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INFLATION, PROFITS ET SALAIRES


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Inflation, profits et salaires
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Inflation, profits et salaires

«Le capitaliste et l’ouvrier n’ayant à partager que cette valeur limitée, c’est-à-dire la valeur mesurée d’après le travail total de l’ouvrier, plus l’un recevra moins recevra l’autre et inversement . Pour une quantité donnée, la part de l’un augmentera dans la proportion où celle de l’autre diminuera. Si les salaires changent, les profits changeront en sens contraire. Si les salaires baissent, les profits monteront, et si les salaires montent, les profits baisseront. » (Marx, « Salaire, prix et profit ». Ed. Sociales, p. 99).

Dans la loi énoncée par Marx réside la base réelle des soi-disant « plans anti-inflation », caractérisés avant tout par le blocage autoritaire ou la « surveillance » des salaires, que l’État a instaurés centralement dans les pays capitalistes développés, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, et plus récemment l’Allemagne et – de fait – la France.

La tendance générale du capital (qui n’est pas une « loi d’airain », mais une tendance, à l’encontre de laquelle peuvent s’exercer d’autres tendances, en particulier celle qui résulte de l’association des prolétaires pour défendre leurs conditions immédiates d’existence) est de faire baisser le salaire :
« la tendance générale de la production capitaliste », écrit Marx dans « Salaire, prix et profit », « n’est pas d’élever le niveau moyen des salaires, mais de l’abaisser » (ibid., p. 109).

Cette tendance générale s’exerce de plusieurs manières, qui peuvent résulter soit des lois générales du capital, soit des rapports de force existant à chaque moment entre acheteurs et vendeurs de la force de travail.

Le mode de production capitaliste se caractérise par une tendance constante à développer la productivité du travail social par le moyen de l’accumulation de capital, qui se traduit, en termes de technique productive, par l’emploi sur une échelle toujours plus vaste d’instruments de production toujours plus perfectionnés. Lorsque les gains de productivité sont réalisés dans des branches produisant des biens de consommation, cette tendance provoque la réduction du temps de fabrication des subsistances nécessaires à la reproduction de la force de travail, donc l’abaissement de la valeur de la force de travail; le capital obtient ainsi, par un mécanisme qui n’est pas consciemment poursuivi par chaque capitaliste individuel, mais résulte du fonctionnement de l’ensemble du capital social obéissant aux lois immanentes de la production capitaliste, une plus-value supplémentaire que Marx appelle plus-value relative.

« Le capital », écrit Marx, « a donc un penchant incessant et une tendance constante à augmenter la force productive du travail pour baisser le prix des marchandises et, par suite, celui du travailleur ». (« Le Capital », ch. XII : « La plus-value relative ». Ed. Sociales II, p. 13).

Cette tendance à l’abaissement de la valeur de la force de travail peut aussi s’exercer d’autres façons, et de manière parfaitement consciente cette fois. Que l’on pense par exemple à la généralisation en Europe de la culture de la pomme de terre, destinée à fournir aux classes ouvrières une alimentation meilleur marché que les céréales; à l’emploi des femmes et des enfants, à l’importation de prolétaires immigrés à bon marché, à l’investissement dans les pays où les salaires sont très bas, etc. : pour augmenter le taux de plus-value et le taux de profit, pour que l’entretien de l’esclave productif coûte le moins cher possible, tous les moyens sont bons.

C’est pourquoi le capital ne se contente pas d’abaisser régulièrement la valeur de la force de travail : dans ses rapports quotidiens avec le salarié, il cherche constamment à spolier encore davantage celui-ci, en essayant de payer la force de travail non pas à sa valeur, mais au-dessous de celle-ci. Dans le chapitre traitant de la production de la plus-value relative, Marx indique que cette pratique, qu’il ne peut encore étudier à ce stade de développement théorique, « joue un rôle des plus importants dans le mouvement réel du salaire (ibid., p. 8). Et lorsqu’il énumère, dans le Livre III du « Capital », les causes qui contrecarrent la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, il la cite immédiatement après l’« augmentation du degré d’exploitation du travail » :
« II. Réduction du salaire au-dessous de sa valeur. »
« Nous ne mentionnons ici ce fait qu’empiriquement. En réalité, comme bien d’autres points qu’il faudrait indiquer ici, il n’a rien à voir avec l’analyse générale du capital. Il fait partie de l’étude de la concurrence qui n’est pas traitée dans le présent ouvrage. Ce n’en est pas moins une des causes les plus importantes qui contrecarrent la tendance à la baisse du taux de profit »
(« Le Capital », Livre III, ch. XIV. Ed. Sociales VI, p. 248).

• • •

Pour les classes salariées, le phénomène de l’inflation a précisément pour conséquence la tendance à faire constamment baisser le pouvoir d’achat des salaires (ou encore à réduire les salaires réels), c’est-à-dire à payer la force de travail au-dessous de sa valeur, ce qui permet au capital de contrecarrer la tendance à la baisse du taux de profit.

La baisse du taux de profit moyen, démontrée par Marx dans le Livre III du « Capital », est une tendance historique du mode de production capitaliste, due à l’accumulation sur une échelle toujours croissante et aux quantités toujours plus énormes de moyens de production (notamment de capital fixe, c’est-à-dire d’équipements, machines, etc.) mis en œuvre. Mais en même temps qu’ils obéissent à cette loi générale, les capitaux cherchent individuellement à y échapper; en particulier, les monopoles et les cartels peuvent, en augmentant arbitrairement leurs prix de vente, percevoir un profit supérieur au taux moyen : ils s’attribuent ainsi une part supérieure à la « juste part » capitaliste de la plus-value globale extorquée à l’ensemble de la classe ouvrière par le capital social, au détriment des branches où une situation de concurrence interdit d’augmenter artificiellement les prix – ce qui provoque les cris des petits exploiteurs capitalistes si chers au cœur des partis opportunistes, qui se sentent spoliés par les « gros » requins monopolistes. Avec le développement de la production, la concentration, le monopole, les cartels, ont tendance à s’étendre de plus en plus et à envahir un nombre croissant de branches, et avec eux les pratiques monopolistes; sous l’aiguillon de la baisse du taux de profit les hausses de prix arbitraires se généralisent; l’ensemble des prix monte sans correspondre à la création d’une valeur supplémentaire, le pouvoir d’achat de la monnaie baisse, ce qui provoque de nouvelles hausses de prix et ainsi de suite. Le phénomène ne dépend pas de la volonté du capital ou des capitalistes, ni de la « bonne » ou « mauvaise » gestion de gouvernements qui seraient assez puissants pour échapper aux lois du capital : il est l’expression des lois objectives du capitalisme le plus développé.

Malgré toutes les déclarations anti-inflationnistes de leurs dirigeants, les États bourgeois ne peuvent donc combattre les causes réelles de l’inflation : cela exigerait de s’attaquer aux racines même du mode de production capitaliste, aux catégories marchandes, dont l’inflation n’est qu’un des nombreux développements paroxystiques. De plus, à supposer même qu’ils en aient le pouvoir, le sens des réalités capitalistes les empêcherait de le faire : pour le capital considéré à son niveau le plus abstrait, l’inflation a en effet des conséquences immédiates positives : en rongeant insidieusement les salaires, elle aboutit à faire payer la force de travail au-dessous de sa valeur, et elle apparaît donc comme une des manifestations d’une tendance constante du capital, qui lui permet de contrecarrer la tendance à la baisse du taux de profit.

Ne pouvant ni ne voulant combattre radicalement les causes de l’inflation[1], l’État bourgeois doit cependant essayer de contenir les poussées inflationnistes à l’intérieur de certaines limites découlant, non des lois du capital en général, mais des conditions concrètes de son développement dans la société bourgeoise. Quelles sont ces limites ? La première découle de nécessités d’ordre social et politique : la hausse des prix des moyens de subsistance ne doit pas être forte au point de provoquer une réaction ouvrière brutale menaçant la sacro-sainte production. Comme l’écrivait l’OCDE dans son rapport du premier semestre 1973,
« des taux d’inflation élevés (…) introduisent dans les structures des revenus et de la richesse des distorsions qui non seulement sont injustes, mais engendrent aussi des tensions sociales permanentes… » ( »Le Monde », 21–3-73).
La seconde limite tient aux lois de la concurrence, c’est-à-dire des rapports entre les différents capitaux : la hausse des prix ne doit pas être plus importante dans le pays considéré que chez ses concurrents, car dans ce cas la compétitivité des exportations sur le marché mondial en souffrirait. C’est cette nécessité qu’exprimait récemment l’économiste bourgeois R. Barre :
« L’inflation est un phénomène mondial; il est donc difficile, où que ce soit, d’éviter une forte hausse des prix, mais il est à tout le moins nécessaire que la hausse dans un pays ne dépasse pas celle qui se manifeste chez les principaux partenaires et concurrents. Si la hausse des prix est moins forte en France qu’en Grande-Bretagne, en Italie et en Espagne, elle est de deux points plus élevée qu’aux États-Unis, en Suisse, en Belgique et aux Pays-Bas et nettement plus rapide qu’en Allemagne fédérale. Une telle évolution, si elle se poursuivait, compromettrait rapidement la capacité de concurrence de l’économie française. » ( »La Vie Française », 2–5-74).

En résumé, pour la bourgeoisie, comme le déclarait Giscard d’Estaing
« L’inflation, c’est la désorganisation à l’intérieur et l’affaiblissement de notre compétitivité à l’extérieur, donc une double menace pour la poursuite de notre croissance » ( »Le Figaro », 7–12–73).
Pourvu que les deux conditions exposées ci-dessus soient remplies (c’est-à-dire, dans le langage du capital, que l’inflation soit maintenue « dans des limites raisonnables »), le phénomène est tolérable et même, au pied de la lettre, profitable pour le capital.

Ceci explique que les « plans anti-inflation » mis en œuvre par les États ne cherchent jamais à réduire à zéro les hausses de prix, tout au plus à les contenir dans certaines limites (le patronat étant partout, pour des raisons évidentes, farouchement opposé à tout blocage des prix des produits qu’il fabrique), et se caractérisent essentiellement par des mesures de blocage ou de « surveillance » des salaires. L’avantage de l’inflation pour le capital est d’augmenter le profit en grignotant le salaire : cet avantage serait perdu si les revendications et les luttes ouvrières permettaient de rattraper ces baisses de salaire. L’économie politique bourgeoise a donc aussitôt décrété que les véritables responsables de l’inflation étaient les revendications salariales excessives, et instauré centralement le blocage des salaires. Si l’on en juge par les statistiques publiées pour les USA et la Grande-Bretagne, l’effet de ces mesures ne s’est pas fait attendre, comme le montrent les graphiques de la p. 76.

Pour chacun des deux pays considérés, les courbes indiquent l’évolution de la part des salaires et de la part du profit dans le revenu national (deux grandeurs qui, rappelons-le, ne sont ni un taux de plus-value ni un taux de profit) depuis l’instauration des plans de blocage des salaires. Le graphique concernant la Grande-Bretagne a été publié dans le « Financial Times » du 9–10–73; le second a été élaboré à l’aide des statistiques américaines correspondantes[2]. Tous deux se passent de longs commentaires, tant ils illustrent clairement ce que nous voulions montrer :
1) le résultat des soi-disant plans anti-inflation, qui est de faire baisser la part des salariés et d’augmenter simultanément celle des profits;
2) la justesse de la théorie marxiste sur le rapport antagonique des salaires et des profits, qui n’est lui-même qu’une expression du rapport antagonique entre le prolétariat et le capital.

Voilà la signification réelle, montrée par les chiffres, des appels à la « juste répartition des sacrifices » dans le cadre de « l’harmonie entre les classes » !

Grande-Bretagne
(en pourcentage du revenu national)

Profits et Salaires Grande-Bretagne

États-Unis
(en pourcentage du revenu national)

Profits et Salaires États-Unis

Notes :
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  1. Témoin encore la récente déclaration du gouverneur de la Banque de France : « Une inflation rapide, profonde, comme celle que nous connaissons, ne peut être vaincue qu’au prix d’un arrêt complet de l’expansion » (« Le Figaro », 25/ 26–5-74). Encore une élégante manière de dire qu’il n’est pas question, pour les bourgeois, de « vaincre » l’inflation.[⤒]

  2. US Department of Commerce, « Survey of Current Business, National Income and Product Tables ». Les données chiffrées pour la Grande-Bretagne se trouvent dans : Central Statistical Office, « National Income and Expenditure » (HMSO). En raison de modes de calcul différents, les données des deux pays ne sont pas comparables entre elles.[⤒]


Source : « Programme Comuniste », № 63, juin-août 1974

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