Karl Marx
LE CAPITAL
LIVRE I
Première Section
Marchandise et monnaie
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[Chapitre 1] [Chapitre 2] [Chapitre 3] [Chapitre 4]
Chapitre III: La Monnaie, ou la circulation des marchandises
1. Mesure des valeurs
2. Moyen de circulation
a) La métamorphose des marchandises
b) Le cours de la monnaie
c) Le numéraire. Le signe de valeur
3. Monnaie
a) Thésaurisation
b) Moyen de paiement
c) Monnaie mondiale
Notes
Source
[109] Pour simplifier, je supposerai tout au long de cet ouvrage que l'or est la marchandise-monnaie.
La première fonction de l'or est de fournir au monde des marchandises le matériau de leur expression de valeur, c'est-à-dire de présenter les valeurs-marchandises comme grandeurs homonymes, qualitativement similaires et quantitativement assimilables (49*). Il exerce donc la fonction de mesure universelle des valeurs, et ce n'est d'abord qu'en vertu de cette fonction que l'or, marchandise-équivalent spécifique, devient monnaie.
Ce n'est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables. C'est l'inverse. C'est parce que toutes les marchandises sont, à titre de valeurs, du travail humain réifié, et donc, en soi et pour soi, commensurables, qu'elles peuvent mesurer en commun leurs valeurs dans une seule et même marchandise spécifique et, ainsi, transformer cette dernière en leur mesure de valeur commune, en monnaie. La monnaie en tant que mesure de valeur est la forme-manifestation nécessaire de la mesure de valeur immanente des marchandises: le temps de travail (50).
[110] L'expression en or de la valeur d'une marchandise - x marchandise A = y marchandise-monnaie - est sa forme-monnaie, son prix. Une équation isolée, telle que 1 tonne de fer = 2 onces d'or, suffit maintenant à représenter la valeur du fer de manière socialement reconnue. Il n'est plus besoin de faire défiler en rang serré cette équation aux côtés des équations de valeur des autres marchandises, puisque la marchandise-équivalent, l'or, possède désormais le caractère de monnaie. C'est pourquoi la forme-valeur relative universelle des marchandises retrouve maintenant la figure de sa forme-valeur relative originaire: la forme-valeur simple ou singulière. D'autre part, l'expression de valeur relative développée, autrement dit la série infinie des expressions de valeur relatives, se mue en forme-valeur relative spécifique de la marchandise-monnaie. Or, à l'échelle de la société, cette série est déjà donnée dans les prix des marchandises. Il suffit de lire à rebours les cotations d'une liste de prix courants pour trouver la grandeur de valeur de la monnaie exposée dans toutes les marchandises possibles et imaginables. La monnaie, en revanche, n'a pas de prix. Elle devrait en effet, pour participer à cette forme-valeur relative unitaire des autres marchandises, se rapporter à elle-même comme à son propre équivalent.
Le prix, ou forme-monnaie des marchandises, est, comme leur forme-valeur en général, une forme distincte de leurs formes corporelles tangibles, une forme qui n'est donc qu'idéelle ou figurée. La valeur du fer, du lin, du froment, etc. existe, bien qu'invisible, dans ces choses mêmes; elle se voit représentée par le biais de leur identité à l'or, une relation à l'or qui n'existe, pour ainsi dire, qu'à l'état de fantôme dans leurs têtes. Le gardien des marchandises doit donc leur prêter sa langue ou leur accrocher une étiquette autour du cou pour communiquer leurs prix au monde extérieur (51). [111] L'expression en or des valeurs-marchandises étant idéelle, on ne peut employer pour cette opération que de l'or idéel ou figuré. Tout gardien de marchandises sait que, lorsqu'il donne à leur valeur la forme du prix ou la forme-or figuré, il ne les transmue pas pour autant en or, et qu'il n'a pas besoin du moindre grain d'or réel pour estimer en or les valeurs de millions de marchandises. Dans sa fonction de mesure de valeur, la monnaie remplit donc son office comme monnaie simplement figurée, monnaie idéelle. Ceci a donné lieu aux théories les plus folles (52). Bien que seule de la monnaie figurée fasse fonction de mesure de valeur, le prix dépend entièrement du matériau-monnaie réel. La valeur, c'est-à-dire le quantum de travail humain que renferme par exemple une tonne de fer, s'exprime dans un quantum figuré de marchandise-monnaie renfermant autant de travail. Selon donc que c'est l'or, l'argent ou le cuivre qui fait fonction de mesure de valeur, la valeur de la tonne de fer se voit affectée d'expressions de prix totalement différentes, c'est-à-dire figurée par des quantités totalement différentes d'or, d'argent ou de cuivre.
Si donc deux marchandises différentes, l'or et l'argent par exemple, font en même temps office de mesure de valeur, toutes les marchandises auront deux sortes d'expressions de prix différentes, des prix-or et des prix-argent, qui coexistent sans problème tant que le rapport de valeur de l'argent à l'or reste inchangé, par exemple de 1 à 15. Mais toute altération de ce rapport de valeur perturbe le rapport entre prix-or et prix-argent, et démontre ainsi par les faits que le dédoublement de la mesure de valeur contredit sa fonction (53).
[112] Les marchandises de prix déterminés se présentent toutes sous la forme: a marchandise A = x or, b marchandise B = z or, c marchandise C = y or etc., où a, b, c représentent des masses déterminées de marchandises A, B, C et x, z, y des masses déterminées d'or. Les valeurs-marchandises sont donc transformées en quanta d'or figuré, de grandeurs différentes, et ainsi, en dépit du chaos bigarré des corps de marchandises, en grandeurs homonymes, en grandeurs-or. C'est en tant que quanta d'or différents que les valeurs des marchandises se comparent et se mesurent entre elles, et qu'alors se fait jour la nécessité technique de les rapporter à un quantum d'or fixé comme étant leur unité de mesure. Cette unité, à son tour, par subdivision en parties aliquotes, évolue pour aboutir à l'étalon. Avant de devenir monnaie, l'or, l'argent, le cuivre possèdent déjà, dans leurs poids métalliques, de tels étalons: une livre par exemple sert d'unité de mesure, se décompose d'un côté en onces etc., et se recompose de l'autre, par addition, en quintaux, etc. (54). Voilà pourquoi, dans toute circulation métallique, les noms préexistants de l'étalon de poids fournissent aussi les premiers noms de l'étalon monétaire, ou étalon des prix.
[113] Comme mesure des valeurs et comme étalon des prix, la monnaie remplit deux fonctions complètement différentes. Mesure des valeurs, elle l'est en tant qu'incarnation sociale du travail humain; étalon des prix, en tant que poids fixé de métal. Comme mesure de valeur, elle sert à transformer les valeurs des marchandises les plus variées en prix, en quanta d'or figuré; comme étalon des prix, elle mesure ces quanta d'or. A la mesure des valeurs, les marchandises se mesurent en s'y rapportant comme valeurs; l'étalon des prix, par contre, mesure des quanta d'or en les rapportant à un quantum d'or, il ne mesure pas la valeur d'un quantum d'or en la rapportant au poids de l'autre. Pour qu'il y ait étalon des prix, il faut que soit établi, comme unité de mesure, un poids d'or déterminé. Ici, comme pour toute autre détermination de mesure de grandeurs homonymes, c'est la stabilité des rapports de mesure qui est décisive. L'étalon des prix remplira donc d'autant mieux sa fonction qu'un seul et même quantum d'or servira invariablement d'unité de mesure. Mais l'or ne peut remplir son office de mesure des valeurs que parce qu'il est lui-même produit du travail, et donc, dans l'ordre du possible, valeur variable (55).
Il est d'abord évident qu'un changement de valeur de l'or n'est en aucune façon préjudiciable à sa fonction d'étalon des prix. Quelles que soient les variations de valeur de l'or, différents quanta d'or conservent toujours entre eux le même rapport de valeur. Si la valeur de l'or baissait de 1000%, 12 onces d'or continueraient à avoir 12 fois plus de valeur qu'une seule, et en matière de prix, on a affaire au seul rapport qu'entretiennent entre eux différents quanta d'or. Et comme, d'un autre côté, une once d'or ne change nullement de poids du fait d'une baisse ou d'une hausse de sa valeur, le poids de ses parties aliquotes s'en trouve tout aussi peu modifié; ainsi l'or, en tant qu'étalon fixe des prix, rend toujours le même service, quelles que soient les variations de sa valeur.
Le changement de valeur de l'or ne fait pas non plus obstacle à sa fonction de mesure de valeur. Il affecte simultanément toutes les marchandises et laisse donc inchangées, caeteris paribus, leurs valeurs relatives réciproques, [114] bien qu'elles s'expriment toutes désormais en prix-or supérieurs ou inférieurs à ce qu'ils étaient auparavant.
De même que lorsque la valeur d'une marchandise se présente sous les espèces de valeur d'usage d'une autre marchandise quelconque, de même, lorsque les marchandises sont évaluées en or, se trouve présupposé seulement qu'à tel moment donné la production d'un quantum d'or déterminé coûte un quantum donné de travail. En ce qui concerne le mouvement des prix des marchandises en général, les lois, exposées plus haut, de l'expression simple de la valeur relative demeurent valables.
A valeur constante de la monnaie, les prix des marchandises ne peuvent monter dans leur ensemble que si les valeurs des marchandises montent; à valeur constante des marchandises, que si la valeur de la monnaie baisse. Inversement, à valeur constante de la monnaie, les prix des marchandises ne peuvent baisser dans leur ensemble que si les valeurs des marchandises baissent; à valeur constante des marchandises, que si la valeur de la monnaie augmente. Il ne s'ensuit nullement qu'une hausse de la valeur de la monnaie entraîne une baisse proportionnelle des prix des marchandises, ni qu'une baisse de la valeur de la monnaie entraîne une hausse proportionnelle des prix des marchandises. Cela n'est vrai que pour des marchandises de valeur inchangée. Les marchandises, par exemple, dont la valeur monte dans les mêmes proportions et en même temps que la valeur de l'argent, gardent les mêmes prix. Si leur valeur monte plus lentement ou plus rapidement que la valeur de la monnaie, la baisse ou la hausse de leurs prix est déterminée par la différence entre le mouvement de leur valeur et celui de la monnaie, etc.
Revenons maintenant à l'examen de la forme-prix. Les noms monétaires des poids métalliques se séparent progressivement de leurs noms de poids originels, et ce pour différentes raisons, dont les suivantes, historiquement décisives: 1. L'introduction de monnaie étrangère chez des peuples moins développés comme, par exemple, dans la Rome antique, où les pièces d'or et d'argent circulèrent d'abord comme marchandises étrangères. Les noms de cette monnaie étrangère diffèrent des noms de poids du pays. 2. Avec le développement de la richesse, le métal le moins précieux est évincé de la fonction de mesure de valeur par le plus précieux. Le cuivre est évincé par l'argent, l'argent par l'or, quand bien même cette succession contredirait toutes les chronologies poétiques (56). «Livre» par exemple était le nom monétaire d'une livre d'argent réelle. Dès que l'or évince l'argent en tant que mesure de valeur, ce même nom s'attache, peut-être, à 1/15 de livre d'or, etc. suivant le rapport de valeur existant entre l'or et l'argent. «Livre» comme nom monétaire et «livre» comme nom de poids usuel de l'or sont désormais dissociées (57). [115] 3. La falsification monétaire pratiquée pendant des siècles par les princes, qui ne laissa effectivement subsister du poids initial des pièces de monnaie que le nom (58).
Ces procès historiques font que la dissociation entre nom monétaire des poids métalliques et nom usuel de poids entre dans les murs. Comme d'une part l'étalon monétaire est purement conventionnel, et que d'autre part il faut qu'il ait validité universelle, c'est en fin de compte la loi qui l'institue. Une fraction déterminée de poids du métal précieux, une once d'or par exemple, est officiellement divisée en parties aliquotes et dotée de noms de baptême légaux tels que «livre», «thaler», etc. Cette partie aliquote, prise dès lors comme l'unité de mesure propre de la monnaie, est subdivisée en d'autres parties aliquotes portant des noms de baptême fixés par la loi tels que «shilling», «penny», etc. (59). Après comme avant, ce sont des poids métalliques déterminés qui restent l'étalon de la monnaie-métal. Ce qui a changé, c'est la subdivision et la dénomination.
Les prix, ou les quanta d'or, en lesquels les valeurs des marchandises sont idéellement transformées, s'expriment donc maintenant dans les noms monétaires, noms comptables légalement reconnus de l'étalon-or. Au lieu de dire que le quarter de froment est égal à une once d'or, on dirait donc, en Angleterre, qu'il est égal à 3 £ 17 shillings 10 1/2 pence. Les marchandises se disent ainsi, dans leurs noms monétaires, ce qu'elles valent, et la monnaie fait office de monnaie de compte chaque fois qu'il s'agit de fixer une chose en sa qualité de valeur, et donc sous la forme-monnaie (60).
Le nom d'une chose est tout à fait extérieur à sa nature. Je ne sais rien de l'homme quand je sais qu'un homme s'appelle Jacob. De la même façon, dans les noms monétaires, «livre», «thaler», «franc», «ducat», etc., toute trace du rapport de valeur disparaît. La confusion qui règne à propos du sens secret de ces signes cabalistiques est d'autant plus grande que les noms monétaires expriment à la fois la valeur des marchandises et des parties aliquotes d'un poids métallique, de l'étalon monétaire (61). [116] Mais d'un autre côté, il est nécessaire que la valeur, à la différence des corps bigarrés du monde des marchandises, poursuive son développement jusqu'à cette forme-chose triviale, mais aussi socialement simple (62).
Le prix est le nom monétaire du travail réifié dans la marchandise. L'équivalence de la marchandise et du quantum de monnaie dont l'appellation est le prix, est donc une tautologie (63), comme, sur le plan général, le fait que l'expression de valeur relative d'une marchandise est invariablement celle de l'équivalence de deux marchandises. Mais si le prix en tant qu'indice (63*) de la grandeur de valeur de la marchandise est l'indice du rapport d'échange de cette dernière à la monnaie, il ne s'ensuit pas inversement que l'indice de son rapport d'échange à la monnaie est nécessairement celui de sa grandeur de valeur. Admettons que du travail socialement nécessaire soit représenté, en quantité égale, dans un quarter de froment et en une somme de 2 £ (environ 1/2 once d'or). Les 2 £ sont l'expression monétaire de la grandeur de valeur du quarter de froment, ou encore son prix. Si maintenant les circonstances permettent sa cotation à 3 £, ou l'imposent à 1 £, 1 £ ou 3 £ seront, comme expressions de la grandeur de valeur du froment, soit trop peu, soit trop, [117] mais n'en seront pas moins son prix, car elles sont, premièrement, sa forme-valeur, monnaie, et deuxièmement les indices de son rapport d'échange à la monnaie. A conditions de production inchangées, ou encore à force productive du travail constante, il faudra, après comme avant, consacrer le même temps de travail social à la reproduction du quarter de froment. Cette circonstance ne dépend ni de la volonté du producteur de froment, ni de celle des autres possesseurs de marchandises. La grandeur de valeur de la marchandise exprime donc un rapport nécessaire au temps de travail social, rapport immanent au procès de formation de cette grandeur. La transformation de la grandeur de valeur en prix fait apparaître ce rapport nécessaire comme un rapport d'échange d'une marchandise à la marchandise-monnaie existant indépendamment d'elle. Mais dans ce rapport peut s'exprimer tout aussi bien la grandeur de valeur de la marchandise que le plus ou le moins auxquels elle peut être cédée dans des circonstances données. La possibilité d'une non-congruence quantitative entre le prix et la grandeur de valeur, ou d'une divergence du prix par rapport à la grandeur de valeur, réside donc dans la forme-prix elle-même. Ceci n'est pas un défaut de cette forme, mais ce qui fait d'elle, au contraire, la forme adéquate d'un mode de production où la règle ne peut s'imposer à l'absence de règles que comme loi des moyennes, agissant aveuglément.
Cependant, la forme-prix ne rend pas seulement possible la non-congruence quantitative entre grandeur de valeur et prix, c'est-à-dire entre la grandeur de valeur et son expression monétaire, elle peut aussi abriter en son sein une contradiction qualitative telle que le prix cesse carrément d'être expression de valeur, bien que la monnaie ne soit que la forme-valeur des marchandises. Des choses qui en elles-mêmes ne sont pas des marchandises, par exemple la conscience, l'honneur, etc., peuvent être objets de commerce pour leurs possesseurs et revêtir ainsi, par le biais de leur prix, la forme-marchandise. Une chose peut donc formellement avoir un prix, sans avoir une valeur. L'expression-prix devient ici imaginaire à la façon de certaines grandeurs mathématiques. D'un autre côté, cette forme-prix imaginaire, comme, par exemple, le prix de la terre non cultivée, qui n'a pas de valeur puisque aucun travail humain n'y est réifié, peut aussi receler un rapport de valeur réel ou une relation qui en serait dérivée.
Le prix, comme la forme-valeur relative en général, exprime la valeur d'une marchandise, par exemple d'une tonne de fer, par le fait qu'un quantum déterminé d'équivalent, une once d'or par exemple, est immédiatement échangeable contre le fer, et en aucun cas par le fait inverse que, de son côté, le fer serait immédiatement échangeable contre de l'or. Pour produire l'effet pratique d'une valeur d'échange, la marchandise doit donc dépouiller son corps d'origine, se transformer d'or seulement figuré en or réel, même si cette transsubstantiation [118] doit lui causer plus de douleurs que n'en cause au «concept» hégélien le passage de la nécessité à la liberté, à un homard l'éclatement de sa carapace, ou que n'en causa à Saint Jérôme, Père de l'Eglise, de dépouiller le vieil Adam (64). A côté de sa figure réelle, du fer par exemple, la marchandise peut avoir, en son prix, une figure-valeur idéelle, figure-or représentée, mais elle ne peut pas être à la fois réellement fer et réellement or. Pour lui donner un prix, il suffit de la mettre à parité avec de l'or figuré. C'est par de l'or qu'on doit la remplacer afin qu'elle rende à son possesseur le service d'un équivalent universel. Si, rencontrant par exemple le possesseur d'une marchandise mondaine, le possesseur de fer renvoyait ce dernier au prix-fer en guise de forme-monnaie, notre mondain lui répondrait comme au paradis Saint Pierre à Dante venant de lui réciter le credo:
«Assai bene è trascorsa
D'esta moneta già la lega e'l peso,
Ma dimmi se tu l'hai nella tua borsa (64*).»
La forme-prix inclut la possibilité de céder des marchandises contre de la monnaie et la nécessité de cette cession. D'autre part, l'or n'exerce la fonction de mesure idéelle de valeur que parce qu'il rôde déjà dans le procès d'échange comme marchandise-monnaie. Dans la mesure idéelle des valeurs, l'argent sonnant et trébuchant est donc aux aguets.
a) La métamorphose des marchandises
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On a vu que le procès d'échange des marchandises inclut des relations contradictoires et d'exclusion réciproque. Le développement de la marchandise ne lève pas ces contradictions, mais crée la forme au sein de laquelle elles peuvent se mouvoir. Telle est bien la méthode par laquelle des contradictions réelles se résolvent. C'est une contradiction, par exemple, [119] qu'un corps tombe continûment sur un autre corps et s'en écarte tout aussi continûment. L'ellipse est une des formes de mouvement en laquelle cette contradiction devient effective tout autant qu'elle se résout.
Dans la mesure où le procès d'échange fait passer des marchandises de mains où elles sont non-valeurs d'usage en des mains où elles sont valeurs d'usage, il est métabolisme social (64**). Le produit d'un type de travail utile remplace celui d'autres travaux utiles. Une fois parvenue à l'endroit où elle fait office de valeur d'usage, la marchandise sort de la sphère de l'échange marchand pour tomber dans celle de la consommation. Seule la première nous intéresse ici. Nous devons donc examiner le procès d(ensemble sur le plan de la forme, donc le seul changement de forme des marchandises, leur métamorphose, laquelle sert de médiation au métabolisme social.
L'idée absolument insuffisante que l'on se fait de ce changement de forme, indépendamment de l'obscurité qui entoure le concept de valeur lui-même, est imputable au fait que tout changement de forme d'une marchandise s'accomplit dans l'échange de deux marchandises, une marchandise ordinaire et la marchandise-monnaie. Si l'on s'en tient seulement à ce moment matériel, à l'échange marchandise contre or, on ne voit pas ce qu'il s'agit précisément de voir: ce qui advient de la forme. On ne voit pas que l'or en tant que simple marchandise n'est pas monnaie et que les autres marchandises, quant à elles, se rapportent à l'or, dans leurs prix, comme à leur propre figure-monnaie.
Les marchandises entrent d'abord avec leurs habits de tous les jours, sans dorure ni enrobage, dans le procès d'échange. C'est lui qui engendre un dédoublement de la marchandise en marchandise et monnaie, une opposition extrinsèque en laquelle celles-ci exposent l'opposition qui leur est immanente entre valeur d'usage et valeur. Dans cette opposition, les marchandises comme valeurs d'usage font face à la monnaie comme valeur d'échange. D'autre part, les deux termes de l'opposition sont des marchandises, unités, donc, de valeur d'usage et de valeur. Mais l'unité de ces différences se présente, à chacun des deux pôles, de manière inversée, faisant état, du même coup, de leur relation réciproque. La marchandise est réellement valeur d'usage, son être-valeur n'apparaît qu'idéellement dans le prix qui la rapporte à son vis-à-vis, l'or, comme à sa figure réelle de valeur. Inversement, le matériau-or n'est pris que comme concrétion de valeur, comme monnaie. C'est pourquoi il est réellement valeur d'échange. Sa valeur d'usage n'apparaît plus que de manière idéelle dans la série des expressions de valeur relative où il se rapporte aux marchandises qui lui font face comme à la sphère de ses figures d'usage réelles. Ces formes opposées des marchandises sont les formes dynamiques effectives de leur procès d'échange.
Accompagnons maintenant un quelconque possesseur de marchandises, notre vieil ami le tisseur de lin, par exemple, sur la scène du procès d'échange, au marché. [120] Sa marchandise, 20 aunes de toile, a un prix déterminé. Ce prix est de 2 £. Il l'échange contre 2 £ et, en homme de vieille roche qu'il est, échange à nouveau ces 2 £ contre une bible familiale de même prix. La toile, qui n'est pour lui que marchandise, porte-valeur, se dessaisit de sa forme pour revêtir celle de l'or, sa figure de valeur, et à partir de celle-ci, se voit rétrocédée contre une autre marchandise, la bible, laquelle, toutefois, devra, en tant qu'objet utile, achever son périple au foyer du tisserand et y satisfaire des besoins d'édification. Le procès d'échange de la marchandise s'accomplit donc en deux métamorphoses opposées et complémentaires: transformation de la marchandise en argent et retransformation de l'argent en marchandise (65). Les moments de la métamorphose de la marchandise sont en même temps des transactions du possesseur de marchandises: vente - échange marchandise contre monnaie –, achat - échange monnaie contre marchandise - et unité de ces deux actes: vendre pour acheter.
Si notre tisserand considère maintenant le résultat final de la transaction, il verra qu'il possède une bible à la place de la toile, à la place de sa marchandise initiale une autre de même valeur, mais d'utilité différente. C'est de la même manière qu'il s'approprie ses autres moyens de subsistance et de production. De son point de vue, le procès tout entier ne fait que servir de médiation à l'échange du produit de son travail contre celui du travail d'autrui, bref à l'échange de produits.
Le procès d'échange de la marchandise s'accomplit donc derrière le changement de forme suivant:
marchandise - argent - marchandise
M - A - M
Selon son contenu matériel, le mouvement M - M, échange de marchandise contre marchandise, est métabolisme du travail social, et le procès lui-même s'efface dans le résultat de ce métabolisme.
M - A. Première métamorphose de la marchandise, vente. Le saut de la valeur-marchandise dépouillant sa chair de marchandise pour s'incarner dans celle de l'or, je l'ai appelé ailleurs le salto mortale de la marchandise. S'il rate, ce n'est certes pas la marchandise qui s'en tire avec des bleus, mais bien son possesseur. La division sociale du travail rend son travail aussi unilatéral qu'elle rend ses besoins polymorphes. C'est justement pourquoi son produit ne lui sert que de valeur d'échange. Mais ce produit ne revêt la forme socialement reconnue d'équivalent universel que dans la monnaie, [121] et celle-ci se trouve dans la poche d'autrui. Pour l'en tirer, il faut avant tout que la marchandise soit valeur d'usage pour le possesseur de monnaie, que donc le travail dépensé en elle le soit sous une forme socialement utile, autrement dit qu'il s'avère membre à part entière de la division sociale du travail. Mais la division du travail est un organisme de production à croissance spontanée, dont les fils se sont tissés, et continuent de le faire, dans le dos des producteurs de marchandises. Peut-être la marchandise est-elle le produit d'un nouveau type de travail, qui prétend satisfaire un besoin nouvellement apparu, ou veut d'abord en susciter un par ses propres moyens. Telle séquence de travail particulière, hier encore fonction parmi bien d'autres d'un seul et même producteur de marchandises, peut aujourd'hui se libérer de cette connexion, se rendre autonome et, de ce fait même, expédier au marché son produit parcellaire avec le statut de marchandise autonome. Il se peut que les circonstances entourant ce procès de séparation soient ou non arrivées à maturité. Le produit satisfait aujourd'hui un besoin social. Demain, il sera peut-être évincé, totalement ou en partie, par un produit d'espèce analogue. Le travail en question, celui de notre tisserand par exemple, a beau être un membre patenté de la division sociale du travail, la valeur d'usage de ses 20 aunes de toile, les siennes précisément, ne s'en trouve nullement garantie pour autant. Si le besoin social de toile - et celui-ci a sa mesure, comme tous les besoins - est déjà satisfait jusqu'à saturation par les tisserands rivaux, le produit de notre ami sera excédentaire, superflu et, partant, inutile. «A cheval donné, on ne regarde point la bouche» (65*), mais le tisserand ne se rend pas au marché pour y faire des cadeaux. Admettons cependant que la valeur d'usage de son produit surmonte l'épreuve et que donc la marchandise attire l'argent. Une question se pose alors: combien? Il est vrai que la réponse se trouve déjà anticipée dans le prix de la marchandise, indice de sa grandeur de valeur. Nous faisons abstraction d'éventuelles erreurs de calcul purement subjectives du possesseur de marchandises, erreurs que le marché corrige aussitôt en toute objectivité. Il est censé n'avoir consacré à son produit, en temps de travail, que la moyenne socialement nécessaire. Le prix de la marchandise n'est donc que le nom monétaire du quantum de travail social réifié en elle. Mais, sans demander de permission, et dans le dos de notre tisserand, les conditions anciennement garanties du tissage sont entrées en fermentation. Ce qui, hier, était indubitablement le temps de travail socialement nécessaire à la production d'une aune de toile, cesse de l'être aujourd'hui, comme le démontre très diligemment le possesseur d'argent à partir des cotations de prix des différents rivaux de notre ami. Pour son malheur, il existe beaucoup de tisserands de par le monde. Admettons enfin que chaque pièce de toile sur le marché ne contienne que le temps de travail socialement nécessaire. [122] La somme totale de ces pièces peut quand même inclure du temps de travail dépensé en trop. Si le ventre du marché n'est pas en mesure d'absorber le quantum total de toile au prix normal de 2 shillings l'aune, cela prouve qu'une trop grande part du temps de travail social total a été dépensée sous forme de tissage. L'effet est le même que si chaque tisserand pris isolément avait appliqué à son produit individuel plus que le temps de travail socialement nécessaire. C'est le cas de dire ici: «Pris ensemble, pendus ensemble». Sur le marché, toute la toile est prise comme un seul article de commerce dont chaque pièce ne serait qu'une partie aliquote. Et en effet, la valeur de chaque aune individuelle n'est bien que la concrétion d'un seul et même quantum socialement déterminé de travail humain homogène (65**).
On voit que la marchandise aime l'argent, mais «the course of true love never does run smooth» (65***). L'articulation spontanée de l'organisme social de production qui exhibe ses membra disjecta dans le système de la division du travail est livrée au hasard aussi bien du point de vue quantitatif que qualitatif. C'est pourquoi nos possesseurs de marchandises découvrent que cette même division du travail qui fait d'eux des producteurs privés indépendants, rend le procès social de production et leurs propres rapports dans ce procès indépendants d'eux-mêmes; ils découvrent que l'indépendance des personnes les unes par rapport aux autres trouve son complément dans un système de dépendance généralisée à l'égard des choses.
La division du travail transforme le produit du travail en marchandise, rendant ainsi nécessaire sa transformation en monnaie. En même temps, elle rend aléatoire la réussite de cette transsubstantiation. Toutefois, il faut ici examiner le phénomène à l'état pur, et donc présupposer son déroulement normal. Du reste, si tout simplement il a lieu, si donc la marchandise n'est pas invendable, son changement de forme se produira toujours, quand bien même, au cours de ce changement de forme, de la substance - de la grandeur de valeur - viendrait anormalement à se perdre ou se surajouter.
Pour l'un des possesseurs de marchandises, l'or remplace sa marchandise, pour l'autre, la marchandise remplace son or. Le phénomène qui tombe sous les sens est le changement de mains, ou de place, de la marchandise et de l'or, des 20 aunes de toile et des 2 £, c'est-à-dire leur échange. Mais contre quoi la marchandise s'échange-t-elle? Contre sa propre figure universelle de valeur. Et l'or? Contre une figure particulière de sa valeur d'usage. [123] Pourquoi l'or se présente-t-il en qualité de monnaie face à la toile? Parce que le prix de celle-ci, 2 £, son nom monétaire, la rapporte déjà à l'or en sa qualité de monnaie. Le dépouillement par la marchandise de sa forme initiale s'accomplit à travers sa cession, c'est-à-dire à l'instant où sa valeur d'usage attire réellement l'or qui n'était que figuré dans son prix. La réalisation du prix, de la forme-valeur seulement idéelle de la marchandise, est donc en même temps, réciproquement, réalisation de la valeur d'usage seulement idéelle de la monnaie, la transformation de la marchandise en monnaie, transformation de la monnaie en marchandise. Le procès unitaire est procès à double face; vu du pôle du possesseur de marchandises, il est vente; vu du pôle opposé, celui du possesseur d'argent, il est achat. Ou encore, la vente est achat, M - A est en même temps A - M (66).
Jusqu'ici nous ne connaissions d'autre rapport économique entre les hommes que celui de possesseurs de marchandises, rapport dans lequel ils ne s'approprient le produit du travail d'autrui qu'en se dessaisissant du leur propre. C'est pourquoi un possesseur de marchandises ne peut faire face à un autre qu'en qualité de possesseur d'argent, soit parce que le produit de son travail, étant matériau-monnaie, or, etc., possède par nature la forme-monnaie, soit parce que sa propre marchandise a déjà subi une mue, ayant dépouillé sa forme d'usage originelle. Pour exercer la fonction de monnaie, il faut bien sûr que l'or entre en quelque endroit sur le marché. Cet endroit est situé sur les lieux de sa production où, produit direct du travail, il s'échange contre un autre produit du travail de même valeur. Mais dès cet instant, il représente des prix de marchandises sans cesse réalisés (67). Abstraction faite de l'échange de l'or, sur les lieux de sa production, contre une marchandise, l'or est, entre les mains de tout possesseur de marchandises, la figure aliénée de la marchandise qu'il vient de céder, le produit de la vente ou de la première métamorphose de la marchandise M - A (68). L'or est devenu monnaie idéelle, mesure de valeur, parce que toutes les marchandises ont mesuré leurs valeurs en lui, et en ont fait ainsi, en représentation, la contrepartie de leur figure d'usage: leur figure de valeur. Il devient monnaie réelle parce que les marchandises, par leur cession généralisée, font de lui leur figure d'usage effectivement aliénée, transmuée, et par conséquent leur figure de valeur effective. Dans sa figure de valeur, la marchandise perd toute trace de sa valeur d'usage native et [124] du travail utile particulier auquel elle doit l'existence, pour faire de la concrétion sociale uniforme du travail humain indifférencié sa propre chrysalide. C'est pourquoi, à voir l'argent, on ne perçoit pas de quelle farine est la marchandise transformée en lui. Sous leur forme-monnaie, chacune ressemble à l'autre. Il se peut donc que l'argent soit de la merde, bien que la merde ne soit pas de l'argent. Nous supposerons que les deux jaunets contre lesquels notre tisserand cède sa marchandise sont la figure transformée d'un quarter de froment. La vente de la toile, M - A, est en même temps son achat, A - M. Cependant, à l'occasion de la vente de la toile, ce procès entame un mouvement qui se termine par le procès inverse, l'achat de la bible; par l'achat de la toile, il termine un mouvement commencé avec le procès inverse, la vente du froment. M - A (toile-argent), cette première phase de M - A - M (toile-argent-bible), est en même temps A - M (argent-toile), dernière phase d'un autre mouvement M - A - M (froment-argent-toile). La première métamorphose d'une marchandise, sa transformation de forme-marchandise en monnaie, est toujours, et en même temps, la deuxième métamorphose, en sens contraire, d'une autre marchandise, sa transformation à rebours de forme-monnaie en marchandise (69).
A - M. Deuxième métamorphose, ou métamorphose finale, de la marchandise: achat. Etant la figure aliénée de toutes les autres marchandises, le produit de leur cession universelle, la monnaie est la marchandise absolument convertible. Elle lit tous les prix à rebours et se reflète ainsi dans la chair de toutes les marchandises, matière sacrificielle de son propre devenir-marchandise. En même temps, les prix, ces oeillades amoureuses que lui lancent les marchandises, montrent les limites de sa mutabilité, à savoir sa propre quantité. La marchandise disparaissant dans son devenir-monnaie, on ne saurait dire, à voir cette dernière, comment elle parvient aux mains de son possesseur ni ce qui est transformé en elle. Non olet (69*), quelle que soit son origine. Si elle représente d'un côté de la marchandise vendue, d'un autre côté elle représente des marchandises achetables (70).
A - M, l'achat est en même temps vente, M - A; la dernière métamorphose d'une marchandise est donc en même temps la première métamorphose d'une autre marchandise. Pour notre tisserand, la carrière de sa marchandise s'achève par la bible, en laquelle il a retransformé les 2 £. Mais le vendeur de bibles convertit en eau de vie les 2 £ qu'il a perçues du tisserand. [125] A - M, la phase finale de M - A - M (toile-argent-bible), est en même temps M - A, première phase de M - A - M (bible-argent-eau de vie). Ne livrant qu'un produit, toujours le même, le producteur de marchandises le vend souvent en grande quantité, alors que ses besoins polymorphes le forcent à fractionner sans cesse en de nombreux achats le prix réalisé ou la somme d'argent perçue. C'est pourquoi une seule vente débouche sur de nombreux achats de différentes marchandises. La métamorphose finale d'une marchandise constitue ainsi une somme de premières métamorphoses d'autres marchandises.
Si nous examinons maintenant la métamorphose complète d'une marchandise, celle de la toile par exemple, nous voyons d'abord qu'elle consiste en deux mouvements opposés et se complétant l'un l'autre, M - A et A - M. Ces deux mutations opposées de la marchandise s'accomplissent en deux procès sociaux opposés auxquels prend part le possesseur de marchandises, et se reflètent dans les deux personnages économiques opposés qu'il incarne. Comme agent de la vente, il devient vendeur, comme agent de l'achat, acheteur. Mais de même qu'à chaque mutation de la marchandise, ses deux formes, forme-marchandise et forme-monnaie, coexistent, bien qu'à des pôles opposés, le même possesseur de marchandises est confronté, en tant que vendeur, à un autre acheteur, et en tant qu'acheteur, à un autre vendeur. Tout comme la même marchandise passe successivement par les deux mutations inversées, de marchandise devient monnaie et de monnaie marchandise, le même possesseur de marchandises change de rôle, tour à tour vendeur et acheteur. Ces personnages ne sont donc pas distribués une fois pour toutes; au contraire, ils changent en permanence d'acteurs dans la circulation des marchandises.
Sous sa forme la plus simple, la métamorphose complète d'une marchandise suppose quatre termes extrêmes et trois personae dramatis. Pour commencer, la monnaie se présente à la marchandise comme sa figure-valeur, laquelle a, dans cet au-delà qu'est la poche d'autrui, une dure réalité matérielle (70*). C'est de la sorte qu'un possesseur d'argent se présente au possesseur de marchandises. Dès lors que la marchandise est transformée en monnaie, cette dernière se change en forme-équivalent évanescente de la première, forme dont la valeur d'usage, le contenu, existe ici-bas, dans d'autres corps de marchandises. En tant que point final de la première mutation de la marchandise, lamonnaie est en même temps le point de départ de la deuxième. Le vendeur du premier acte devient ainsi acheteur dans le deuxième où lui fait face, en qualité de vendeur, un troisième possesseur de marchandises (71).
[126] Les deux phases inversées de la métamorphose de la marchandise forment un cycle: forme-marchandise, dépouillement de la forme-marchandise, retour à la forme-marchandise. Il est vrai qu'ici la marchandise elle-même reçoit une détermination contradictoire. Non-valeur d'usage pour son possesseur au départ, elle est pour lui, à l'arrivée, valeur d'usage. C'est ainsi que la monnaie apparaît d'abord comme ce stable cristal de valeur en lequel se transforme la marchandise, pour se dissoudre ensuite comme simple forme-équivalent de celle-ci.
Les deux métamorphoses qui forment le cycle d'une marchandise constituent en même temps les métamorphoses partielles inversées de deux autres marchandises. La même marchandise (toile) qui ouvre la série de ses propres métamorphoses, clôt la métamorphose complète d'une autre marchandise (froment). Au cours de sa première mutation, la vente, elle joue ces deux rôles en personne. En tant que chrysalide d'or par contre, forme sous laquelle elle-même va le chemin de toute chair, elle clôt en même temps la première métamorphose d'une troisième marchandise. Le cycle que décrit la série des métamorphoses de chaque marchandise s'entrelace donc inextricablement avec ceux des autres marchandises. Le procès d'ensemble se présente comme circulation des marchandises.
La circulation des marchandises diffère non seulement formellement, mais encore essentiellement de l'échange direct des produits. Il nous suffira de jeter un coup d'il rétrospectif sur le déroulement des choses. Le tisserand a échangé purement et simplement toile contre bible, sa marchandise à lui contre celle d'autrui. Mais ce phénomène n'est vrai que pour lui. L'homme à la bible, plus tenté par la chaleur du breuvage que par la froideur des Ecritures, ne pensait pas échanger toile contre bible, de même que le tisserand ignore que du froment a été échangé contre sa toile, etc. La marchandise de B remplace la marchandise de A, mais A et B n'échangent pas leurs marchandises l'une contre l'autre. Dans les faits, il peut arriver que A et B achètent l'un à l'autre, mais ce genre particulier de relation n'est nullement impliqué par les conditions générales de la circulation des marchandises. D'une part, on voit comment l'échange marchand met en pièces les barrières individuelles et locales de l'échange direct des produits et nourrit le métabolisme du travail humain. D'autre part, se développe tout un réseau de connexions naturelles-sociales échappant au contrôle des acteurs. Le tisserand ne peut vendre de la toile que parce que le paysan a déjà vendu du blé, notre tête chaude ne peut vendre la bible que parce que le tisserand a déjà vendu de la toile, le bouilleur de cru ne peut vendre de l'eau-de-vie que parce que l'autre a déjà vendu l'eau de la vie éternelle.
Mais le procès de circulation, à l'instar de l'échange direct des produits, ne s'épuise pas non plus pour autant dans le changement de main ou de lieu des valeurs d'usage. La monnaie ne disparaît pas [127] du fait qu'elle finit par être éjectée de la série des métamorphoses d'une marchandise. Elle se rabat toujours sur un endroit de la circulation laissé vacant par les marchandises. Dans la métamorphose complète de la toile par exemple: toile - argent - bible, la toile est la première à sortir de la circulation et l'argent prend sa place; puis c'est au tour de la bible et l'argent prend sa place. La substitution d'une marchandise à une autre laisse du coup la marchandise-monnaie aux mains d'un tiers (72). La circulation sue l'argent en permanence.
Il n'y a rien de plus niais que le dogme selon lequel la circulation des marchandises impliquerait un équilibre nécessaire des achats et des ventes, toute vente étant achat et vice versa. Si l'on veut dire par là que le nombre des ventes effectivement menées à leur terme est égal au nombre des achats, ce n'est que pure tautologie. Mais cela est censé démontrer que le vendeur amène son propre acheteur au marché. Vente et achat sont un seul et même acte en tant que relation réciproque entre deux personnes diamétralement opposées, le possesseur de marchandises et le possesseur d'argent. En tant qu'actions de la même personne, ils constituent deux actes diamétralement opposés. C'est pourquoi l'identité de l'achat et de la vente implique que la marchandise devienne inutile si, jetée dans l'alambic alchimique de la circulation, elle n'en ressort pas monnaie, n'est pas vendue par le possesseur de marchandise, ni donc achetée par le possesseur d'argent. Cette identité implique en outre que le procès constitue, s'il réussit, une halte, un épisode de plus ou moins longue durée, dans la vie de la marchandise. La première métamorphose de la marchandise étant à la fois vente et achat, ce procès partiel est en même temps un procès autonome. L'acheteur a la marchandise, le vendeur la monnaie, c(est-à-dire une marchandise conservant une forme apte à la circulation, qu'elle réapparaisse tout de suite, ou plus tard, sur le marché. Personne ne peut vendre sans qu'un autre achète. Mais personne n'est obligé d'acheter sans attendre, du simple fait qu'il a vendu. La circulation fait sauter les barrières temporelles, locales et individuelles de l'échange des produits, justement parce qu'elle scinde l'identité immédiatement présente en lui entre cession du produit du travail propre et acquisition du produit du travail d'autrui, pour en faire l'opposition entre vente et achat. Que les procès qui se font face de manière autonome forment une unité interne signifie tout aussi bien que leur unité interne se meut au sein d'oppositions externes. Lorsque l'autonomisation extrinsèque de ces procès intrinsèquement non-autonomes, [128] puisque se complétant l'un l'autre, atteint un certain point, alors l'unité fait valoir violemment ses droits: par une crise. L'opposition immanente à la marchandise - de la valeur d'usage et de la valeur, du travail privé qui doit en même temps se présenter comme travail social immédiat, du travail concret particulier qui, en même temps, n'est pris en compte que comme travail abstrait universel, de la personnification des choses et de la chosification des personnes - cette contradiction immanente à la marchandise acquiert, dans les oppositions propres à la métamorphose des marchandises, ses formes dynamiques développées. C'est pourquoi ces formes incluent la possibilité des crises, mais seulement leur possibilité. Le passage du possible au réel exige tout un environnement de rapports qui, du point de vue de la circulation simple des marchandises, n'existent encore pas du tout (73).
La monnaie, en tant qu'elle sert de médiation à la circulation des marchandises, acquiert la fonction de moyen de circulation.
Le changement de forme derrière lequel s'accomplit le changement de substance des produits du travail, M - A - M, implique que la même valeur constitue, en tant que marchandise, le point de départ du procès et, en tant que marchandise, retourne à ce même point. Ce mouvement des marchandises est donc cyclique. Par ailleurs, il exclut qu'il y ait un cycle de la monnaie. Cette forme, en effet, a pour résultat un éloignement continuel de la monnaie par rapport à son point de départ, non son retour à ce point. [129] Tant que le vendeur retient la figure transformée de sa marchandise, la monnaie, la marchandise se trouve au stade de la première métamorphose, c'est-à-dire qu'elle n'a parcouru que la première moitié de son cycle. Une fois achevé le procès de la vente en vue de l'achat, la monnaie se trouve à nouveau éloignée de son possesseur d'origine. Il est vrai aussi que si le tisserand, après avoir acheté la bible, revend de la toile, la monnaie revient entre ses mains. Mais elle ne fait pas retour du fait de la circulation des 20 aunes de toile du départ, laquelle au contraire l'a retirée des mains du tisserand pour la mettre dans celles du vendeur de bibles. La monnaie ne fait retour que par le renouvellement, la répétition, pour une nouvelle marchandise, du même procès de circulation et aboutit, ici comme là, au même résultat. La forme dynamique immédiatement conférée à la monnaie par la circulation des marchandises est donc celle d'un éloignement continuel par rapport à son point de départ, d'un déplacement des mains d'un possesseur de marchandises à celles d'un autre: son cours (currency, cours de la monnaie (73*)).
Le cours de la monnaie donne à voir une répétition continuelle, monotone, du même procès. La marchandise se trouve toujours du côté du vendeur, la monnaie toujours du côté de l'acheteur, comme moyen d'achat. Elle exerce la fonction de moyen d'achat en réalisant le prix de la marchandise. En le réalisant, elle transfère la marchandise des mains du vendeur à celles de l'acheteur, tandis que, simultanément, elle s'éloigne des mains de l'acheteur et passe dans celles du vendeur pour répéter le même procès avec une autre marchandise. Ce qui se trouve dissimulé, c'est que cette uniformité (73**) du mouvement de la monnaie provient du mouvement double de la forme-marchandise. Par sa nature même, la circulation des marchandises engendre l'apparence inverse. La première métamorphose de la marchandise n'est pas perceptible comme seul mouvement de la monnaie, mais aussi comme mouvement propre de cette marchandise; sa deuxième métamorphose, elle, ne l'est que comme mouvement de la monnaie. Dans la première moitié de son cycle, la marchandise change de place avec la monnaie. Ce faisant, sa figure d'usage sort de la circulation pour finir dans la consommation (74). Sa figure de valeur, autrement dit son masque monétaire, prend sa place. La deuxième moitié de son cycle, elle ne l'accomplit plus sous son enveloppe charnelle, mais sous sa carapace d'or. La continuité du mouvement incombe ainsi entièrement à la monnaie et le même mouvement qui, pour la marchandise, implique deux procès de sens contraire, implique, comme mouvement propre de la monnaie, le procès, toujours le même, de son changement de place avec une marchandise chaque fois différente. [130] Le résultat de la circulation des marchandises, le remplacement d'une marchandise par une autre, ne paraît donc pas avoir pour médiation leur propre changement de forme, mais la fonction de la monnaie en tant que moyen de circulation déplaçant des marchandises en et par elles-mêmes inertes, les faisant passer de mains où elles sont des non-valeurs d'usage, en des mains où elles sont des valeurs d'usage, et ce toujours en sens inverse de son propre cours. La monnaie éloigne sans cesse les marchandises de la sphère de la circulation en occupant sans cesse la place qu'elles viennent de quitter et en s'éloignant par là-même de son propre point de départ. Par conséquent, bien que le mouvement de la monnaie ne soit que l'expression de la circulation des marchandises, c'est à l'inverse cette dernière qui paraît n'être que le résultat du mouvement de la monnaie (75).
D'un autre côté, la fonction de moyen de circulation n'échoit à la monnaie que parce qu'elle est la valeur devenue autonome (75*) des marchandises. Son mouvement en tant que moyen de circulation n'est en effet que le mouvement propre de leur forme. Ce dernier doit donc aussi se refléter de manière perceptible dans le cours de la monnaie. C'est ainsi que la toile, par exemple, change d'abord sa forme-marchandise en forme-monnaie. Le dernier terme de sa première métamorphose M - A, la forme-monnaie, devient alors le premier terme de sa dernière métamorphose A - M, en sens inverse, en bible. Mais chacun de ces deux changements de forme s'accomplit en passant par un échange de marchandise contre monnaie, par leur changement réciproque de place. Ce sont les mêmes pièces de monnaie qui parviennent, comme figure aliénée de la marchandise, dans les mains du vendeur et qui en repartent comme figure absolument convertible de celle-ci. Elles changent deux fois de place. La première métamorphose de la toile glisse ces pièces demonnaie dans la poche du tisserand, la deuxième les en fait ressortir. Les deux changements de forme en sens contraire de la même marchandise se reflètent donc dans le double changement de place en sens contraire qu'accomplit la monnaie.
Si n'ont lieu, en revanche, que des métamorphoses incomplètes de marchandises, achats ou ventes simples, comme on voudra, le même argent ne changera aussi qu'une seule fois de place. Son deuxième changement de place exprime toujours la deuxième métamorphose de la marchandise, sa reconversion de monnaie en marchandise. Dans la répétition fréquente du changement de place des mêmes pièces de monnaie se reflète non seulement la série des métamorphoses d'une marchandise singulière, mais aussi, d'une façon générale, l'entrelacement des innombrables métamorphoses du monde des marchandises. Par ailleurs, tout ceci, cela va de soi, n'est valable que pour la forme examinée ici, celle de la circulation simple des marchandises.
[131] Toute marchandise, à ses premiers pas dans la circulation, à son premier changement de forme, sort de la circulation où entrent sans cesse de nouvelles marchandises. La monnaie, en revanche, en sa qualité de moyen de circulation, habite la sphère de la circulation et y rôde en permanence. D'où la question: combien d'argent cette sphère absorbe-t-elle continuellement?
Dans un pays, s'accomplissent quotidiennement de nombreuses métamorphoses incomplètes, simultanées et donc contiguës, de marchandises, en d'autres termes, de simples ventes d'un côté, de simples achats de l'autre. Dans leur prix, les marchandises sont mises à parité avec des quanta de monnaie figurés qui se trouvent préalablement déterminés. Puisque donc la forme immédiate de circulation considérée ici met face à face, et toujours en personne, marchandise et monnaie, la première au pôle de la vente, la seconde au pôle opposé de l'achat, la quantité de moyens de circulation requise par le procès de circulation du monde des marchandises se trouve déjà déterminée par la somme des prix des marchandises. De fait, la monnaie ne fait que représenter réellement la somme en or déjà exprimée idéellement dans la somme des prix des marchandises. L'égalité de ces sommes va donc de soi. Nous savons néanmoins qu'à valeur constante des marchandises, leurs prix varient avec la valeur de l'or (du matériau-monnaie) lui-même, qu'ils montent en proportion de sa baisse, et baissent en proportion de sa hausse. Qu'ainsi la somme des prix des marchandises monte ou baisse, et la masse de monnaie en circulation montera ou baissera dans la même mesure. La variation de la quantité des moyens de circulation provient bien, dans ce cas, de la monnaie elle-même, non toutefois de sa fonction de moyen de circulation, mais de sa fonction de mesure de valeur. Le prix des marchandises varie d'abord en raison inverse de la valeur de la monnaie, puis la quantité des moyens de circulation, en raison directe du prix des marchandises. C'est exactement le même phénomène qui se produirait si, par exemple, au lieu que la valeur de l'or baisse, le métal-argent le remplaçait comme mesure de valeur, ou bien, au lieu que la valeur du métal-argent monte, l'or le chassait de la fonction de mesure de valeur. Dans le premier cas, il faudrait que circule davantage d'argent-métal que d'or auparavant, dans le second, moins d'or que d'argent auparavant. Dans les deux cas, il y aurait modification de la valeur du matériau-monnaie, c'est-à-dire de la valeur de la marchandise exerçant la fonction de mesure des valeurs, donc de l'expression-prix des valeurs-marchandises, donc de la masse de monnaie en circulation servant à la réalisation de ces prix. On a vu qu'il y a dans la sphère de circulation des marchandises une brèche par laquelle l'or (ou l'argent, bref, le matériau-monnaie) s'y introduit comme marchandise de valeur donnée. Cette valeur se trouve présupposée dans la fonction de mesure de valeur de la monnaie, donc dans la définition du prix. Si maintenant, par exemple, la valeur de la mesure de valeur elle-même baisse, cela se manifestera d'abord par une variation des prix des marchandises échangées directement, sur les lieux de leur production, contre les métaux précieux [132] en leur qualité de marchandises. Notamment à des stades moins avancés de la société bourgeoise, la majeure partie des autres marchandises sera estimée longtemps encore d'après la valeur devenue fictive et obsolète de la mesure de valeur. Toutefois, une marchandise contamine l'autre de par son rapport de valeur à cette dernière, les prix-or ou argent des marchandises s'harmonisent progressivement dans les proportions que déterminent leurs valeurs mêmes, jusqu'à ce qu'enfin toutes les valeurs-marchandises soient estimées conformément à la nouvelle valeur du métal-monnaie. Ce processus d'harmonisation s'accompagne d'un constant accroissement en volume des métaux précieux affluant en remplacement des marchandises échangées directement contre eux. C'est pourquoi, dans la mesure où se généralise la correction des prix des marchandises, où leurs valeurs sont estimées conformément à la nouvelle valeur du métal, valeur diminuée et poursuivant sa baisse jusqu'à un certain point, dans la même mesure se trouve déjà disponible la masse supplémentaire de métal nécessaire à leur réalisation. Une observation unilatérale des faits qui suivirent la découverte des nouvelles sources d'or et d'argent conduisit, au XVIIème et surtout au XVIIIème siècle, au sophisme selon lequel les prix des marchandises auraient monté parce que davantage d'or et d'argent exerçait la fonction de moyen de circulation. Dans ce qui suit, nous supposerons donnée la valeur de l'or, comme elle l'est en effet au moment de l'estimation des prix.
Dans cette hypothèse donc, la quantité des moyens de circulation est déterminée par la somme des prix des marchandises à réaliser. Si, de plus, nous supposons donné le prix de chaque espèce de marchandise, la somme de leurs prix dépendra alors manifestement du volume de marchandises se trouvant en circulation. On comprendra sans avoir à se casser la tête qu'un quarter de froment coûtant 2 £, 100 quarters 200 £, 200 quarters 400 £, etc., la masse de monnaie qui, lors de la vente, change de place avec le froment, doit croître avec la quantité de ce dernier.
En supposant donné le volume des marchandises, la masse de monnaie en circulation se gonfle ou reflue selon les fluctuations des prix des marchandises. Elle croît ou décroît parce que la somme des prix des marchandises augmente ou diminue par suite de la variation de leur prix. Il n'est nullement nécessaire pour cela que toutes les marchandises voient leurs prix monter ou baisser simultanément. La hausse des prix d'un certain nombre d'articles importants dans le premier cas, ou leur baisse dans le second, suffit pour élever ou abaisser la somme des prix à réaliser de toutes les marchandises en circulation, et donc pour mettre plus ou moins de monnaie en circulation. Que les variations de prix des marchandises reflètent des variations réelles de valeur ou de simples fluctuations des prix de marché, l'effet sur la quantité des moyens de circulation restera le même.
[133] Soit un nombre donné de ventes, métamorphoses partielles, sans relation entre elles, simultanées, et donc coexistant dans l'espace, par exemple de 1 quarter de froment, 20 aunes de toile, 1 bible, 4 gallons d'eau-de-vie. Si le prix de chaque article est de 2 £, et donc la somme des prix à réaliser de 8 £, il faut qu'une masse monétaire de 8 £ entre dans la circulation. Si, au contraire, ces mêmes marchandises constituent les maillons de notre série bien connue de métamorphoses:1 quarter de froment - 2 £ - 20 aunes de toile - 2 £ - 1 bible - 2 £ - 4 gallons d'eau-de-vie - 2 £, les 2 £ font circuler les différentes marchandises de la série les unes après les autres, en réalisant leurs prix les uns après les autres, donc en réalisant aussi la somme totale de 8 £, pour s'arrêter enfin entre les mains du bouilleur de cru. Elles accomplissent 4 déplacements. Ce changement de place réitéré qu'effectuent les mêmes pièces de monnaie représente le double changement de forme de la marchandise, son passage par deux phases en sens contraire de la circulation et l'entrelacement des métamorphoses de différentes marchandises (76). Les phases en sens contraire et complémentaires par lesquelles passe ce procès ne peuvent coexister dans l'espace, mais seulement se succéder dans le temps. Ce sont donc des intervalles de temps qui mesurent sa durée, c'est-à-dire que le nombre de déplacements des mêmes pièces de monnaie dans un temps donné mesure la vitesse du cours de la monnaie. Admettons que le procès de circulation de ces quatre marchandises dure par exemple un jour. La somme des prix à réaliser s'élève donc à 8 £, le nombre de déplacements des mêmes pièces de monnaie pendant la journée à 4 et la masse de monnaie en circulation à 2 £, ou encore, pour une période donnée du procès de circulation:
(somme des prix des marchandises) / (nombre de déplacements des pièces homonymes) = quantité de monnaie exerçant la fonction de moyen de circulation
Cette loi a une validité générale. Il est vrai que le procès de circulation dans un pays, pendant une période donnée, comprend d'une part de nombreuses ventes (ou achats), ou métamorphoses partielles, dispersées, simultanées et contiguës, au sein desquelles les mêmes pièces de monnaie ne changent qu'une seule fois de place ou n'accomplissent qu'un seul parcours, et d'autre part de nombreuses séries de métamorphoses aux articulations plus ou moins complexes, en partie juxtaposées, en partie entrelacées, au sein desquelles les mêmes pièces de monnaie effectuent des déplacements plus ou moins nombreux. Mais le nombre total de déplacements de toutes les pièces de monnaie homonymes présentes dans la circulation [134] donne le nombre moyen de déplacements de chacune d'entre elles, soit la vitesse moyenne du cours de la monnaie. La masse de monnaie jetée au début dans le procès journalier de la circulation, par exemple, est, bien sûr, déterminée par la somme des prix des marchandises circulant dans le même temps et en un même lieu. Mais, au sein de ce procès, chaque pièce de monnaie répond pour ainsi dire des autres. Si l'une accélère son cours, l'autre le ralentit ou bien est carrément éjectée de la sphère de circulation, celle-ci ne pouvant absorber qu'une quantité d'or qui, multipliée par le nombre moyen de déplacements de ses éléments unitaires, est égale à la somme des prix à réaliser. Si donc le nombre de déplacements effectués par les pièces de monnaie croît, leur quantité en circulation décroît. Si le nombre de déplacements décroît, leur quantité croît. Comme, à vitesse moyenne donnée, la masse de monnaie pouvant exercer la fonction de moyen de circulation est donnée, il suffit par exemple de jeter une quantité déterminée de billets d'une livre dans la circulation pour en chasser une quantité égale de souverains, tour de passe-passe que toutes les banques connaissent bien.
De même que, dans le cours de la monnaie en général, ne se manifeste que le procès de circulation des marchandises, c'est-à-dire le cycle qu'elles parcourent en passant par des métamorphoses de sens contraire, de même ne se manifestent, dans la vitesse de son cours, que la rapidité de leur changement de forme, la continuité dans l'enchaînement des métamorphoses, la vivacité du métabolisme, la prompte disparition des marchandises de la sphère de circulation et leur tout aussi prompt remplacement par de nouvelles. Dans la vitesse du cours de la monnaie se manifeste donc l(unité fluide des phases complémentaires et de sens contraire, transformation de la figure d'usage en figure de valeur et transformation inverse de la figure de valeur en figure d'usage, ou encore unité des deux procès de vente et d'achat. A l'inverse, dans le ralentissement du cours de la monnaie se manifestent la dissociation de ces procès et leur autonomisation contradictoire, l'interruption du changement de forme et donc de substance (76*). Naturellement, ce n'est pas la circulation elle-même qui permet de voir d'où provient cette interruption. Elle ne fait que montrer le phénomène. L'opinion courante qui, quand le cours de la monnaie se ralentit, voit moins souvent celle-ci surgir et disparaître en chaque point de la périphérie de la circulation, est encline à imputer le phénomène à une quantité insuffisante de moyens de circulation (77).
[135] Le quantum total de monnaie exerçant la fonction de moyen de circulation pendant chaque période est donc déterminé, d'une part, par la somme des prix de l'ensemble des marchandises en circulation, d'autre part, par la vitesse plus ou moins grande des procès de sens contraire de leur circulation, vitesse dont dépend la fraction de cette somme pouvant être réalisée par les mêmes pièces de monnaie. Mais la somme des prix des marchandises dépend aussi bien du volume que du prix de chaque espèce de marchandise. Toutefois, les trois facteurs: mouvement des prix, volume des marchandises en circulation et enfin vitesse du cours de la monnaie peuvent varier en suivant différentes directions et dans des proportions diverses, et la somme des prix à réaliser, donc la quantité des moyens de circulation qu'elle implique, peut passer ainsi par de très nombreuses combinaisons. Nous n'énumérons ici que les plus importantes dans l'histoire des prix des marchandises.
A prix des marchandises constants, la quantité des moyens de circulation peut croître parce que le volume des marchandises en circulation augmente ou que la [136] vitesse du cours de la monnaie diminue, ou encore que les deux facteurs agissent de concert. Inversement, la quantité des moyens de circulation peut diminuer à mesure que diminue le volume de marchandises ou qu'augmente la vitesse de circulation.
En cas de hausse générale des prix des marchandises, la quantité des moyens de circulation peut rester la même si le volume des marchandises en circulation diminue dans la proportion où leurs prix augmentent, ou si la vitesse du cours de la monnaie augmente aussi rapidement que la hausse des prix, le volume des marchandises en circulation restant constant. La quantité des moyens de circulation peut chuter parce que le volume des marchandises diminue plus rapidement ou que la vitesse du cours augmente plus rapidement que les prix.
En cas de baisse générale des prix des marchandises, la quantité des moyens de circulation peut rester constante si le volume des marchandises croît dans la proportion où leurs prix baissent, ou si la vitesse du cours de la monnaie diminue dans la même proportion que les prix. Elle peut croître si le volume des marchandises croît plus rapidement, ou si la vitesse de circulation diminue plus rapidement que ne baissent les prix des marchandises.
Les variations des différents facteurs peuvent se compenser mutuellement, en sorte que, malgré leur instabilité continuelle, la somme totale des prix à réaliser reste constante, et donc aussi la masse de monnaie en circulation. C'est pourquoi, au vu notamment de périodes un peu plus longues, on rencontre, dans tous les pays, un niveau moyenbeaucoup plus constant de la masse de monnaie en circulation et, par rapport à ce dernier, des écarts beaucoup plus faibles que ceux que l'on attendrait en en jugeant d'après les apparences. exception faite des fortes perturbations surgissant périodiquement des crises de la production et du commerce et, plus rarement, d'un changement dans la valeur de la monnaie même.
La loi suivant laquelle la quantité des moyens de circulation est déterminée par la somme des prix des marchandises en circulation et la vitesse moyenne du cours de la monnaie (78), peut aussi s'exprimer de la manière suivante: la somme des valeurs des marchandises et la vitesse moyenne de leurs métamorphoses étant données, [137] la quantité de monnaie, ou de matériau-monnaie, en circulation dépend de sa valeur. L'illusion selon laquelle, inversement, les prix des marchandises sont déterminés par la quantité des moyens de circulation, et celle-ci à son tour par la quantité de matériau-monnaie se trouvant dans un pays (79), trouve ses racines, chez ses premiers propagateurs, [138]dans l'hypothèse inepte que les marchandises entrent sans prix, et la monnaie, sans valeur, dans le procès de circulation où s'échange alors une partie aliquote de la masse informe des marchandises contre une partie aliquote de la montagne de métal (80).
c) Le numéraire. Le signe de valeur
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La figure de numéraire prise par la monnaie découle de sa fonction de moyen de circulation. Le poids-or figuré dans le prix, nom monétaire des marchandises, doit se présenter à elles, dans la circulation, sous forme de pièces d'or homonymes, autrement dit comme numéraire. Tout comme l'institution de l'étalon des prix, le monnayage est l'ffaire de l'Etat. [139] Dans les différents uniformes nationaux que revêtent l'or et l'argent en qualité de numéraires, mais qu'ils délaissent à nouveau sur le marché mondial, se manifeste le clivage entre les sphères intérieures, c'est-à-dire nationales, de la circulation des marchandises et sa sphère universelle - ce même marché mondial.
L'or en espèces et l'or en barres ne se distinguent donc à l'origine que par leur configuration, et l'or peut passer continuellement d'une forme à l'autre (81). Mais quitter l'Hôtel de la Monnaie c'est du même coup s'acheminer vers le creuset. Les pièces d'or en effet s'usent dans leur parcours, les unes davantage, les autres moins. Titre et substance de l'or, teneur nominale et teneur réelle entament le procès de leur dissociation. Des pièces d'or homonymes, parce que de poids différents, prennent des valeurs inégales. L'or comme moyen de circulation s'écarte de l'or comme étalon des prix et cesse donc aussi d'être effectivement l'équivalent des marchandises dont il réalise les prix. L'histoire monétaire du Moyen Age et de l'époque moderne jusqu'au XVIIIème siècle est l'histoire de ces désordres. La tendance spontanée du procès de circulation à transformer l'être-or du numéraire en paraître-or, le numéraire en symbole de sa teneur officielle en métal, est reconnue même par les très modernes lois sur le taux de perte métallique à partir duquel une pièce d'or est rendue inapte à la circulation et donc démonétisée.
[140] Si le cours même de la monnaie dissocie la teneur réelle de la teneur nominale du numéraire, son existence métallique de son existence fonctionnelle, c'est qu'il contient à l'état latent la possibilité de remplacer la monnaie métallique, dans sa fonction de numéraire, par des jetons faits d'un autre matériau, c'est-à-dire par des symboles. Les obstacles techniques à la frappe de poids d'or ou d'argent de plus en plus petits, et le fait qu'à l'origine servaient de mesure de valeur, au lieu des métaux plus nobles, des métaux plus ordinaires, l'argent au lieu de l'or, le cuivre au lieu de l'argent, le fait donc qu'ils circulaient comme monnaie quand le métal plus précieux les détrôna, tout cela explique historiquement le rôle des jetons de cuivre et d'argent comme substituts du numéraire-or. Ils remplacent l'or dans les sphères de la circulation des marchandises où le numéraire circule le plus vite et donc s'use le plus rapidement, c'est-à-dire où achats et ventes se renouvellent sans cesse à très petite échelle. Afin d'empêcher que ces métaux-satellites s'établissent à la place de l'or lui-même, la loi définit dans quelles proportions minimes ils doivent être seuls acceptés, en guise de paiement, à la place de l'or. Il va de soi que les sphères particulières où ont cours les différentes sortes de numéraire, s'interpénètrent. La monnaie divisionnaire apparaît à côté de l'or pour le paiement de fractions de la plus petite pièce d'or; l'or entre continuellement dans la circulation de détail, mais en est, tout aussi continuellement, rejeté du fait de son remplacement par de la monnaie divisionnaire (82).
La loi définit arbitrairement la teneur en métal des jetons de cuivre ou d'argent. Dans leur parcours, ils s'usent encore plus vite que le numéraire d'or. Dans les faits, leur fonction de numéraire devient donc totalement indépendante de leur poids, c'est-à-dire de toute valeur. L'existence de l'or comme numéraire se dissocie complètement de sa substance-valeur. Des choses relativement sans valeur, des coupures, peuvent donc faire fonction de numéraire à sa place. Dans les jetons de métal, ce caractère purement symbolique est encore caché dans une certaine mesure. [141] Dans le papier-monnaie, il saute aux yeux. On le voit: il n'y a que le premier pas qui coûte.
Il ne s'agit ici que du papier-monnaie d'Etat à cours forcé. Il est le rejeton direct de la circulation métallique. La monnaie de crédit, par contre, suppose des rapports qui, du point de vue de la circulation simple des marchandises, nous sont encore tout à fait inconnus. Remarquons toutefois en passant que, de même que le papier-monnaie proprement dit découle de la fonction de la monnaie en tant que moyen de circulation, la monnaie de crédit prend tout naturellement racine dans la fonction de la monnaie en tant que moyen de paiement (83).
L'Etat injecte, de l'extérieur, dans le procès de circulation des coupures sur lesquelles des noms monétaires tels que 1 £, 5 £, etc. sont imprimés. Dans la mesure où elles circulent effectivement à la place du montant d'or de même nom, leur mouvement ne fait que refléter les lois mêmes du cours de la monnaie. Une loi spécifique à la circulation de papier ne peut provenir que du rapport de représentation de ces coupures à l'or. Et cette loi dit simplement que l'émission du papier-monnaie doit se limiter à la quantité en laquelle l'or (ou l'argent) qu'il représente symboliquement devrait effectivement circuler. Or il est vrai que le quantum d'or que la sphère de circulation peut absorber fluctue continuellement au-dessus ou au-dessous d'un certain niveau moyen. Toutefois, la quantité du médium en circulation dans un pays donné ne baisse jamais au-dessous d'un certain minimum que l'expérience permet de fixer. Que cette quantité minimale renouvelle continuellement ses éléments constitutifs, c'est-à-dire se compose de pièces d'or toujours différentes, [142] ne change évidemment rien à sa grandeur ni à son mouvement ininterrompu dans la sphère de circulation. C'est pourquoi elle peut être remplacée par des symboles de papier. Si, par contre, on remplit aujourd'hui de papier-monnaie tous les canaux de la circulation au plein de leur capacité d'absorption monétaire, peut-être seront-ils engorgés demain par suite des fluctuations de la circulation des marchandises. Toute mesure se perd. Mais même s'il excède sa mesure, c'est-à-dire la quantité de numéraire-or de même dénomination qui pourrait circuler, le papier ne représentera, dans le monde des marchandises, abstraction faite du danger de discrédit général, que la quantité d'or déterminée par les lois immanentes de ce monde, la seule donc susceptible d'être représentée. Si, sur cette masse de papier, chaque coupure représente, par exemple, 2 onces d'or au lieu d'une, alors 1 £, par exemple, prendra de facto le nom monétaire de, disons, 1/8 d(once au lieu de 1/4. L'effet est le même que si l'or avait été altéré dans sa fonction de mesure des prix. Les mêmes valeurs qui s'exprimaient donc auparavant dans un prix de 1 £ s'expriment maintenant dans un prix de 2 £.
Le papier-monnaie est signe d'or, autrement dit signe monétaire. Son rapport aux valeurs-marchandises réside seulement dans le fait que ces dernières sont exprimées idéellement dans les mêmes quanta d'or que ceux représentés symboliquement par le papier. Le papier-monnaie n'est signe de valeur que dans la mesure où il représente des quanta d'or qui, comme tout autre quantum de marchandises, sont des quanta de valeur (84).
La question se pose, en fin de compte, de savoir pourquoi l'or peut être remplacé par de simples signes de lui-même, dénués de valeur. Mais, comme nous l'avons vu, il n'est remplaçable que pour autant qu'il s'isole ou se rend autonome dans sa fonction de numéraire ou de moyen de circulation. L'autonomisation de cette fonction n'a pas lieu, il est vrai, pour les pièces d'or prises isolément, bien qu'elle soit patente lorsque des pièces usées continuent de circuler. [143] Les pièces d'or ne sont, au sens strict, simple numéraire, moyen de circulation, qu'aussi longtemps qu'elles circulent effectivement. Mais ce qui n'est pas applicable à la pièce d'or isolée l'est à la quantité minimale d'or remplaçable par le papier-monnaie. Elle séjourne en permanence dans la sphère de la circulation, exerce continuellement la fonction de moyen de circulation, et existe donc exclusivement comme support de cette fonction. Son mouvement ne fait donc état que du perpétuel renversement en leur contraire des procès de la métamorphose de la marchandise, M - A - M, où la figure de valeur de la marchandise ne fait face à cette dernière que pour redisparaître aussitôt. La présentation autonome de la valeur d'échange de la marchandise n'est ici qu'un moment éphémère du procès. Cette dernière fait place aussitôt à une nouvelle marchandise. C'est pourquoi aussi l'existence purement symbolique de la monnaie suffit dans un procès qui l'éloigne sans cesse d'une main en la faisant passer dans une autre. Son existence fonctionnelle absorbe pour ainsi dire son existence matérielle. Reflet objectivé évanescent des prix des marchandises, elle n'exerce plus que la fonction de signe d'elle-même et peut donc aussi être remplacée par des signes (85). Seulement, le signe monétaire a besoin d'une validité sociale objective propre, et celle-ci, le symbole de papier l'acquiert par le cours forcé. Cette contrainte étatique ne s'exerce que dans la sphère intérieure de circulation, inscrite dans les limites d'une communauté, mais ce n'est que là aussi que la monnaie s'accomplit pleinement dans sa fonction de moyen de circulation, de numéraire, et qu'elle peut donc acquérir, avec le papier-monnaie, un mode d'existence séparé de sa substance métallique, extérieur à celle-ci et purement fonctionnel.
Est monnaie la marchandise qui exerce la fonction de mesure de valeur, et donc aussi, que ce soit en chair et en os ou par délégation, de moyen de circulation. L'or (ou l'argent) est donc monnaie. Il en exerce la fonction, d'une part là où [144] il doit se manifester dans sa corporéité dorée (ou argentée), donc en tant que marchandise-monnaie, c'est-à-dire ni de façon purement idéelle, comme dans la mesure de valeur, ni en se faisant représenter, comme dans le moyen de circulation; d'autre part, là où sa fonction, qu'il la remplisse en personne ou par délégation, le fixe comme figure unique de la valeur, seule existence adéquate de la valeur d'échange face à toutes les autres marchandises, pures et simples valeurs d'usage.
Le cycle ininterrompu des deux métamorphoses en sens contraire de la marchandise, ou encore le renversement sans heurt de la vente en achat et réciproquement, se manifeste dans le cours sans relâche de la monnaie, dans sa fonction de perpetuum mobile de la circulation. Elle s'immobilise ou, comme dit Boisguillebert, de meuble devient immeuble (85*), de numéraire, monnaie, dès que la série des métamorphoses s'interrompt, que la vente cesse d'être complétée par un achat lui succédant.
C'est aux premiers pas de la circulation des marchandises que se font jour la nécessité et le désir passionné de retenir le produit de la première métamorphose, la figure transformée de la marchandise, sa chrysalide d'or (86). On vend de la marchandise non pour en acheter, mais pour substituer la forme-monnaie à la forme-marchandise. De simpe médiation du métabolisme, ce changement de forme devient à lui-même sa propre fin. La figure aliénée de la marchandise se voit empêchée de fonctionner comme figure absolument convertible, forme-monnaie purement évanescente de cette marchandise. Ainsi la monnaie se pétrifie en trésor et le vendeur devient thésauriseur.
Au tout début de la circulation des marchandises précisément, seul l'excédent des valeurs d'usage se transforme en monnaie. L'or et l'argent se changent ainsi d'eux-mêmes en expressions sociales de l'abondance, de la richesse. Cette forme naïve de thésaurisation se perpétue chez les peuples où, au mode traditionnel de production régi par l'autoconsommation, correspond un monde hermétiquement clos de besoins. Il en va ainsi chez les peuples d'Asie, de l'Inde notamment. Vanderlint, qui s'imagine que les prix des marchandises dans un pays sont déterminés par la quantité d'or et d'argent s'y trouvant, se demande pourquoi les marchandises de l'Inde sont si bon marché. Réponse: parce que les habitants y enterrent leur argent. [145] De 1602 à 1734 ils enterrèrent, note-t-il, 150 millions de £ de métal-argent passé, à l'origine, d'Amérique en Europe (87). De 1856 à 1866, en dix années donc, l'Angleterre exporta en Inde et en Chine (le métal exporté en Chine refluant en grande partie vers l'Inde) 120 millions de £ en argent échangé auparavant contre de la monnaie australienne.
A un stade plus avancé de la production mercantile, chaque producteur de marchandises doit s'assurer le nervus rerum, le «gage social» (87a). (88) Ses besoins ne cessent de se renouveler et d'exiger l'achat de marchandises d'autrui, alors que la production et la vente de sa propre marchandise coûtent du temps et dépendent de circonstances fortuites. Pour acheter sans vendre, il faut qu'auparavant il ait vendu sans acheter. Exécutée à une échelle générale, cette opération semble se contredire elle-même. Pourtant, sur leurs lieux de production, les métaux précieux s'échangent directement contre d'autres marchandises. Il y a ici vente (du côté des possesseurs de marchandises) sans achat (du côté des possesseurs d'or et d'argent) (89); et les ventes ultérieures non suivies d'achats ne font que servir de médiation à la poursuite de la répartition des métaux précieux entre tous les possesseurs de marchandises. Ainsi, en tout point du trafic, se constituent des trésors d'or et d'argent de grandeur très variable. La soif d'or s'éveille à mesure qu'il devient possible de retenir la marchandise sous sa forme de valeur d'échange, autrement dit la valeur d'échange sous sa forme de marchandise. Avec l'extension de la circulation des marchandises s'accroît la puissance de la monnaie, cette forme sociale absolue de la richesse, toujours prête à entrer en action.
«L'or est une chose merveilleuse! Qui a de l'or peut faire tout ce qu'il lui plaît en ce monde. Avec de l'or, on peut même faire entrer des âmes au Paradis» (Christophe Colomb, Lettre de la Jamaïque, 1503).
Comme, au vu de la monnaie, rien ne trahit ce qui s'est mué en elle, tout, marchandise ou pas, se mue en monnaie. Tout devient vénal. La circulation devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en ressortir cristal-monnaie. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les saints ossements et moins encore les moins grossières res sacrosanctae, extra commercium hominum (89*). (90) [146] De même que toute différence qualitative entre marchandises se trouve effacée dans la monnaie, de même celle-ci, leveller radicale (90*), efface toutes les différences (91). Mais la monnaie est elle-même marchandise, une chose toute extérieure, susceptible de devenir la propriété privée de tout un chacun. La puissance sociale se change ainsi en puissance privée de la personne privée. C'est pourquoi la société antique la dénonce comme monnaie de division (91*) de son ordre économique et moral (92). La société moderne, qui dès sa plus tendre enfance, saisit Pluton aux cheveux [147] pour le tirer des entrailles de la terre (93), salue dans le Graal d'or l'étincelante incarnation de son principe vital le plus intime.
En tant que valeur d'usage, la marchandise satisfait un besoin particulier et constitue un élément particulier de la richesse matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de la force d'attraction que cette marchandise exerce sur tous les éléments de la richesse matérielle, et donc la richesse sociale de son possesseur. Pour le plus barbare et le plus fruste des possesseurs de marchandises, et même pour un paysan d'Europe occidentale, la valeur est indissociable de la forme-valeur, l'accroissement du trésor d'or et d'argent est donc accroissement de valeur. Certes, la valeur de la monnaie change, par suite soit de son propre changement de valeur, soit de celui affectant les marchandises. Mais cela n'empêche pas d'une part que 200 onces d'or contiennent, après comme avant, davantage de valeur que 100, 300 davantage que 200, etc., ni, d'autre part, que la forme physique métallique de cette chose, l(or, reste la forme-équivalent universel de toutes les marchandises, l'incarnation sociale immédiate de tout travail humain. L'instinct de thésaurisation ignore, par nature, toute mesure. Qualitativement, du point de vue de sa forme, la monnaie ne connaît pas de limite, c'est-à-dire qu'elle est, parce qu'immédiatement convertible en n'importe quelle marchandise, le représentant universel de la richesse matérielle. Mais en même temps, toute somme d'argent réelle est limitée quantitativement et n'est, pour cette raison, que moyen d'achat à action limitée. Cette contradiction de la monnaie entre sa limite quantitative et son absence de limite qualitative ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe de l'accumulation. Il en va de lui comme du conquérant qui, en chaque nouvelle terre, ne conquiert qu'une nouvelle frontière.
Pour retenir l'or comme monnaie, et donc comme élément de la thésaurisation, il faut l'empêcher de circuler, ou encore de se dissoudre, comme moyen d'achat, en moyens de jouissance. Le thésauriseur sacrifie donc ses désirs charnels au fétiche-or. Il prend au sérieux l'Evangile du renoncement. Mais d'un autre côté il ne peut soustraire dela circulation, en monnaie, que ce qu'il lui donne en marchandise. Plus il produit, plus il peut vendre. Labeur, parcimonie et avarice sont donc ses vertus cardinales; vendre beaucoup, acheter peu, voilà toute son économie politique (94).
A côté de la forme immédiate du trésor se rencontre sa forme esthétique, la possession de marchandises d'or et d'argent. Celle-ci s'accroît en même temps que la richesse de la société bourgeoise. [148] «Soyons riches ou paraissons riches» (Diderot). Ainsi se constitue d'une part un marché toujours plus étendu de l'or et de l'argent, indépendamment de leurs fonctions monétaires, d'autre part une source latente de monnaie, qui se met à couler notamment dans les périodes de tempêtes sociales.
Dans l'économie de la circulation métallique, la thésaurisation remplit diverses fonctions. La suivante résulte des conditions de circulation du numéraire d'or ou d'argent. On a vu comment la masse monétaire en circulation se gonfle et se rétracte sans cesse au gré des fluctuations qui affectent continuellement la quantité, le prix et la vitesse de circulation des marchandises. Elle doit donc être capable de contraction et d'expansion. Il faut tantôt que la monnaie soit attirée pour faire fonction de numéraire, tantôt que le numéraire soit repoussé pour faire fonction de monnaie. Pour que la masse monétaire réellement en circulation corresponde en tout temps au degré de saturation de la sphère de la circulation, il faut que le quantum d'or ou d'argent existant dans un pays soit supérieur à celui faisant fonction de numéraire. Cette condition se trouve remplie avec la forme-trésor de la monnaie. En même temps, les réservoirs du trésor servent de canaux d'alimentation et d'évacuation de la monnaie circulante qui, ainsi, n'engorge jamais les canaux qu'elle emprunte (95).
Dans la forme immédiate de la circulation marchande considérée jusqu'ici, la même grandeur de valeur avait toujours une existence double: marchandise à l'un des pôles, [149] monnaie au pôle opposé. Les possesseurs de marchandises n'entraient donc en contact qu'en qualité de représentants d'équivalents se trouvant dans un rapport de réciprocité. Mais avec le progrès de la circulation des marchandises se développent des rapports où la cession de la marchandise se trouve séparée dans le temps de la réalisation de son prix. Nous nous contenterons ici de mentionner les plus simples de ces rapports. Telle espèce de marchandise requiert, pour être produite, une durée plus longue, telle autre une durée plus courte. La production de marchandises différentes est liée aux différences de saisons. Telle marchandise est mise au monde sur les lieux mêmes de son marché, telle autre, au contraire, doit faire le voyage. L'un des possesseurs de marchandises peut donc entrer en scène en qualité de vendeur avant que l'autre ne le fasse en qualité d'acheteur. Quand les mêmes transactions entre les mêmes personnes se répètent invariablement, les conditions de vente des marchandises se règlent d'après leurs conditions de production. D'autre part, la jouissance de certaines espèces de marchandise, une maison, par exemple, est cédée pour un laps de temps déterminé. L'acheteur n'aura acquis effectivement la valeur d'usage de cette marchandise qu'à l'expiration du terme. Il l'a donc achetée avant de la payer. L'un des possesseurs de marchandises vend une marchandise existante, l'autre achète au seul titre de représentant de la monnaie, c'est-à-dire de monnaie future. Le vendeur devient créancier,l'acheteur, débiteur. La métamorphose de la marchandise, ou encore le développement de sa forme-valeur, subissant ici une altération, la monnaie aussi acquiert une autre fonction. Elle devient moyen de paiement (96).
C'est de la circulation simple des marchandises que prend ici naissance le personnage du créancier ou du débiteur. L'altération qui en affecte la forme donne au vendeur et à l'acheteur ces nouveaux traits. Il s'agit donc au départ de rôles tout aussi éphémères que ceux de vendeur et d'acheteur et, comme ces derniers, joués alternativement par les mêmes agents de la circulation. Toutefois, cette opposition apparaît dès l'origine moins débonnaire, étant davantage susceptible de se cristalliser (97). Mais ces mêmes personnages peuvent aussi entrer en scène indépendamment de la circulation des marchandises. La lutte de classe dans l'Antiquité, par exemple, se déroule principalement sous la forme d'une lutte entre créanciers et débiteurs [150] et prend fin à Rome avec la disparition du débiteur plébéien, remplacé par l'esclave. Au Moyen Age, la lutte prend fin avec la disparition du débiteur féodal qui perd son pouvoir politique en même temps que la base économique de celui-ci. Néanmoins la forme-monnaie - et le rapport créancier-débiteur a la forme d'un rapport monétaire - ne fait que refléter ici l'antagonisme plus profond inhérent aux conditions économiques d'existence.
Retournons à la sphère de la circulation des marchandises. La manifestation simultanée, aux deux pôles du procès de vente, des équivalents marchandise et monnaie, a cessé. Désormais, la monnaie exerce la fonction, premièrement, de mesure de valeur dans la détermination du prix de la marchandise vendue. Son prix arrêté contractuellement mesure l'obligation de l'acheteur, c'est-à-dire la somme d'argent dont il est redevable à une échéance déterminée. La monnaie exerce, deuxièmement, la fonction de moyen d'achat idéel. Bien qu'existant seulement dans la promesse monétaire de l'acheteur, elle provoque le déplacement de la marchandise d'une main à l'autre. Ce n'est qu'au terme échu que le moyen de paiement entre effectivement dans la circulation, c'est-à-dire passe des mains de l'acheteur dans celles du vendeur. Le moyen de circulation s'est transformé en trésor parce que le procès de circulation s'est interrompu à la première phase, que la figure transformée de la marchandise s'est retirée de la circulation. Le moyen de paiement entre dans la circulation, mais une fois seulement que la marchandise en est sortie. La monnaie ne sert plus de médiation au procès. Elle le clôt de manière autonome en tant qu'existence absolue de la valeur d'échange, marchandise universelle. Le vendeur transformait la marchandise en monnaie pour satisfaire un besoin par son entremise, le thésauriseur pour conserver la marchandise sous forme-monnaie, l'acheteur en dette (97*)
pour pouvoir s'acquitter. Si ce dernier ne paye pas, on procède à la vente forcée de ses biens. La monnaie, figure-valeur de la marchandise, devient donc désormais la finalité de la vente sous l'effet d'une nécessité sociale née des rapports inhérents au procès même de la circulation.
L'acheteur retransforme la monnaie en marchandise avant d'avoir transformé la marchandise en monnaie, il accomplit la deuxième métamorphose de la marchandise avant la première. La marchandise du vendeur circule, mais ne réalise son prix qu'au moyen d'une créance relevant du droit privé. Elle se transforme en valeur d'usage avant de s'être transformée en monnaie. L'accomplissement de sa première métamorphose ne vient qu'après-coup (98).
[151] A chaque période déterminée du procès de circulation, les obligations venues à échéance représentent la somme des prix des marchandises dont la vente a suscité ces obligations. La masse de monnaie nécessaire à la réalisation de cette somme de prix dépend d'abord de la vitesse de déplacement des moyens de paiement. Deux circonstances déterminent cette masse: l'enchaînement des relations de créancier à débiteur, en sorte que A, qui touche de l'argent de son débiteur B, le reverse à son propre créancier C, etc., et l'intervalle de temps qui sépare les différentes échéances de paiement. Cette procession de paiements, de premières métamorphoses différées, se distingue, dans son essence, de l'entrelacement, examiné plus haut, des séries de métamorphoses. Dans le mouvement du moyen de circulation, la connexion entre vendeurs et acheteurs ne fait pas que s'exprimer. Elle s'établit uniquement au sein de la circulation monétaire et en même temps qu'elle. Le mouvement du moyen de paiement, par cont, exprime une connexion sociale qui lui préexiste.
La simultanéité et la contiguïté des ventes limitent la possibilité de suppléer à la masse de numéraire par la vitesse de son cours. En revanche, elles constituent un nouveau levier dans l'économie des moyens de paiement. Avec la concentration des paiements en un même lieu, se développent spontanément des institutions et des méthodes appropriées à leur règlement par compensation. C'est le cas, par exemple au Moyen Age, des virements à Lyon. Il suffit de confronter simplement les créances de A sur B, de B sur C, de C sur A, etc., pour qu'elles s'annulent réciproquement, comme grandeurs positives ou négatives, jusqu'à concurrence d'une certaine somme. Il ne reste alors plus qu'une balance de compte à solder. Plus la concentration des paiements est massive, plus est réduite, comparativement, la balance, et donc aussi la masse des moyens de paiement en circulation.
Dans sa fonction de moyen de paiement, la monnaie renferme une contradiction qui surgit inopinément. Pour autant que les paiements se compensent, elle ne fonctionne qu'idéellement comme monnaie de compte, c'est-à-dire mesure des valeurs. Pour autant qu'il faille payer effectivement, elle n'entre pas en scène comme moyen de circulation, simple médiation évanescente du changement de substance, [152] mais comme incarnation individuelle du travail social, existence autonome de la valeur d'échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans ce moment des crises de la production et du commerce qu'on appelle crise monétaire (99). Elle ne se produit que là où la procession des paiements et un système élaboré de compensation mutuelle sont arrivés au terme de leur développement. A l'occasion de perturbations plus générales de ce mécanisme, quelle qu'en soit la provenance, la monnaie passe, dans un renversement subit et sans transition, de la figure purement idéelle de monnaie de compte à celle de monnaie sonnante et trébuchante. On ne peut plus lui substituer des marchandises profanes. La valeur d'usage de la marchandise devient sans valeur, et sa valeur s'efface devant ce qui en est la forme. Le bourgeois, il y a peu, avec la fatuité d'un adepte des Lumières aveuglé par la prospérité, tenait la monnaie pour vaine chimère: «Seule la marchandise est argent.» «Seul l'argent est marchandise!» est le cri dont retentit maintenant le marché mondial. Son âme appelle à grands cris l'argent, l'unique richesse, comme le cerf brame après l'eau fraîche (100). Dans la crise, l'opposition entre la marchandise et sa figure-valeur, la monnaie, s'exacerbe jusqu'à devenir la contradiction absolue. Ici donc, la forme-manifestation de la monnaie est indifférente. La disette monétaire reste la même, qu'il faille payer en or ou en monnaie de crédit, en billets de banque par exemple (101).
[153] Si nous considérons maintenant la somme totale de monnaie en circulation dans une période donnée, elle sera, à vitesse donnée du cours des moyens de circulation et de paiement, égale à la somme des prix des marchandises à réaliser, plus la somme des paiements venus à échéance, moins les paiements qui se compensent mutuellement, moins, enfin, le nombre de déplacements où la même pièce de monnaie exerce alternativement la fonction de moyen de circulation ou de moyen de paiement. Le paysan, par exemple, vend son froment pour 2 £, lesquelles servent ainsi de moyen de circulation. Le jour de l'échéance, il paie avec ces 2 £ la toile que le tisserand lui a livrée. Les mêmes 2 £ exercent alors la fonction de moyen de paiement. Que le tisserand achète une bible au comptant, et elles exerceront à nouveau la fonction de moyen de circulation, etc. Donc, même si prix, vitesse du cours de la monnaie et économie des paiements sont donnés, la masse de monnaie et le volume de marchandises en circulation dans une période, une journée par exemple, cessent de coïncider. De la monnaie circule qui représente des marchandises retirées depuis longtemps de la circulation. Des marchandises circulent dont l'équivalent-monnaie n'apparaît que plus tard. D'autre part, les dettes contractées quotidiennement et celles qui viennent à échéance un même jour sont des grandeurs tout à fait incommensurables (102).
La monnaie de crédit découle directement de la fonction de moyen de paiement assumée par la monnaie, lorsque des reconnaissances de dette pour les marchandises vendues [154] sont remises en circulation aux fins de transfert des créances. D'un autre côté, la monnaie dans sa fonction de moyen de paiement gagne en expansion au fur et à mesure que s'étend le crédit. En tant que moyen de paiement, la monnaie acquiert des formes d'existence propres sous lesquelles elle investit la sphère des grosses transactions commerciales, tandis que le numéraire d'or ou d'argent se voit refoulé principalement dans celle du commerce de détail (103).
A un certain niveau de développement et d'extension de la production mercantile, la fonction de moyen de paiement déborde la sphère de la circulation des marchandises. La monnaie devient la marchandise universelle des contrats (104). Rentes, impôts, etc., de prestations en nature qu'ils étaient, se transforment en paiements en argent. A quel point ce bouleversement est déterminé par la physionomie générale du procès de production, c'est ce que démontre par exemple la tentative deux fois avortée de l'Empire romain de prélever toutes les redevances en argent. L'effroyable misère du peuple des campagnes françaises sous Louis XIV, que Boisguillebert, [155] le maréchal Vauban, etc. dénoncent si éloquemment, n'était pas seulement imputable à la lourdeur de l'impôt, mais encore à la transformation des impôts en nature en impôts en espèces (105). D'autre part, si en Asie la rente foncière en nature, qui est aussi l'élément principal de l'impôt d'Etat, repose sur des rapports de production qui se reproduisent avec l'immuabilité de conditions naturelles, cette forme de paiement a pour effet en retour le maintien de l'ancienne forme de production. Elle est un des secrets de l'auto-conservation de l'Empire turc. Si le commerce extérieur imposé au Japon par l'Europe entraîne la transformation de la rente en nature en rente en argent, c'en sera fait de son agriculture modèle. Ses conditions étriquées d'existence économique se désagrègeront.
Dans chaque pays s'établissent des échéances générales pour les paiements. Elles reposent en partie, abstraction faite d'autres circuits de reproduction, sur les conditions naturelles de la production liées au changement des saisons. Elles réglementent aussi des paiements qui ne proviennent pas directement de la circulation des marchandises, tels que impôts, rentes, etc. La masse monétaire requise certains jours de l'année pour ces paiements éparpillés sur toute la superficie de l'organisme social provoque des perturbations périodiques, quoique tout à fait superficielles, dans l'économie des moyens de paiement (106).
[156] Il découle de la loi sur la vitesse du cours des moyens de paiement que, pour tous les paiements périodiques, quelle qu'en soit la source, la quantité des moyens de paiement nécessaire est proportionnelle à la longueur des périodes de paiement (107).
L'expansion de la monnaie comme moyen de paiement rend nécessaires des concentrations de monnaie en vue des échéances des sommes dues. Tandis que la thésaurisation, en tant que forme autonome d'enrichissement, disparaît au fur et à mesure des progrès de la société bourgeoise, elle s'amplifie, au contraire, sous la forme de fonds de réserve des moyens de paiement.
En sortant de la sphère intérieure de la circulation, la monnaie dépouille à nouveau les formes locales qui y prospèrent - étalon des prix, numéraire, monnaie divisionnaire et signe de valeur - et retourne à la forme originelle de lingots de métal précieux. Dans le commerce mondial, les marchandises déploient leur valeur à l'échelle universelle. C'est pourquoi, là aussi, leur figure autonome de valeur leur fait face comme monnaie mondiale. C'est seulement sur le marché mondial que la monnaie exerce pleinement la fonction de marchandise dont la forme physique est en même temps la forme sociale immédiate sous laquelle se réalise le travail humain in abstracto. Son mode d'existence devient adéquat à son concept.
[157] Dans la sphère intérieure de la circulation, une marchandise unique peut servir de mesure de valeur et, partant, faire fonction de monnaie. Sur le marché mondial règne une double mesure de valeur, l'or et l'argent (108).
La monnaie mondiale exerce les fonctions de moyen de paiement universel, de moyen d'achat universel et de concrétion sociale absolue de la richesse en général (universal wealth). S'agissant de solder des balances internationales, c'est la fonction de moyen de paiement qui prédomine. D'où le mot d'ordre du mercantilisme: la balance commerciale! (109). [158] L'or et l'argent servent essentiellement de moyen d'achat international chaque fois que l'équilibre établi du métabolisme entre différentes nations se trouve soudainement perturbé. Ils font enfin fonction de concrétion sociale absolue de la richesse, là où il n'est question ni d'achat ni de paiement, mais de transfert de richesse d'un pays à l'autre, et où ce transfert est exclu sous la forme de marchandises en raison soit de la conjoncture du marché, soit du but poursuivi (110).
Tout comme pour sa circulation intérieure, chaque pays a besoin d'un fonds de réserve pour la circulation sur le marché mondial. Les réserves tirent donc leur raison d'être [159] en partie de la fonction de la monnaie comme moyen interne de circulation et de paiement, en partie de sa fonction de monnaie mondiale (110a). Dans ce dernier rôle, c'est toujours la marchandise-monnaie véritable, l'or et l'argent en chair et en os, qui est requise, ce pour quoi James Steuart caractérise expressément l'or et l'argent, par opposition à leurs tenant-lieu purement locaux, comme money of the world.
Le flux de l'or et de l'argent suit une direction double. D'une part il s'étale, à partir de ses sources, sur le marché mondial tout entier où il est capté dans des proportions variables par les différentes sphères nationales de la circulation pour disparaître dans leurs canaux intérieurs, y remplaçant les pièces d'or et d'argent usées, fournissant le matériau des marchandises de luxe et s'immobilisant sous forme de réserves (111). Ce premier flux a pour médiation l'échange direct des différents travaux réalisés, dans le cadre des nations, sous forme de marchandises, contre le travail réalisé, dans les pays producteurs d'or et d'argent, sous forme de métaux précieux. D'autre part, l'or et l'argent vont et viennent sans discontinuer entre les différentes sphères nationales de la circulation, en un flux qui suit les oscillations incessantes du cours des changes (112).
[160] Les pays à production bourgeoise développée limitent les réserves massivement concentrées dans les réservoirs bancaires au minimum requis par leurs fonctions spécifiques (113). A certaines exceptions près, un engorgement patent de ces réservoirs au-delà de leur niveau moyen de remplissage est un signe de blocage de la circulation des marchandises, d'interruption du cours de leur métamorphose ((114)).
Notes:
[prev.] [content] [end]
Recettes |
£ |
Dépenses |
£ |
Traites de banquiers et de marchands, payables à terme |
533 596 |
Traites payables à terme |
302 674 |
Chèques de banquiers etc. payables à vue |
357 715 |
Chèques sur des banquiers de Londres |
663 672 |
Billets des banques provinciales |
9 627 |
Billets de la Banque d'Angleterre |
22 743 |
Billets de la Banque d'Angleterre |
68 554 |
Or |
28 089 |
Or |
9 427 |
Argent et cuivre |
1 486 |
Argent et cuivre |
1 484 |
Mandats postaux |
933 |
Total |
1 000 000 |
Total |
1 000 000 |
(Report from the Select Committee on the Bankacts, juillet 1858, p. LXXI).
Source: Nouvelle Traduction 2002