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DIALOGUE AVEC LES MORTS (II)
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Content:

Dialogue avec les Morts (II)
Seconde journée
Culte de la paperasse
Tournants avoués
Collision des forces dans le monde de 1956
Le but d'abord, les moyens ensuite.
Les moyens: la violence
La pierre philosophale
L'essentiel chez Marx-Lénine
Après la conquête du pouvoir
Léninistes à la Kautsky
La scène a trois
Retirons les concessions
Notes
Source


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Dialogue avec les morts (II)

Seconde journée

Culte de la paperasse
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Les positions du mouvement rattaché à Moscou se réduisent à une négation effrontée des principes du communisme. Nous aurons encore bien souvent l'occasion de le montrer. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir le cynisme et la banalité de la «révolution de librairie» grâce à laquelle on s'imagine vraiment surmonter les secousses quasi sismiques de la société actuelle, tout en maintenant sur pied la baraque mondiale. Pourtant, si celle-ci parvient à résister, elle le devra à des facteurs tout différents d'ailleurs parfaitement analysables.

Brusquement, on déblaye jusque dans les derniers recoins le terrain du matériel de provenance Staline. A la place, on déverse, ligne après ligne, la littérature du XXème Congrès, plus incohérente encore, en dépit de son élaboration collective, que les textes «scientifiques» bien piteux pondus par l'Unique.

C'est la plus grande mise au panier du siècle, et même de l'histoire! Rien qu'au prix du papier, cela représente l'engloutissement de millions et de millions de roubles; et il faut y ajouter les milliards de frais d'impression dans toutes les langues, puisque de nos jours les rotatives tournent à un rythme digne de cette stupide époque atomique.

Même la scolastique médiévale, qui brûlait les auteurs (parfois en soutane) en même temps que leurs œuvres n'était pas allée si loin; elle se contentait d'excommunier les lecteurs éventuels et de reconsacrer les chaires profanées. Au moins avait-elle cette justification d'être parfaitement cohérente avec sa doctrine de l'action et de la connaissance humaines, ce qui la rend beaucoup plus respectable que celle dont nous nous occupons ici! Pour elle, c'était en effet la conscience qui guidait les masses; et pour que cette conscience soit touchée par la foi, il suffisait que l'organisation choisie par l'Etre suprême pour la propager exprimât fidèlement les préceptes et les vérités de la Grâce: d'où la vertu attribuée aux auto-da-fé et aux anathèmes contre l'hérésie.

La pensée critique de la bourgeoisie moderne a refusé l'Etre suprême, la Grâce et l'Infaillibilité par investiture divine; mais dans la doctrine qu'elle leur a substituée, l'action humaine apparaît toujours guidée par la même force: le cerveau. Ne jurant que par la machine à imprimer, l'instruction élémentaire, le livre à grand tirage (bientôt concurrencé, le pauvre, par la marée des journaux), c'est le cerveau qu'elle s'est mise en devoir d'empoigner. Le flambeau de la science devait remplacer l'éteignoir de la religion. On n'a pourtant pas tort de penser que le citadin moderne est pris non pas en réalité par la tête, mais par... son contraire dialectique et burlesque.

Cette conception bourgeoise a subi des échecs en chaine qui lui ont fait faire piètre figure dans tous les domaines: mais, elle n'abandonne pas le terrain. Ce fut, de même, une grande faute de notre part, à nous militants du socialisme, d'avoir conçu, dans le passé, notre mouvement comme une nouvelle espèce de «propagande de la foi». Nous n'avions pas compris que le militant marxiste n'est pas celui qui sait convaincre et enseigner, mais celui qui sait tirer les leçons des faits - de ces faits qui vont plus vite que le cerveau de l'homme et que, vacillant, celui-ci cherche depuis des millénaires à rattraper.

Le déterminisme n'a, dans son acception la plus mûrie, rien à voir avec la passivité. Il montre seulement que l'homme agit avant d'avoir voulu agir et veut avant de savoir pourquoi il veut, son cerveau étant encore le moins sûr de ses organes. Aussi le meilleur usage qu'un groupe d'hommes puisse faire de son cerveau est-il encore de prévoir le moment historique où (rien à voir, donc, avec la passivité!) il sera catapulté dans le tourbillon de l'action et de la lutte - la tête en avant, pour une fois!

Quant aux super-activistes, à ces grands «savants» dont les ressources sont inépuisables et qui, pour toutes les épreuves, ont dans leur sac des manœuvres et des ruses «infaillibles», cela fait des années que nous les voyons procéder dans une marche obscène, la face imperturbable, mais le cul le premier!

En dépit d'eux tous, nous nous reportons constamment aux écrits jaunis, mais inégalables qui depuis un siècle sont nos guides: eux, ils donnent un digne échantillon de leur retour au marxisme en changeant du jour au lendemain, comme sur un coup de sifflet, tout leur arsenal imprimé, tant en histoire qu'en économie, en politique qu'en philosophie, convaincus qu'ils changeront ainsi à leur gré la face du monde!

Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous avons appris à éviter le culte de la personnalité; c'est pourquoi nous continuerons à compulser l'œuvre de Staline autant que nous le jugerons utile. Quant au florilège des conneries congressuelles qui cette fois passent toute mesure, nous n'en donnons pas un sou de plus que cette dernière!

Tournants avoués
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Récapitulons les changements de position sur l'historiographie et le culte de la personnalité qui, déjà contenus dans le rapport de Kroutchev, ont été amplement développés dans d'autres discours.

Le premier de ces changements a consisté à ravaler toutes les accusations de trahison lancées contre les bolcheviks anti-staliniens qui furent. exterminés au cours des immondes «purges», et à les taxer de pures calomnies. Les assassinés n'en resteront pas moins assassinés. Une pareille erreur d'«historiographie» ne se répare pas par une réhabilitation (nous tenons d'ailleurs au plus haut point à être appelés «traîtres» et «bandits fascistes» par ces gens, tant une réhabilitation de leur part nous ferait horreur!). Son sens historique est la destruction de l'avant-garde ouvrière (ce sont en effet des dizaines de milliers de militants à toute épreuve que la contre-révolution, déjà évidente à l'époque, a sélectionnés et exécutés dans tous les pays). Cela apparaîtra clairement le jour où l'exactitude de la position marxiste de ce puissant mouvement éclatera au yeux de tous, c'est-à-dire le jour où les bourreaux seront contraints de déclarer que la trame économique de la société russe n'est pas socialiste. C'est ce que le moderne Concile de Moscou n'a pas encore avoué, en dépit des manipulations qu'il a fait subir aux anciens dogmes. Mais l'heure viendra.

En attendant, ce qui nous importe surtout est qu'il n'ait pas encore jeté par dessus bord le faux credo selon lequel «l'économie russe actuelle a une structure socialiste» et qu'il n'ait pas touché à cet autre axiome non moins insensé de Staline: «la loi de l'échange entre équivalents (improprement appelée loi de valeur) reste en vigueur dans la société socialiste».

Le second changement, que nous avons déjà analysé, réside dans la condamnation du culte de la personnalité: cette condamnation s'est imposée à Moscou comme une necessité, mais elle n'a rien à voir avec le marxisme. En effet, si le XXème congrès liquide le culte de Staline c'est en prétendant que la faute de ce culte revenait toute entière à celui-ci. Or, s'il était vraiment possible à un homme d'imposer son pouvoir personnel et le mythe de sa personnalité à une collectivité entière, ce ne serait pas là l'erreur d'un mauvais marxiste, mais bien une preuve décisive contre le marxisme lui-même! Quant à la position du «collège de direction» substitué au Chef unique, elle est inconsistante, car elle n'apporte pas de juste solution au problème des rapports entre la classe et le parti.

Plus que ces deux changements pourtant, c'est la position concernant les tâches des «partis communistes» (bien peu ont abandonné ce nom, mais il vaudrait mieux dire «partis liés à Moscou») d'au-delà le rideau de fer qui ont tout d'abord frappé l'attention dans le discours de Kroutchev, diffusé le premier et avant que l'ampleur du tournant ne soit pleinement apparue.

Voici cette position: dans tous les pays, notre programme reste l'avènement de la société communiste; nous n'y avons pas renoncé (un tel aveu ne viendra que beaucoup plus tard!). Quant au processus historique qui conduit du capitalisme au communisme, nous ne retenons pas qu'il dût nécessairement passer par la guerre civile, la violence et la dictature prolétarienne, comme Lénine le soutenait en 1917 (Kroutchev a fait des réserves sur ce dernier point!). Nous admettons au contraire qu'il puisse exister des voies différentes, variables d'un pays à l'autre. Celle, par exemple, de la conquête de la majorité du Parlement, pour laquelle les partis communistes ne devront pas seulement s'appuyer sur les salariés, mais s'allier avec les classes moyennes et obtenir le consentement du «peuple», de tous les hommes cultivés et de bonne volonté. Nous n'excluons cependant pas le retour à la guerre civile, dans certaines situations, ou bien quand la voie pacifique sera barrée par le capitalisme.

Telle a été la crasse déclaration de Kroutchev, naturellement provoquée par la nécessité d'étayer les thèmes connus de la politique internationale russe: coexistence pacifique et possibilité d'éviter la guerre.

Elle ne constitue pas, dans ses principes, une volte-face par rapport à la position de Staline. Il n'y a donc pas là de changement retentissant comme dans les questions des trahisons et de la direction personnelle. On venait, à propos de ces dernières, d'abjurer les erreurs commises et de proclamer le retour à l'orthodoxie marxiste et léniniste. Il fallait aussitôt abaisser ce masque «inquiétant». C'est ce qui a été fait quand Kroutchev a affirmé en substance que Moscou entendait conduire à l'étranger... la même politique que les partis social-démocrates et petits-bourgeois de toujours.

On est donc en droit de souligner la rencontre du nouvel opportunisme avec l'ancien et leur complicité dans la sauvegarde de l'ordre bourgeois. Des marxistes ne peuvent cependant pas se contenter de dire que la première et la seconde vague de l'opportunisme sont une seule et même chose, ni en déduire que capitalisme d'Occident et capitalisme d'Orient sont indifféremment les mêmes. Les voies suivies historiquement par les deux opportunismes sont en effet différentes, le second étant de beaucoup le pire; il en va de même pour le développement du capitalisme et pour la victoire de la révolution dans l'un et l'autre secteur du monde; mais si ces voies doivent être différentes, elles ne seront en aucun cas pacifiques.

Si tel a bien été l'aveu de Kroutchev, on reconnaitra qu'il n a rien d'inédit!

Revenons une fois de plus sur la question de la voie à suivre pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière et de l'exercice de ce pouvoir; non, certes, dans l'intention d'apporter du nouveau, mais pour remettre en mémoire ce que nous avons toujours dit.

Collision des forces dans le monde de 1956
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L'histoire de la société humaine présente une succession de heurts et de conflits: ce n'est pas la trouble époque actuelle qui fait exception à cette règle, et le dernier Congrès n'a pu en esquiver l'examen.

Outre le problème de la lutte sociale et politique dans les pays d'au-delà le rideau de fer, outre celui de la politique intérieure des pays «capitalistes» se pose, de l'avis de tous, le problème de la politique russe. On sait que Kroutchev et consorts y répondent en affirmant qu'en Russie il n'existe ni classes, ni luttes de classes, et que la concorde autour du gouvernement socialiste y est parfaite. C'est là une assertion à laquelle on ne peut répondre qu'en examinant la structure économique et sociale de la Russie. Dans la vision difforme des renégats de Staline (convertis à ce que l'on voudra, hormis à Marx et Lénine!), il n'existerait plus aucun heurt, au sens d'Engels, entre état et société, ni en Russie, ni dans les pays frères. Ce heurt n'existerait plus que dans les pays atlantiques, où la lutte de classes continue (il est vrai dans l'acception abâtardie que ces gens en donnent!).

Les Etats du monde étant ainsi répartis en deux groupes, quels vont donc être leurs rapports réciproques? Ce problème se pose sous trois formes:
1.- Rapports entre les Etats d'un groupe avec ceux de l'autre;
2.- Rapports entre les Etats du groupe Est;
3.- Rapports entre les Etats du groupe Ouest.

Nous voici donc à nouveau au coeur des questions que nous avons traitées dans le «Dialogue avec Staline»: «En économie: marché mondial unique, ou marché double? En politique: paix ou guerre?» Les mêmes questions se posent pour les relations internes de chaque bloc.

Tout comme le XIXème, le XXème Congrès a affirmé la position de la coexistence, dans le sens de non-guerre et de «chacun est maitre chez soi». Mais à la différence de Staline, qui faisait là-dessus de fortes réserves, il accepte ouvertement «l'émulation» ou compétition sur un marché mondial unique. Comme un économiste bourgeois l'a rigoureusement démontré, cela revient à admettre que les économies respectives des deux blocs ont la même nature, mercantile et capitaliste.

Ce Congrès a-t-il été l'académie marxiste pour laquelle il a voulu se faire passer? De ce qui précède, il ressort plutôt qu'il n'a brisé l'idole de Staline que pour satisfaire aux exigences de la Chambre de Commerce du capitalisme mondial!

En ce qui concerne les relations internes du groupe Est, le Congrès a souligné l'impossibilité des conflits et les effusions envers les pays frères ont été très chaleureuses: mais qui croira à ces chaleurs d'animaux à sang froid? Un des motifs de la liquidation posthume de Staline, n'a-t-il pas été qu'en Asie où, semble-t-il, on ne joue pas aussi impeccablement qu'en Europe le rôle de satellite, le bât blesse quelque peu?

Dans le troisième problème, celui des rapports entre Etats occidentaux, on croit noter également un changement par rapport au XIXème Congrès. Mais, ô illustres congressistes, le ci-devant astre de science Staline était sur ce point plus léniniste que vous! A ses yeux, la guerre entre les Etats impérialistes occidentaux restait inévitable. Le drapeau de la révolution sociale, réduit déjà alors à l'état de vain épouvantail, n'avait encore été amené qu'à moitié!

Avec Kroutchev, il est déjà baissé des trois quarts: car il nous a parlé beaucoup plus de conflits entre axes commerciaux qu'entre axes militaires, et, indubitablement, ce beau Monsieur a, en liaison avec le spectre de guerre, senti la menace de la bourrasque révolutionnaire.

Lequel de ces navigateurs à la carrière précaire restera-t-il pour serrer les voiles quand la grande bourrasque révolutionnaire recommencera à souffler? Continuez donc, pour le temps qui vous reste, à jouer avec votre cyclone pour rire, ô chefs de la Russie néo-bourgeoise!

Le but d'abord, les moyens ensuite.
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Venons-en maintenant au problème classique du pouvoir en pays capitaliste. Toutes «nouvelles-nées» qu'elles soient, leurs théories «créatrices» ont une forte odeur de faisandé et sont à prendre avec les pincettes!

La première réaction de la presse capitaliste a naturellement été de feindre la stupeur. Comment? Tant d'efforts en vue de la détente générale, et voilà que les premières paroles de Kroutchev sont pour affirmer que son parti poursuit toujours le but du socialisme et du communisme universel! Alors, plus de guerre, ni froide, ni chaude, mais toujours la propagande pour la révolution dans des pays avec lesquels la Russie entretient pourtant des relations de correcte amitié? Comme ils feignent bien la sottise, des deux côtés! Et c'est là un jeu qui n'est pas près de finir!

Pourtant, Trotsky est loin, clamant qu'avec la guerre polonaise (que pourtant il craignait militairement prématurée) on devait porter la Révolution r au cœur de l'Europe bourgeoise! La façon dont Kroutchev, lui, se proclame communiste est toute spéciale! N'a-t-il pas reproché aux bourgeois de l'étranger... de voir une contradiction entre la coexistence pacifique et la revendication d'un communisme universel? Selon lui, les idéologues bourgeois confondent les questions de «la lutte idéologique avec celles de la lutte entre les Etats»! Tandis qu'au contraire «la grande doctrine marxiste-léniniste» affirme que «l'instauration du régime socialiste dans tel ou tel pays est une question intérieure n'intéresant que le peuple de ce pays».

Tout ce que Kroutchev admet est que les communistes ne sont pas les soutiens du capitalisme: est-ce là ce que les plumitifs de la bourgeoisie ont pris pour le langage de Jupiter tonnant? Mais il s'empresse d'ajouter qu'ils ne s'immiscent pas dans les affaires intérieures des pays à structure capitaliste. Au fait, dans quelles affaires t'immisçais-tu donc, Karl Marx, en 1850? Dormais-tu, par hasard, en attendant la fondation de l'Etat d'Israël, le seul sur lequel les principes de Kroutchev t'auraient autorisé à pontifier... On se demande où ce Scythe de secrétaire a bien pu étudier «la grande doctrine»? Mais laissons ces perles...

Avec notre petite jugeote, nous lisons son discours de la façon suivante: moi, secrétaire du Parti, je suis, en Russie, un communiste à la fois idéologique et constructeur (des deux côtés du rideau de fer, même style!); mais à l'étranger, je suis un communiste idéologique, et stop!

Puisque de la coexistence sont nés les échanges touristiques, le voyageur yankee en Russie dira, à la vue de la note d'hôtel, qui paraît, n'est-ce pas, toujours salée: payer? Eh là! Chez vous, je suis bien un capitaliste; mais purement idéologique!

Contentons-nous donc du communisme idéologique de Kroutchev, mais voyons un peu ce qu'il a dans le ventre.

De notre colloque avec Staline, nous en savons déjà assez à propos du socialisme: il est fondé sur la loi de l'échange mercantile (sic!). Il ne nous reste donc plus qu'à attendre le communisme construit par les «idéologues» selon la «grande doctrine» (constructive, en effet, à l'inverse de celle de Marx)... de Fourier-Owen!

Pour l'instant, l'idéologique secrétaire nous le définit de la façon suivante: «le communisme sera un régime social dans lequel chaque homme travaillera avec enthousiasme selon ses capacités, et recevra en échange de son travail selon ses besoins».

Mais ça, ce n'est rien d'autre que la «grande doctrine» du brocanteur et du charcutier du coin! L'échange du travail contre les objets de cousommation subsiste; la société tient la comptabilité des recettes et des dépenses de chaque individu, et on n'ose même pas rêver de réaliser ce que, dans des secteurs restreints, la société actuelle elle-même réalise: recueillir du travail et distribuer des biens et services, sans plus perdre de temps à écrire l'équation mercantile, sans se demander si le bénéficiaire a fourni un travail équivalent.

Si le but de Kroutchev est idéologiquement aussi banal, alors peut-être les voies qu'il préconise sont-elles valables pour le rejoindre!

Les moyens: la violence
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La phrase suivante de Kroutchev est juste: «nos ennemis aiment à nous présenter, nous léninistes, comme partisans de la violence, partout et dans tous les cas». En effet, la violence n'est pas un critère permettant de distinguer le marxiste du non marxiste. On ne peut être «partisan de la violence» puisqu'elle n'est pas un but, mais un moyen, une phase. La société communiste éliminera, finalement, la violence pour la seule raison qu'elle ne connaîtra plus l'échange, ni donc la division en classes.

Il n'en reste pas moins - et la commence le problème! - qu'il existe des partisans de la non-violence qui font le raisonnement suivant: idéologiquement, je désire l'émancipation du prolétariat, mais si pour y parvenir il faut user de violence, j'y renonce. Quiconque parle ainsi n'est pas marxiste, car le marxisme repousse tout pacifisme «immédiat». C'est ainsi que Lénine, après Marx, a repoussé les adversaires de la guerre en général, à toutes les époques et dans tous les pays.

Mais le marxisme condamne également la thèse très ancienne selon laquelle le moyen de la guerre civile était justifié lorsqu'il s'agissait de libérer les citoyens du régime féodal et despotique, qu'il le redevenait chaque fois que la liberté personnelle et la démocratie sont menacées, mais que, par contre, la lutte politique doit être pacifique tant que la démocratie est respectée.

Il ne condamne pas moins la position qui prétend qu'avec la Commune de Paris, ou au moins la fondation de la Seconde Internationale, on est entré dans une époque de transformation graduelle de la société bourgeoise en société socialiste, transformation qui adviendra sans recours à la violence, grace aux mesures appliquées par le prolétariat à l'aide du suffrage universel qui aura porté son parti au pouvoir.

Il s'agit là de thèses non pas morales, ou philosophiques ou, comme dirait Kroutchev, «idéologiques», mais strictement historiques. Lénine a clairement montré ce qu'il fallait penser de la version selon laquelle Marx et Engels avaient cru possible, jusqu'en 1865, une victoire pacifique du prolétariat en Angleterre, Engels y croyant également pour l'Allemagne au moment de sa mort. Il a clarifié les doutes théoriques longuement nourris de ces paroles des maîtres en montrant que si, en théorie, on pouvait admettre que, dans des circonstances défavorables, la bourgeoisie abandonnait le pouvoir à un parti de programme socialiste, le conflit ne manquerait pas d'éclater immédiatement après. Il a noté que, dans sa fameuse réponse, lors d'une conférence en Hollande, Marx avait nié, même pour l'Angleterre, que la bourgeoisie pût «démissionner» du pouvoir et que dans sa préface si discutée Engels suggérait seulement de laisser l'initiative du conflit au gouvernement, dans l'Allemagne de 1890.

Ce que nous venons de dire pour l'usage de la violence vaut également pour l'insurrection et la guerre civile. Théoriquement, elles ne sont pas pensables, ni souhaitables, dans tous les cas. Elles ont des limites historiques.

Lénine et tous les marxistes radicaux ont établi que, pour le cycle qui avait sucédé, en Europe, à la phase classique de 1848-71, cette limite historique coincidait avec le début de la phase impérialiste, aux alentours de 1900, et ils démontrèrent qu'elle était déjà dépassée dans tous les pays développés lors de l'éclatement du premier conflit mondial.

Selon Kroutchev, ces prémisses historiques seraient aujourd'hui changées et il pourrait donc apparaître des cas dans lesquels le prolétariat pourrait accéder au pouvoir sans violence et sans guerre civile.

Avant tout nous nions les faits par lui invoqués: les forces du socialisme et de la démocratie ont augmenté. C'est faux. Au moment où Lénine établissait la théorie historique ci-dessus examinée, toute l'Europe était parlementaire et les partis socialistes comptaient, dans tous les pays, des partisans extrêmement nombreux. Ce n'est qu'ensuite que l'impérialisme économique a engendré les formes politiques totalitaires (cela, si, est conforme à Marx et à Lénine) qui, dans la dernière guerre, ont été battues militairement, mais non socialement, puisqu'elles sont les formes nécessaires du capitalisme à son plus haut stade de développement. Sans quoi, pourquoi Kroutchev parlerait-il, dans les mêmes pages, du danger qui menace la démocratie en Amérique, en Angleterre, en France, en Allemagne, etc... dont les gouvernements, hier alliés au sien, sont souvent dépeints par les «communistes» comme des «bandits fascistes»? N'est-ce peut-être qu'une chanson de Staline?

Deux guerres féroces, succédant à la «période idyllique» de 1890-1910, comptent donc pour rien, aux yeux de Kroutchev?

«Le camp des pays du socialisme compte plus de 900 millions d'hommes», affirme le secrétaire. Nous nions l'existence du socialisme (et de la démocratie, qui nous importe fort peu) dans ce camp. Qu'une nouveaute historique ait mis en branle les 900 millions d'hommes en question, seul un aveugle pourrait le nier. Mais la nouvelle forme apparue n'est pas le socialisme. D'ailleurs comment ces hommes ont-ils été mis en branle? Par la violence et la guerre civile. Un seul de ces deux faits suffit déjà à exclure que tout doucement et sans coups de canon, le reste du monde se retourne sens dessus dessous.

Quant à «la force d'attraction» des «idées qui ont conquis les esprits», nous en faisons grâce à la nouvelle philosophie «marxiste»!

Cependant, admettons pour un instant, dans un but dialectique, ce que nous venons de nier; admettons que dans un pays quelconque le capitalisme abandonne le pouvoir, par honte de ses vieilles fautes, par résignation chrétienne, par paralysie d'hydropique, par fair play, enfin par tout ce que notre secrétairissime voudra bien imaginer. Admettons qu'il démissionne en criant: Diable! vous m'avez eu à l'émulation pacifique; vous m'avez régulièrement surclassé et battu: je reconnais que vous êtes... plus capitalistes que moi!

La pierre philosophale
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Acceptons donc pour un instant l'hypothèse qu'une fois par hasard le prolétariat arrive à s'emparer du pouvoir politique sans violence, sans soulèvement, sans putsch, sans blanquisme, sans insurrection - enfin, sans effusion de sang. Et donnons raison à Kroutchev: rien de tout cela ne constitue un élément discriminant. Mais il y en a un, dont le XXème Congrès n'a soufflé mot, l'unique, le grand, l'irremplaçable critère de la dictature du proletariat!

Entre 1848 et 1917, et bien qu'entre temps le monde bourgeois ait fait un plongeon d'un quart de siècle dans une existence idyllique, quelque chose, dans la doctrine de Marx et d'Engels, n'a pas varié. Faudrait-il croire que cela ait changé après? Changé précisément à l'époque où deux guerres incendiaient la planète entière? A l'époque de la plus grande victoire révolutionnaire de l'histoire, celle d'Octobre, plus fortement et plus longtemps armée que l'épique révolution de 1793? De la répression sanglante des Communes de Berlin, de Budapest, de Munich après la première guerre; de Varsovie, et dc Berlin, encore, après la seconde? Du passage au peloton d'exécution des Communards russes: les Trotsky, les Zinoviev, les Kamenev, Boukharine, Radek; de dizaines d'autres maîtres éminents du marxisme, de centaines de vétérans du bolchévisme, de milliers de fils de la classe ouvrière, combattants de la glorieuse guerre civile de Russie? Changé, à l'époque où la dégénérescence de leur mouvement politique plaquait sur les visages des prolétaires européens le masque sanglant, mais bourgeois des partisans d'Italie, d'Allemagne, de France, d'Espagne, des Balkans, etc...? A l'époque des guerres civiles de Chine, où, pendant quarante ans, des armées épuisées, décimées, se talonnent tour à tour, du Sud à l'extrême Nord, et du Nord au Sud? Des cent épisodes de luttes coloniales, dans huit ou dix empires, où les sanglants exploits des Européens les plus démocrates font pâlir ceux des régimes réactionnaires, des hécatombes de nègres, par les Belges au Congo, à la déportation de l'archevêque chypriote par les Anglais?

Tout ce qui s'est passé entre 1848 et 1917 a été de la littérature pour jeunes filles, au prix de la lutte cannibalesque qui s'est déchaînée par le monde dès que la dictature d'Octobre eût lancé son défi mortel au Capital!

Et voilà que dans ce Congrès où l'on a plusieurs fois admis qu'il était des principes intouchables, immuables, on se permet d'attenter au principe des principes, sans lequel, nous, millions de révolutionnaires d'hier, d'aujourd'hui et de demain, cessons tous d'exister - et qu'on y attente sous le prétexte de nouvelles voies et de nouveaux détours, en se vantant de «découvertes» en chaîne qui «élargiraient», soit disant, le marxisme!

Toute la nouveauté du «Manifeste» que les communistes de 1848 lançaient contre un monde convulsé repose sur la notion de passage au socialisme que le XXème Congrès a traitée en bon béotien qu'il était!

«Toutes ces mesures sociales (qui défont les nœuds de l'oppression bourgeoise) ont pour prémisse l'organisation du prolétariat en classe dominante - après son organisation en parti politique - et l'intervention despotique dans tous les rapports de la production bourgeoise».

Despotisme - ou force de persuasion, ô Messieurs les orateurs de Moscou?

Le «Manifeste» fait silence, dans les pages citées, sur l'insurrection à main armée. C'est qu'il s'agit de quelque chose de plus que d'une révolte d'esclaves. Il s'agit de la révolte de forces de production impersonnelles, et l'expropriation des expropriateurs est en même temps la solution d'une équation scientifique. Dans ce passage du «Manifeste», on n'entend pas tonner le canon: mais on y voit la Dictature poser sa main de fer sur l'ennemi, tout vaincu, prisonnier et rendu qu'il soit!

Dans l'épopée sur la défaite du prolétariat parisien en 1848 retentit le mot d'ordre: «destruction de la bourgeoisie! Dictature de la classe ouvrière!». La raison de ce mot d'ordre, c'est que, comme il est arrivé et arrivera cent fois encore, la classe moyenne insurgée contre la droite étouffe dans le sang, après avoir la victoire, l'avance sans méfiance, la naïve «compétition émulative» du prolétariat! C'est contre eux, contre ces agents du système bourgeois condamnés par l'inertie historique à étrangler la révolution socialiste, que le cri de dictature se lève, en 1848 comme en 1831 déjà, et plus tard, en 1871, avec le même héroïsme malheureux. La dictature de la classe ouvrière, c'est avant tout le silence dans tout autre section du «peuple», non seulement celle des patrons et des banquiers, mais aussi de ces ignobles épiciers des rues de Paris à la mentalité d'usuriers! Le silence de Jacques Bonhomme, le paysan français, avec son bas de laine gonflé d'or bourgeois.

Et plusieurs années après, à la fin des lois d'exception contre les socialistes allemands, Engels, que l'on a prétendu adversaire de l'insurrection, s'écriait: «Vous demandez, ô philistins, ce qu'est la dictature? La Commune de Paris, voilà la dictature du prolétariat!».

Ainsi donc, même dans le cas où la bourgeoisie désarmée abdiquerait (et même si c'était dans les mains de Kroutchev!), la révolution prélèvera des otages, et le prolétariat dictateur en fera, dans les conditions donnée, le même usage qu'à Paris en 1871, où il en répondit magnifiquement devant l'histoire: les Communards en se faisant massacrer, et Karl Marx en jetant à la face de leurs bourreaux l'apologie de la violence révolutionnaire.

L'essentiel chez Marx-Lénine
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Dans la seconde édition de son «Etat et la révolution» écrit en 1918, Lénine a inséré des passages d'une lettre de Marx au camarade Weydemeyer qui, à ses yeux, «exprimaient ce qui distingue essentiellement et radicalement la doctrine de Marx de celle des penseurs bourgeois, l'essentiel de sa doctrine sur l'Etat».

Nous avons intentionnellement concédé à Kroutchev que l'essentiel, justement, ne résidait pas dans l'usage de la violence, dans la guerre civile, ou l'insurrection, c'est-à-dire qu'il pouvait se présenter des cas d'issue non sanglante de la lutte de classe.

Mais ce qu'il y a d'original, d'essentiel pour la «grande doctrine de Marx et de Lénine», ce n'est même pas la lutte de classes, mais la dictature et la destruction de l'Etat. On ne saurait le dire mieux que Lénine lui-même:
«
Mehring publiait en 1907 dans la Neue Zeit quelques extraits de la lettre de Marx à Weydemeyer datée du 5 mars 1852. Cette lettre contient, entre autres choses, la remarquable observation suivante: «En ce qui me concerne, je n'ai le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société contemporaine, ni la lutte qu'elles se livrent entre elles. Des historiens bourgeois avaient exposé bien longtemps avant moi le développement historique de la lutte de classes, et quelques économistes bourgeois l'anatomie économique de celles-ci (dans laquelle, notons-le au passage, certains petits groupes de 1956 veulent voir tout le communisme, ce qui est la répétition d'une erreur fort ancienne).
Ce que j'ai fait de nouveau, poursuit Marx, c'est d'avoir démontré:
1) que l'existence des classes ne concerne que certaines phases du dévelopement de la production (Thèse de la non-éternité des classes; il y a eu et il y aura des formes de société sans classe N.d.A.).
2) que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat.
3) que cette dictature elle-même n'est qu'une transition vers la suppression de toutes les classes, vers la société sans classe»
».

Lénine fait de cette doctrine (qu'il qualifie, nous l'avons vu, d'essentielle, et de radicale) la pierre d'achoppement pour une compréhension et une reconnaissance effective du marxisme. Et il ajoute: celui qui ne pousse pas la reconnaissance de la lutte de classes jusqu'à la dictature du prolétariat n'est pas marxiste.

Il est bien clair que c'est là un principe fondamental valable tour toutes les époques et pour toutes les révolutions. Toutes ces prétendues voies de passage au socialisme qui impliquent bien une reconnaissance de la lutte des classes, mais qui se gardent de l'étendre jusqu'à la dictature du prolétariat ne sont donc rien d'autre que de l'opportunisme. Or c'est à l'opportunisme, avant tout, que Lénine faisait la guerre, sur le terrain théorique et pratique, pendant ces dures années.

Cette théorie originale dont parle Marx n'est pas une «conquête créative» de l'expérience historique dont Messieurs les communistes d'aujourd'hui aiment tant parler. En effet, Marx l'a établie alors que l'histoire n'avait encore donné aucun exemple de dictature du prolétariat et à plus forte raison de suppression des classes. Lénine en a fait un principe indérogeable (3) peu après que la première dictature stable ait remporté un triomphe éclatant, c'est-à-dire alors qu'elle restait en butte à de très violents assauts de l'ennemi et que l'on était encore très loin de tout exemple historique de disparition des classes et de l'Etat - comme c'est encore le cas aujourd'hui.

Vienne qui veut prétendre que l'histoire a démenti Marx et démontré que le développement des formes de production ne passera pas dans tous les cas par une phase de dictature prolétarienne. Ce qui est inadmissible, c'est de proclamer que, tout en reconnaissant une lutte de classes qui, dans le domaine international, prend la forme de la coexistence pacifique et de la rivalité émulative et, dans le domaine national, sous certaines conditions, celle de la conquête parlementaire de l'Etat, Moscou retourne à la doctrine de Marx et de Lénine. Car nous avons vu quel est le «caractère discriminant» qu'à 70 ans d'écart ils se sont accordés à reconnaitre à leur doctrine commune.

Lorsque Moscou - c'est là le point important - dit que les communistes espèrent s'emparer de l'Etat dans certains pays (qui, d'ailleurs, se limitent à la France et l'Italie!) par des mouvements respectant la Constitution, sans toutefois exclure la possibilité d'un recours à la lutte armée, là où, en violation de cette Constitution, le pouvoir ne leur serait pas remis après une victoire électorale, elle ne dit pas, mais elle nie en théorie et en pratique, qu'ils détruiront le vieil appareil d'Etat. Elle n'exclut pas non plus qu'ils puissent perdre le pouvoir sur le plan parlementaire également, puisqu'elle ne propose pas de supprimer tous les droits politiques aux classes non-travailleuses: or la dictature du prolétariat, c'est cela, et rien d'autre.

Après la conquête du pouvoir
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Nous avons supposé plus haut qu'un gouvernement «socialiste» était parvenu au pouvoir par la voie «constitutionnelle» et, pour reprendre les paroles de Kroutchev, en «unissant autour de la classe ouvrière les forces des exploitants directs de la terre, des intellectuels et de tous les vrais patriotes». C'était là une concession et une hypothèse historique absurde ne servant qu'à la commodité de la démonstration. Le lecteur n'a pas à craindre que nous croyions le moins du monde avoir à faire à des gens dont le but est réellement le socialisme et le communisme, et seulement coupables de dire de prodigieuses bêtises sur les «moyens».

Un gouvernement appuyé sur une telle majorité pourra-t-il la conserver après sa montée au pouvoir (et même aura-t'il jamais pu l'obtenir?) en disant: nous n'admettons pas que des élections ultérieures nous enlèvent notre majorité. Nous nous établissons de façon stable au pouvoir; pour cela, nous supprimons les élections; ou bien nous ne les autorisons plus que du genre désormais adopté par tous: vote libre, mais seulement en faveur du gouvernement?

Que diraient alors les paysans? Que diraient les intellectuels? Que diraient les forces patriotiques?

Imbus de constitutionnalisme à tout prix, ils pourraient évidemment descendre en armes dans la rue, comme le cas s'est déjà produit historiquement, si une dictature de droite voulait empêcher des élections gagnées d'avance par les forces «populaires» ou en annihiler les résultats. Mais ils ne le feraient certainement pas en faveur d'une dictature qui supprimerait justement toutes les garanties sacro-saintes au nom desquelles on aurait monté toute cette comédie de la pacifique conquête «socialiste» du pouvoir.

Voilà pourquoi, quand on s'appuie sur de telles forces, l'engagement de défendre par la violence la stabilité du gouvernement au cas où la majorité électorale viendrait à faire défaut est impossible non seulement à maintenir, mais même seulement à prendre.

Alors on ne tend pas, contrairement à un passage du discours de Kroutchev, à un pouvoir stable après la conquête populaire? Que diront, à leur tour les prolétaires eux-mêmes, les prolétaires authentiques, doués d'esprit révolutionnaire et marxiste? Ils ne diront rien, pour la bonne raison qu'il n'y en aura pas de cette sorte. Autrement, on ne serait pas arrivé à ce front populaire éléphantesque, ni même seulement à l'hypothèse de sa réalisation.

Ceci dit, on comprend pourquoi Kroutchev évite avec soin le mot scandaleux de dictature. Son édition expurgée du marxisme ne se permet que des termes du genre de la «direction politique de la classe ouvrière guidée par son avant-garde». Il fait ainsi écho à ces traducteurs infidèles de Marx qui avaient remplacé la «dictature révolutionnaire du prolétariat» par la «critique du prolétariat».

Tout ce que Kroutchev se hasarde à dire, c'est que «là où le capitalisme dispose d'un énorme appareil militaire et policier, les forces réactionnaires (?) opposeront une forte résistance». Dans ce pays d'exception, il veut bien concéder que «le passage au socialisme ne se fera qu'à travers une âpre lutte de classes révolutionnaire».

En tous cas, si Kroutchev reconnaît ici la lutte de classe, dans un cas spécial, sa reconnaissance ne va pas jusqu'à la dictature du prolétariat.

C'est ce que Lénine a appelé et appellerait «réduire Marx à un libéral vulgaire». En effet, même le juriste le plus conservateur admet que les citoyens usent de la force quand on viole un de leurs droits constitutionnels. Pourquoi Kroutchev ne permettrait-il donc pas que l'on lutte «âprement» contre les forces réactionnaires, après leur avoir démontré, il est vrai, qu'elles n'ont pas la majorité parlementaire?

Que le lecteur ne s'imagine pas que nous voulons démontrer ici une nouvelle fois l'impossibilité de faire servir le Parlement à des fins de classe, ou expliquer aux Kroutchev et aux Thorez que leurs méthodes ne leur apporteront que désillusions! Nous savons fort bien qu'ils ne peuvent pas parler autrement et pourquoi ils ne le peuvent pas. Ce qui souffle par leurs trompettes, c'est justement la volonté d'empêcher le prolétariat d'arriver au pouvoir; même si, parmi eux, il se trouvait des hommes qui ne soient pas pleinement conscients de ce fait, cela ne changerait rien à la question.

Une seule chose nous importe: c'est de prouver que le reniement du stalinisme peut être expliqué en tout cas, par le jeu de forces internationales et de forces sociales s'exerçant à l'intérieur de la Russie (c'est bien ce que nous affirmons), mais que nul n'a le droit de lui donner pour drapeau le retour à la doctrine de Marx et de Lénine!

Les formules gauches et malhonnêtes du XXème Congrès expriment un refus ouvert du point central de la doctrine qu'il invoque: «la dictature comme transition nécessaire à la suppression des classes», c'est-à-dire la dictature après la conquête du pouvoir. Mais quand ces «communistes»-là disent qu'ils conquerront le pouvoir sans lutte armée, cela pourrait bien être vrai, car l'ordre bourgeois peut très bien trouver un jour avantage à la chose.

Léninistes à la Kautsky
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Il est facile d'opposer Lénine lui-même à cette nouvelle édition du léninisme. C'est sur un passage de Lénine que Kroutchev s'appuie en effet quand il prétend que ce serait appliquer faussement le matérialisme historique que de donner un schéma pré-établi, valable pour tous les pays, des phases successives de la lutte de classe. Seulement, comme toujours, il l'isole du développement auquel il appartient et chez qui Lénine lui donnait son véritable sens. Il se garde bien de dire que Lénine polémiquait alors avec les socialistes de droite qui, au nom de Marx, avaient stupidement décidé que la Russie, y compris le prolétariat et le parti bolchévique, ne devait pas bouger parce que le matérialisme historique déniait à la révolution russe toute possibilité d'être une révolution du prolétariat avant que tous les autres pays d'Europe aient achevé les leurs. Elle devait donc, selon eux, être conduite par la bourgeoisie tant que l'économie russe n'aurait pas atteint le niveau des économies occidentales. Cela fait quarante ans que nous luttons, à notre tour, contre l'idée monstrueuse qui veut que la forme du pouvoir révolutionnaire en Russie eût dû être démocratique, et non pas dictatoriale pour les mêmes motifs de «déterminisme économique» invoqués par les adversaires de Lénine (4).

Kroutchev cite donc Lénine à la façon dont Kautsky citait Marx et que Lénine a flétrie dans: «La dictature du prolétariat et le renégat Kautsky».

Kautsky prétendait, en effet, que toute la question de la dictature venait d'un «petit mot» écrit un jour par Marx. Par une série de citations hypocrites, il avait tenté de vider le terme de son importance fondamentale dans la conception authentique de Marx et de le réduire à un choix malheureux dans le vocabulaire.

C'est pour cette raison que dans l'autre monde, le visage de ce théoricien (qui avait longtemps défendu Marx contre les révisionnistes de droite et chez qui Lénine s'était formé, comme chez Plekhanov) doit porter la marque ineffaçable des cinq doigts de la main que Lénine lui appliqua d'une façon qui sembla à l'époque injustement sanglante à beaucoup.

«Appeler un «petit mot» cette célèbre déduction de Marx, alors qu'elle résume toute sa doctrine révolutionnaire, cela signifie se moquer du marxisme, le renier complétement. On ne doit pas oublier que Kautsky connaît Marx pour ainsi dire par cœur. A en juger par toutes ses publications, il a, dans ses tiroirs ou dans sa tête tout un fichier dans lequel les écrits de Marx sont classés minutieusement, de la façon la plus pratique pour pouvoir le citer aisément. Kautsky ne peut donc ignorer que Marx aussi bien qu'Engels ont parlé à maintes reprises de la dictature du prolétariat et que cette formule est l'exposé le plus complet et le plus exact scientifiquement de la tâche du prolétariat: briser l'appareil étatique de la bourgeoisie, tâche dont Marx et Engels ont parlé pendant près de quarante ans, entre 1852 et 1891, en tenant compte des révolutions de 1848 et de 1871.
Depuis le début de la guerre, Kautsky a acquis une virtuosité de plus en plus grande dans l'art d'être marxiste en paroles et laquais de la bourgeoisie en fait
».

Les orateurs du XXème Congrès disposaient d'un fichier des œuvres de Lénine meilleur que celui de Kautsky pour Marx; d'un fichier électronique peut-être, étant donné le stupide sentiment d'envie envers la technique américaine qui affleure dans tous leurs discours, bien que cette technique ne soit souvent qu'un vaste bluff. Ils ont donc surclassé de loin le champion de l'époque en fait de «virtuosité dans l'art d'être marxistes-léninistes en paroles et laquais de la bourgeoisie en fait».

Le «petit mot» de Marx, Kautsky l'expliquait de la façon suivante: la dictature signifie la suppression de la démocratie. Dans une longue analyse historique, Lénine démontre que l'on arrivera, à la fin, à supprimer toute espèce de démocratie car une fois les classes et l'Etat disparus, le mot aura perdu tout sens et la chose aura été oubliée depuis longtemps.

Mais il rectifie également, avec une rigueur toute scientifique le méprisable «libéralisme» de Kautsky: «La dictature ne signifie pas obligatoirement la suppression de la démocratie pour la classe qui exerce cette dictature sur les autres classes, mais elle signifie obligatoirement la suppression de la démocratie pour la classe contre laquelle la dictature est exercée».

Voilà qui est clair et qui vaut pour les deux dictatures opposées des temps modernes: celle de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Vous imaginez-vous les Kroutchev et les Thorez disant à la bourgeoisie: après t'avoir renversée au moyen de la démocratie nous exercerons la dictature; mais si tu supprimes la démocratie pour nous quand nous sommes en minorité, tu es une force réactionnaire?

La scène a trois
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Tous les passages de Lénine sur lesquels Moscou spécule se réfèrent non au capitalisme des pays occidentaux modernes, mais aux lieux et à l'époque où trois forces étaient en lutte: la féodalité, la bourgeoisie et le prolétariat. Alors, les voies de passage au socialisme dans un pays étaient en effet multiples. Mais quand la scène n'est plus qu'à deux personnages, le problème se réduit historiquement à la victoire de la révolution socialiste dans la société capitaliste développée. Par contre, lors de la constitution des Etats nationaux au sortir de la féodalité, il est fatal que l'on se mette à écrire le «roman» de la révolution nationale isolée. C'est là et seulement là que l'on peut parler de pont de «passage au socialisme», et que les aspects politiques de celui-ci (avec telle ou telle forme de démocratie, ou telle ou telle variété de «dictature du prolétariat») sont effectivement divers.

Dans le texte plus haut cité, Lénine, après avoir scientifiquement défini la dictature en général, caractérise celle du prolétariat de la façon suivante: «C'est un pouvoir conquis et maintenu par la violence du prolétariat contre la bourgeoisie, un pouvoir qui n'est limité par aucune loi».

Vous, «intellectuels», «patriotes» et autres semblables insectes, vous la trouvez un peu forte, n'est-ce pas?

Plus loin, l'auteur évoque la scène à trois en rappelant qu'avant 1905, tous les marxistes définissaient la révolution comme bourgeoise: les menchéviks en déduisaient une politique d'entente avec la bourgeoisie; les bolchéviks, par contre, prévoyaient une lutte du prolétariat allié aux paysans, d'abord contre la féodalité, puis contre la bourgeoisie. Kautsky, lui, invoquait «l'état arriéré» de la société russe pour affirmer, selon la citation sarcastique de Lénine, «cette idée nouvelle: dans une révolution bourgeoise, on ne peut aller plus loin que la bourgeoisie», «et ceci, ajoutait ce dernier, en dépit de tout ce que Marx, Engels ont dit dans leur confrontation de la révolution bourgeoise de 1789-93 en France avec celle de 1848 en Allemagne».

Lénine et l'histoire ont prouvé que le prolétariat ne peut se passer de la dictature au cours d'une révolution bourgeoise sans être battu. Les «léninistes» du XXème Congrès affirment qu'il doit s'en passer dans les révolutions exclusivement prolétariennes, dans lesquelles il ne s'agit plus d'abattre la féodalité, mais uniquement le capitalisme! Voilà la grande différence qui les sépare!!!

Léninistes, ces gens qui suppriment jusqu'au «petit mot», qui font de l'insurrection quelque chose de secondaire et suppriment la dictature dans tous les cas? Laissons encore une fois parler Lénine lui-même (extrait du début de son «Renégat Kautsky»): «Si Kautsky avait voulu raisonner avec honnêteté et sérieux, il se serait demandé: existe-t-il des lois historiques de la révolution ne connaissant aucune exception? La réponse aurait été: non, il n'existe pas de lois de cette sorte. De telles lois ne concernent que le cas typique, ce que Marx a désigné une fois comme le cas «idéal» dans le sens d'un capitalisme moyen, normal, typique».

La loi historique de la dictature est donc inséparable de l'ensemble de la doctrine. Contre la falsification, Lénine la formule de la façon suivante: «La révolution prolétarienne est impossible sans la destruction violente de l'appareil d'Etat bourgeois et sans son remplacement par un appareil nouveau».

Retirons les concessions
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Maintenant que nous avons démasqué les faux théoriques commis par Moscou - pire encore que ceux que l'on rencontrait dans les textes économiques de Staline - nous pouvons retirer les hypothèses historiques que nous avions concédées et passer à ses faux historiques non moins éclatants.

Kautsky avait, tout comme Kroutchev, tenté de spéculer sur le fait que Marx et Engels auraient fait une exception pour l'Angleterre et l'Amérique en ce qui concerne la prise violente du pouvoir, jusqu'en 1870-80, tout au moins. La réponse de Lénine est fondamentale. La nécessité de la dictature est avant tout liée à l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Ces formes n'existaient pas à cette époque dans ces deux pays. «Aujourd'hui (1918), par contre, elles existent tant en Angleterre qu'en Amérique».

M. Kroutchev aurait-il entendu dire qu'elles avaient disparu depuis? Lui et son maître Staline les avaient-ils oubliées ou non, ces formes monstrueuses, quand ils traitaient les Etats anglais et américains en alliés fraternels, ou en ennemis de la guerre froide?

Ici nous devons réfuter également la description mirobolante selon laquelle le monde actuel déborderait de démocratie et de socialisme dans la plupart des pays. L'opportunisme, la négation de la dictature, le reniement du marxisme ont de tout temps usé de cet argument que, chose incroyable, Kautsky reprenait à son ancien adversaire Bernstein: l'ère où la transformation pacifique de la société devient possible a succédé à celle de sa transformation violente! N'est-ce pas là l'interprétation historique adoptée par Kroutchev et bien d'autres en 1956 pour l'étonnement du monde entier? Et ceci malgré leur fichier perfectionné des œuvres de Lénine? Mais ce fichier se retourne contre eux: que cela serve à l'édification des lourdauds qui se nourrissent de nouveautés publicitaires!

«L'«historien» Kautsky falsifie l'histoire de façon tellement éhontée qu'il en oublie l'essentiel: que le capitalisme d'avant les monopoles (dont l'apogée se situe approximativement dans la décade 1870-80) se distinguait, dans ses traits économiques essentiels particulièrement caractéristiques en Angleterre et en Amérique, par un amour relativement grand de la paix et de la liberté. L'impérialisme, au contraire, c'est-à-dire le capitalisme de monopoles dont l'établissement définitif ne date que du vingtième siècle, se distingue, dans ses traits économiques essentiels par un amour bien moindre de la paix et de la liberté et par un développement maximum et universel du militarisme. Ne pas remarquer cela quand on examine jusqu'à quel point une transformation pacifique ou violente de la société est vraisemblable et typique signifie tomber au niveau du plus vulgaire laquais de la bourgeoisie».

Cela suffit pour tirer les conclusions finales sur la ridicule position du «passage» des différents pays au «socialisme» en «ordre dispersé».

Le faux historique avait été inventé bien avant Staline et il est rien moins que disparu depuis que celui-ci a été expulsé de la gloire.

Pour Marx et pour Lénine, la dictature est une loi générale, ainsi que la terreur, autre terme maudit que Moscou a retiré de la circulation. Et pourtant, Engels ne craint pas d'user de cet autre «petit mot» (non moins oublié au XXème Congrès que celui de dictature), dans «l'Almanach républicain italien» lorsqu'il dit: «S'il ne veut pas avoir combattu en vain, le parti victorieux doit maintenir sa domination par des moyens autoritaires, par la terreur que ses armes inspirent aux contre-révolutionnaires». C'était en 1874 et il s'agissait alors de confondre les anarchistes qui démobilisaient la force armée une heure après la victoire.

La loi fondamentale du marxisme-léninisme en ce qui concerne la conquête du pouvoir politique est la nécessité d'user de la dictature sitôt ce pouvoir conquis. Il aurait pu peut-être y avoir une exception à cette loi justement dans les conditions de la Russie de 1917. La valeur «mondiale», comme dit Kroutehev, d'Octobre réside dans le fait essentiel que la dictature s'est imposée historiquement justement en Russie. Demain, elle s'imposera partout, sans aucune exception.

Dans la doctrine du XXème Congrès, au contraire, l'accès démocratique au pouvoir devient la loi générale, tout comme chez les pires sociaux-démocrates d'hier ou d'aujourd'hui.

On fait, il est vrai, une exception pour les cas où le capitalisme disposerait d'un énorme appareil militaire et policier?

Mais serait-ce là l'exception? Où donc sont-ils, les pays modernes sans bureaucratie, sans militarisme, sans forces policières? Pour la France et l'Italie, les seuls pays où la règle de la majorité parlementaire pourrait se vérifier, on peut demander des nouvelles de l'armée et de la police aux rebelles d'Algérie et aux ouvriers agricoles de Venosa et Barletta (5), et même tout simplement à la presse du Kremlin.

L'optimisme qui ressuscite la perspective kautskyenne de transformation pacifique de la société, enterrée par Lénine, se fonde tout entier sur les pays de l'Est, les pays de la démocratie populaire et du «socialisme». C'est donc là qu'il n'y aurait plus d'armées de fonctionnaires, de militaires et de policiers? Le secrétaire général considère manifestement qu'elles ne méritent plus le nom de «bureaucratie», d'«armée» et de «police» quand elles dépendent de sa Centrale. Et connaissant le goût du public pour la version dramatique des événements politiques, il espère faire croire qu'elles ont disparu depuis qu'on a infligé la mort civile au généralissime Staline et le supplice au supertraître Beria.

Mais le jugement de l'histoire sur les chefs actuels de l'«avant-garde» leur sera-t-il plus favorable qu'à ces deux personnages? Sera-t-il même différent? Le lien qui les a attelés ensemble pendant tant d'années à la même fonction pourra-t-il être jamais oublié?

[Suite]

Notes:
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  1. Après qu'Engels ait montré dans la Commune de Paris le premier exemple historique de cette dictature. [back]
  2. Dans les différents paragraphes de notre étude sur la Russie, nous analysons les écrits de Lénine; avec une continuité qui, depuis le début du siècle, ne s'est jamais démentie, ils ont édifié pierre à pierre la théorie de la révolution russe. [back]
  3. Localités italiennes dans lesquelles on a assisté en 1955-56 à de violentes agitations de salariés de la terre et d'ouvriers souffrant d'un chômage quasi permanent. [back]

Source: Editions de «Il Programma Comunista» Nr.6 mars 1956.

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