Dans le marasme, particulièrement fétide depuis 1968, des groupuscules qui s’autoproclament «camp révolutionnaire», une position courante et constante est de nier à la Gauche Italienne, toute fonction, que ce soit dans la formation du Parti Italien, qui serait, dans les premières années, resté «mystérieusement» la victime de l’extrémisme «bordighiste», ou, par la suite, dans la restauration et dans la défense dés fondements programmatiques et révolutionnaires corrects de l’Internationale. C’est notre thèse exclusive de Parti que, au contraire, seule la Gauche Italienne réagit correctement aux premiers abandons de l’Internationale, sans démordre de la vision générale du processus révolutionnaire, à l’opposé de tous les autres courants de gauche de l’Internationale qui, même en s’opposant dans quelques cas de manière correcte aux premières erreurs tactiques de l’Internationale, finirent toujours par sortir des principes fondamentaux à partir desquels l’Internationale s’était relevée de la trahison d’Août 1914. L’autre thèse est étroitement liée à celle-ci : c’est seulement dans la tradition de la Gauche Italienne qu’il est possible de retrouver l’origine programmatique, tactique et organisative du Parti qui, sans aucune interruption de sa continuité sur tous les plans, avance de manière claire sur sa voie de reconstitution de l’organe militant, instrument indispensable pour la victoire de la révolution prolétarienne future qui s’approche. Dans un tel cadre, ce serait faillir que de ne pas maintenir des limites rigides vis-à-vis de tous les autres partis et surtout face à ces organisations qui, consciemment ou non, tirent leurs origines de courants de gauche de l’Internationale différents de la Gauche Italienne. De tels courants, dans les faits, et sans aucune exception, en vinrent tous à fonder leur opposition à la politique de l’Internationale sur des erreurs de principe qui, avec le temps, devinrent (et sont donc à plus forte raison aujourd’hui) des erreurs aussi graves que celles de l’Internationale.
La première de ces erreurs, même temporellement, fut celle de la gauche allemande et hollandaise (KAPD) qui eut lors de cette période quelques convergences avec l’opposition ouvrière russe de 1921. Déjà dans les premières années de vie de l’Internationale (1919–1921), ces opposition (qui étaient admises dans l’Internationale comme partis sympathisants) élevaient la voie contre le parlementarisme (avec des motivations toutes étrangères aux nôtres), contre la NEP, et surtout contre la transformation de la dictature des Soviets en Russie en dictature du Parti. Il s’agissait de courants anarcho-syndicalistes qui recherchaient dans les origines mêmes de l’Internationale et dans le déroulement de la révolution d’Octobre ces défauts (caractérisés en définitive par la substitution de la dictature du Parti à celle des organes ouvriers) qui mèneront ensuite au stalinisme. L’opposition de la Gauche Italienne au parlementarisme, au Front Unique, au Gouvernement Ouvrier, à la Bolchévisation, et au socialisme dans un seul pays, n’a jamais rien eu à voir avec ces oppositions, même si dans les thèses du second après-guerre, dans le cadre de questions particulières où fut tout de suite évidente la débandade de l’Internationale, on fait référence de façon positive a l’opposition de gauche internationale. Le caractère inconciliable de la Gauche Italienne avec les gauches de tendance anarcho-syndicaliste ne résiste pas tant dans l’évaluation négative de mots d’ordre particuliers de l’Internationale, mais plutôt dans l’évaluation de principe de la nature du processus révolutionnaire, de la nature de l’Etat et de la dictature du prolétariat.
Une autre déviation de principe à la vision marxiste correcte des questions qui sont à l’origine de la dégénérescence de l’Internationale est celle qui analyse un tel phénomène comme une dégénérescence «bureaucratique» d’un Etat qui, malgré tout, reste et restera pour toujours «ouvrier». C’est la tradition «trotskiste» de la IV Internationale qui a dû rompre, de manière paradoxale, le lien de principe entre affirmation du socialisme en Russie et révolution Internationale, et a dû inventer une nouvelle classe intermédiaire (la bureaucratie) entre la bourgeoisie et le prolétariat, qui détiendrait le pouvoir politique. Pour la Gauche Italienne, la dégénérescence de l’Internationale n’est qu’un aspect de l’inévitable contre-révolution et de la restauration d’un pouvoir bourgeois à tous les niveaux dans la Russie en l’absence de la reprise du mouvement révolutionnaire international.
Face a ces deux traditions, malgré leur «antistalinisme», le tradition de la Gauche Italienne est claire et unique, et d’autant plus claire et unique fut la réaction de la Gauche Italienne contre les premières erreurs de l’Internationale qu’elle ne se confondit jamais avec ces deux tendances.
Il ne faut pas non plus confondre la lutte de la Gauche Italienne, dans la période cruciale pendant laquelle on peut faire remonter le début de la dégénérescence de l’Internationale, avec ces groupes et franges de partis qui prétendent aujourd’hui se référer qui à Staline (ce que nous ne contestons pas), qui a Trotski, et même à Lénine et… à Bordiga (en bref : le fameux et tristement célèbre «camp révolutionnaire») et qui convergent dans la revalorisation ou même dans l’exaltation de la méthode des manœuvres tactiques dés premières années de l’Internationale (Front Unique et Gouvernement Ouvrier). L’opposition de la Gauche Italienne, dans les années 1922–1926, à de telles manœuvres, malgré la prudence extrême dans la défense de la compacité et de l’organisation du Parti, fut toujours dirigée dans le sens de la négation de la validité de toute forme d’expédients basés sur le prétexte de renverser de façon volontariste une situation objectivement défavorable.
Le bilan que le Parti a tiré du manœuvrisme et de l’expédientisme est définitif et totalement négatif. Celui-ci se résume dans la position de principe que, spécialement dans les aires à révolution directe (mais la leçon est valide historiquement pour toutes les aires), toute manœuvre qui prétend détourner les masses prolétariennes du contrôle des partis opportunistes vers le Parti par l’intermédiaire d’invitations, de fronts ou de lettres ouvertes, est destinée non seulement à l’insuccès pratique, mais aussi à avoir des répercussions négatives sur le Parti lui-même, entraînant de façon inévitable sa dégénérescence. C’est une position historique et générale qui trouve justement son origine dans la lutte de la Gauche Italienne de cette époque. Cela ne signifie cependant pas que le Parti ne se fera jamais le promoteur d’actions communes avec des prolétaires appartenant à d’autres partis et à aucun parti. Des actions communes sur le terrain de la lutte de classe sont une chose bien différente de la manœuvre comprise comme stratagème pour la solution des questions relatives à la nécessité de la victoire révolutionnaire : celles-ci sont toujours liées aux nécessités pratiques et matérielles que les autres partis, de bonne ou de mauvaise foi, cherchent à cacher ou à mystifier, et qu’a l’inverse le Parti a le devoir de révéler aux masses prolétariennes ; c’est justement pour cela que toute confusion ou bloc entre le parti communiste et les autres partis se raient négatifs et produiraient l’effet contraire au but recherché, celui de la victoire révolutionnaire.
Une autre déviation étroitement liée au manœuvrisme, consiste en la recherche fébrile et volontariste de résultats positifs immédiats, déviation qui couvait aussi, et ce n’est pas un hasard, dans les premières années de vie de l’Internationale La conscience de la nécessité d’un écroulement rapide du capitalisme occidental dans le but de maintenir le pouvoir prolétarien en Russie poussa la direction de l’Internationale à arrondir les angles des positions programmatiques, tactiques et organisatives dans l’espoir d’avoir a sa suite des masses plus nombreuses, Il s’agissait alors de questions tragiquement sérieuses, alors qu’aujourd’hui tous les groupes du «camp révolutionnaire» s’agitent comme des misérables pour arracher l’adhésion ou une mince unité de quelques dizaines d’adhérents au plus.
L’erreur la plus grave, et même la plus charognarde du fait qu’elle prétend se référer à notre tradition, et qu’elle utilise la dernière et généreuse lutte pour la défense du marxisme et de la tradition communiste en Russie, est celle qui analyse la lutte de l’opposition unifiée russe de 1926–28 non seulement comme la continuation et la confirmation, dans des conditions objectives adverses et terribles, du grand résultat de la Révolution d’Octobre, mais encore comme l’origine authentique du réseau organisé du Parti tel qu’il se consolida dans la Fraction a l’Etranger et tel qu’il renaquit dans le second après-guerre.
D’après une telle thèse, le Parti devrait engranger avec son réseau organisatif les principes tactiques et organisatifs dérivés de cette alors qu’au niveau plus étroit du programme, il conviendrait de se référer aux positions soutenues alors par la Gauche Italienne, de beaucoup plus claires et complètes que celles de la Gauche russe. C’est une thèse qui non seulement liquide les raisons de l’existence même du Parti, mais aussi qui ne réussira jamais à expliquer les raisons de la non confluence, organisative aussi, de l’Opposition Russe et de la Gauche Italienne, malgré les positions claires soutenues par la Gauche aux IVe, Veet particulièrement au VI Exécutif Elargi de février-mars 1926. En réalité, le manque de convergence dans l’union des forces internationales pour résister au stalinisme ne fut pas fortuite, et elle ne le sera pas à plus forte raison par la suite. Et ce n’est pas par orgueil de Parti que dans les thèses de 1951 on affirme que «seule la Gauche Italienne a maintenu intacte la théorie du marxisme révolutionnaire et c’est en elle seule que s’est cristallisée la prémisse de la reprise de classe». Et cette affirmation sans aucune ambiguïté est suivie de la description des caractères de la troisième vague de dégénérescence du mouvement ouvrier et communiste telle qu’elle s’est vérifiée après 1926. Aller rechercher dans la lutte de la Gauche Russe l’origine et la source auxquelles le Parti peut s’abreuver pour résoudre dans la lutte quotidienne les graves problèmes d’orientation pratique, cela signifie non seulement masquer cette vérité, mais aussi trahir la signification véritable de la lutte héroïque des compagnons de Lénine contre la puissance énorme de l’adversaire de classe. Ceux-ci furent écrasés par la domination des forces adverses objectives qui entravèrent même leur capacité à tenir compte du seul soutien de classe franc et sincère qui provenait de la bataille solitaire de la Gauche Italienne. Cela est si vrai qu’il n’est possible de comprendre la signification de cette lutte que si l’on accepte intégralement les leçons de la Gauche Italienne : c’est seulement notre tradition qui nous permet de recueillir l’enseignement puissant et héroïque de la bataille de classe de la Gauche Russe, dans la mesure où elle sait en situer les limites et les insuffisances dans un cadre international, dans lequel de telles limites et insuffisances ne peuvent être attribuées aux camarades qui avaient la charge de cette lutte, mais doivent être considérées comme le reflet de forces objectivement supérieures. Ainsi, l’unique moyen de faire revivre les enseignements de la lutte de la Gauche Russe est dé faire revivre dans le Parti d’aujourd’hui la lutte de la Gauche Italienne (que, et ce n’est pas un hasard, la thèse en question finit par oublier). On ne doit pas sous-évaluer et l’important est de lé considérer non comme un défaut subjectif, mais comme le reflet d’une situation objective extrêmement défavorable – l’énorme importance qu’a eu le refus de la Gauche Russe de discuter de la question russe dans l’Internationale, comme l’avait réclamé seulement la Gauche Italienne, et de façon constante. Un tel refus (et sa gravité doit être mise en rapport avec les larges possibilités qu’avaient les représentants de l’Opposition Ouvrière d’en appeler au IIIeCongrès de 1921 contre la NEP) fut à l’origine de l’impossibilité de la formation d’une opposition de gauche internationale cohérente face au stalinisme naissant. En acceptant la lutte contre le stalinisme sur le terrain intérieur russe exclusif, l’Opposition russe non seulement allait au devant de la défaite inévitable, mais laissait aussi comprendre de façon involontaire justement ce que voulait le stalinisme : qu’il n’y a pas d’autre terrain possible pour la solution des problèmes russes que le terrain national russe.
Cela veut dire détruire les raisons mêmes de la renaissance d’un Parti Communiste Mondial cohérent, cacher que seule la Gauche Italienne eut une claire conscience de ces questions dans le vif des événements eux-mêmes et fut la seule à mener une véritable lutte pour éviter, autant que cela était possible, que la défaite du Parti fut la plus totale et complète. C’est donc dans nos positions soutenues au IVe, au Ve Congrès de l’Internationale et au VIe Exécutif Elargi, dans l’opposition à la «bolchévisation», que doivent être recherchées l’origine et la clé pour résoudre toute question, et pas seulement de théorie, mais aussi de tactique et d’organisation du Parti d’aujourd’hui, dont les enseignements sont du reste codifiés dans une continuité parfaite dans les thèses qui ont maintenant plus de 50 ans.
Tous les commentateurs – sans comprendre une virgule des vraies raisons qui furent à la base du comportement de la Gauche Italienne – les ont toujours attribuées à ces défauts :
avec sa rigidité sur les questions théoriques, elle empêcha la formation d’une vraie opposition de gauche internationale.
avec son refus têtu de prendre en compte le poids bureaucratique-organisatif, par une espèce d’horreur morale des manœuvres, elle obtint comme résultat d’être ignorée, non seulement de la part du stalinisme, mais aussi des autres oppositions, toutes engagées dans des manœuvres diplomatiques pour se maintenir aux secrétariats des partis nationaux, au contraire de la Gauche Italienne qui avait donné volontairement sa démission.
A l’inverse, l’enseignement fondamental de la lutte de la Gauche est justement là : les positions de la Gauche, ses avertissements préventifs vérifiés un à un, avaient de la valeur pour ce qu’elles exprimaient, et non parce qu’elles étaient affirmées par le secrétaire général d’un parti. Elles pouvaient aussi être affirmées par le dernier des camarades : le Parti devait être en mesure de les faire siennes ; le Parti, à peine défait, devait être capable de reconnaître la vérité. Du fait non équivoque qu’alors, et à plus forte raison après, la Gauche Italienne resta seule, on ne peut tirer que ce bilan : la tradition de la Gauche doit être acceptée totalement, ou bien rejetée totalement, et c’est la raison pour laquelle toute intégration de la tradition de la Gauche Italienne avec d’autres traditions est et sera toujours impossible, que ce soit dans le champ de la théorie ou dans ceux de la tactique et de l’organisation, qui sont étroitement interdépendants, sinon tout le marxisme s’écroule.