue par des recettes d'organisation? Tel est le fond commun de l'infinie variété des organisations trotskistes d'aujourd'hui.

Ainsi, la situation était bien plus grave encore que ne l'imaginait Trotsky, car tous les ressorts d'un mouvement prolétarien indépendant étaient brisés, car toute la dialectique des rapports entre le parti, l'avant-garde et la classe était pervertie et rompue. Ceci, les militants de la Gauche dans l'émigration l'avaient compris. Ils savaient que la reprise serait nécessairement longue et difficile, ce que Trotsky a pris, dans sa polémique acerbe contre eux, pour du fatalisme, n'était en fait que la reconnaissance de cette terrible réalité - dont ils ne tirèrent pas motif de découragement et d'abandon, mais une raison supplémentaire de maintenir la plus grande fermeté sur les principes, contre le courant.

Certes, il était particulièrement difficile de passer, en l'absence précisément du parti, à une application pratique des positions doctrinales du marxisme. Cela permet de comprendre que, dans leur volonté de se protéger des périls mortels de l'immédiatisme et de l'activisme, les militants de la Gauche dans l'émigration n'aient pu se garder d'une certaine raideur dans la doctrine, non exempte parfois de métaphysique, ce qui constituait un terrain favorable pour tomber même dans certaines erreurs théoriques; ce que Trotsky, en jouant sur une fausse réputation donnée à la Gauche, croyait pouvoir montrer comme une preuve de l'incapacité du «bordiguisme» à sortir de l'indifférentisme politique et de l'anarchisme. En réalité, en dépit de ses erreurs, l'émigration a pu, comme nous l'avons écrit, «assurer une continuité physique de groupe» entre la Gauche du Parti communiste d'Italie - et à travers elle l'Internationale communiste - et notre petit parti d'aujourd'hui. Cette continuité a été ce qui a permis de transmettre une formidable bouffée d'enthousiasme révolutionnaire et une authentique tradition de militantisme communiste. Quel est aujourd'hui le bilan qu'ont laissé l'Opposition de gauche et Trotsky qui ironisait sur le nôtre en le considérant comme nul (23)? Hélas, le géant révolutionnaire qu'il est resté malgré ses immenses erreurs rougirait certainement aujourd'hui du bilan qui s'incarne dans ses disciples.

La condition de tout était bien à l'époque de remonter - fût-ce au prix d'un long délai historique - les morceaux de la mécanique brisée de ce formidable levier de la lutte révolutionnaire qu'est le parti communiste. Et dans ce but, le mouvement social lui-même ne pouvait être d'un quelconque secours que si, au préalable, l'ossature théorique, doctrinale, principielle et programmatique était reconstituée. C'était de là qu'il fallait repartir. Ce n'était pas la première fois que cette situation apparaissait dans l'histoire du mouvement ouvrier: seulement cette fois, le mal était plus grave que jamais, la dévastation plus terrible, la pente plus difficile à remonter (24). Et si la Gauche italienne a su s'atteler à cette tâche et la mener à bien, c'est parce qu'elle avait vu venir le danger opportuniste, même si elle n'avait jamais imaginé avant 1928 qu'il pût se transformer en une catastrophe aussi terrible; c'est parce que, dès le début, elle avait combattu pour que l'Internationale puisse y faire face.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. «Le fascisme, le danger de guerre et les tâches des partis communistes», Bureau d'éditions, Paris, 1934, p. 6. [back]
  2. Si l'on veut malgré tout distinguer entre les différents secteurs du capital financier et si l'on considère à cet effet le cas de la France de l'époque, les secteurs les plus «réactionnaires» du capital financier n'étaient-ils pas justement représentés par le radicalisme, qui se nourrissait du caractère usurier du capital financier français développé sur une base industrielle faible et archaïque? Quant au plus impérialiste, était-ce le secteur lié à la mainmise usuraire sur l'Europe centrale et qui s'en faisait le gendarme, ou le secteur lié aux besoins de la restructuration de l'empire colonial dont le gaullisme se fit plus tard l'expression? Il est évidemment impossible de répondre à une question qui au plan politique ne se pose que dans la mythologie petite-bourgeoise; le stalinisme a d'ailleurs résolu le problème en pratique... en s'alliant successivement avec les deux secteurs! [back]
  3. Extrait d'un article de Dimitrov intitulé «La lutte pour le front unique», paru dans la «Correspondance Internationale», Nr. 102-103 du 17 novembre 1934. [back]
  4. Voir à ce sujet l'article intitulé «La victoire d'Hitler signifierait la guerre contre l'U.R.S.S.» publié en français dans «Comment vaincre le fascisme», Ed. Buchet-Chastel, Paris, 1973, pp. 235-244. [back]
  5. «Les tâches de l'Internationale communiste en liaison avec la préparation d'une nouvelle guerre mondiale par les impérialistes» (Résolution sur le rapport du camarade Ercoli adoptée par le VIIème Congrès de l'Internationale Communiste, le 20 août 1935), «L'Internationale Communiste», n0 17-18, 1935, pp. 1971-1977. [back]
  6. Cité par G. Lefranc, «Histoire du front populaire» (1934-1938), Ed. Payot, Paris, 1965, p. 73. [back]
  7. Voir à ce sujet l'article «Les leçons du front populaire (1936)», paru dans «Le Prolétaire», Nr. 227. [back]
  8. «L'offensive du fascisme et les tâches de l'Internationale communiste dans la lutte pour l'unité de la classe ouvrière contre le fascisme» (Résolution sur le rapport du camarade Dimitrov adoptée par le VIIème Congrès de l'I.C. le 20 août 1935), «l'Internationale Communiste», n0 17-18, 1935, p. l465. [back]
  9. Voir à ce sujet les cinq articles intitulés «La tactique de l'internationale Communiste» parus dans la presse du PC. d'Italie du 12 au 31 janvier 1922 et republiés dans «Programme Communiste», Nr. 51-52, ainsi que le discours d'A. Bordiga au Vème Congrès de l'I.C. publié dans «Programme Communiste», Nr. 53-54. [back]
  10. «Bilan du VIIème Congrès de l'Internationale Communiste», «l'Internationale Communiste», n0 20, 1935, p. 1631. Souligné dans le texte. [back]
  11. «L'offensive du fascisme...» (Rapport au VIIème Congrès de l'I.C. - texte sténographiquement abrégé), «L'internationale Communiste», n0 17-18, 1935, pp. 1284 -1285. [back]
  12. «Le parti radical, instrument de fascisation», article de J. Berlioz dans la «Correspondance internationale», n0 48 - 49, 1934. [back]
  13. G. Lefranc, op. cit., p. 82. Il est à peine besoin de rappeler que ce même 14 juillet, J. Duclos pestait contre «ces adversaires intéressés (qui) voudraient opposer le drapeau rouge au drapeau tricolore, la Marseillaise à l'Internationale» (G. Lefrane, ibid., p. 84). [back]
  14. Rapport Dimitrov, op. cit., p. 1.300. [back]
  15. «Bilan du VIIème Congrès...», op. cit., p. 1631. [back]
  16. «Histoire du Parti communiste français», Editions Sociales, p. 346. [back]
  17. «Thèses sur la situation internationale et la politique de l'Entente», «Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers Congrès de l'Internationale Communiste», Maspero reprint. [back]
  18. Il n'est pas possible de développer ici cette question historique d'une portée gigantesque. Nous renvoyons pour cela le lecteur à nos courtes thèses de 1957 sur la question russe parues en français sous le titre «Le marxisme et la Russie» et republiées récemment dans le Nr. 68 de cette revue, ainsi qu'à l'étude commencée dans le même numéro sur «La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale». Mais surtout, nous invitons le lecteur familier de la langue italienne à lire notre «Struttura economica e sociale della Russia d'oggi» (Edizioni Il Programma Comunista, Milan, 1976). [back]
  19. Pour donner un indice sûr de ces tendances chauvines, il n'est pas inutile de rappeler qu'en 1927, alors que le chômage s'aggravait et frappait en premier lieu les ouvriers étrangers, «L'Humanité» étala par la plume de Sémard ce mot d'ordre honteux: «fermez les frontières!». [back]
  20. L. Trotsky, «La seule voie», dans «Comment vaincre le fascisme», op. cit., p. 283. [back]
  21. Nous renvoyons le lecteur au «Prolétaire», Nr.: 227 la grève du 12 février a été «manigancée», selon l'expression de G. Lefranc, par les chefs du P.S., de la C.G.T. et du parti radical, sous l'arbitrage direct du chef du gouvernement lui-même, Gaston Doumergue. Ce qui montre à quel point les larges masses étaient sous l'influence directe de la bourgeoisie, grâce au travail de la social-démocratie que le stalinisme n'avait pas sérieusement contrecarré. Cette influence se manifestait par la persistance de ce qu'on pourrait appeler le «réflexe républicain», forgé dans une longue habitude de luttes à côté de la bourgeoisie mais qui, à l'heure de l'impérialisme et de la révolution prolétarienne, signifiait pacifisme et poison parlementaire, collaboration patriotique, chauvinisme et social-impérialisme. C'est ce «réflexe» qui avait joué au moment de l'affaire Dreyfus en 1899, soumettant l'aile marxiste du Parti Ouvrier Français aux bavards et philanthropes radicaux nouvellement passés au socialisme pour voler au secours de la République contre la «réaction». C'est ce «réflexe» qu'avait acquis la SFIO en 1914 et qui la fit voler au secours de la République contre le «militarisme prussien».
    Il ne fait aucun doute que les politiciens qui prirent l'initiative de la grève du 12 février avaient dans l'esprit les épisodes de l'affaire Dreyfus, et qu'ils misèrent sur le «réflexe républicain» pour canaliser la haine du fascisme et de la violence bourgeoise sur le terrain de la «défense de la République».
    Bien sûr, le PCF. a toujours feint de croire que la grève du 12 février était le résultat de ses initiatives à lui (et pour cause!). En réalité il ne s'y rallia qu'au dernier moment en s'alignant complètement sur les objectifs de la grève et de la grande manifestation parisienne convergeant symboliquement place de la Nation, autour du monument de la République.
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  22. Voir «L'Humanité» du 5 mars 1933. A propos de cet appel, Trotsky fait cette remarque fort juste, que ses disciples dégénérés ont depuis longtemps oubliée et cachent aux prolétaires, à savoir que le front unique n'exclut nullement la lutte politique car «le refus de critiquer les alliés conduit directement, immédiatement à la capitulation devant le réformisme» («La tragédie du prolétariat allemand» dans «Comment vaincre le fascisme», p. 342). [back]
  23. «Bilan» fut l'organe de la Gauche dans l'émigration après «Prometeo». [back]
  24. Une des idées-force défendues par les noyaux de la Gauche dans l'émigration était que l'heure n'était pas à la reconstitution du parti. Les militants de la Gauche savaient - et personne ne pourra le leur enlever - que la constitution du parti supposait qu'on ait tiré un bilan de la tactique de l'Internationale et qu'on ait complètement restauré les principes du communisme et de la doctrine, patrimoine que la Gauche avait en commun avec les bolcheviks.
    Les chevaliers errants de l'indifférence politique en quête de légitimité historique, de «Révolution Internationale» et du «Courant communiste international»à «Invariance» en passant par le «Mouvement Communiste», devaient donner à cette position une valeur générale pour toute période de contre-révolution, afin d'en tirer cette conclusion complètement étrangère au marxisme «en période de contre-révolution, la constitution d'un parti est impossible». Or le véritable présupposé théorique d'une telle ânerie est qu'en période contre-révolutionnaire, tout serait contre-révolutionnaire! Le groupe «Invariance» est donc parfaitement conséquent quand il en vient à renier la nécessité de la Révolution!
    Mais l'émigration n'a pas eu cette conception si elle n'a pas pu redonner les bases théoriques de la reconstitution du parti, ses militants n'ont pas hésité à donner leurs forces au parti reconstitué sur ces bases après la guerre. Ce n'est donc que par une grossière méprise que les tenants de la thèse selon laquelle le parti ne peut être aujourd'hui qu'un groupe ou une «fraction» (de quoi, Dieu seul le sait!) se revendiquent de la Gauche italienne.
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Source: «Programme Communiste» Nr. 72, décembre 1976.

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