La "pensee de Mao" expression de la revolution democratique bourgeoise en Chine et de la contre-revolution anti-proletarienne mondiale (I)
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LA «PENSÉE DE MAO» (I)
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[La «Pensée de Mao» (I)] [La «Pensée de Mao» (II)]


Content:

La «pensé e de Mao» expression de la révolution démocratique bourgeoise en Chine et de la contre-révolution anti-prolétarienne mondiale
La théorie révolutionnaire prémisse de l'action révolutionnaire
Utilisation et révision de la doctrine du communisme scientifique
Le néo-menchévisme stalinien en Chine Le néo-menchévisme stalinien en Chine
Le néo-menchévisme stalinien en Chine
Le programme du mouvement
Les justifications «philosophiques» du maoïsme
Rappel de quelques points généraux du matérialisme marxiste
Matérialisme dialectique: science et non philosophie
«Le problème fondamental de toute la philosophie»
Notes
Source


La «pensée de Mao» expression de la révolution démocratique bourgeoise en Chine et de la contre-révolution anti-prolétarienne mondiale (I)
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Le communisme scientifique révolutionnaire est le résultat de l'assimilation critique d'un acquis antérieur qui s'est faite à la lumière des premières révoltes du prolétariat industriel moderne contre les conditions de vie imposées par le capitalisme. Cet acquis est celui de l'économie politique anglaise, de la philosophie classique allemande (dialectique idéaliste de Hegel, tentative insuffisante, mais féconde de Feuerbach de la «redresser» dans le sens matérialiste) et enfin du socialisme français, de Babeuf et Buonarroti aux utopistes et à Blanqui.

Telles sont les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme indiquées par Lénine dans un article de mars 1913 ou il note que Marx a tiré sa doctrine de la lutte des classes, «des révolutions orageuses qui accompagnèrent partout en Europe et principalement en France la chute de la féodalité et du servage» et dans lesquelles «pas une seule liberté politique n'a été conquise sur la classe des féodaux sans une résistance acharnée (NDR: souligné par nous), pas un seul pays capitaliste ne s'est constitué sur une base plus ou moins libre, démocratique, sans qu'une lutte à mort (idem) n'ait mis aux prises les différentes classes de la société...». Lénine s'y attache à souligner que Marx a appliqué cette doctrine de façon cohérente à la société bourgeoise en montrant que «les hommes ont toujours été et seront toujours en politique les dupes naïves des autres et d'eux-mêmes, tant qu'ils n'auront pas appris à discerner les intérêts de telles ou telles classes derrière les phrases, les déclarations, les promesses morales, religieuses, politiques et sociales», en avertissant que «les partisans des réformes ou améliorations seront toujours dupés par les défenseurs de l'ancien ordre de choses aussi longtemps qu'ils n'auront pas compris que toute vieille institution, si barbare et pourrie qu'elle paraisse, est soutenue par les forces de telles ou telles classes dominantes» et en concluant de façon révolutionnaire que «pour briser la résistance de ces classes, il n'y a qu'un moyen: trouver dans la société même qui nous entoure, puis éduquer et organiser pour la lutte les forces qui peuvent et qui, de par leur situation sociale, doivent devenir la force capable de balayer l'ordre ancien et d'en créer un nouveau».

Si le marxisme est la doctrine de classe du prolétariat, ce n'est donc pas parce qu'il enregistrerait ou codifierait des solutions spontanément «découvertes» par ce dernier grâce à la seule expérience de sa lutte immédiate: c'est parce qu'ayant diagnostiqué les graves contradictions du capitalisme, il montre sur la base de l'étude scientifique des révolutions bourgeoises la nécessité de les trancher par la violence qui s'impose à la seule classe qui, au sein de la société bourgeoise, soit intégralement révolutionnaire, quand elle agit comme classe, c'est-à-dire quand elle est dirigée par le parti politique qui exprime sa mission historique: le prolétariat. Tirée des révolutions bourgeoises, cette conclusion a été confirmée par les défaites répétées que cette classe, qui «est révolutionnaire ou n'est rien» a subies depuis juin 1848.

La théorie révolutionnaire prémisse de l'action révolutionnaire
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«La théorie de Marx, écrivait encore Lénine dans Notre programme (Seconde moitié de 1899), a élucidé la véritable tâche d'un parti socialiste révolutionnaire: non pas inventer des plans de réorganisation de la société, non pas prêcher aux capitalistes et à leurs valets l'amélioration du sort des ouvriers, non pas tramer des conspirations, mais organiser la lutte de classe du prolétariat et diriger cette lutte dont le but final est la conquête du pouvoir politique par le prolétariat et l'organisation de la société socialiste.»

On lit de même dans Entretien avec les défenseurs de l'économisme (6 décembre 1901):

«Ils s'embrouillent dans la question des rapports entre les éléments «matériels» (spontanés) du mouvement et les éléments idéologiques (conscients, agissant «d'après un plan»). Ils ne comprennent pas qu'un «idéologue» n'est digne de ce nom que s'il marche en avant du mouvement spontané et lui indique le chemin, s'il sait avant les autres résoudre toutes les questions de théorie, de politique, de tactique et d'organisation auxquelles se heurtent fatalement les «éléments matériels» du mouvement. Pour réellement «tenir compte des éléments matériels du mouvement», il faut les aborder dans un sens critique, il faut savoir élever la spontanéité jusqu'à la conscience. Mais affirmer que les idéologues (c'est-à-dire les dirigeants conscients) ne peuvent détourner le mouvement de la voie déterminée par l'interaction du milieu et des éléments, c'est oublier cette vérité première que la conscience participe à cette interaction et à cette détermination. Les syndicats ouvriers catholiques et anarchistes d'Europe sont aussi le résultat inévitable de l'interaction du milieu et des éléments, mais c'est la conscience des popes et des Zoubatov (NDR: Zoubatov, 1864-1917, colonel de gendarmerie, fondateur on 1901-1903 de syndicats ouvriers sous les auspices de la police), et non pas celle des socialistes».

Certes, «le marxisme ne pouvait pas naître au moyen-âge, parce que le prolétariat n'existait pas encore et que la théorie marxiste manquait ainsi de base naturelle», comme Boukharine le notait dans La Théorie du matérialisme historique; mais la base naturelle de la doctrine est une chose et la doctrine elle-même en est une autre: même en présence de cette base, le marxisme n'aurait jamais existé sans les «trois sources et parties constitutives» dont nous venons de parler. Dans sa lettre à Weydemeyer du 5 mars 1852, Marx définit ainsi ce qui fait l'originalité de sa doctrine:

«En ce qui me concerne, je n'ai le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société contemporaine ni la lutte qu'elles se livrent entre elles. Des historiens bourgeois avaient exposé bien longtemps avant moi le développement historique de la lutte entre les classes, et quelques économistes bourgeois, l'anatomie économique de celles-ci. Ce que j'ai fait de nouveau, c'est d'avoir démontré:
1) que l'existence des classes ne concerne que certaines phases du développement de la production.
2) Que la lutte de classe conduit nécessairement à la dictature du prolétariat.
3) Que cette dictature elle-même n'est qu'une transition vers la suppression de toutes les classes, vers la société sans classes
».

Commentant ce passage que Lénine a jeté à la face de l'opportunisme comme principe fondamental valable pour toutes les époques et toutes les révolutions, nous disions dans notre Dialogue avec les Morts (mars 1957): «Cette découverte originale du marxisme n'est pas une de ces «conquêtes créatives» de l'expérience historique dont Messieurs les communistes d'aujourd'hui aiment tant parler.

En effet Marx l'a établie alors que l'histoire n'avait encore donné aucun exemple de dictature du prolétariat et à plus forte raison de suppression des classes (1). Lénine en a fait un principe indérogeable, après qu'Engels eut montré dans la Commune de Paris le premier exemple historique de cette dictature et peu après que la première dictature stable eut remporté un triomphe éclatant, tout en subissant encore de très violents assauts ennemis et donc très longtemps avant la disparition des classes et de l'État, qui, aujourd'hui encore, reste très lointaine.» (Dialogue avec les morts, mars 1957).

Malgré ses «trois sources», en tant que critique scientifique du capitalisme parvenu à maturité et de ses contradictions insurmontables, le communisme est «monolithique» et «naît tout d'une pièce». Il est «invariant» tant que subsistent le mode et donc les rapports capitalistes de production, qui ne peuvent être réduits ni à de simples dispositions juridiques, ni à des relations entre personnes, mais se résument dans la monopolisation des moyens de production par la classe dominante dont l'effet est la spoliation de la classe dominée - c'est-à-dire la séparation du travailleur de ses moyens de production et de son produit - et une généralisation des échanges monétaires incluant la transformation de la force de travail en marchandise, toutes choses qui débordent le cadre de la «propriété privée» du droit romain.

Si le communisme de Marx et d'Engels est scientifique, c'est qu'il dégage les tendances dynamiques du système bourgeois, déchiffre ses solutions de classe à ses propres contradictions et prévoit ses grandes lignes de développement historiques. Et cette capacité, il la doit à une conception matérialiste-dialectique du monde qui dépasse, tout en en intégrant les aspects féconds dans le domaine de la théorie de la connaissance, aussi bien la philosophie elle-même comme branche autonome du savoir que tous les systèmes philosophiques.

Si le communisme marxiste est scientifique, c'est donc parce qu'il n'est ni une utopie ni une idéologie et qu'il s'oppose même à la contamination toujours possible de l'idéologie qui, pour représenter les événements historiques, use de catégories à priori au lieu d'examiner la forme sociale au sein de laquelle ces événements se sont produits et de définir non seulement les caractères constants et spécifiques de cette forme, mais les lois de son évolution. C'est précisément pour cela que face à la confirmation toujours plus nette des prévisions marxistes, la réaction idéologique conservatrice se voit contrainte à accepter sous conditions, la doctrine prolétarienne. Cela signifie qu'au lieu de la contester en bloc, elle la mutile ou de ses conclusions révolutionnaires ou de ses conséquences stratégico-tactico-organisatives. En d'autres termes elle cherche précisément à on faire une simple idéologie ou encore à la réduire à une compilation plus ou moins amorphe de faits (le «fait divin» du «positivisme merdeux»!), rassemblés par un empirisme privé de pensée. Cette réaction peut évidemment se présenter comme «ultra-progressiste» et à plus forte raison prétendre qu'elle a «dépassé le marxisme».

Utilisation et révision de la doctrine du communisme scientifique
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Dans «Marxisme et révisionnisme» (mars-avril 1908), Lénine écrit:

«Lorsque le marxisme eut supplanté les théories adverses tant soit peu cohérentes, les tendances que ces théories traduisaient recherchèrent des voies nouvelles. Les formes et les motifs de la lutte avaient changé, mais la lutte continuait. (...) Le socialisme pré-marxiste est battu, il poursuit la lutte, non plus sur son terrain propre, mais sur le terrain général du marxisme, en tant que révisionnisme. (...) Et de l'essence même de cette politique (NDR révisionniste) découle de ce fait évident qu'elle peut varier ses formes à l'infini, et que chaque question un peu «nouvelle», chaque changement un peu inattendu ou imprévu des événements - même si le cours essentiel de ceux-ci n'en est modifié qu'à un degré infime et pour une très brève période - engendreront inévitablement et toujours telles ou telles variétés de révisionnisme.
Ce qui rend le révisionnisme inévitable, ce sont les racines sociales qu'il a dans la société moderne. Le révisionnisme est un phénomène international (...) Même le «révisionnisme de gauche», qui apparaît aujourd'hui dans les pays latins comme un «syndicalisme révolutionnaire», s'adapte lui aussi au marxisme en le «corrigeant»: Labriola en Italie, Lagardelle en France, en appellent à tout moment de Marx mal compris à Marx bien compris.
»

Cette exploitation d'éléments «marxistes», inévitablement alliée à l'adjonction d' «autres éléments» nécessairement puisés dans le patrimoine idéologique de la bourgeoisie (2) a un but évident: «isoler» du marxisme ce qui est acceptable par le bourgeoisie, c'est-à-dire détacher certains points de cette doctrine des prémisses et des conséquences dont ils sont indissociables de façon à les dénaturer faute de quoi ils ne pourraient précisément pas être insérés dans le cadre d'une idéologie bourgeoise. Tout cela peut être utile au capitalisme et c'est pourquoi il utilise cette méthode à usage tantôt interne tantôt externe, de façon directe ou indirecte (3).

Le fait que les mouvements national-révolutionnaires, démocratiques bourgeois (du moins dans leur aile la plus avancée) donnent à leurs buts qui sont l'accumulation primitive du capital et la formation de l'État capitaliste moderne un travestissement socialiste n'a donc rien qui doive surprendre: ce fait s'explique parfaitement par la composition sociale de ces mouvements qui se recrutent essentiellement dans les masses travailleuses, dans une plèbe de paysans pauvres, d'ouvriers d'extraction paysanne plus ou moins récente, de semi-prolétaires, de coolies, etc.; ce sont ces couches qui donnent à la démocratie révolutionnaire bourgeoise insurrectionnaliste (ou à ses secteurs plus ou moins avancés) une coloration plus ou moins vaguement «communiste».

C'est ce qui s'était déjà produit en substance avec les Enragés de la grande révolution française, les Niveleurs anglais de l'époque de Cromwell, les Taï-ping et le populisme de Sun Yat-sen. De même, dès 1850, dans sa «Guerre des Paysans on Allemagne», Engels notait que l'hérésie religieuse apparue chez les paysans et qui était tout à fait indépendante de l'hérésie bourgeoise de Luther «exprimait directement les besoins des paysans et des plébéiens et fut presque toujours liée à une insurrection» (4).

A l'époque présente qui est celle d'un capitalisme mûr et même arrivé depuis longtemps à sa phase ultime, l'impérialisme, la contre-révolution stalinienne a rompu le lien entre le mouvement ouvrier métropolitain et les insurrections démocratiques dans les aires pré-capitalistes en déniant au prolétariat local le rôle dirigeant dans la révolution démocratique-bourgeoise que l'internationale de 1920 revendiquait pour lui et donc en s'opposant à toute tendance à la double révolution:

«Lénine nous enseigne que la révolution démocratique-bourgeoise ne peut être conduite à son terme sans l'alliance entre la classe ouvrière et des paysans sous la direction du prolétariat. Non seulement cela est applicable à la Chine et aux pays coloniaux et semi-coloniaux, mais c'est la seule voie possible pour remporter la victoire dans ces pays. Il en résulte qu'à l'époque actuelle de guerres impérialistes et de révolutions prolétariennes où existe un pouvoir comme celui de l'URSS, la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat aurait eu, sous la forme soviétique, toutes les chances de se transformer de façon relativement rapide en révolution socialiste». (Plate-forme de l'Opposition de l'URSS. 1927, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, etc. IX).

L'éviction politique, puis l'élimination physique de la direction prolétarienne aussi bien dans les métropoles que dans les pays pré-capitalistes, la destruction de l'internationale ne laissèrent subsister dans les aires de révolution démocratique que des directions bourgeoises ou petites-bourgeoises; la base plébéienne du mouvement national-révolutionnaire qui ne pouvait plus se rallier à un pôle révolutionnaire international fut ainsi privée de toute possibilité d'indépendance à l'égard de celles-ci, unique voie réelle au socialisme; mais elles ne cessèrent pas pour autant (à quelques exceptions prés qui confirment la règle) de parier le langage d'une idéologie «socialiste» aux accents «marxistes», pour des raisons semblables à celles qui expliquent le socialisme petit-bourgeois ou le révisionnisme contemporain.

Notre thèse est que l'idéologie maoïste résulte justement de la combinaison du révisionnisme (stalinien en l'occurrence) et de ce travestissement socialiste de tâches étroitement bourgeoises-nationales. Ce travestissement a d'ailleurs été lui-même utilisé par le stalinisme, tant sur le plan international que sur le plan intérieur où il a identifié son ébauche d'industrialisation capitaliste avec l'«édification du socialisme dans un seul pays», rompant ainsi avec le bolchevisme - doctrine et pratique de révolution internationale. (4 bis)

De façon ultra-synthétique, on peut affirmer que le «maoïsme» et son expression

«théorique», la «pensée de Mao», sont le formalisme de la contre-révolution stalinienne et l'idéologie de la révolution bourgeoise démocratique en Chine, laquelle est née en étroite liaison avec l'écrasement du prolétariat chinois en 1927, justement grâce aux bons offices du stalinisme, «organisateur de défaites» et «fossoyeur de la révolution».

Le néo-menchévisme stalinien en Chine
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Avec la stratégie de ce qu'il a appelé la «révolution par étapes», ce que le stalinisme a imposé au prolétariat chinois a été le schéma menchevik classique combattu par Lénine dans ses «Deux Tactiques» de 1905 et dans «Lettres de Loin» et les «Thèses d'Avril» de 1917 dans la ligne du «Manifeste», de la «Nouvelle Gazette Rhénane», de la «Lutte des Classe en France», de l'«Adresse de 1850», c'est-à-dire de la doctrine, de la stratégie et de la tactique marxistes classiques de la «double révolution» (la «révolution permanente» de Marx).

«Nous avons eu en Chine un exemple classique d'application de la tactique menchevik dans la révolution démocratique bourgeoise. Voilà la raison pour laquelle le prolétariat chinois non seulement n'a pas eu son 1905 victorieux (Lénine) mais a joué jusqu'à maintenant, en réalité, le même rôle que le prolétariat européen pendant les révolutions de 1848» (Plate-forme de l'opposition de l'URSS, 1927, de Trotski, Zinoviev. Kamenev, etc., IX).

Ce n'est pas ici le lieu d'analyser comment Trotski tout en dénonçant exactement le menchévisme stalinien dans la direction de la «révolution chinoise» lui opposa sa propre conception de la «révolution permanente» comme si une transformation socialiste avait été à l'ordre du jour en Chine. Ce qui était en réalité à l'ordre du jour, était une révolution démocratique bourgeoise. Pour qu'elle puisse être menée jusqu'au bout de façon conséquente, il aurait fallu la pression puis l'hégémonie du prolétariat et de ses alliés naturels dans une telle aire géo-historique (semi-prolétariat, paysans pauvres, petits et moyens agriculteurs, petite bourgeoisie laborieuse urbaine) contre une démocratie bourgeoise inconsistante, simple ombre politique dissimulant la réalité matérielle du bloc conservateur entre les bourgeois compradores, les grands propriétaires fonciers, les bureaucrates, les mercenaires et tous les agents plus ou moins directs d'un impérialisme omniprésent; car comme l'écrivait Lénine dans «Les destinées historiques de la doctrine de Karl Marx»:

«Les révolutions d'Asie nous ont montré la même veulerie et la même bassesse du libéralisme, la même importance exceptionnelle de l'autonomie des masses démocratiques, la même délimitation précise entre prolétariat et bourgeoisie de toute espèce

Contrairement à ce que pensait Trotski «la dictature démocratique du prolétariat et des paysans» était à l'ordre du jour dans la Chine de 1927; mais sa victoire exigeait une politique bolchévique et non celle formulée par Borodine cité par Trotski dans «La révolution étranglée» (9-2-1931) quand il affirmait que «dans cette révolution, les ouvriers doivent faire le travail des coolies pour la bourgeoisie». A plus forte raison était-il absurde de déduire de ce mot d'ordre de dictature démocratique du prolétariat et des paysans qu'il fallait constituer «un parti unique à la fois ouvrier et paysan, du type du Kuomintang», expression «du bloc révolutionnaire des ouvriers et de la petite bourgeoisie», comme Staline le fit dans ses «Questions du léninisme» (1928). En effet à la différence de bien des membres du C.C. d'avant avril 1917, oublieux de la doctrine de leur parti, Lénine avait toujours compris la dictature démocratique du prolétariat et des paysans comme une dictature du prolétariat s'appuyant sur les paysans pour réaliser une transformation économique démocratique bourgeoise, c'est-à-dire pour liquider l'ancien régime, opérer une réforme agraire radicale, commencer l'industrialisation, en somme jeter les bases matérielles du socialisme lui-même. De l'interprétation de Staline, Trotski dit justement: «Elle nous reporte en arrière non seulement par rapport au programme du PC russe de 1919, mais même par rapport au Manifeste Communiste de 1848» et qu'elle est «l'idée cardinale du populisme russe contre laquelle a dû lutter le parti de l'avant-garde prolétarienne dans la Russie paysanne pour pouvoir se développer.» Et Trotski souligne:

«Si l'avant-garde ouvrière ne s'était pas opposée aux paysans, si elle n'avait pas impitoyablement lutté contre la confusion petite-bourgeoise paralysante de ceux-ci, elle se serait inévitablement égarée parmi les éléments petits-bourgeois par l'intermédiaire du parti social-révolutionnaire ou de quelque autre parti «des deux classes» qui l'aurait inévitablement contrainte à subir la direction de la bourgeoisie. Pour arriver à l'alliance révolutionnaire avec les paysans (ce qui ne va pas sans difficultés) il faut d'abord que l'avant-garde prolétarienne et, grâce à elle, l'ensemble de la classe ouvrière, se distingue des masses petites-bourgeoises. On n'y parvient qu'en éduquant le parti prolétarien dans un esprit d'intransigeance de classe inébranlable
Plus le prolétariat est jeune, plus ses liens de parenté avec les paysans sont intimes et récents, plus le pourcentage de ceux-ci dans l'ensemble de la population est élevé, et plus la lutte contre toute alchimie politique des «deux classes» est importante. En Occident, l'idée du parti ouvrier et paysan est tout simplement ridicule
(5). En Orient, elle est funeste. En Chine, aux Indes, au Japon, c'est l'ennemi mortel non seulement de l'hégémonie du prolétariat dans la révolution, mais même de l'autonomie la plus élémentaire de l'avant-garde prolétarienne. Le parti ouvrier et paysan ne peut être qu'une base, un masque, un tremplin pour la bourgeoisie.» (Critique des Thèses fondamentales du projet de programme de l'I.C.., juin 1928, chap. III, 7).

Dans le même écrit, Trotski fait quelques précieuses citations de Lénine:

«Lénine répéta avec ténacité, infatigablement, à l'époque de la révolution de 1905:
«Se défier des paysans, s'organiser indépendamment d'eux, être prêts à lutter contre eux dès qu'ils agissent de façon réactionnaire ou anti-prolétarienne».
En 1906, Lénine écrit: «Dernier conseil: prolétaires et semi-prolétaires des villes et des campagnes organisez-vous de façon indépendante. Ne vous fiez pas aux petits propriétaires, même très petits, même s'ils «travaillent»... Nous soutenons pleinement le mouvement paysan, mais nous devons nous souvenir que c'est le mouvement d'une autre classe, non de celle qui doit accomplir et accomplira la révolution socialiste.»
En 1908, il disait: «On ne peut en aucune façon concevoir l'alliance du prolétariat et des paysans comme la fusion de classes différentes ou des partis du prolétariat et des paysans. Non seulement une fusion, mais même un quelconque accord permanent serait funeste au parti socialiste de la classe ouvrière et affaiblirait la lutte démocratique révolutionnaire.»
Est-il possible de condamner de façon plus sévère, plus impitoyable et plus définitive l'idée même d'un parti ouvrier et paysan?
»

Le mouvement que par commodité nous appelons «maoïste» est donc bien l'héritier du néo-menchevisme stalinien et il s'est lui-même proclamé comme le continuateur du Kuomingtang. Mais tandis que les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires et consorts attendaient la transformation démocratique bourgeoise des assemblées constituantes de la démocratie rachitique propre aux aires arriérées et devenaient, comme Trotski le souligna opportunément à propos des socialistes-révolutionnaires, une pure et simple «agence de la bourgeoisie impérialiste», le mouvement de Mao a historiquement remplacé et en même temps continué la démocratie traditionnelle, réalisant la révolution bourgeoise contre la bourgeoisie mercenaire de l'impérialisme, personnifiée par Tchang Kaï-Chek, ou tout au moins en concurrence avec elle, bien que les staliniens aient fait pression jusqu'à la veille de la victoire de Mao pour subordonner les forces plébéiennes et paysannes au vieux responsable du massacre des ouvriers de Canton et de Shanghai, tout comme en 1927 lui avaient été subordonnées les forces prolétariennes.

Identité et différence entre maoïsme et stalinisme
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En réalité tout en acceptant pleinement le «parti des deux classes» auquel il identifiait les maigres résidus du P.C.C. et les nouvelles recrues paysannes, Mao opposa ce nouveau bloc réellement populaire, authentiquement national-révolutionnaire à base petite-bourgeoise, à un fantôme de Kuomingtang complètement vendu aux puissances étrangères et ne représentant donc en aucune façon les forces vives du capitalisme chinois naissant qui avait avant tout besoin de constituer son État national et de se créer son marché intérieur.

«Jacobinisme»? Certainement pas. Dans les aires où la révolution démocratique-bourgeoise est en retard et où une révolution conséquente est une révolution qui réalise jusqu'au bout les tâches démocratiques-bourgeoises par une victoire radicale contre toutes les forces réactionnaires, une direction jacobine, c'est-à-dire conséquente, a pour condition, comme il ressort des citations ci-dessus, une autonomie politico-organisative du prolétariat, puis l'hégémonie de ce dernier, c'est-à-dire une dictature du prolétariat reposant sur l'adhésion et la collaboration des travailleurs agricoles. A cet égard si le mouvement maoïste est indubitablement démocratico-(national)-révolutionnaire, il n'est pas conséquent dans la mesure où il n'est justement pas bolchevik.

Pour nous résumer sans prétendre épuiser cette question ardue nous dirons que les rapports entre stalinisme et maoïsme sont complexes et éminemment dialectiques. Le maoïsme n'a pas joué le rôle que le stalinisme lui avait confié: il a joué le rôle national que le stalinisme avait rempli ailleurs, par exemple en industrialisant la Russie, mais dans des conditions bien différentes de celles de l'URSS d'après Lénine puisque la Chine n'a pas connu une révolution d'Octobre transformant radicalement les structures pré-bourgeoises sur le plan économique.

En effectuant «sa» révolution bourgeoise, le maoïsme a été contraint de s'écarter du stalinisme, justement à cause de son nationalisme; mais justement parce qu'il n'était ni ne pouvait être internationaliste, il a aussi été contraint à suivre des voies staliniennes, d'où son culte de Staline, avec cette différence que n' ayant pas bénéficié de la vigoureuse impulsion d'une révolution comme celle d'Octobre, il n'a pas non plus été obligé d'écraser l'opposition d'un parti comme le parti bolchevique qui n'était disposé à renoncer ni à l'internationalisme ni, les deux choses étant indissolublement liées, à la «transcroîssance» de la révolution démocratique dirigée par le prolétariat on révolution socialiste sur le plan économico-social (6).

En tout cas, le succès du mouvement maoïste est une réfutation supplémentaire de l' interprétation particulière de la «révolution permanente» que Trotski opposa à la conception bolchevique (7). En effet en réalisant une révolution nationale-bourgeoise, en tant qu'expression des couches les plus avancées de la bourgeoisie nationale, c'est-à-dire en remplissant, de façon inconséquente, il est vrai, les tâches démocratiques et de libération nationale, (8) le maoïsme a prouvé qu'il était faux que

«la victoire de la révolution démocratique n'est concevable qu'au moyen de la dictature du prolétariat s'appuyant sur l'alliance de ce dernier avec la paysannerie et remplissant en premier lieu les tâches de la révolution démocratique» et à plus forte raison que «la dictature du prolétariat qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la contraignent à de profondes violations du droit de propriété bourgeois, la révolution démocratique se (transformant) directement en révolution socialiste au cours de son propre développement» («Qu'est-ce que la révolution permanente?» (30-9-1929) thèses 4 et 8).

Par contre, une révolution purement démocratique (qui, dans ce cas, n'ira naturellement pas jusqu'au bout) est possible même sous la direction de forces démocratiques révolutionnaires, c'est-à-dire des forces petites-bourgeoises allant des masses paysannes à l'intelligentsia presque inévitablement camouflées derrière un paravent «socialiste»; car si ces forces sont, si l'on veut, «populistes», elles ne sont pas automatiquement condamnées à devenir des agents de l'impérialisme, même si elles accomplissent par force des tâches bourgeoises nationales. Dans une telle révolution, la paysannerie suivra naturellement des directives bourgeoises; il en va de même pour le prolétariat dans la mesure où il y participera, participation qui fut restreinte dans le cas de la Chine. Les «violations du droit de propriété» (c'était, soit dit en passant, une erreur grossière d'identifier le capitalisme à ce droit) seront imposées par la nécessité de commencer l'accumulation primitive alors que la bourgeoisie n'a qu'un poids réduit et qu'elle est l'agent plus ou moins direct de l'impérialisme attaché à la conservation de l'ancien régime. Ces «violations» se réduisent essentiellement à une nationalisation plus ou moins complète des grandes propriétés foncières. Cette mesure n'a rien d'incompatible avec le régime bourgeois, même si, de toute évidence, elle n'est pas applicable par les régimes des aires depuis longtemps capitalistes, où d'ailleurs les propriétaires fonciers se sont adaptés à la dictature de la bourgeoisie industrielle qui, de son côté, recrute dans les campagnes son armée industrielle de réserve et qui n'est guère poussée à des investissements agricoles fournissant un revenu réduit et souvent précaire.

A propos de la nationalisation de la terre Lénine écrivait dans «Démocratie et populisme en Chine» (15-7-1912):

«Une telle réforme est-elle possible dans le cadre du capitalisme? Non seulement elle est possible, mais elle représente le capitalisme le plus pur, le plus conséquent, le capitalisme idéal. Marx en a parlé dans Misère de la Philosophie, l'a démontré en détail dans le troisième tome du Capital et l'a développé avec une clarté particulière lors de sa polémique avec Rodbertus dans Théories de la plus-value.
La nationalisation de la terre donne la possibilité d'anéantir la rente absolue et de ne laisser subsister que la rente différentielle. Elimination maxima des monopoles moyenâgeux et des rapports moyenâgeux dans l'agriculture, liberté maxima dans la circulation marchande de la terre, facilité d'adaptation maxima de l'agriculture au marché, voilà ce qu'est la nationalisation de la terre d'après la doctrine de Marx. L'ironie de l'histoire veut que le populisme, au nom de la «lutte contre le capitalisme» dans l'agriculture, applique un tel programme agraire, dont la complète réalisation marquerait le développement le plus rapide du capitalisme, dans l'agriculture.
Quelle est la nécessité économique qui a provoqué dans un des pays agricoles les plus arriérés de l'Asie le développement des programmes bourgeois démocratiques les plus progressistes en ce qui concerne la terre? C'est celle de détruire le féodalisme dans tous ses aspects et ses manifestations.
Plus la Chine prenait du retard sur l'Europe et sur le Japon, plus le fractionnement et la désagrégation nationale la menaçaient. Seul pouvait la «rénover» l'héroïsme des masses populaires révolutionnaires, un héroïsme capable, dans le domaine politique, de créer une République chinoise. et dans le domaine agraire, de garantir au moyen de la nationalisation de la terre, le progrès capitaliste le plus rapide.
Ceci réussira-t-il et dans quelle mesure? C'est là une autre question. Divers pays, dans leur révolution bourgeoise, ont réalisé différents degrés de démocratisme politique et agraire, et cela dans les conditions les plus variées. C'est la situation internationale et le rapport des forces sociales an Chine qui décideront. (...) La démocratie bourgeoise révolutionnaire, représentée par Sun Yat-sen, cherche à juste titre la voie vers la «rénovation» de la Chine en développant au maximum l'autonomie, la décision et la hardiesse des masses paysannes dans le domaine des réformes politiques et agraires.
Enfin, plus le nombre des Shanghaïs croîtra en Chine, et plus le prolétariat chinois se développera, Il formera vraisemblablement tel ou tel parti ouvrier social-démocrate chinois, qui, en critiquant les utopies petites-bourgeoises et les points de vue réactionnaires de Sun Yat-sen, saura probablement isoler avec soin, sauvegarder et développer le noyau démocratique révolutionnaire de son programme politique et agraire.
» (Lénine, O.C. tome 18, pp. 167 - 168).

Le maoïsme s'est voulu et s'est proclamé l'héritier de Sun Yat-sen et du premier Kuomingtang, et indubitablement il a exprimé l'héroïsme des masses populaires et surtout paysannes. Mais comme Lénine le rappelait dès 1894 dans «Ce que sont les amis du peuple»,«les théories petites-bourgeoises sont absolument réactionnaires dans la mesure où elles se présentent comme théorie socialiste», ce qui n'empêche pas ce «socialisme réactionnaire» théorique d'avoir une action progressiste et même révolutionnaire bourgeoise sur le plan politique et économique.

La révolution démocratique, lorsqu'elle est dirigée par la bourgeoisie nationale de vieille ou de nouvelle souche, n'a pas de vocation internationale, de par ses buts mêmes. Le mouvement chinois ne fait pas exception à la règle, ne manifestant, dans ses relations avec l'étranger, que ses aspects réactionnaires. En effet, à l'égard par exemple de Indonésie, la Chine en est arrivée à jouer le même rôle que l'URSS stalinienne à son propre égard (9), et on peut en dire autant de sa politique actuelle à l'égard du Cambodge (le Front d'unité nationale Khmer et le gouvernement royal présidé par Sihanouk). Une théorie qui en est arrivée à parler de «l'aristocratie patriotique» ne peut exprimer qu'une révolution inconséquente non seulement par rapport à l'Octobre russe, mais même par rapport à la révolution française: comme nous le disions dans les «Fondements du communisme révolutionnaire»(III, 1957): «Bien des générations ont passé et trois Internationales sont nées et ont péri. Nous avons vu s'élancer à l'assaut par douzaines des gens qui voulaient dépasser Marx et Lénine. Peu d'entre eux, très peu, sont arrivés à la hauteur de l'incorruptible, du bourgeois Maximilien Robespierre.»

Le programme du mouvement
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Le mouvement maoïste n'a jamais eu d'autre objectif que la construction d'un centre autonome d'accumulation capitaliste, dont la systématisation nationale, la constitution d'un marché intérieur base de l'échange mercantile entre la ville et la campagne, le développement des rapports capitalistes fondés sur la mécanisation et le travail associé composaient les prémisses matérielles nécessaires. Donc le programme économique de Mao tel qu'on le trouve dans les écrits qui font suite à la «Nouvelle Démocratie» (19-1-1940) reprenait la thèse de Sun Yat-sen: étatisation des grandes entreprises et des banques, libre développement du capitalisme, réforme agraire; malgré son romantisme économique populiste apparent («voie nationale» chinoise au socialisme, sautant la phase du capitalisme) cette thèse correspondait parfaitement au programme de la révolution démocratique-bourgeoise. Du point de vue idéologique, le «socialisme» du docteur Sun ou du président Mao apparaît comme un socialisme réactionnaire mais dans la réalité c'est un progressisme capitaliste comme Lénine le démontre très clairement dans «Démocratie et populisme en Chine»:

«Ce démocrate chinois progressiste (Sun Yat-sen) raisonne littéralement comme un Russe. Sa ressemblance avec un populiste russe est telle qu'il y a identité parfaite des idées de base et nombreuses expressions (...) Considérons, avec l'exemple de Sun Yat-sen, quelle est la «signification sociale» des idées engendrées par le mouvement révolutionnaire de centaines et de centaines de millions de gens, qui sont maintenant entraînés irréversiblement dans le courant de la civilisation capitaliste universelle (...). L'Orient a définitivement choisi la route de l'Occident (...); de nouvelles centaines de millions de gens participeront dorénavant à la lutte pour les idéaux que l'Occident a déjà fait siens. Elle est pourrie, la bourgeoisie occidentale, déjà confrontée à son fossoyeur, le prolétariat. En Asie, par contre, il y a encore une bourgeoisie capable de représenter une démocratie conséquente, sincère et militante, une bourgeoisie qui est la digne compagne des grands prédicateurs et des grands hommes d'action de la fin du XVIII° siècle français.
Le principal représentant ou le principal état social de cette bourgeoisie asiatique encore capable d'une tâche historiquement progressiste, c'est le paysan. Près de lui existent déjà une bourgeoisie libérale, dont les dirigeants, tel Yuan Shi-kai (NDR: nous pourrions ajouter Tchang Kaï-check) sont plus que tout capables de trahison: hier, ils craignaient l'empereur et lui faisaient des courbettes; puis, quand ils ont vu la farce, quand ils ont senti la victoire de la démocratie révolutionnaire, ils ont trahi l'empereur; demain, ils trahiront les démocrates pour traiter avec quelque ancien empereur ou quelque nouvel empereur «constitutionnel». (...)
Sans le grand et sincère élan démocratique qui enflamme les masses ouvrières et les rend capables d'accomplir des miracles (...), la libération du peuple chinois de son esclavage séculaire serait impossible (...). Un tel élan suppose et engendre la sympathie la plus sincère envers la situation des masses ouvrières, la haine la plus ardente pour ceux qui les oppriment et les exploitent. Mais en Europe et en Amérique. à qui les Chinois d'avant-garde, tous les Chinois, pour autant qu'ils ont vécu cet élan, ont emprunté leurs idées libératrices, ce qui est à l'ordre du jour, c'est déjà la libération du joug de la bourgeoisie, c'est-à-dire le socialisme. De là découlent inévitablement la sympathie des démocrates chinois pour le socialisme, leur socialisme subjectif (...). Mais ce que les conditions objectives de la Chine, pays arriéré, agricole, semi-féodal, mettent à l'ordre du jour, c'est seulement la suppression d'une forme spécifique, historiquement définie de cet assujettissement et de cette exploitation: le féodalisme (...)
Et voici que les idées, et les programmes subjectivement socialistes du démocrate chinois donnent naissance en réalité à un programme de «changement de tous les fondements juridiques» de la seule «propriété immobilière», un programme d'anéantissement de la seule exploitation féodale.
Là est l'essence du populisme de Sun Yat-sen, de son programme progressiste, militant et révolutionnaire de transformation agraire bourgeoise démocratique, et de sa théorie prétendument socialiste.
Cette théorie, si on la considère du point de vue de la doctrine est une théorie de «socialiste» petit-bourgeois réactionnaire. (...) La dialectique des relations sociales de le Chine consiste justement en ceci que les démocrates chinois, sympathisant sincèrement avec le socialisme d'Europe, l'ont transformé en une théorie réactionnaire, et que sur la base de cette théorie réactionnaire de «prévention» du capitalisme, ils appliquent un programme agraire purement capitaliste, on ne peut plus capitaliste!
»

Se référant à la préface d'Engels à la première édition allemande de la «Misère de la philosophie», Lénine écrivait an octobre 1912 dans «Deux Utopies»:

«Il faut rappeler la thèse profonde d'Engels quand on veut donner une appréciation de l'utopie populiste contemporaine en Russie (et peut-être pas seulement en Russie mais dans toute une série d'Etats asiatiques qui passent, au vingtième siècle, par des révolutions bourgeoises). Le démocratisme populiste qui est faux au sens strictement économique est une vérité au sens historique; faux comme utopie socialiste, ce démocratisme est une vérité de la lutte démocratique originale, historiquement déterminée, de la masse paysanne qui constitue un élément inséparable de la transformation bourgeoise et la condition de sa complète victoire

Le programme maoïste ajoute à celui du Kuomingtang une série de mesures et de réformes sociales sur le modèle du «programme minimum» de la social-démocratie classique. C'est ainsi qu'aux «trois principes du peuple» du Dr Sun, nationalisme, démocratie, bien-être se joignent la plénitude des droits «pour le peuple», la journée de travail de huit heures et une révolution agraire «radicale». Pourtant Lénine considérait déjà comme «radicale» celle de Sun Yat-sen, notant dans «Démocratie et Populisme en Chine»:

«C'est un rêve parfaitement réactionnaire de vouloir «prévenir» le capitalisme en Chine, de croire qu'une «révolution sociale» serait plus facile en Chine du fait de son retard, etc. Et Sun Yat-sen, avec une candeur incomparable, virginale, pourrait-on dire, détruit lui-même sa théorie populiste réactionnaire en reconnaissant ce que la vie force à avouer, à savoir que «la Chine est à la veille d'un gigantesque développement industriel» (c'est-à-dire capitaliste), qu'en Chine «le commerce» (c'est-à-dire le capitalisme) «prendra d'énormes proportions», que «dans cinquante ans, il y aura chez nous beaucoup de Shanghaïs», c'est-à-dire des centres populeux de prospérité capitaliste et de besoin, de misère prolétariens.»

En résumé, politiquement, le maoïsme réduit le prolétariat au rôle de défenseur et de réalisateur du programme bourgeois. Il liquide sa perspective propre («révolution double»), substituant ainsi à la vision marxiste de dictature démocratique du prolétariat s'appuyant sur les paysans pauvres et même moyens exprimée par la domination du parti communiste, la démocratie bourgeoise déguisée en «bloc des quatre classes» (bourgeoisie nationale, petite bourgeoisie urbaine, paysannerie, prolétariat) dont les intérêts particuliers sont déclarés compatibles. Un tel bloc est la négation la plus complète de la tactique défendue par Marx et Engels en 1848-50 pour l'Europe pré-capitaliste et reprise par Lénine pour la Russie. Il relève théoriquement de la conception menchevique qui voulait que le prolétariat se limite à aider sa bourgeoisie nationale à faire sa révolution, sans prétendre la «remplacer», sans introduire dans la lutte pour la transformation démocratique bourgeoise ses directives radicales afin de ne pas «effrayer» la dite bourgeoisie. La différence susmentionnée est que tout en continuant à reconnaître le rôle de la «bourgeoisie nationale» (rôle qui selon Lénine incombe aux paysans) et tout en refusant de la remplacer par le prolétariat allié à la paysannerie, le maoïsme a bel et bien représenté un bloc de forces petites bourgeoises et paysannes se substituant à la bourgeoisie nationale traditionnelle. Ce bloc a eu l'hégémonie sur le prolétariat et il a rempli une fonction pratique non pas petite bourgeoise et réactionnaire à la façon populiste, mais progressiste bourgeoise, c'est-à-dire pleinement démo-capitaliste. En somme le menchevisme a représenté la subordination de certaines couches prolétariennes à une bourgeoisie impuissante tandis que le maoïsme représente la mobilisation du prolétariat par un bloc de différentes couches petites bourgeoises révolutionnaires en vue de la transformation bourgeoise.

Malgré toutes ses idées utopistes réactionnaires, Sun Yat-sen combattait pour le capitalisme en Chine: il en va de même pour Mao, malgré des schémas théoriques qui, adoptés par des partis «prolétariens», devaient les conduire à la défaite, et pouvaient même faire échouer la révolution démocratique. Le maoïsme représente an effet substantiellement la démocratie révolutionnaire chinoise, tandis qu'en Chine le néo-menchevisme stalinien a représenté uniquement le désarmement du prolétariat devant une soi-disant «bourgeoisie nationale» pourrie qui s'était plusieurs fois vendue à l'impérialisme.

«Si duo dicunt idem, non est idem»: si deux formations sociales différentes affirment la même chose sur le plan formel, ce n'est pas, d'un point de vue dialectique, la même chose. Le fait que les paysans de pays arriérés adhèrent à un programme purement démocratique peut indiquer qu'ils se placent sur le terrain révolutionnaire; que le prolétariat adopte le même programme signifie qu'il abdique son rôle spécifique y compris celui de diriger la révolution démocratique de façon conséquente et jusqu'au bout. La même idéologie démocratique adoptée par le stalinisme a pris en France, par exemple, la signification d'un social-chauvinisme et d'un social-impérialisme. Mais chez les petits bourgeois algériens des villes et des campagnes, une telle adoption a signifié révolution démocratique et lutte armée anti-impérialiste. Anibal Escalante, chef et... théoricien des staliniens de Cuba qui soutenait Batista, et Fidel Castro reconnaissaient les mêmes principes démocratiques sacrés, etc. Pourquoi cela? Nous ne ferons pas au lecteur l'injure de lui expliquer pourquoi Robespierre, par exemple, fut un grand révolutionnaire et les «Montagnards» de 1848 de grands bouffons. De même dans les aires pré-capitalistes il peut encore exister des révolutionnaires petits-bourgeois même si, jusque dans ces aires, seul le révolutionnaire communiste peut être le «jacobin moderne». Mais cette Gironde prolétarienne qu'est l'opportunisme renonce à toute révolution quelle qu'elle soit et fait tomber le prolétariat au-dessous du révolutionnarisme petit-bourgeois lui-même, le subordonnant aux classes d'ancien régime et à l'impérialisme étranger et en faisant «un jouet dans les mains de la bourgeoisie» tout comme dans les pays capitalistes avancés.

Au reste, le maoïsme utilise habilement son travestissement socialiste, jouant sur toutes les touches du vaste clavier révisionniste. C'est ainsi qu'il prévoit l'évolution pacifique de la démocratie au socialisme, copiant le schéma stalinien traditionnel de la «nouvelle démocratie», qui est quelque chose d'inédit, de différent à la fois de la dictature bourgeoise et de la dictature prolétarienne, ou encore prétendant «faire l'économie» de la période de transition et de la dictature prolétarienne grâce à une «culture» purement «socialiste» présentée d'une façon typiquement idéaliste comme la source du communisme intégral.

Les justifications «philosophiques» du maoïsme
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Quand la dictature du prolétariat est remplacée par la... révolution culturelle c'est que le pragmatisme et le populisme ont prévalu définitivement, comme dans l'idéologie maoïste, sur le déterminisme matérialiste et historique du communisme scientificorévolutionnaire.

La «pensée de Mao» est le formalisme théorique d'une coalition politique à prédominance paysanne de forces bourgeoises révolutionnaires. Elle exprime la nécessité qui fut la sienne de lever l'obstacle réactionnaire constitué par les «compradors» et la ligue des intérêts impérialistes; d'où la théorisation du «bloc des quatre classes» et le refus au prolétariat de tout rôle politique autonome. Elle fait de l'État chinois l'expression administrative et juridique d'un front national, dans lequel les différentes classes dominent «ensemble», les contradictions qui les opposent n'étant pas «antagoniques».

Cette falsification de la tactique, des principes et du programme marxistes devait s'accompagner d'une totale révision doctrinale: d'où la configuration spéciale de la «philosophie» maoïste.

«Les philosophes ne sortent pas de terre comme des champignons, ils sont les fruits de leur époque, de leur peuple dont les sucs les plus subtils, les plus précieux, les moins visibles s'expriment dans les idées philosophiques». (K. Marx: Gazette Rhénane, 14-7-1842)

Nous avons vu quelles étaient les racines matérielles, les conditions de possibilité historiques, tant économiques et politiques que sociales de la «pensée de Mao Tsé-Toung». Tournons-nous maintenant vers ses fondements idéologiques proches et lointains.

Ce qu'il faut bien appeler la philosophie de Mao, dont les différents écrite théoriques (9 bis) proposent une explication dialectique et moniste des phénomènes naturels et des processus de la vie sociale, s'articule autour de deux concepts: l'expérience et la contradiction. Ils expriment un héritage triple dont les volets correspondent à deux moments de l'évolution de la pensée bourgeoise et au développement traditionnel des thèses de l'opportunisme invariant.

La pensée de Mao Tsé-Toung fusionne: 1) des thèmes idéologiques hérités de la problématique de la révolution démocratique bourgeoise classique: anthropologie (philosophie de la nature humaine) et corrélativement principe démocratique; idéalisme gnosologique (théorie de la connaissance grossièrement empiriste, voire... kantienne); illuminisme culturaliste (reprise de la séculaire apologie du progressisme - et des vieilles invectives à l'égard de l'obscurantisme moyenâgeux et féodal, dont on se propose de venir à bout par la «révolution idéologique»); enfin, last but not least, populisme interclassiste inspiré de J-J. Rousseau (10).

2) des éléments théoriques empruntés à la tradition du pragmatisme anglo-saxon (cf.: W. James et J. Dewey): la pratique, entendue comme critère de la «vérité» et processus de validation des témoignages de l'expérience et des données des sens, modifie la réalité sensible et l'adapte aux desiderata de celui qui la transforme (11).

Notons que cet héritage ne fait que traduire dans le domaine théorique le retard de la révolution démocratique bourgeoise en Chine, laquelle s'effectue à l'époque de l'impérialisme, et l'évolution simultanée et parallèle de la pensée bourgeoise euro-américaine partagée entre le subjectivisme du petit bourgeois consommateur et rentier, éliminé de la production, dont l'individualisme sordide n'a d'égal que sa haine pour tout ce qui est d'ordre historique et le pragmatisme agressif des dirigeants des grands ensembles capitalistes, dont le dynamisme exprime l'essor permanent de la bourgeoisie en voie de progrès qui tend, sous l'aiguillon de la concurrence et de la baisse tendancielle de son taux de profit, à élargir sans cesse la base de son accumulation.

3) enfin des emprunts à la tradition opportuniste dont on peut suivre le fil depuis Proudhon-Lassalle jusqu'au révisionnisme intégral de la doctrine entrepris par Staline et imposé par la direction de l'Internationale dégénérée, dont le maoïsme continue à se proclamer l'héritier légitime (12), en passant par Bernstein, Kautsky,etc..

Rappel de quelques points généraux du matérialisme marxiste
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Le monisme du matérialisme dialectique exclut définitivement sur la base des résultats de la recherche scientifique et de la science de la pensée (c'est-à-dire de la logique et de la dialectique) toute concession à la métaphysique (et donc à la métahistoire) idéaliste, au subjectivisme, à l'agnosticisme, à l'empirisme brut ainsi qu'au mécanisme fataliste et aprioriste du «matérialisme métaphysique bourgeois» (13), qu'il s'agisse de la philosophie subversive des Lumières (d'Holbach, d'Helvétius, la Mettrie) ou du matérialisme dégénéré de Buchner et Moleschott. Il introduit ainsi le déterminisme scientifique expérimental - le déterminisme dialectique (14) - dans l'histoire. Il met ainsi en évidence la dépendance de celle-ci à l'égard des conditions et des rapports objectifs de production. Il montre que l'avènement de rapports sociaux nouveaux résulte de la révolte des forces productives qui se sont développées au sein d'un mode de production donné contre les rapports sociaux nés à l'époque ou celui-ci s'est constitué et devenus trop étroits pour elles. Cette vision est aussi éloignée du volontarisme et de l'idéalisme que de l'étroit gradualisme positiviste. Elle est étrangère à tout apriorisme idéologique et donc à toute prétention de déduire les données réelles de systèmes intellectuels ou encore de se passer d'une méthode correcte d'observation et de coordination des données objectives. C'est, comme le dit Engels dans la «Dialectique de la nature» (15) «une forme de pensée théorique qui repose sur la connaissance de la pensée et de ses résultats» et qui pour cette raison même «offre un critère pour les théories que la science doit construire».

En effet dans la théorie de la connaissance en général (gnoséologie) et dans la méthodologie scientifique, «la dialectique (...) est pour la science naturelle d'aujourd'hui la forme de pensée la plus importante, parce qu'elle seule offre les analogies et partant les méthodes nécessaires pour comprendre les processus de développement qui se produisent dans la nature, les liaisons générales, les passages d'un domaine à l'autre».

Le matérialisme dialectique est donc une vision réaliste (matérialisme) et dynamique (dialectique) aussi bien du processus de la connaissance (16) que des événements objectifs sur lesquels elle porte.

«La dialectique n'est rien d'autre que la science des lois générales du mouvement et du développement dans la nature, la société et la pensée» (Anti-Dühring), lois «tirées par abstraction de l'histoire de la nature et de celle de la société» (Dialectique de la nature). L'Anti-Dühring souligne qu'en caractérisant un processus comme «négation de la négation» et en général comme processus dialectique, le marxisme ne prétend pas démontrer du même coup «que c'est un processus historiquement nécessaire»; Plekhanov note d'ailleurs dans «La conception moniste de l'histoire» que dans les dix-huit volumes de Hegel, la «triade» n'apparaît pas une seule fois comme argument et qu'il suffit d'avoir quelques lumières sur son système pour se rendre compte qu'elle ne pouvait en aucune façon jouer ce rôle. C'est seulement après avoir démontré - du point de vue historique - le déroulement objectif d'un processus que le marxisme le caractérise en outre comme obéissant à une loi dialectique déterminée. L'aspect caduque de la doctrine hégélienne consiste en ceci: les lois (de la dialectique) ne sont pas tirées de la nature et de l'histoire mais leur sont imposées d'en haut comme loi de la pensée (17). La dialectique dite objective qui domine dans toute la nature, et la dialectique dite subjective, la pensée dialectique, n'est que le
«
reflet du mouvement qui dans la nature se manifeste toujours par des oppositions qui, par leurs contrastes continuels et leur résolution finale l'une dans l'autre, c'est-à-dire dans des formes supérieures, conditionnent la vie même de la nature.» («Dialectique de la nature»).

On ne peut donc pas déduire le processus réel des lois dialectiques, mais sans les méthodes de la pensée dialectique, c'est-à-dire en usant de catégories rigides et statiques et d'oppositions formelles, il est impossible de saisir de façon adéquate aucun processus et événement concret, de s'en faire une représentation exacte en reconstruisant l'enchaînement dynamique de ses déterminations, en le replaçant donc dans une totalité en dehors de tout système fermé: l'«abstraction raisonnable» dont Marx parle dans l'Introduction à la critique de l'économie politique est un procédé typiquement dialectique mais qui renverse la conception hégélienne. Selon ce texte, «la méthode scientifiquement correcte» est celle qui part de certains abstractions telles que «travail, division du travail, besoin, valeur d'échange» pour aboutir «à l'État, à l'échange entre les nations et au marché mondial», par exemple, c'est-à-dire qui va du simple au concret, mais qui y aboutit

«non comme à la représentation chaotique d'un ensemble mais comme à une riche totalité faite de nombreuses déterminations et relations
Et Marx précise: «
Le concret est concret parce qu'il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu'il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de l'intuition et de la représentation. La première démarche (n.d.r. celle qui va du concret à l'abstrait) a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C'est pourquoi Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée, qui partant d'elle-même, se concentre sur elle-même et s'approfondit elle-même, alors que la méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret est simplement le moyen pour la pensée de s'approprier le concret, de le reproduire sous la forme d'un concret pensé. (18) (...) L'exemple du travail montre d'une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables - précisément à cause de leur nature abstraite - pour toutes les époques, n'en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction le produit de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci.»

«La démarche de la pensée abstraite qui va du simple au complexe» peut ou non «correspondre au processus historique réel» (Marx dit: ça dépend; elle le peut dans un sens et elle ne le peut pas dans l'autre).

«Ainsi bien qu'historiquement la catégorie la plus simple puisse avoir existé avant la plus concrète, elle peut appartenir dans son complet développement - en compréhension et en extension - précisément à une forme de société complexe, alors que la catégorie la plus concrète se trouvait déjà pleinement développée dans une société moins évoluée.» (19)

Même là, la prétention de déduire les déterminations réelles de la méthode dialectique revient à interpréter de façon idéaliste la dialectique elle-même. Mais il faut souligner qu'elle constitue une règle de pensée correspondant à une réalité objective, et non pas «un simple instrument de démonstration» (Anti-Dühring) ou pire encore une façon scolastique d'exposer des phénomènes dont l'enchaînement serait par lui-même évident ou du moins pourrait être formulé de n'importe quelle autre manière. D'ailleurs sans la dialectique concréto-abstraite, subjective et objective, Marx n'aurait pas pu tracer les grandes lignes de sa recherche expérimentale. Si on ne peut découvrir les phénomènes dans les lois de la dialectique, ces lois servent à les saisir dans leur mouvement et leurs relations réciproques: à son propre insu, c'est la pensée dialectique de Darwin qui lui a permis d'échapper à la conception métaphysique d'espèces fixes et immuables, de chercher ou en tout cas de reconnaître les données fournies exclusivement par l'observation et l'expérience qui confirmaient l'hypothèse de départ (évidemment elle aussi dialectique) d'une évolution des espèces. (20)

Matérialisme dialectique: science et non philosophie
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Dans l'Anti-Dühring, Engels souligne que:

«La logique formelle elle-même est avant tout une méthode pour découvrir de nouveaux résultats, pour progresser du connu à l'inconnu et la même chose vaut pour la dialectique mais dans un sens beaucoup plus élevé puisque celle-ci déborde l'horizon étroit de la logique formelle et contient en germe une conception plus compréhensible du monde.»

Dans «Ludwig Feuerbach», il précise:

«Mais cette conception met fin à la philosophie dans le domaine de l'histoire, tout comme la conception dialectique de la nature rend aussi impossible qu'inutile toute philosophie de la nature. Partout désormais, il s'agit non plus d'inventer des liaisons imaginaires mais de découvrir les liaisons réelles, il ne reste désormais plus à la philosophie, chassée de la nature et de l'histoire, que le règne de la pensée pure, dans la mesure où il continue à subsister: la doctrine des lois du processus de la pensée, la logique et la dialectique».

Cette dernière affirmation est fondamentale. On la retrouve dans les mêmes termes dans l'introduction de l'Anti-Duhring et dans la Dialectique de la nature. Elle dérive évidemment d'un passage de la première partie de l'Idéologie allemande (1845-46) où l'on trouve également le germe de la définition du rôle de l'abstraction que nous avons vu plus haut et que Marx donnera dix ans plus tard:

«C'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle, que commence donc la science réelle, positive, l'exposé de l'activité pratique, du processus de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, et un savoir réel doit les remplacer. Dès lors que la réalité est exposée, la philosophie perd toute possibilité d'autonomie. A sa place on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu'il est possible d'abstraire de l'étude du développement historique des hommes. Prises en soi, détachées de l'histoire réelle, ces abstractions n'ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer plus aisément le matériel historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, ou un schéma qui permettrait de découper et de classifier les époques historiques (21)

Dans l'avertissement final de la deuxième édition allemande du Capital (24-1-1873), Marx écrivait dans un passage connu que nous ne nous aventurerons pas à paraphraser:

«Certes, le procédé d'exposition doit se distinguer formellement du procédé d'investigation. A l'investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d'en analyser les diverses formes de développement et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l'on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction à priori.
Ma méthode dialectique non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est l'exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée qu'il va jusqu'à transformer en un sujet autonome sous le nom d'idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour moi au contraire le mouvement de la pensée n'est que la transposition et la traduction du mouvement réel dans le cerveau de l'homme. (...) Mais bien que (...) Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui, elle marche sur la tête; il suffit de la remettre sur les pieds pour dégager le noyau rationnel de son enveloppe mystique. Sous sa forme mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne parce qu'elle semblait glorifier l'état de choses existant. Sous sa forme rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour la bourgeoisie et ses idéologues, parce que dans la conception positive de l'ordre existant elle inclut en même temps l'intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire; parce que, saisissant le mouvement même, dont toute forme constituée n'est qu'une configuration transitoire, elle ne s'en laisse imposer par rien et est essentiellement critique et révolutionnaire

La conception matérialiste dialectique du monde permet donc d'interpréter les données expérimentales dans leurs rapports réciproques (22) et donc de parvenir à une image en mouvement des phénomènes étudiés qui reproduit avec le maximum de fidélité et de sûreté leur dynamique objective. Or la connaissance de celle-ci est une condition indispensable non seulement pour prévoir l'issue des processus, mais également pour intervenir dans leur dynamique, c'est-à-dire l'utiliser et la modifier, dès le moment où cette connaissance devient le patrimoine d'un mouvement matériel réel et se transforme par là même elle aussi en force matérielle.

Cette caractérisation n'est pas complète mais elle n'en indique pas moins la configuration réelle du matérialisme dialectique comme il a été compris par ceux qui en ont donné des formulations classiques et comme il a été restauré on particulier par Lénine. Nous nous attacherons maintenant à démontrer que:

1) de la Théorie, du monisme matérialiste, qui appréhende en une seule vision synthétique et déterministe le devenir de la société humaine fondé sur le facteur économique, et le développement des processus naturels, la pensée Mao Tsé-Toung fait une métaphysique vulgaire, platement évolutionniste, philosophie des essences antinomiques où la résolution des fameuses «contradictions», abstraction vide au moins aussi insaisissable que la chose on soi kantienne, est laissée à la discrétion de la toute puissante et signifiante «volonté humaine».

2) de la Gnoséologie, de la théorie de la connaissance matérialiste et dialectique, ne demeure qu'une confuse conception idéaliste, mauvaise version d'un kantisme édulcoré, mêlant l'empirisme privé de pensée et le rationalisme positiviste pédant, où l'incompréhension de la théorie marxiste de la praxis débouche sur le pragmatisme petit-bourgeois anglo-saxon.

3) des Principes et de la Tactique, de la nécessité absolue pour le prolétariat de se constituer en parti distinct et autonome, de l'exercice de la dictature et de l'utilisation de la terreur et de la violence révolutionnaire, de l'intervention despotique dans l'économie, il ne reste qu'un démocratisme vulgaire fondé sur l'interclassisme, c'est-à-dire la collaboration des classes où le prolétariat se voit - provisoirement - subordonné à la domination politique de sa bourgeoisie nationale, en fait asservi aux fins de l'accumulation primitive classique capitaliste.

Quant au Programme... il est repoussé aux calendes, si calendes il y a, la classe ouvrière étant conviée selon la perspective néo-menchevique de la révolution par étapes, aux festivités productivistes de l'accumulation industrielle où le développement de l'économie marchande et de l'état national populaire se présentent comme les préalables obligés... de la construction du socialisme!!

4) enfin c'est une série de recettes, où le concept est défini par sa fonction instrumentale, et non comme l'image intellectuelle abstraite des différents moments d'un processus réel pensé dans l'unité de son développement, que dégénère la méthode, la Dialectique.

«Le problème fondamental de toute la philosophie»
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Dans son «Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande», Engels définit l'antinomie entre matérialisme et idéalisme comme le secret de l'histoire de la philosophie comprise telle un processus critique de connaissance de soi, interrogeant ses sources, et, en particulier, les données immédiates de tout «savoir»:

«La grande question fondamentale de toute philosophie et spécialement de la philosophie moderne est celle du rapport de la pensée à l'être. La question de la position de la pensée par rapport à l'être qui a joué aussi du reste un grand rôle dans la scolastique médiévale, la question de savoir quel est l'élément primordial, l'esprit ou la nature - cette question a pris vis-à-vis de l'église la forme aiguë: le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité?
Selon qu'ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l'esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent en dernière instance une création du monde de quelque espèce qu'elle fût (...) formaient le camp de l'idéalisme. Les autres qui considéraient la nature comme l'élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
Mais la question du rapport de la pensée à l'être a encore un autre aspect: quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde environnant et ce monde lui-même? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel? Pouvons-nous dans nos représentations et conceptions du monde réel avoir une image fidèle de la réalité? En langage philosophique, c'est la question de l'identité de l'être et de la pensée et l'immense majorité des philosophes y répond de façon affirmative. Chez Hegel, par exemple, cette réponse affirmative se comprend d'elle-même puisque ce que nous connaissons du monde réel est précisément son contenu conforme à l'idée, ce qui fait du monde une réalisation progressive de l'Idée absolue, laquelle a existé quelque part de toute éternité, antérieurement au monde et indépendamment de lui. Il est tout à fait évident qu'il est possible à la pensée de connaître un contenu qui dès le départ était un contenu d'idées. (...) Ce qui est ici à prouver est déjà contenu tacitement dans les prémisses. (...)
Mais il existe encore toute une série d'autres philosophes qui contestent la possibilité d'une connaissance du monde ou du moins d'une connaissance complète. Parmi les modernes, Hume et Kant appartiennent à cette catégorie (...) L'essentiel de la réfutation de cette manière de voir a déjà été donné par Hegel, dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste.
(23)
(...) La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d'ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l'expérience et l'industrie. Si nous pouvons démontrer la justesse de notre conception d'un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l'aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c'en est fini de la «chose en soi» insaisissable de Kant.
»

Dans la préface à l'édition anglaise (1892) de Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Engels poursuit:

«Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les données fournies par les sens: mais il s'empresse d'ajouter: «Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire!» et il continue, en nous informant que, quand il parle des objets ou de leurs qualités, il n'entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu'ils ont produites sur ses sens. Voilà certes un genre de conception qu'il semble difficile de combattre avec des arguments. Mais avant l'argumentation était l'action. Am Anfang war die Tat («Au début était l'action» (Goethe)). Et l'action humaine a résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l'ait inventée. The proof of the pudding is in the eating (la preuve que le pudding existe est qu'on le mange).Du moment que nous employons ces objets à notre propre usage d'après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons a une épreuve infaillible l'exactitude ou l'inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions sont fausses, l'usage de l'objet qu'elles nous ont suggéré est faux; par conséquent notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l'objet correspond à la représentation que nous en avons, qu'il donne ce que nous attendions de son usage, c'est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l'objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès; nous trouvons que la perception qui a servi de base à notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète ou superficielle, ou bien avait été rattachée d'une façon que ne justifiait pas la réalité aux données d'autres perceptions, c'est ce que nous appelons raisonner à faux. Aussi souvent que nous aurons pris le soin d'éduquer et d'utiliser correctement nos sens et de refermer notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, aussi souvent nous trouverons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu'ici il n'y a pas un seul exemple que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui valent, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu'il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensorielles que nous en avons.
Et voici que parait l'agnostique néo-kantien, et il dit: «Nous pouvons certes percevoir peut-être correctement les qualités d'un objet, mais par aucun processus des sens ou de la pensée, nous ne pouvons saisir la chose elle-même. La chose en soi est au-delà de notre connaissance.» Hegel, depuis longtemps, a déjà répondu:
Si vous connaissez toutes les qualités d'une chose, vous connaissez la chose elle-même; il ne reste plus que le fait que ladite chose existe en dehors de vous, et dès que vos sens vous ont appris ce fait, vous avez saisi le dernier reste de la chose en soi, le célèbre inconnaissable, le Ding an sich de Kant. Il est juste d'ajouter que, du temps de Kant, notre connaissance des objets naturels était si fragmentaire qu'il pouvait se croire en droit de supposer, au-delà du peu que nous connaissions de chacun d'eux, une mystérieuse «chose en soi». Mais ces insaisissables choses ont été les unes après les autres saisies, analysées et, ce qui est plus, reproduites par les progrès gigantesques de la science: ce que nous pouvons produire, nous ne pouvons pas prétendre le considérer comme inconnaissable.»

Nous aurons l'occasion de revenir sur l'agnosticisme de Hume ou de Kant. Prenons maintenant un exemple: soit à définir l'origine, la genèse et le sens global des multiples formes de l'idéologie (art, droit, religion), c'est-à-dire des systèmes de représentation par où les hommes prennent plus ou moins conscience selon le cas, de leurs conditions d'existence tant naturelles que sociales. Deux possibilités s'offrent à nous: nous pouvons envisager ces formes du point de vue idéaliste: idéalisme religieux tout d'abord pour lequel l'ensemble des productions intellectuelles manifeste la capacité quasi divine de l'humanité à connaître le sens de la création et à célébrer les perfections célestes: idéalisme spéculatif bourgeois ensuite, lequel au nom du Principe Anthropologique rapporte les productions idéologiques à une nature humaine invariante au sein d'une histoire sans profondeur et semblable par-delà les frontières nationales, malgré la diversité des mœurs et des traditions; idéalisme historique maintenant, et pour remonter cursivement le cours de cette orientation, hégélien, postulant le développement nécessaire des formes culturelles comme la condition d'avènement progressif d'une fantomatique «idée» qui leur préexisterait, leur conférerait sens et réalité au terme du long parcours de son actualisation dans le temps; idéalisme structuraliste enfin, positiviste et anhistorique, ultime visage de cette tradition desséchée, qui perçoit le devenir social comme l'effet d'un pur jeu formel de structures d'où le cours réel de la vie et de la lutte de classe sont exclues.

Par contre, si nous examinons ces mêmes idéologies non plus dans le kaléidoscope de l'idéalisme, mais dans l'optique du matérialisme de Marx, nous dirons que:

«Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c'est à l'inverse leur être qui détermine leur conscience

Dans ce bref extrait de la préface à la «Contribution à la critique de l'économie politique» sont jetées les bases de la doctrine matérialiste dialectique des conceptions idéalistes concernant l'origine et la genèse de l'idéologie. Pour le matérialisme dialecticohistorique, les idéologies (l'art, le droit, les religions, en somme les formes multiples de la «conscience» humaine) ne sont pas les produits de la «libre» activité de la raison ou de l'esprit pur dégagé des contingences matérielles (version de l'idéalisme bourgeois); elles ne sont pas davantage des déterminations d'une Idée antérieure au Moi individuel et collectif empirique (pour Hegel, l'idée n'est pas la pensée de Pierre ou de Paul, ni le produit de la pensée associée d'un nombre de Pierre ou de Paul, mais la réalité dans son devenir, ce qui légitime le terme d' «idéalisme objectif» qui sert à le désigner). Pour comprendre les idéologies il ne suffit pas de les considérer comme des totalités intellectuelles abstraites qui recèleraient en elles-mêmes le principe de leur existence; il ne suffit pas non plus de les restituer à l'intérieur de la succession de ces séquences idéales qui composent les instances idéologiques du «tout social», selon les règles définies par une certaine orientation «marxiste» actuellement en vogue dans les milieux «cultivés» des organisations opportunistes (cf.: les structuralistes du PCF. (24). il faut au contraire les mettre en rapport avec le terrain réel dans lequel elles ont germé c'est-à-dire avec l'ensemble des conditions matérielles qui les ont rendues possibles: le mode de production et d'échange, et le degré de la division du travail qui lui correspond.

C'est précisément ce qui permit à Marx et Engels de rompre «avec leur conscience idéologique d'autrefois» et d'écrire:

«Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu'en imagination. Ce sont les individus réels, leurs actions et leurs conditions d'existence matérielles, celles qu'ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leurs propres actions. Ces bases sont donc vérifiables par voie purement empirique.» (Idéologie Allemande)

Le sens de toute idéologie doit être cherché dans les conditions premières de l'histoire humaine: l'existence d'êtres humains vivants et le milieu naturel de leur développement. Et ce développement n'est ni celui de la conscience, ni celui d'une quelconque forme de l'idéologie (religion, philosophie, etc.), il concerne la production des moyens d'existence:

«On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Mais ils commencèrent à se distinguer des animaux lorsqu'ils commencèrent à produire leurs moyens d'existence, progrès conditionné par leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même (...) La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.
Cette production n'apparaît qu'avec l'accroissement de la population. A son tour elle présuppose des relations entre les individus. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production. (...)
La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité et au commerce matériels des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., d'un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui leur correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient, et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent comme dans une chambre noire, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de leur processus physique immédiat.
»

La dernière phrase, en particulier, montre bien que pour nous, le problème n'est pas (comme ce serait le cas pour des rationalistes) de montrer les «erreurs» ou les «mensonges» du maoïsme, mais de montrer comment et pourquoi cette forme idéologique a pu et dû se constituer, quelle est sa fonction historique, quel est le sens de ses contradictions et de ses absurdités. Nous citerons ici un autre extrait de l'Idéologie Allemande, car il est utile de faire parler les classiques eux-mêmes contre les légions de falsificateurs:

«A l'encontre de la philosophie qui descend du ciel sur la terre, ici on remonte de la terre au ciel. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, non plus que de ce qu'ils disent, s'imaginent, se représentent qu'ils sont eux-mêmes pour aboutir ensuite aux hommes en chair et on os. On part au contraire des hommes dans leur activité réelle, et c'est à partir de leur processus de vie réelle que l'on explique le développement des reflets et des échos que ce processus vital cause dans l'idéologie. Même les fantasmagories qui se forment dans le cerveau humain sont des sublimations nécessaires du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui est lié à des présuppositions matérielles. Par conséquent la morale, la religion, la métaphysique, etc., ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent perdent jusqu'à l'apparence d'une autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production et leurs rapports matériels, transforment, en même temps que cette réalité qui leur est propre, leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme si elle était l'individu vivant; dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience.
Cette façon de considérer les choses n'est pas dépourvue de présuppositions. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés par l'imagination, mais saisis dans leur processus de développement réel et empiriquement visible, dans des conditions déterminées. Dès que l'on représente ce processus d'activité vitale, l'histoire cesse d'être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes qui sont eux-mêmes encore abstraits; elle cesse aussi d'être l'action imaginaire de sujets imaginaires comme chez les idéalistes.
»

Si l'idéalisme objectif avait dépassé l'idéalisme subjectif, le matérialisme dialectique appliqué à l'histoire dépasse toute forme d'idéalisme, dans la mesure où il remet Hegel sur ses pieds, et du même coup de «spéculation» et de «philosophie autonome».

Si nous voulons maintenant suivre le processus de développement de la «conscience» et des multiples formes idéologiques sous lesquelles elle se présente, nous devons procéder comme Marx-Engels dans l'Idéologie Allemande:

«La présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire (est) que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir «faire l'histoire». Mais pour vivre, il faut avant tout manger, boire, se loger, s'habiller et quelques autres choses encore. La première action historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même (...), condition fondamentale de toute histoire (...).
Le second point est que le premier besoin lui-même une fois satisfait, l'action de le satisfaire et l'instrument déjà acquis de cette satisfaction pousse à de nouveaux besoins, et cette production de nouveaux besoins est la première action historique.
Le troisième rapport qui intervient dès le début dans le développement historique est que les hommes, qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent à créer d'autres hommes, à se reproduire; c'est le rapport entre homme et femme, parents et enfants, c'est la famille.
Du reste, il ne faut pas comprendre ces trois aspects de l'activité sociale comme trois stades différents, mais précisément comme trois aspects (...) qui ont coexisté depuis le début de l'histoire (...) et qui se manifestent aujourd'hui encore dans l'histoire.
Produire la vie, aussi bien la sienne, par le travail, que celle d'autrui, par la procréation, nous apparaît (...) comme un rapport double: (...) naturel (...) et social, dans ce sens que (cela suppose) l'action conjuguée de plusieurs individus (...). Il s'ensuit qu'un mode de production ou un stade industriel déterminé sont constamment liés à un mode de coopération ou à un stade social déterminés, et que ce mode de coopération est lui-même une «force productive»; il s'ensuit que la masse des forces productives accessible aux hommes détermine l'état social, et que l'on doit par conséquent étudier (...) constamment l'histoire des hommes en liaison avec l'histoire de l'industrie et des échanges (...). Donc, d'emblée, se manifeste un système de liens matériels entre les hommes qui est conditionné par les besoins et le mode de production (...), système de liens qui prend sans cesse de nouvelles formes et présente donc une «histoire» même sans qu'il existe encore une quelconque absurdité politique ou religieuse spécialement créée pour tenir les hommes unis.
Et c'est maintenant seulement, après avoir déjà examiné quatre moments, quatre aspects des rapports historiques originels que nous trouvons que l'homme a aussi une «conscience»
(25). Mais celle-ci n'est pas d'emblée une «pure» conscience. Dès le début, une malédiction pèse sur l'«esprit», celle d'être «entaché» d'une matière qui se présente ici sous forme de couches d'air agitées, de sons, en un mot, sous forme de langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc seulement alors pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparaît qu'avec le besoin, la nécessité du commerce avec d'autres hommes (...). La conscience est donc d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes.»

Le premier moment historique et logique du développement de la conscience n'est autre que la simple perception du milieu sensible et d'une connexité limitée avec d'autres individus et d'autres êtres naturels; c'est l'âge de la conscience dépendante - de nature animale comme, à ce stade, la vie sociale elle-même –, subissant comme une fatalité les cycles naturels ressentis comme une puissance antagonique; elle projette alors ses terreurs dans l'au-delà hypothétique d'un milieu magique composé de forces transnaturelles qu'il s'agit d'apprivoiser, pour mieux maîtriser les éléments hostiles sur lesquels la technique rudimentaire des groupes n'a pas prise. Conscience sensible, simple religion naturelle qui découvre son pendant social dans l'instinct grégaire, la nécessite ressentie comme telle de la vie en société.

Mais c'est seulement avec l'apparition de la division du travail que:

«la conscience peut s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel... A partir de ce moment, elle est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie pure, théologie, philosophie, morale...» (ibid.)

C'est ainsi qu'à l'augmentation de la productivité, à la croissance des besoins de la production et du commerce, à la substitution des rapports mercantiles réguliers au simple troc contingent et marginal, à la naissance de la monnaie comme support de la première circulation des marchandises et médiation de la transformation des valeurs d'usage domestiques en valeurs d'échanges sociales, correspond un processus de développement de la division du travail qui, liée à la toute puissante loi de la valeur, supporte le fétichisme de la marchandise et les formations idéologiques idéalistes naissant sur le fond de la dissolution des premières communautés humaines: l'art, la philosophie, la jurisprudence, la religion et les premières expressions magico-techniques de la science.

«De génération en génération, le travail lui-même devint différent, plus parfait, plus varié. A la chasse et à l'élevage s'adjoignirent l'agriculture, à celles-ci s'ajoutèrent le filage, le tissage, le travail des métaux, la poterie, la navigation; l'art et la science apparurent enfin à côté du commerce et de l'industrie, les tribus se transformèrent en nations et en états, le droit et la politique se développèrent et en même temps qu'eux le reflet fantastique des choses dans le cerveau de l'homme: la religion. Devant toutes ces formations qui se présentaient au premier chef comme des produits du cerveau et qui semblent dominer les sociétés humaines, les produits plus modestes du travail des mains passèrent au second plan; et cela d'autant plus que l'esprit qui établissait le plan de travail et.. avait la possibilité de faire exécuter par d'autres mains que les siennes propres le travail projeté. C'est à l'esprit, au développement et à l'activité du cerveau que fut attribué tout le mérite du développement rapide de la société; Les hommes s'habituèrent à expliquer leur activité par leurs pensées au lieu de l'expliquer par leurs besoins... Et c'est ainsi qu'avec le temps on vit naître cette conception idéaliste du monde qui surtout depuis le déclin de l'antiquité a domine les esprits.» (F. Engels: Dialectique de la nature).

Toute idéologie (religion, système déterminé de philosophie, forme esthétique) peut être définie comme un processus de reconnaissance/méconnaissance intellectuelle et abstraite de la réalité naturelle et sociale, sur le fond de laquelle elle voit le jour; cette méconnaissance articule trois aspects: elle renverse les rapports réels; elle se pense comme forme de conscience autonome dégagée de ses fondements matériels; par suite, elle s'illusionne sur sa signification véritable, et contribue à mystifier celui ou ceux qui la propagent en omettant d'en rechercher les conditions d'apparition historiques.

Renversement, autonomie, illusion, telles sont les expressions de la méconnaissance idéologique de la réalité.

L'idéologie démocratique bourgeoise sous sa forme classique, au XVIIIe siècle
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La thèse classique du marxisme quant au sens de la révolution démocratique bourgeoise dans l'aire européenne se résume tout entière dans cette constatation lapidaire: elle exprima essentiellement l'antagonisme politique de deux classes dont l'une incarnait des rapports de production désuets et réactionnaires, tandis que l'autre reflétait l'essor impétueux et irrésistible des nouvelles puissances productives, dont la plus manifeste était l'extension de la division du travail.

Les fondements matériels, historiques, économiques et politiques de l'idéologie démobourgeoise, quelle que soit l'aire géohistorique de sa manifestation, étaient et restent:
1) la tâche de libération de la production des barrières féodales, de l'économie naturelle et de l'étroitesse du marché intérieur propre au féodalisme qui, liées à la paupérisation des masses populaires soumises à l'exploitation du servage, constituent autant d'obstacles à la production et à la circulation des marchandises sortant de la manufacture.
2) la libération de la force de travail, facteur le plus important du procès de production bourgeois, par la liquidation du système de la jurande, de la corporation et du servage.
3) la lutte contre l'éparpillement de l'appareil d'état, le manque de sécurité publique et les absurdités douanières et commerciales, constituant autant de freins pour la nouvelle production et le nouveau commerce.

La bourgeoisie d'Europe occidentale devait, comme porte-parole de nouveaux rapports de production, se débarrasser de ces obstacles; elle s'attaqua au féodalisme par la critique, sapant l'idéologie propre à l'ancien mode de production sénescent et lui opposant la force de ses armes intellectuelles. L'économie politique, la théorie du droit naturel et le matérialisme en philosophie constituèrent la véritable Sainte Trinité de l'idéologie bourgeoise révolutionnaire, les leviers de sa prise de conscience et de sa cohésion politique.

Au début, on assiste au phénomène complexe de la Réforme, et en particulier du calvinisme, qui oppose au «paganisme» d'une aristocratie corrompue et prodigue un retour apparent au christianisme originel, phénomène qui se produit, mutatis mutandis, dans les références continuelles du jacobinisme à l'antiquité romaine et à Sparte.

«Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, l'héroïsme, l'abnégation, la terreur, la guerre civile et les guerres extérieures n'en avaient pas moins été nécessaires pour la mettre au monde. Et ses gladiateurs trouvèrent dans les traditions strictement classiques de la République romaine les idéaux et les formes d'art, les illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes le contenu étroitement bourgeois de leurs luttes et pour maintenir leur enthousiasme au niveau de la grande tragédie historique. C'est ainsi qu'à une autre étape de développement, un siècle plus tôt, Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l'Ancien Testament le langage, les passions et les illusions nécessaires à leur révolution bourgeoise. Lorsque le véritable but fut atteint, c'est-à-dire lorsque fut réalisée la transformation bourgeoise de la société anglaise, Locke évinça Habacuc.» («Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte»).

Puritaine ou «libertine», s'inspirant de la Bible ou de la philosophie des lumières, athée ou déiste, matérialiste sur le plan des sciences naturelles ou imbue de la «religion du cœur» de Jean-Jacques Rousseau, l'idéologie de la révolution bourgeoise exalte selon les cas l'«utilité» ou le «devoir», mais elle aboutit dans tous les cas à l'économie politique, dont le droit naturel et le contrat social lui-même ne sont que des paraphrases mystico-allégoriques. Malgré leur apparente incompatibilité, le puritanisme de Cromwell et le rousseauisme de Robespierre ne sont que la transfiguration idéale des contenus de l'économie politique, la transposition doctrinale du mode capitaliste de production réel. Certes, les chefs de la révolution française ne furent aucunement favorables aux survivants de la philosophie des lumières (des encyclopédistes comme Roland de la Platière et Condorcet furent décapités comme Girondins) et ne montrèrent pas plus de sympathie pour les disciples du matérialisme d'Holbach ou d'Helvétius (il suffit de penser à la liquidation des Hébertistes). Néanmoins, la grande révolution a renforcé l'élément spécifiquement révolutionnaire de la philosophie des Lumières d'avant 1789. De même, les diatribes passionnées de Robespierre contre l'oligarchie mercantile anglaise, la philosophie d'usuriers des Britanniques, etc., n'empêchèrent pas le jacobinisme lui-même de lutter objectivement pour réaliser de façon encore plus conséquente et radicale les principes défendus par Cromwell sous le pseudonyme de la «liberté de conscience» et surtout de culte et exprimés par Locke dans le langage du «concrétisme» empiriste et du libéralisme modéré.

Dans le système de la production mercantile, les échanges entre les marchandises comme les rapports entre les hommes, dans la mesure où ceux-ci n'apparaissent dans la sphère sociale, c'est-à-dire sur le marché, qu'en tant que supports de travail ou, plus généralement, de marchandises, sont réglés par la loi de la valeur; et celle-ci fixe comme équivalentes les valeurs d'échange recelant une même quantité de travail social nécessaire à leur fabrication. Tel est le fondement de la société du mercantilisme généralisé et de son idéologie, c'est-à-dire de la forme de conscience théorique de ce processus dont les catégories fondamentales sont la liberté et l'égalité: l'idéalisme démocratique.

Référons-nous au texte célèbre de la section I du Capital: «Le caractère fétiche de la marchandise et son secret» où Marx analyse la genèse économique de l'idéologie bourgeoise:

«Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable.»

Puis dans la II° section, chapitre VI (L'achat et la vente de la force de travail), il ajoute:

«La sphère de la circulation des marchandises, où s'accomplissent la vente et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l'homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c'est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte; au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre, ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham! car pour chacun d'eux, il ne s'agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun

Ainsi, la loi de la valeur constitue le fondement de la circulation des marchandises et la base réelle de la démocratie comme forme de conscience et superstructure idéologique adéquate à la société du mercantilisme généralisé: la seconde (l'idéologie) n'est que le reflet abstrait de la première (la relation sociale «fétichisée» dans la marchandise) dans la tête des hommes; mais justement en raison du renversement effectué par l'idéologie, ceux-ci attribuent ce rapport à leur pensée, leur volonté, leurs actes particuliers, s'imaginant être les «agents de l'histoire», alors qu'ils sont seulement les jouets des lois rigoureuses du capital.

Si nous revenons maintenant au fond qui, malgré des différences très importantes (26), est commun aux idéologies de la bourgeoisie révolutionnaire à la veille de la révolution française, c'est-à-dire à la philosophie des lumières en général, nous dirons qu'elle est la manifestation exemplaire de la conscience inversée du développement de la production capitaliste et de la société bourgeoise. En effet, elle n'attribue pas ce développement (qui conduit nécessairement à une grande révolution) à des raisons objectives, matérielles, historiquement déterminées, telles que l'accentuation de la division du travail (coopération et manufacture), l'extension du marché, l'essor des forces productives freiné par des rapports de production périmés et par un absolutisme monarchique qui, sous sa forme élisabéthaine ou colbertiste, avait favorisé l'accumulation primitive, mais qui avait cessé d'être nécessaire. Tout au contraire, l'Idéologie des Lumières présuppose que la société est composée d'individus liés par un «contrat social» (Locke, Hume, Rousseau); chacun d'entre eux est porteur d'une parcelle de la Raison universelle et doté d'une parcelle correspondante de «droits naturels», et possède donc une volonté «propre» dont seuls les despotes et les prêtres empêchent la manifestation, l'autorité de l'épée et le prestige du charlatanisme religieux ayant depuis les époques les plus reculées dévié l'opinion «naturellement» droite et tournée vers l'utilité aussi bien des individus qu'en général de la grande majorité. Ces individus, guidés par la raison, dont le dieu des déistes est un pseudonyme transparent de semi-athée, (Anacharsis Cloots la verra avec joie hissée pour quelque temps sur les autels par Hébert et Chaumette), et stimulés par les progrès des connaissance s'unissent dans une société où ils sont libres et égaux en droit. La démocratie ou liberté des personnes, comme expression politique de la société civile, constitue le prolongement naturel du mercantilisme universalisé: mais pour l'idéalisme démocratique de la bourgeoisie révolutionnaire, la base de cette démocratie est au contraire la volonté éclairée des individus, libérée s'il le faut par la force de l'oppression «physique et spirituelle» exercée par les nobles, les prêtres et leurs satellites; la liberté de commerce est présentée comme une conséquence de cette liberté naturelle... Il faut noter ici que même les représentants les plus avancés du matérialisme du XVIII° siècle n'échappèrent pas en définitive à cette conception générale. Comme Plekhanov l'écrivit dans Essai sur l'histoire du matérialisme (III, Marx - 1892-1893):

«Si les philosophes du XVIIIe siècle se souvenaient que l'homme est un produit du milieu social ambiant, ils déniaient à l'«opinion publique» - qui, selon leurs dires, mène le monde - toute influence sur ce milieu. Leur logique trébuchait à chaque pas sur l'un ou l'autre aspect de cette antinomie. Le matérialisme dialectique la résout aisément. Pour les matérialistes dialectiques, l'opinion des hommes mène effectivement le monde, puisque chez l'homme, comme dit Engels (dans Ludwig Feuerbach), «toutes les forces motrices de ses actions doivent nécessairement passer par son cerveau, se transformer en mobiles de sa volonté». (n.d.r.: Dans le même texte Engels ajoute: «Tout ce qui met les hommes en mouvement doit passer par leurs cerveaux, mais la forme que cela revêt dans leurs cerveaux dépend beaucoup des circonstances».)

Il n'empêche que l'«opinion publique» a bien ses racines dans le milieu social et, en dernière analyse, dans les rapports économiques; il n'empêche également que toute «opinion publique» donnée vieillit dès que le mode de production qui la forge commence à vieillir. L'économie forme l'«opinion publique» qui, elle, mène le monde. (...) Les philosophes du XVIII° siècle croyaient que «le législateur vient à bout de tout»: il s'agissait en effet d'instaurer, ou de restaurer, les droits de l'homme (le projet utopique bien connu de Morelly, publié en 1755, ne s'intitulait pas par hasard Code de la Nature)».

La série des concepts de l'idéologie démocratique-bourgeoise est donc la conscience, la volonté, la liberté et la constitution, codification juridique du consensus général ou «pacte social», censé se renouveler réellement dans la «démocratie directe» ou considéré comme une «fiction juridique» utile et bénéfique. C'est là le renversement idéaliste de la problématique réelle, que seul le matérialisme historique a mise en évidence en ramenant le processus de la vie sociale à ses bases objectives: marché, échange, division du travail, mode de production, niveau des forces productives et rapports «inter-humains» correspondants.

Si nous voulons caractériser succinctement cette forme de conscience sociale mystifiée, nous la ramènerons à deux concepts: la Nature et la Raison, alpha et oméga de la philosophie des Lumières. Ils constituent en quelque sorte le pivot de la pensée du XVIII°siècle, empiriste en gnoséologie et idéaliste dans ses conceptions de l'histoire et de l'homme. Produit et apologie de la révolution démocratique-bourgeoise de Chine, dont l'ampleur et l'importance sont considérables, la «pensée de Mao» est sous certains aspects - et non des moindres - fille de la philosophie des Lumières. Ce n'est pas par hasard, car si, une fois devenue conservatrice, la bourgeoisie a gardé certains éléments de celle-ci, quitte à les traduire dans son langage modéré voir christianisant, à l'origine, la philosophie des Lumières était une expression typique de l'idéologie révolutionnaire bourgeoise.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. Dans les «Luttes de classe on France» («du 12 juin 1849 au 10 mars 1850»), Marx affirme clairement que les blanquistes ont revendiqué la dictature du prolétariat et la suppression des classes; ce qui caractérise pourtant la conception de Marx est qu'il détermine les conditions de l'une et de l'autre; c'est en cela que son communisme est scientifique. Celui de Blanqui est un communisme révolutionnaire mais non scientifique (Cf. «Le dix-huit brumaire.» Blanqui et ses partisans, les communistes révolutionnaires, c'est-à-dire les véritables chefs du parti prolétarien). [back]
  2. Dans l'article susmentionné, Lénine note que les objections des révisionnistes au «blanquisme marxiste» formaient un système assez cohérent, le système des conceptions libérales bourgeoises connues depuis longtemps. [back]
  3. Un exemple évident d'usage interne: les strouvistes et les marxistes légaux russes utilisent le marxisme pour démontrer à la rachitique bourgeoisie locale la nécessité historique de l'instauration du capitalisme, même dans la Sainte Russie. Des théories ouvertement conservatrices professées dans les universités bourgeoises reprennent telle ou telle «partie» du marxisme en les détachant de l'ensemble de la doctrine, pour affirmer que des faits nouveaux imposent une mise à jour (par exemple le «Capital» n'aurait décrit que le «capitalisme manchestérien»). Autre procédé: on accepte l'exaltation marxiste du caractère révolutionnaire de l'expansion capitaliste pour faire l'apologie du pillage colonial ou encore pour «justifier» le fédéralisme, l'européisme, la Société des Nations. etc.
    L'usage externe: il est pratiqué par la bourgeoisie et par ses «lieutenants ouvriers» et par diverses franges petites-bourgeoises au...«bénéfice du prolétariat». On n'a ici que l'embarras du choix: toutes les formes d'immédiatisme et d'opportunisme qui théorisent le suivisme sont des manifestations de ce phénomène.
    [back]
  4. Engels, dans «La Guerre des Paysans», écrit ce qui suit, de cette hérésie paysanne:
    «
    Elle comportait, certes, toutes les revendications de l'hérésie bourgeoise concernant les prêtres, la papauté et le rétablissement de la constitution de l'Église primitive, mais elle allait aussi infiniment plus loin. Elle voulait que les conditions d'égalité du christianisme primitif soient rétablies entre les membres de la communauté et reconnues également comme norme pour la société civile. De «l'égalité des hommes devant Dieu», elle faisait découler l'égalité civile, et même, en partie déjà, l'égalité des fortunes. (...) Cette hérésie paysanne-plébéienne, n'apparaît habituellement de façon tout à fait indépendante à côté de l'hérésie bourgeoise. Les plébéiens constituaient, à l'époque, la seule classe placée tout à fait en dehors de la société officielle, ils étaient en dehors de l'association féodale, comme de l'association bourgeoise, ils n'avaient ni privilèges, ni propriété, et ne possédaient même pas, comme les paysans et les petits bourgeois, un bien, fut-il grevé de lourdes charges. Ils étaient sous tous les rapports sans bien et sans droits. Leurs conditions d'existence ne les mettaient jamais en contact direct avec les institutions existantes, qui les ignoraient complètement, ils étaient le symbole vivant de la décomposition de la société féodale et corporative bourgeoise, et, en même temps, les premiers précurseurs de la société bourgeoise moderne.
    C'est cette situation qui explique pourquoi, à cette époque, la fraction plébéienne ne pouvait pas se limiter à la simple lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie privilégiée; elle devait, du moins en imagination, dépasser la société bourgeoise moderne à peine naissante. Elle explique pourquoi cette fraction, exclue de toute propriété, devait déjà mettre en question des institutions, des conceptions et des idées qui sont communes à toutes les formes de société reposant sur les antagonismes de classe. (...) Mais, en même temps, cette anticipation par delà non seulement le présent, mais même l'avenir ne pouvait avoir qu'un caractère violent, fantastique, et devait, à le première tentative de réalisation pratique, retomber dans les limites restreintes imposées par les conditions de l'époque. Les attaques contre la propriété privée, la revendication de la communauté des biens, devaient se désagréger en une organisation grossière de la bienfaisance. La vague égalité chrétienne pouvait, tout au plus, aboutir à l'égalité civile devant a loi; la suppression de toute autorité devint, en fin de compte, la constitution de gouvernements républicains élus par le peuple. L'anticipation en imagination du communisme était, en réalité, une anticipation des conditions bourgeoises modernes.
    Non seulement le mouvement de l'époque, mais son siècle lui-même, n'étaient pas encore mûrs pour le réalisation des idées qu'il avait seulement commencé lui-même à pressentir confusément. La classe qu'il représentait (NDLR.: il s'agit de Münzer, à la tête du «Conseil éternel» de Mulhausen issu de l'insurrection paysanne-plébéienne), bien loin d'être complètement développée et capable de dominer et de transformer toute la société, ne faisait que de naître. La transformation sociale qui hantait son imagination était encore si peu fondée dans les conditions matérielles de l'époque, que ces dernières préparaient même un ordre social qui était précisément le contraire de celui qu'il rêvait d'instituer. De plus, il restait lié à ses anciens prêches sur l'égalité chrétienne et la communauté évangélique des biens, il devait donc, tout au moins, essayer de les mettre en application. C'est pourquoi il proclame la communauté des biens, l'obligation au travail pour tous et la suppression de toute autorité. Mais, en réalité, Mulhausen resta une ville libre républicaine, avec une constitution un peu démocratisée, avec un Sénat élu au suffrage universel, soumis au contrôle de l'assemblée des citoyens, et un système de ravitaillement des pauvres improvisé à la hâte. La révolution sociale, qui épouvantait à tel point les contemporains bourgeois protestants, n'alla jamais, en fait, au-delà d'une faible et inconsciente tentative pour instaurer prématurément la future société bourgeoise.
    » [back]
    (4 bis): Dans la Révolution inachevée (1967, chapitre II), Isaac Deutscher qui n'a pourtant cessé d'attaquer le bolchevisme d'un point de vue menchévique, luxembourgien et paléo-trotskiste comme doctrine du «substitutionnisme», écrit: «Le fait que Staline n'a pu consolider son autocratie que sur les cadavres de la plupart des chefs qui avaient été à l'origine de la révolution et de leurs partisans, et qu'il a même dû se hisser par-dessus les cadavres de fidèles staliniens donne la mesure de la profondeur et de la force des résistances qu'il lui a fallu briser».
    [back]
  5. Nous faisons ici allusion, outre à l'expérience des partis paysans dans une série de pays arriérés (Bulgarie, Pologne, Roumanie), à celle de La Folette-Pepper aux USA. [back]
  6. Cela ne signifie nullement que le maoïsme n'ait pas exterminé les rares éléments révolutionnaires qui s'inspiraient de l'opposition internationale de gauche, comme par exemple, pour faire un seul nom, Chu Li-ming. De son côté, Ho Chi Minh a fait fusilier Te Thu-tau, protagoniste de la Commune de Canton.
    Dans une lettre de Trotsky aux membres chinois de l'Opposition de gauche internationale (22-26 septembre 1932) (Cf.: Écrits 1928-40, Paris 1955. vol. I. pp. 311-320), on trouve de nombreuses indications intéressantes:
    «
    L'intransigeance à l'égard des opinions démocratiques vulgaires des staliniens sur le mouvement paysan ne peut naturellement rien avoir de commun avec la passivité et l'indifférence à l'égard du mouvement paysan lui-même». Il faut se souvenir que même en Russie, «pendant la guerre civile, le paysannerie a créé dans diverses régions ses propres détachements de partisans, d'où naissaient quelquefois des armées entières: certains de ces corps d'armée se considéraient comme bolcheviques et étaient souvent dirigés par des ouvriers(...). La dure expérience de la guerre civile nous a démontré la nécessité de désarmer les corps d'armée paysans dès que l'Armée rouge assumait le pouvoir dans une zone débarrassée des Gardes blancs, leurs éléments les meilleurs et les plus disciplinés s'intégraient dans les rangs de l'Armée rouge; mais la plupart des paysans tentaient de conserver leur indépendance et entraient souvent en conflit armé direct avec le pouvoir soviétique; c'est ce qui s'est produit avec l'armé «anarchiste» de Makhno, indirectement koulak par sa mentalité, mais pas seulement avec elle: de nombreux détachements paysans qui avaient énergiquement lutté contre la restauration des propriétés foncières se transformèrent après la victoire en une armée contre-révolutionnaire (...) Mais ceux qui sont à la tête des armées rouges chinoises sont communistes, cela n'exclut-il pas les conflits entre bandes paysannes et organisations ouvrières? Nullement. La circonstance que des communistes soient individuellement à la tête des armées paysannes ne change en rien le caractère social de ces dernières même si la direction a une forte trempe prolétarienne.
    Mais quelle est la situation à cet égard, en Chine? Parmi les dirigeants communistes des bandes de partisans rouges, il y a indubitablement beaucoup d'intellectuels ou semi-intellectuels déclassés qui ne sont pas passés par la sérieuse école de la lutte prolétarienne. La plupart des communistes de base dans les bandes de partisans rouges sont évidemment des paysans qui se considèrent comme communistes le plus honnêtement et sincèrement du monde, mais qui sont des révolutionnaires «paupérisés» ou des petits-propriétaires révolutionnaires. En politique, quiconque juge en fonction des étiquettes et des dénominations et non sur la base des faits sociaux est perdu, surtout quand il s'agit d'une politique menée les armes à la main. Quand le Parti communiste, solidement appuyé sur le prolétariat urbain, cherche à commander l'armée paysanne grâce à une direction ouvrière c'est une chose; et c'en est une tout autre quand quelques milliers ou même dizaines de milliers de révolutionnaires dirigeant la guerre des paysans sont ou se proclament communistes sans avoir aucun appui sérieux dans le prolétariat; or la situation chinoise est avant tout celle-là.
    »
    La conclusion est importante, même sur le plan doctrinal:
    «
    En conservent sa propre indépendance politique l'avant - garde prolétarienne doit inévitablement être prête à réaliser l'unité d'action avec la démocratie révolutionnaire. Si nous nous refusons à identifier les bandes paysannes armées avec l'Armée rouge, si nous n'avons aucune tendance à fermer les yeux sur le fait qu'un mouvement paysan au contenu petit-bourgeois arbore le drapeau communiste, nous nous rendons d'autre part parfaitement compte de la signification, de l'importance énorme du caractère démocratique-révolutionnaire des guerres de paysans, nous enseignons eux ouvriers à comprendre cette signification et nous sommes prêts à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour conclure un accord militaire nécessaire avec les armées paysannes. Notre tâche consiste donc non seulement à empêcher tout commandement militaire et politique sur le prolétariat de la part de la démocratie petite-bourgeoise appuyée sur les paysans armés, mais encore à préparer et à réaliser la direction prolétarienne du mouvement paysan, et en particulier de son «armée rouge». Plus nettement les bolcheviques-léninistes comprendront le situation politique et les tâches qui en découlent; plus ils obtiendront de succès dans l'élargissement de leur base prolétarienne; plus tenacement ils pratiqueront la politique de front unique à l'égard du parti officiel et du mouvement paysan qu'il dirige (NDR: en 1932, en Chine, le programme signifie démocratie petite-bourgeoise et révolte agraire, et il ne s'agit certainement pas d'appuyer une combinaison avec le Kuomintang), mieux ils réussiront à préserver la révolution d'un heurt gros de dangers entre paysannerie et prolétariat: non seulement ils réaliseront l'unité d'action nécessaire entre deux classes révolutionnaires, mais ils transformeront encore leur front unique en un pas historique vers la dictature du prolétariat.» [back]
  7. Il prétendit que Lénine s'était rallié à cette conception en octobre malgré la preuve contraire donnée par «Les Lettres de loin» et par les «Thèses d'avril» elles-mêmes. [back]
  8. Nous sommes pleinement d'accord avec Trotsky sur le fait que «pour les pays en retard dans leur développement bourgeois, et particulièrement pour les colonies et semi-colonies», la solution authentique et complète «ne peut être que la dictature du prolétariat prenant le direction de la nation opprimée et de ses masses paysannes»; mais c'est précisément là la «dictature démocratique du prolétariat et des paysans» telle que Lénine l'a comprise. [back]
  9. cf.: I. Deutscher, «La Révolution inachevée», chap. V, note 2: «Le rôle joué par Mao à l'égard du communisme indonésien est très semblable à celui de Staline à l'égard du communisme chinois après 1920, avec des résultats encore plus désastreux». Cette dernière affirmation n'est vraie que d'un point de vue purement quantitatif, car elle oublie la signification stratégique négative de la défaite chinoise dans le contexte international de l'époque. [back]
    (9 bis): Par exemple, «Sur la praxis», juillet 1937; «Sur la contradiction», août 1937; «Sur la juste solution des contradictions ou sein du peuple», 25 février 1957.
    [back]
  10. L'analogie avec le jacobinisme révolutionnaire de Robespierre est purement spécieux: jamais Robespierre n'aurait exalté certains rois, princes et aristocrates patriotes, comme feu Lin-Piao (alors «leader» de la «grande révolution culturelle prolétarienne») le fit au point 9 de son rapport au IX° Congrès du P.C.C. (1969), dans lequel il affirmait que le fondement théorique sur lequel le parti guide sa pensée est le marxisme-léninisme-pensée de Mao Tsé-toung. [back]
  11. Ces positions ont été portées à leurs conséquences extrêmes par Gramsci et les gramsciens («philosophie de la praxis») dont l'humanisme à la Pangloss est bien illustré par la citation suivante:
    «C'est dans le rapport homme-nature, dans le processus qui modifie la nature selon les exigences et les besoins des hommes, que la nature elle-même trouve se seule «vérité» possible, vérité elle aussi historico-sociale, puisqu'elle est conditionnée par le processus historico-social de la production». (Mario Spinella, préface à «Marxisme et Philosophie de Karl Korsch»). Significative, l'interprétation de Bertrand Russell qui écrivait (1943) au ch. 27 du second volume de son «Histoire de la philosophie occidentale» consacré à Marx: «Son matérialisme (...) différait de façon notable du matérialisme traditionnel et était plus proche de ce qu'on appelle aujourd'hui l'instrumentalisme... Pour autant que je sache, Marx fut le premier philosophe qui critiqua la notion de «vérité» d'un pareil point de vue activiste (...). Chez lui, ces critiques ne sont pas très accentuées...». Après avoir attribué à Marx une pareille doctrine, qui fait entièrement dépendre la réalité objective de se transformation par l'homme, Russell critique l' anthropocentrisme - de Marx: «Ses perspectives sont limitées à cette planète, et, sur cette planète, à l'homme (N.D.R.: sic!). Depuis Copernic, il est évident que l'homme n'a pas l'importance cosmique qu'il s'arrogeait auparavant».
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  12. Il ne manque pourtant pas de «théoriciens» du calibre de Kostas Mavrakis pour écrire que: «grâce à Mao, il est aujourd'hui possible de dépasser le «stalinisme», bien qu'ayant présenté Staline lui-même de façon vraiment maoïste comme «un léniniste», un dirigeant révolutionnaire de la seconde (N.D.R.: sic!) phase du marxisme». Après avoir taxé la perspective de Trotsky d' «hitléro-trotskisme» et avoir affirmé que «du moment où la seconde guerre mondiale avait déjà éclaté, s'opposer à l'U.R.S.S. dirigée par Staline revenait à se ranger du côté de la contre-révolution» le même personnage caractérise comme suit Mao-Tsé-toung (représentant la «troisième étape du marxisme») en opposition à Staline: «Staline croyait que dans l'élaboration de la ligne politique, il fallait partir des chefs pour retourner aux chefs. Mao met l'accent sur tout autre chose: il faut partir des masses pour retourner aux masses. Cela signifie en particulier que le parti est sous le contrôle des masses, et non le contraire». Tant il est vrai que «quand Mao fait le bilan de la dictature du prolétariat et en tire les enseignements concernant une période de restauration capitaliste», il sauve la situation «en déclenchant, pour tenir tête à celle-ci, la grande Révolution culturelle prolétarienne». Tendances vaguement libertaires et plus ou moins spontanéistes (le mao-spontanéisme est bien connu, spécialement en France), qui ne sont nullement en contradiction avec une proclamation de fidélité - «critique», il est vrai - à Staline, champion de la «nouvelle démocratie», des «voies nationales», de la «ligne de masse» et du «marxisme non dogmatique». [back]
  13. Plékhanov écrivait très clairement dans son «Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire» (1895): «Tout mouvement est un processus dialectique, une contradiction vivante. Du fait qu'il n'existe pas un seul phénomène naturel que nous puissions expliquer sans faire appel, en dernière instance, au mouvement, il faut concéder à Hegel que la dialectique est l'âme de toute connaissance scientifique, et cela ne regarde pas seulement la connaissance de la nature (...) Hegel qualifiait de métaphysique l'attitude des penseurs tant idéalistes que matérialistes qui, incapables de comprendre le devenir, bon gré mal gré se représentent et présentent les phénomènes comme figés, sans liens entre eux, ni possibilité de passage de l'un à l'autre. A cette attitude, il opposait le dialectique qui les fait connaître dans leur devenir, et par suite dans leur liaison réciproque» (ch. IV), «Bien loin de chercher, comme l'en accusent ses adversaires, à convaincre l'homme qu'il est absurde de se rebeller contre la nécessité économique, le matérialisme dialectique a été le premier à montrer comment on peut le dominer. Ainsi, l'inévitable fatalisme propre au matérialisme métaphysique est éliminé (...). Nous employons l'expression «matérialisme dialectique» parce que c'est la seule qui caractérise exactement la philosophie de Marx. D'Holbach et Helvétius ont été des matérialistes métaphysiques - ils combattaient l'idéalisme métaphysique. Mais leur matérialisme a cédé le terrain à l'idéalisme dialectique (hégélien) qui, à son tour, a été battu par le matérialisme dialectique. L'expression «matérialisme économique» est tout à fait impropre. Marx ne s'est jamais présenté comme matérialiste économique.» (ch., 5). [back]
  14. Dans la «Dialectique de la Nature», Engels traite des rapports entre causalité (nécessité) et hasard, de leur dialectique, et du déterminisme absolu, passé du matérialisme français métaphysique dans les sciences, c'est-à-dire du fatalisme (équivalent à l'éternel conseil de Dieu - de Saint Augustin et Calvin, au Kismet des Turcs, c'est-à-dire à la conception théologique de la nature). Le déterminisme scientifique marxiste correspond à la brillante définition de Claude Bernard (matérialiste dialecticien sans le savoir) dans son «Introduction à l'étude de la médecine expérimentale» (1665) 2° partie, ch. IV:
    «Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène, dont la manifestation n'est pas forcée». On lit encore l° partie, ch. 2 «Grâce à l'expérience, nous pouvons saisir entre les phénomènes des rapports qui, tout en étant partiels et relatifs, nous permettront d'étendre toujours plus notre pouvoir sur la nature»; «le raisonnement expérimental (...) se propose le même but dans toutes les sciences. L'expérimentateur veut arriver au déterminisme, c'est-à-dire qu'il cherche à rattacher au moyen du raisonnement et de l'expérience les phénomènes naturels à leurs conditions d'existence, ou autrement dit à leurs causes prochaines, il arrive par ce moyen à la loi qui lui permet de se rendre maître du phénomène. Toute la philosophie (c'est-à-dire la science) naturelle se résume en cela: connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se réduit à ceci: prévoir et diriger les phénomènes.
    En effet, quand l'expérimentateur arrive à connaître les conditions d'existence d'un phénomène, il en devient dans un certain sens le maître: il peut en prévoir le développement et en favoriser ou en empêcher à volonté les manifestations. C'est seulement alors qu'il peut dire qu'il a atteint son but (...)».
    En ce qui concerne la dialectique liberté-nécessité, la solution de Claude Bernard est en fait la même que celle de Hegel et de Marx-Engels (Cf. 2° partie, ch. 1): «Nous ne pouvons maîtriser les phénomènes que si nous nous soumettons aux lois qui les régissent» (liberté comme nécessité reconnue).
    Ce sont ces conceptions fondamentales de la science expérimentale (en tant qu'elle s'oppose à l'empirisme) que le matérialisme dialectique applique à l'histoire elle-même: c'est en cela que réside l'essence de la théorie marxiste de la lutte de classe qui ne se contente pas de reconnaître l'existence de celle-ci, mais en reconnaît les conditions objectives, les lois et, sur la base de cette connaissance, trace un plan d'intervention pratique, de «praxis subversive» (umwaizende Praxis), c'est-à-dire d' «activité révolutionnaire» (revolutionäre Praxis). C'est précisément en cela que la théorie scientifique de la lutte de classe se différencie de la constatation empirique de l'existence de classes et de conflits de classes, et s'y oppose.
    [back]
  15. Bien loin de contredire le caractère expérimental de la doctrine scientifique marxiste, cela en est une condition nécessaire. C'est ce qui est justement démontré par Claude Bernard, que certains «philosophes marxistes» (surtout italiens) invoquent sans pudeur pour réfuter de prétendues «déformations - hégéliano-engelsiennes de la pensée de Marx». Pour le montrer, nous nous contenterons de quelques passages de «l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale»:
    «
    La méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un jugement sur les faits qui nous entourent, à l'aide d'un critérium qui n'est lui-même qu'un autre fait disposé de façon à contrôler le jugement et à donner l'expérience» (l° partie, ch. 1). «Une idée anticipée ou une hypothèse est donc le point de départ nécessaire de tout raisonnement expérimental. Sans cela on ne saurait faire aucune investigation ni s'instruire: on ne pourrait qu'entasser des observations stériles. Si l'on expérimentait sans idée préconçue, on irait à l'aventure: mais d'un autre côté (...), si l'on observait avec des idées préconçues, on ferait de mauvaises observations et l'on serait exposé à prendre les conceptions de son esprit pour la réalité... Les idées expérimentales ne sont point innées. Elles ne surgissent point spontanément, il leur faut une occasion ou un excitant extérieur (...) (elles) peuvent naître soit à propos d'un fait observé par hasard, soit à la suite d'une tentative expérimentale, soit comme corollaire d'une théorie admise. (Elle) n'est point arbitraire ni purement imaginaire: elle doit avoir toujours un point d'appui dans la réalité observée, c'est-à-dire dans la nature (...), en un mot toujours être fondée sur une observation antérieure. Une autre condition essentielle de l'hypothèse est qu'elle soit aussi probable que possible et qu'elle soit vérifiable expérimentalement (...). La méthode expérimentale ne donnera pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n'en ont pas, elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d'en retirer les meilleurs résultats possibles. L'idée, c'est la graine: la méthode, c'est le sol qui lui fournit les conditions de se développer, de prospérer et de donner les meilleurs fruits selon sa nature. Mais de même qu'il ne poussera jamais dans le sol que ce qu'on y sème, de même il ne se développera par la méthode expérimentale que les idées qu'on lui soumet. La méthode en soi n'enfante rien, et c'est une erreur de certains philosophes d'avoir accordé trop de puissance à la méthode sous ce rapport» (l° partie, ch. 2). [back]
  16. Il est bon de se souvenir de ce que F. Lassalle (dont Engels disait qu'il était un hégélien de la vieille école, en opposition au dilettante Proudhon) écrivait dans son «Système des droits acquis», dans un passage cité par Plékhanov dans son «Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire»:
    «
    A chaque page de ses œuvres, Hegel ne cesse de préciser inlassablement que la philosophie s'identifie à la totalité de l'expérience, qu'elle exige en premier lieu l'approfondissement des sciences expérimentales... Les faits sans pensée n'ont jamais qu'une valeur relative, et la pensée sans faits possède tout juste le sens d'une chimère. Le philosophie n'est et ne peut être que la conscience que les sciences expérimentales prennent d'elles-mêmes.»
    Le parallélisme non seulement avec les citations ci-dessus de Claude Bernard, mais avec la polémique marxiste contre «l'empirisme privé de pensée» est évident. Toutefois, Hegel trouve sa limite insurmontable quand il affirme que la nature et l'histoire sont la réalisation (objectivation) de l'idée dans ses déterminations nécessaires (son idéalisme étant absolu et objectif), et donc que les lois naturelles et historiques, même vérifiées par l'expérience, peuvent être déduites par un procédé purement logique, et superposées aux données expérimentales. Pour ne pas tomber dans un subjectivisme à la Fichte (et à la limite dans le solipsisme) le monisme idéaliste hégélien tombe dans un dualisme tendanciel caractéristique, voire dans le platonisme (c'est-à-dire les événements réels, relatifs, conçus comme «copies de prototypes absolus» ou, comme dit Marx, les fruits réels comme déterminations profanes du vrai Fruit, du concept Fruit).
    [back]
  17. Dans le Livre III de la «Science de la logique» de Hegel se trouve, écrit Lénine dans les «Cahiers philosophiques», «un passage très intéressant (...) où Hegel réfute Kant sur le plan de la théorie de la connaissance (c'est ce passage qu'Engels avait probablement en vue dans le Feuerbach quand il écrivait que l'essentiel contre Kant avait déjà été dit par Hegel, pour autant que ce soit possible du point de vue idéaliste), révélant la duplicité, l'inconséquence de Kant, ses hésitations pour ainsi dire, entre l'empirisme (= matérialisme) et l'idéalisme; Hegel mène toute son argumentation entièrement et exclusivement du point de vue d'un idéalisme plus conséquent».
    L'argumentation de Hegel se termine comme suit:
    «
    On ne doit donc pas considérer que la pensée abstrayante met simplement de côté la matière sensible (...). Elle consiste plutôt à réduire cette matière, en tant que simple phénomène, à l'essentiel qui se manifeste seulement dans son concept
    Lénine commente:«
    Au fond, Hegel a entièrement raison contre Kant. La pensée s'élevant du concret à l'abstrait ne s'éloigne pas si elle est vraie (et Kant comme tous les philosophes parle de la pensée vraie) - de la vérité, mais s'approche d'elle. Les abstractions de matière, de loi naturelle, l'abstraction de valeur, etc... en un mot toutes les abstractions scientifiques (justes, sérieuses, pas arbitraires) reflètent la nature plus profondément, plus exactement, plus complètement».
    Plekhanov, polémiquant contre le néo-kantisme bernsteinien (Le «cant» contre Kant, 1901) fait référence au paragraphe L de l'Encyclopédie:
    «
    La pensée, en tant qu'activité de l'entendement, consiste en déterminations rigides qui s'excluent l'une l'autre. Ces limitations de l'abstrait lui paraissent douées d'une existence solide».
    Supplément au paragraphe
    «
    Il faut rendre son dû à la pensée de l'entendement et, tout de même, reconnaître son mérite, lequel consiste en ce que, sans la pensée de l'entendement, il serait impossible de parvenir à rien de solide et de déterminé, aussi bien dans le domaine de la théorie qu'en pratique. La connaissance commence lorsque les objets existants sont pris dans leur différence déterminante. Ainsi, par exemple, dans l'étude de la nature on distingue des substances, des forces, des espèces déterminées, etc... que l'on fixe dans leur isolement les unes des autres. Le succès ultérieur de la science consiste dans le passage du point de vue de l'entendement à celui de la raison, laquelle étudie chacun de ces phénomènes, que l'entendement avait fixés comme séparés par un abîme de tous les autres, dans le processus de son passage à un autre phénomène, dans le processus de son apparition et de se destruction».
    Et voici le commentaire de Plekhanov:
    «
    Quiconque peut, derrière les mots, voir les concepts auxquels ils se relient, sans se laisser intimider par le curieux vocabulaire de Hegel, conviendra que le chemin qu'il indique à la recherche est justement celui que la science de notre époque a suivi (les sciences de la nature, par exemple) pour réaliser ses plus brillantes découvertes théoriques.»
    Donc, Hegel savait très bien que «la méthode d'aller de l'abstrait au concret» est «la façon dont la pensée s'approprie le concret.» Mais pour l'idéaliste absolu qu'était Hegel, il ne s'agit pas seulement de «la façon de s'approprier le concret», mais de la genèse même du réel comme résultat de la pensée qui, «partant d'elle-même, se résume et s'approfondit en elle-même», c'est-à-dire du «processus de formation du concret lui-même.»
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  18. Dans la Dialectique de la Nature, Engels écrit que «la théorie darwinienne doit être démontrée comme la preuve pratique de la conception hégelienne de la liaison interne entre nécessité et hasard». [back]
  19. introduction à l'Anti-Dühring: le matérialisme moderne... est essentiellement dialectique et n'a que faire d'une philosophie placée au-dessus des autres sciences. Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu'elle occupe dans l'enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l'enchaînement général devient superflue. De toute l'ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l'état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l'histoire Dialectique de la nature:
    «
    Ce n'est que lorsque la science de la nature et de l'histoire aura assimilé la dialectique que tout le bric-à-brac philosophique - à l'exception de la pure théorie de la pensée - deviendra superflu et se perdra dans la science positive».
    Déjà, En 1845, Marx et Engels parlaient de «science réelle et positive»: le dépassement de la philosophie en tant que somme du savoir ou en tant que branche autonome de la connaissance n'est donc pas le fruit du «scientisme positiviste d'Engels», comme le soutiennent bien des marxologues d'aujourd'hui (sur la trace des premiers révisionnistes néo-kantiens et néo-idéalistes).
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  20. Dans l'ancienne préface à l'Anti-Dühring sur la dialectique (Cf.: «Dialectique de la nature», éd. soc. 1968), Engels écrivait: «Nous sommes tous d'accord sur le fait que dans tout le domaine scientifique, dans la nature comme dans l'histoire, Il faut partir des faits donnés, donc dans la science de la nature des diverses formes réelles et formes de mouvement de la matière, qu'en conséquence, dans la science théorique de la nature, les enchaînements ne doivent pas être introduits dans les faits par construction, mais découverts en partant d'eux, et que, une fois découverts, ils doivent être attestés par l'expérience, dans la mesure où c'est possible». On voit ici à quel point est fondée l'habitude d'opposer... Claude Bernard à Engels comme la «méthode expérimentale» à la «chimère» hégélienne. [back]
  21. Naturellement, les néo-kantiens ne sont pas d'accord, pas plus que les révisionnistes qui s'inspirent du néo-kantisme (de Bernstein et C. Schmidt aux «austro-marxistes» et aux partisans modernes d'un mariage entre marxisme et néo-criticisme). Du reste, même Mao tombe dans le kantisme le plus banal sans s'en apercevoir, tout comme les empiro-criticistes «marxisants» fustigés par Lénine. En réalité, Marx a dépassé Kant en dépassant Hegel, justement parce que Hegel lui-même a dépassé la gnoséologie typique du kantisme (et du néo-kantisme comme le note Engels). En effet, comme l'écrivait Lénine dans les Cahiers philosophiques «l'idéalisme intelligent est plus près du matérialisme intelligent que du matérialisme vulgaire, idéalisme dialectique à la place d'intelligent métaphysique, atrophié, mort, grossier à la place de vulgaire».
    «Quand un idéaliste critique les bases de l'idéalisme d'un autre idéaliste, c'est toujours le matérialisme qui y gagne». (Cf. Aristote versus Platon, Hegel versus Kant, etc.).
    Commentant la Préface à la seconde édition de la «Science de la Logique», à propos des remarques qui y sont dirigées contre la «philosophie critique» (c'est-à-dire contre le criticisme kantien), Lénine note:
    «
    A mon avis, l'essence de la démonstration est 1) chez Kant, la connaissance sépare (exclut) la nature et l'homme: en réalité, elle les unit; 2) chez Kant, l'«abstraction vide» de la chose-en-soi (prend la place) du processus vivant, du mouvement de notre connaissance qui va toujours plus au fond des choses (...). Hegel exige au contraire des abstractions qui correspondent à la chose: «le concept objectif des choses constitue leur nature elle-même». Selon lui, il exige que les abstractions «pour s'exprimer en matérialiste» correspondent à un approfondissement réel de «notre connaissance du monde». Il exige une logique dans laquelle les formes doivent être pleines de contenu, les formes du contenu vivant, réel, liées indissolublement au contenu».
    Dans «Introduction au concept général de la Logique», Lénine note en se référant aussi au Capital de Marx: «une formule magnifique: «non seulement un universel abstrait», mais un universel tel qu'il embrasse toute la richesse du particulier, de l'individuel, du singulier...», il souligne l'autre phrase hégélienne:
    «
    Ainsi, l'élément logique n'est estimé à sa valeur que lorsqu'il est devenu le résultat de l'expérience des sciences», notant ce que sont, selon Hegel, les résultats de la philosophie de Kant: «que la raison ne peut connaître aucun contenu véritable, et qu'en ce qui concerne la vérité absolue, on doit s'en remettre à la foi.»
    En passant, Lénine fait quelques autres annotations importantes au livre I de la Science de la Logique:
    «
    Kantisme = métaphysique; L'idéalisme de Kant et de Fichte... reste dans le dualisme (...) de l'être et de l'être pour soi».
    Dans ses commentaires au livre III, on lit également: «
    Le caractère fini, transitoire, relatif, conditionné de la connaissance humaine (...) a été conçu par Kant comme subjectivisme et non comme la dialectique de l'idée (= de la nature elle-même) puisqu'il a séparé la connaissance de l'objet». En outre, chose très importante si l'on considère l'aspect criticiste, phénoméniste du pragmatisme (y compris celui de Mao), Lénine écrit qu'indubitablement
    «
    la pratique constitue pour Hegel un anneau dans l'analyse du processus de la connaissance, et précisément le passage à la vérité objective (chez Hegel: «absolue»). Marx se rattache donc directement à Hegel quand il introduit le critère de la pratique dans la théorie de la connaissance (Cf. Thèses sur Feuerbach). Non seulement la conscience humaine reflète le monde objectif, mais elle le crée aussi». Cette affirmation n'autorise cependant aucune interprétation de type instrumentaliste: même pour Hegel,«le monde objectif suit son propre chemin» et la praxis de l'homme rencontre, étant donné qu'elle a ce monde objectif face à elle, des «obstacles» à la réalisation de ses buts; elle se heurte même à des «impossibilités»... Le bien, le bon, les pieux désirs restent un devoir être subjectif... Sarcasme sur «les purs espaces de la pensée transparente» (...) auxquels on oppose «les ténèbres de la réalité objective» (...). La connaissance «trouve en face d'elle l'être véritable comme réalité existant indépendamment de l'opinion subjective (c'est là du pur matérialisme). La volonté de l'homme, sa praxis fait elle-même obstacle à la réalisation de son but... du fait qu'elle se sépare de la connaissance et ne considère pas la réalité extérieure comme l'être véritable (comme la réalité objective). L'unification de la connaissance avec la praxis est nécessaire (...). Le résultat de l'activité est la vérification de la connaissance subjective et le critère de l'objectivité vraiment existante [back]
  22. Cf. la réponse à John Lewis d'Althusser, in Marxism Today (oct-nov. 1972), revue des staliniens anglais éditée en volume par Maspéro. On pourra juger de la consistance des critiques d'Althusser à Staline d'après la citation suivante:
    «
    Staline ne peut pas (...) être réduit à la déviation à laquelle nous attachons son nom (...). Il a eu d'autres mérites devant l'histoire, il a compris qu'il fallait renoncer au miracle imminent de la «révolution mondiale» et donc entreprendre «l'édification du socialisme» dans un seul pays, et il en a tiré les conséquences (...). Notre histoire passe aussi par là ».
    Oui, seulement les conséquences en question sont... la contre-révolution par laquelle est passée l'histoire récente et qui hypothèque l'avenir du prolétariat mondial!
    [back]
  23. Les hommes ont une histoire parce qu'ils doivent produire leur vie, et qu'ils le doivent, précisément, d'une manière déterminée: cela est dû à leur organisation physique; il en va de même pour leur conscience. (Note de Marx). [back]
  24. Concepts déjà exprimés par Marx dans «La question juive» de 1843:
    «
    Le Juif s'est émancipé d'une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l'argent est devenu une puissance mondiale, et l'esprit pratique juif l'esprit pratique des peuples chrétiens. Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus Juifs (...). Le judaïsme s'est perpétué dans la société chrétienne et y a même reçu son développement le plus élevé (...). Le judaïsme atteint son apogée avec la perfection de la société bourgeoise; mais la société bourgeoise n'atteint sa perfection que dans le monde chrétien. Ce n'est que sous le règne du christianisme, qui extériorise tous les rapports nationaux, naturels, moraux et théoriques de l'homme, que la société bourgeoise pouvait se séparer complètement de la voie de l'État, déchirer tous les liens génériques de l'homme et mettre à leur place l'égoïsme, le besoin égoïste de composer le monde des hommes en un monde d'individus atomistiques, hostiles les uns aux autres (...). Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme, le judaïsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme: mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu'après que le christianisme, en tant que religion parfaite, eût achevé, du moins en théorie, de rendre l'homme étranger à lui-même et à la nature. Ce n'est qu'alors que le judaïsme put arriver à la domination générale et extérioriser l'homme et la nature aliénés à eux-mêmes. On faire un objet tributaire du besoin égoïste et du trafic. L'aliénation, c'est la pratique du dessaisissement. De même que l'homme, tant qu'il est sous l'emprise de la religion, ne sait concrétiser son être qu'en en faisant un être fantastique et étranger, de même il ne peut, sous l'influence du besoin égoïste, s'affirmer pratiquement et produire des objets pratiques qu'en soumettant ses produits ainsi que son activité à la domination d'une entité étrangère et en leur attribuant la signification d'une entité étrangère, l'argent». [back]

Source: «Programme Communiste»,numéro 62, mars-avril-mai 1974

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