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ORIENT


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Orient[1]
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Orient

On ne peut esquisser le tableau du conflit qui approche sans donner toute leur place aux peuples de l’Orient.

Ceux-ci se regroupent en un bloc puissant autour de la Russie et se dressent contre le bloc occidental, dirigé par les grandes puissances colonialistes blanches.

Les adversaires du Bloc Atlantique proclament que telle était, depuis le début, la grande perspective de la révolution russe : l’alliance de la classe ouvrière des pays occidentaux, d’une part, et des peuples de couleur opprimés, d’autre part, avec l’Etat des Soviets pour abattre l’impérialisme capitaliste. Mais ils ne sont pas les seuls : les journalistes du camp américain eux-mêmes, évoquant la lutte telle qu’elle était envisagée il y a trente ans, rendent hommage à leur ennemi pour la puissante continuité historique dont il aurait fait preuve dans sa stratégie mondiale.

En septembre 1920, c’est-à-dire entre le deuxième et le troisième Congrès de la IIIe Internationale, alors fermement orientée dans la direction du marxisme révolutionnaire, se tint à Bakou, rappellent ces journalistes, le Congrès des peuples de l’orient : presque deux mille délégués, de la Chine à l’Egypte, de la Perse à la Libye.

C’est le président de l’Internationale prolétarienne, Zinoviev (qui n’avait pourtant rien de guerrier dans l’allure), qui lit le manifeste final du Congrès; et à sa voix, les hommes de couleur répondent d’un seul cri, en brandissant leurs épées et leurs sabres. L’Internationale Communiste invite les peuples de l’Orient à renverser par la force des armes les oppresseurs occidentaux; elle leur crie : « Frères ! Nous vous appelons à la guerre sainte, à la guerre sainte tout d’abord contre l’impérialisme anglais ! »[2].

Un cri de guerre semblable est lancé contre le Japon : on en appelle contre lui à l’insurrection nationale des Coréens, et la proclamation de Zinoviev souligne également la haine des bolcheviks pour la France et l’Amérique, pour les requins yankees qui ont bu le sang des travailleurs des Philippines.

Quinze ans plus tard, Zinoviev était exécuté. On prétend pourtant qu’on ne ferait aujourd’hui que rester fidèle à son défi : à en croire les journaux qui citent cet appel frémissant, Lénine aurait entrevu dès cette époque que la Voie passait par une aggravation de la rivalité impérialiste entre le Japon et les Etats-Unis. Il aurait même offert à ces derniers une base militaire au Kamtchatka pour frapper les Nippons. Nous doutons de ce point d’histoire; mais dès les thèses sur la question d’Orient du IVe Congrès communiste mondial, à la fin de 1922, la perspective était explicite; et ici nous citons de première main :
« Une nouvelle guerre mondiale, dont l’Océan Pacifique sera l’arène, est inévitable, si la révolution ne la prévient […] La nouvelle guerre qui menace le monde entraînera non seulement le Japon, l’Amérique et l’Angleterre, mais aussi les autres puissances capitalistes, telles que la France et la Hollande [le conflit de 1941 a comporté un théâtre d’opérations aux Indes Néerlandaises, bien que la métropole ait été soumise à l’occupation allemande], et tout laisse prévoir qu’elle sera encore plus dévastatrice que la guerre de 1914–1918 ».[3]

La Russie d’aujourd’hui serait-elle donc sur la grande voie révolutionnaire définie et prévue par Lénine si à la tête des Chinois, des Coréens, des Indochinois, des Philippins et aussi des Arabes d’Egypte et du Maroc, elle attaquait les troupes des métropoles occidentales en Orient ?

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Pour le grossier bourgeois de nos pays, péril jaune et péril rouge sont une seule et même chose, et nulle autre divinité que le dollar ne serait capable de l’en préserver. Mais le spectre du péril jaune est plus ancien. Dans les premières années de ce siècle, alors que l’Europe se polarisait peu à peu en deux blocs ennemis qui préparaient la première explosion des rivalités impérialistes, la Russie des Tsars se mesura avec le Japon, le plus évolué des peuples asiatiques. L’enjeu de la guerre était précisément l’hégémonie sur les eaux de la mer Jaune et de la mer du Japon, celles-là même que la guerre ensanglante aujourd’hui. Le prestige militaire de l’Europe subit alors une grave défaite : en effet, les jaunes de Tokyo étaient plus avancés que les blancs de Moscou sur la voie d’une organisation de type capitaliste.[4]

L’Empereur Guillaume, que l’on dénonça plus tard comme l’énergumène responsable du déclenchement de la première guerre mondiale, avait alors la manie de peindre. Une de ses œuvres représentait l’Allemagne, en cuirasse de Walkyrie, rassemblant les peuples de race blanche et leur montrant à l’horizon lointain la lueur livide de la menace asiatique. Le regroupement des puissances ne fut pourtant pas celui qu’avait prophétisé l’impérial barbouilleur. Seule la Turquie, peuple mongol, se rangea aux côtés de l’Allemagne, tandis que Russes, Français, Anglais et Italiens se jetaient sur elle. De plus, dans les autres continents, non seulement l’Amérique, mais même le Japon et la Chine donnèrent leur adhésion à l’Entente.

Le tableau facile d’une querelle entre races partant de continents opposés à la conquête de l’hégémonie mondiale n’était donc pas complet; et c’est à tort que les journalistes d’aujourd’hui se laissent à nouveau tenter par lui lorsqu’ils vont jusqu’à voir dans les mouvements qui depuis la Corée, le Tibet et l’Indochine gagnent le monde méditerranéen de couleur, la résurrection de Carthage et sa vengeance contre Rome…

Lors de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne, réarmée et à nouveau accusée de provocation, a vu se dresser contre elle au nom de la liberté l’ensemble des dominateurs et des oppresseurs des races de couleur. Seul un peuple jaune, le Japon, s’est battu à ses côtés. Quant à la Russie des Soviets, elle ne tint tout d’abord pas compte de la déclaration de guerre contenue dans le « pacte anti-Komintern » liant l’Allemagne et le Japon. Elle n’entrera en guerre avec le Japon que pour la forme, une fois celui-ci mort et enterré. Avec l’Allemagne, elle conclut un arrangement qui se fait précisément sur le dos d’une « nationalité opprimée », la Pologne. Il faut un considérable effort d’imagination pour intégrer ces événements dans la perspective qu’un journaliste bourgeois attribue à Lénine : phase des guerres nationales-révolutionnaires au XIXe siècle; puis phase des guerres révolutionnaires de classe en Europe et victoire en Russie; enfin, phase des révolutions nationales en Orient et, simultanément, des révolutions de classe dans les pays impérialistes.

Il faut un effort plus grand encore pour faire entrer la seconde période de la dernière guerre mondiale dans la stratégie antioccidentale et anticolonialiste. Finies, les guerres saintes que Moscou devait diriger ! Elle offre non pas quelques bases, mais une alliance ouverte à l’ennemi numéro un de la révolution : la Grande-Bretagne, ainsi qu’à l’ennemi numéro deux, l’Amérique du Nord, qui est justement en train de ravir à cette dernière sa primauté séculaire. Pour sauver ces centres impérialistes et leur éviter d’avoir à trancher eux-mêmes les tentacules dans lesquels ils tiennent prisonniers, grâce à Suez et Panama, le monde entier et ses peuples de couleur, la Russie jette dans la fournaise la fleur de la jeunesse prolétarienne soviétique, qu’elle arme en signant traite sur traite au capital mondial à titre de prêt-bail[5], ou pire encore à titre de don.

Le centre capitaliste allemand ne gouvernait aucun peuple extra-continental mais tentait de conquérir par ses seules forces le contrôle hégémonique des mers et de l’air. Aujourd’hui que l’Allemagne a été brisée, ce contrôle revient sans conteste aux métropoles anglo-saxonnes et ce n’est qu’aujourd’hui qu’on propose aux masses immenses mais à demi-désarmées des peuples d’Orient de partir à l’attaque contre ces métropoles. On proclame à nouveau la guerre sainte; on en appelle à la forêt de sabres contre la menace impitoyable d’une pluie de bombes atomiques; et on fait croire à des combattants fanatiques mais abusés qu’avec leurs seules jambes pour marcher et leurs poings pour frapper ils ont provoqué une retraite des divisions motorisées et des escadres aériennes dont la presse anglaise elle-même a démasqué le caractère mensonger et la perfidie.

Il y a dans tout cela quelque chose d’essentiel qui ne va pas.

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Un petit homme à la courte moustache blonde, à la voix calme et aux yeux lumineux et limpides lit à la tribune du Kremlin ses thèses sur la question nationale et coloniale[6]. Il résout la question en y apportant une clarté nouvelle, qui fait l’admiration des représentants mondiaux du prolétariat et du marxisme. Non, la IIe Internationale n’avait rien compris à cette question. Elle avait condamné l’impérialisme, mais elle était ensuite retombée dans ses griffes, parce qu’elle n’avait pas compris qu’il fallait mobiliser toutes les forces contre lui : dans la mère-patrie le défaitisme de l’insurrection sociale, mais aussi la révolte nationale dans les colonies et les semi-colonies. Elle était tombée dans le piège de la défense de la patrie, ses chefs traîtres avaient pris part au festin impérialiste, invitant les travailleurs de la grande industrie à accepter quelques miettes de l’exploitation féroce pesant sur des millions d’hommes des pays d’outre-mer.

Aujourd’hui, poursuit-il, nous, Internationale Communiste, nous, Russie des Soviets, nous, partis communistes qui dans tous les pays avancés tendons à la conquête du pouvoir et déclarons ouvertement la guerre à la bourgeoisie et à ses valets sociaux-démocrates, nous concluons dans les pays d’Orient une alliance entre le tout jeune mouvement ouvrier, les partis communistes naissants, et les mouvements révolutionnaires qui tendent à chasser les oppresseurs impérialistes. Dans une discussion à la lumière de notre doctrine, nous avons décidé de parler non pas de mouvements démocratiques bourgeois, mais de mouvements nationaux révolutionnaires, car nous ne pouvons admettre d’alliance avec la classe bourgeoise, mais seulement avec des mouvements qui se placent sur le terrain de l’insurrection armée.

Le mot bourgeois était trop fort, mais celui de nationaux l’était tout autant : de vieux socialistes comme Serrati et Graziadei, l’un naïf, l’autre subtil, laissèrent voir leur perplexité.

Mais Lénine poursuit tranquillement son analyse, sans la moindre perplexité. Les thèses reprennent les données irréfutables qu’il a mises en avant. Avant tout, il faut une « appréciation exacte de la situation historique concrète, et en premier lieu économique ». Sans ce critère fondamental, on ne comprendrait rien à la méthode marxiste, qui n’admet pas de règles idéologiques valables de tous temps. J'ai dû lutter pendant six ans, disait Serrati, contre un préjugé nationaliste qu’on prétendait révolutionnaire et selon lequel Trieste devait être libérée des Allemands. Comment pourrais-je applaudir le national-révolutionnaire malais ? Et pourtant, si on raisonne historiquement, une lutte nationale à Trieste dans la situation de 1848 aurait eu l’appui du prolétariat parce qu’au milieu d’une Europe en train de naître de la révolution antiféodale, elle était révolutionnaire. Il en va de même pour les guerres nationales en Europe, dont Lénine a montré qu’elles étaient progressives jusqu’en 1870. En 1914, ces guerres sont impérialistes et réactionnaires, peu importe qu’elles aient pour théâtre la même frontière, pour drapeau la même idéologie : en tant que marxistes, c’est le stade du développement social qui nous intéresse.

Quelles étaient les circonstances historiques et économiques au moment où Lénine présentait ses thèses au Kremlin et où, quelques mois plus tard, Zinoviev parlait à Bakou ? Les thèses le mettent nettement en relief : le but essentiel du parti communiste est la lutte contre la démocratie bourgeoise dont il s’agit de démasquer l’hypocrisie. Cette hypocrisie dissimule la réalité de l’oppression sociale que, dans le monde bourgeois, le patron exerce sur l’ouvrier, et la réalité de l’oppression qu’un petit nombre de grands Etats impérialistes exercent sur les colonies et les semi-colonies. Pour déterminer notre stratégie en Orient, les thèses de Lénine martèlent une série de points fondamentaux : nous devons mettre fin
« aux illusions nationale petites-bourgeoises sur la possibilité d’une coexistence pacifique et d’une égalité entre les nations en régime capitaliste [..] Sans victoire sur le capitalisme, l’abolition des oppressions nationales et de l’inégalité des droits est impossible […] La situation politique actuelle dans le monde [1920] met à l’ordre du jour la dictature du prolétariat, et tous les événements de la politique internationale convergent inévitablement vers le même centre de gravité : la lutte de la bourgeoisie internationale contre la République des Soviets, qui voit se regrouper autour d’elle, d’une part tous les mouvements pour les soviets des travailleurs avancés dans tous les pays, de l’autre tous les mouvements d’émancipation nationale des colonies et des populations opprimées », [l’Internationale doit tenir compte dans ses tâches] « de la tendance à la création d’une économie mondiale unitaire, dirigée selon un plan d’ensemble par le prolétariat de toutes les nations ».

D’autres points fondamentaux fondent la tactique « orientale ». Ils pouvaient rassurer tous les inquiets :
« Le problème de la transformation de la dictature du prolétariat, de nationale (c’est-à-dire existant dans un seul pays et incapable d’influer de façon décisive sur la politique mondiale) en internationale (c’est-à-dire dictature du prolétariat d’au moins plusieurs pays avancés, capables d’influencer de façon décisive la politique mondiale) est à l’ordre du jour ».

Et surtout :
« L’internationalisme prolétarien exige 1) la subordination des intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays aux intérêts de cette lutte à l’échelle mondiale; 2) de la part des nations où la bourgeoisie a été vaincue, la capacité et la volonté de consentir aux plus grands sacrifices nationaux en vue du renversement du capital international ».

Tout ceci étant bien établi, et tous ayant confiance dans la lutte révolutionnaire anticapitaliste dans tous les pays bourgeois, même les plus radicaux des marxistes européens de gauche proclamèrent leur accord avec les conclusions des thèses et avec la dialectique sans faille de l’orateur.

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Sur ces bases, on peut reconstituer de façon plus authentique que la grande presse n’a intérêt à le faire l’encadrement historique retracé par Lénine.

Pendant des millénaires, le mode de vie des groupes humains resta tel que les peuples des différents pays ne dépendaient pas directement les uns des autres; parfois même ils ne se rencontraient et ne se connaissaient même pas. Mais lorsque commence l’ère capitaliste, les méthodes de production et de communication ont déjà lié entre elles toutes les parties du monde. La révolution politique contre les pouvoirs féodaux se répercute violemment d’un bout à l’autre de l’Europe; dès lors, il n’existe plus d’histoires nationales, mais une seule et même histoire, du moins pour toute la partie atlantique du continent. La classe des prolétaires fait son apparition sur la scène historique et combat aux côtés de la bourgeoisie dans ses révolutions; elle participe à un front unique pour les conquêtes libérales et nationales, et elle offre aux nouveaux maîtres de la société les troupes irrégulières des insurrections et les armées régulières des grandes guerres de formation des Etats nationaux. C’est là un fait historique, et le « Manifeste » de 1848 en fait encore une norme stratégique pour des pays et des peuples donnés, tels ceux qui sont encore opprimés par l’Autriche et par la Russie.

Il n’y a pas de raison de cacher qu’action nationale veut dire bloc de classes : dans cette phase, bloc des capitalistes et des ouvriers contre les féodaux.

Pour l’ensemble de l’aire européenne, le marxisme date la fin de cette phase de 1870. Dans la Commune de Paris, comme elle l’avait du reste tenté en 1848, la classe ouvrière dénonce le bloc national, lutte seule, et prend le pouvoir pendant une période assez longue pour montrer que la forme de ce pouvoir est la dictature.

Depuis lors, quiconque dans l’aire européenne invoque encore des blocs nationaux entre les classes est un traître. C’est une question qui a été définitivement réglée par la Troisième Internationale, la révolution russe et le léninisme dans la théorie, dans l’organisation, dans la lutte armée.

En Orient, les régimes sont encore féodaux. Quel en sera le développement ? Les puissances coloniales ont apporté les produits de leur industrie, parfois même installé des fabriques dans les zones côtières; l’artisanat local entre en décadence et ses éléments se reversent à l’intérieur du pays, dans le travail de la terre; une paysannerie d’une misère extrême subit l’exploitation directe des chefaillons indigènes et l’exploitation indirecte du capital mondial. Là où naît une bourgeoisie industrielle et commerciale locale, elle est liée à la bourgeoisie étrangère et en dépend. Il est difficile que se dégage un bloc contre les étrangers. Dans certains pays seulement (voir le Maroc), les chefs féodaux eux-mêmes y adhèrent, ainsi que les gros propriétaires fonciers; en général l’impulsion vient des paysans et des rares ouvriers; se joint à eux, comme en Europe à l’époque romantique, la catégorie des intellectuels, partagés entre une xénophobie traditionaliste et l’attrait pour la science et la technique des blancs. Cette masse informe se soulève; son mouvement crée de graves difficultés à la classe capitaliste européenne. Celle-ci a deux ennemis : les peuples des colonies, et son propre prolétariat.

Maintenant, comment arrive-t-on au socialisme en partant d’un système d’économie sociale du type de celui des pays de l’Orient ? Faut-il d’abord attendre, comme en Europe, une révolution bourgeoise et nationale appuyée par les masses travailleuses misérables, pour n’arriver qu’ensuite à une lutte de classe locale, à la constitution d’un mouvement ouvrier, à la lutte pour le pouvoir et pour les Soviets ? Par une telle voie, la révolution prolétarienne mondiale prendrait des siècles et des siècles.

De façon plus ou moins claire, les délégués d’Orient, en 1922, répondirent que non : ils ne voulaient pas passer par le capitalisme et son cortège d’infamies que ne dissimulaient plus désormais des parades populaires et nationalistes. Ils voulaient marcher aux côtés de la révolution mondiale de la classe ouvrière des pays capitalistes, et réaliser dans leurs pays aussi la dictature des masses non possédantes et le système des Soviets.[7]

Les marxistes occidentaux acceptèrent le plan. Cela signifiait que partout où, en Orient, la lutte éclate contre le régime féodal, agraire ou théocratique, en même temps que contre les métropoles coloniales, les communistes locaux et internationaux entrent dans la lutte et l’appuient. Non pour se donner comme but un régime démocratique bourgeois local et autonome, mais bien pour déclencher la révolution en permanence, qui ne se terminera qu’avec l’instauration de la dictature soviétique. Comme le rappela Zinoviev en levant les bras au ciel devant la surprise de Serrati, Marx et Engels n’ont jamais rien dit d’autre : ils le disaient déjà pour l’Allemagne de 1848 !

La succession des trois périodes s’établit donc comme suit. Jusqu’en 1870 : appui aux insurrections nationales dans les métropoles. De 1871 à 1917 : lutte insurrectionnelle de classe dans les métropoles; une seule victoire, en Russie. A l’époque de Lénine, lutte de classe dans les métropoles et insurrections nationales-populaires dans les colonies, avec la Russie révolutionnaire au centre, selon une stratégie mondiale unique qui ne sera périmée qu’avec le renversement du pouvoir capitaliste dans TOUS les pays.

Dans une telle perspective, le problème économique et social trouvait sa solution dans la garantie fournie par le « plan économique mondial unitaire ». Maître du pouvoir et des moyens de production modernes en Occident, le prolétariat y fait participer l’économie des pays arriérés selon un « plan » qui, comme celui auquel tend déjà le capitalisme d’aujourd’hui, est unitaire, mais qui à la différence de ce dernier ne veut ni conquêtes, ni oppression, ni extermination, ni exploitation.

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La perspective de la troisième guerre mondiale aujourd’hui possible N’EST PAS CELLE-LA.

Tout d’abord, on a jeté au rebut l’idée d’interdépendance mondiale des luttes, au niveau de la doctrine, de la stratégie et de l’organisation. Le 15 mai 1943, violant les statuts, le Presidium de l’Internationale Communiste s’est arrogé le droit d’en dissoudre l’organisation, en prétextant qu’étant donné les changements survenus depuis 1920, une décision internationale au sujet des problèmes concernant un pays donné n’était plus possible, et que chaque parti national devait être autonome. L’exposé des motifs approuve l’attitude du parti communiste des Etats-Unis, sorti de l’Internationale en novembre 1940 ! Et pourtant, cette rupture s’était produite en réaction au partage de la Pologne avec Hitler ! Plus loin, le texte affirme que la rupture du lien international est nécessaire parce que si, dans les pays hitlériens, les partis communistes doivent pratiquer le défaitisme, dans les pays ennemis ils doivent en revanche travailler pour le bloc national. Le mot d’ordre officiel est : « appuyer de toutes ses forces l’effort de guerre des gouvernements ».

La grande voie, la grande perspective de Lénine, est donc abandonnée. Il ne s’agît plus d’un bloc avec des groupes nationalistes insurgés contre un gouvernement national ou étranger dans une colonie ou une semi-colonie, mais d’un bloc avec le gouvernement constitué, le gouvernement bourgeois capitaliste, impérialiste, le gouvernement possesseur des colonies d’outre-mer. La limpide formule de 1920, l’alliance entre tous les ennemis des grandes puissances capitalistes d’Occident, est reniée et renversée.

L’histoire n’est jamais simple ni facile à déchiffrer. Aujourd’hui que les consignes de Moscou ont de nouveau changé et qu’il est question d’ébranler de l’intérieur la puissance des gouvernements bellicistes d’Amérique et d’Europe (comme hier celle d’Hitler), l’alignement des Etats sera plus ou moins compliqué, comme à la veille des deux autres guerres.

En attendant, c’est toujours à ce même Présidium du Kremlin qui a osé se saborder qu’il revient de décider de la double tâche des partis dans les différents Etats.

Mais la perspective n’est plus, comme dans le programme de Lénine, l’alliance des classes et des peuples opprimés pour le renversement du capitalisme en Amérique et en Angleterre. La voie vers la « dictature prolétarienne internationale » est ainsi totalement coupée, et il n’existe plus aucune possibilité d’instaurer ce « plan d’économie prolétarienne mondiale » qui seul pouvait permettre de « sauter » par-dessus le régime bourgeois en Chine, au lieu de le créer au bénéfice des Chiang Kaï-Shek d’hier, des Mao Tsé-toung de demain ou des Tito d’aujourd’hui. On a renoncé à tout quand on oppose à la voie maîtresse de la révolution la voie tortueuse qui admet la « coexistence pacifique » en régime capitaliste ! On a renoncé à tout parce qu’on ne subordonne plus l’intérêt d’une première nation prolétarienne à celui de la victoire dans les pays les plus avancés, et qu’on refuse les « sacrifices nationaux », réclamés et promis par Lénine, pour les remplacer par un vulgaire égoïsme d’Etat national !

Dans ces conditions, c’est-à-dire après le reniement et la liquidation de toutes les garanties léninistes, l’alliance nationale et le « bloc des quatre classes » comprenant les bourgeois de l’industrie et du commerce locaux, à qui on promet un long avenir de développement de l’économie capitaliste, n’est plus, même dans les pays d’Orient, que bas opportunisme. Cet opportunisme n’a rien à envier, en fait de reniement, à l’appui total aux gouvernements de l’alliance anti-allemande pendant la guerre, politique elle-même tout à fait analogue à celle de la deuxième Internationale en 1914 avec l’Union Sacrée. L’appui en temps de guerre au régime d’un Mao Tsé-toung est aussi réactionnaire que l’a été pendant le dernier conflit l’appui au régime de Roosevelt, et que le fut, à l’époque de Lénine, l’appui à l’empire du Kaiser ou à la république française en guerre.

• • •

La gauche marxiste a proclamé que la grande perspective historique de la classe révolutionnaire ne change pas depuis le moment où celle-ci apparaît dans la société par suite de l’introduction de nouvelles forces productives, et jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à l’élimination définitive des anciens rapports de production.

Mais la majorité de la classe ouvrière semble aujourd’hui suivre l’école qui prétend modifier les grandes perspectives sous le prétexte que l’étude de situations et d’expériences nouvelles l’exige. Le révisionnisme de la fin du siècle dernier ne se justifiait pas autrement quand il affirmait que les formes pacifiques du développement bourgeois incitaient à abandonner la méthode de la lutte et de la dictature préconisée par Marx.

On pourrait tirer tous les enseignements possibles de l’histoire des trente années qui ont suivi la mort de Lénine, sauf que l’interdépendance mondiale des Etats constitués et des économies sociales s’est relâchée. Si cela était vrai, comment le gouvernement russe aurait-il pu adhérer, à Yalta et à Postdam, à la politique de guerre ultra-moderne qui a voulu donner au monde le spectacle de l’anéantissement complet du vaincu, soumis à une véritable dictature internationale du bloc vainqueur ? A cette politique qui a monté la mystification de l’ONU, encore plus gigantesque que celle de la Ligue wilsonnienne de 1918, qui voit les adversaires des nouvelles guerres saintes trinquer tranquillement leurs coupes de champagne en souriant pendant que le sang coule sur les champs de bataille de Corée ?

Proposer à la classe ouvrière une perspective qui l’enferme dans le cadre étroit de problèmes nationaux n’a donc aucun sens.

Une théorie qui troque le plan socialiste mondial contre le socialisme dans un seul pays, qui estime possibles non seulement la coexistence d’hypothétiques Etats ouvriers avec les Etats de la bourgeoisie> mais ne serait-ce que la coexistence entre centres opposés de pouvoir militaire établi, n’est rien d’autre que la « théorie petite-bourgeoise sur l’égalité juridique des nations en régime capitaliste » stigmatisée par les thèses de Lénine en 1920. Rien de changé depuis les programmes de la « Ligue pour la Paix et la Liberté » des Mazzini et des Kossuth, stigmatisés par Marx en 1864.

Aujourd’hui moins que jamais le Capital ne renonce à son plan mondial unitaire d’exploitation. Il renforce les chaînes qui pèsent sur la classe ouvrière de tous les pays, « prospères » aussi bien que pauvres, et la sujétion dans laquelle il tient les petits Etats et les masses immenses des pays coloniaux. C’est pourquoi toute théorie de coexistence et toute grande agitation mondiale pour la paix équivalent à une complicité avec ce plan de famine et d’oppression.

Toute tentative d’appeler à la guerre sainte pour se défendre d’une attaque qui troublerait soi-disant un équilibre en fait impossible, et ce alors qu’on a renoncé depuis des décennies à la revendication suprême, la destruction de fond en comble des centres impérialistes, ne peut avoir qu’un seul contenu réel : sacrifier les efforts des partisans et des rebelles aux buts d’impérialismes qui les exploiteront exactement comme le fait l’impérialisme américain qui, en 1943, était présenté comme un des champions de la liberté du monde.

Et pourtant, la majorité de la classe ouvrière tombe aujourd’hui dans le piège de la campagne pour la Paix, et peut-être tomberait-elle demain une nouvelle fois dans les vains sacrifices d’une guerre de partisans; elle ne revient pas, comme elle sut le faire après 1918, à sa perspective révolutionnaire autonome.

Peut-être faudra-t-il attendre un nouveau Lénine – mais Lénine était-il, comme cela échappa dans un moment de lyrisme au froid Zinoviev, « un homme comme on en voit tous les cinq cents ans » ?

Cinq cents ans ! A notre époque où les mass media savent si bien tirer pour le grand public la leçon d’épisodes aussi fulgurants que la carrière qui a fait d’un Eisenhower, hier encore demi de mêlée dans l’équipe de son collège, un généralissime atlantique, ou encore des derniers changements dans les alcôves des chefs d’Etat !

Le chemin du communisme ne se parcourt pas en une vie d’homme, ni même en plusieurs générations. Mais il ne faudra pas cinq cents ans pour que la politique du bloc occidental anti-fasciste et anti-allemand d’hier, et celle du bloc oriental soi-disant anticapitaliste d’aujourd’hui, qui ne vise plus la république socialiste mondiale mais une démocratie nationale et populaire plus mensongère encore que celle de Washington, reçoivent la même qualification que celle donnée par Lénine au social-nationalisme de 1914 : trahison. Car il ne faudra pas si longtemps pour que se reconstitue une unité d’organisation et de lutte des exploités et des opprimés de tous les pays.

D’ici là, il n’y aura pas de paix qui soit désirable, ni de guerre qui ne soit infâme.

Notes :
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  1. « Oriente », « Prometeo » № 2, II série, février 1951. Ecrit en pleine guerre de Corée. [⤒]

  2. « Le Premier Congrès des Peuples de l’Orient, Bakou », 1920, Editions de l’Internationale Communiste, Petrograd, 1921 (reprint Feltrinelli), p. 46. Le discours contre l’oppression américaine sur les Philippines est en fait de John Reed (pp. 115–120). [⤒]

  3. « Thèses générales sur la question d’Orient » in « Manifestes, Thèses et Résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’internationale Communiste, 1919–1923 », Librairie du Travail, Paris, 1934 (reprint Feltrinelli), pp. 177–178 (souligné par nous). [⤒]

  4. La guerre russo-japonaise de 1904–1905 fut notamment marquée par le désastre subi par la flotte russe à Port-Arthur, et se termina par la défaite de la Russie. [⤒]

  5. Allusion au prêt-bail consenti par les Etats-Unis, d’un montant total de 6 milliards de dollars, qui a permis de financer les énormes fournitures d’armes américaines à la Russie pendant la seconde guerre mondiale. [⤒]

  6. Les thèses sur la question nationale et coloniale adoptées par le Second Congrès de l’Internationale Communiste (Moscou, juillet 1920) sont reproduites dans le recueil « Manifestes, Thèses et résolutions… », op. cit., pp. 57–60. Les extraits cités plus loin, qui proviennent des thèses 2, 3, 4, 5, 8, 10, ont été corrigés sur l’original allemand (« Protokoll des II. Weltkongresses der Kommunistischen Internationale », Hamburg, 1921) et soulignés par nous. La « Première ébauche des thèses sur la question nationale et coloniale » de Lénine, ainsi que son « Rapport de la commission nationale et coloniale » (26 juillet 1920), auquel il est fait allusion au paragraphe suivant, ont été publiés dans ses « œuvres », tome 31, pp. 145–152 et 247–253. [⤒]

  7. En 1922 eut lieu à Moscou, en même temps que le IVe Congrès de l’I.C., le congrès des organisations communistes et révolutionnaires d’Extrême-Orient. [⤒]


Source : « Editions Prométhée », novembre 1979, ISBN 2–903210–01–2

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