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QUE LE BATHYSCAPHE HISTORIQUE ACCOSTE
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Content:

Que le bathyscaphe historique accoste
Les pêcheurs d'erreurs
L'absolu et les différences
La petite algèbre de Karl
Donc, la faim s'accroit
Point cardinal
À lui le dermer mot
Démarche a la manière des écrevisses
Le dernier cri!
Les choses à leur place
Sonder en profondeur
Source


«Sur le fil du temps»

Que le bathyscaphe historique accoste

Les pêcheurs d'erreurs
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Nous avons dit à maintes reprises que, pour Ricardo, la rente foncière est toujours et seulement différentielle; tandis que, dans la théorie de Marx, elle n'est différentielle que dans la mesure où l'on compare des terrains de fertilité différente ou des apports différents de capitaux sur la même terre, car il existe également une rente absolue «de départ» à laquelle les rentes différentielles viennent se juxtaposer.

Dans le raisonnement démonstratif que Marx développe, ce sont tout d'abord les lois différentielles de la rente sous sa première et sa seconde formes qui sont énoncées: la preuve chiffrée en est apportée par le fait que, la rémunération du travail et celle du capital de l'entreprise agricole restant identiques, à des différences identiques de produit correspondent exactement des différences identiques de rente.

Dans toute cette démonstration exhaustive, dont nous avons soutenu qu'elle était confirmée par les données de l'économie agricole moderne, Marx pose l'hypothèse qu'il existe un terrain A, le plus mauvais de tous, sur lequel le produit, avec sa vente sur le marché, suffit tout juste à rémunérer le travail et le capital (avec le profit moyen), puisque, n'ayant pas d'autre marge ou surprofit, il n'a pas de rente.

Il pourrait sembler que, en suivant cette voie, Marx ait dû renoncer à soutenir sa thèse de l'existence d'une rente absolue, c'est-à-dire présente même sur le terrain le plus stérile.

Mais lorsque, dans ses rubriques ordonnées, ainsi que nous les avons rappelées à la fin du précédent «Filo», Marx passe à la rente absolue, il montre par là que cette contradiction apparente n'a pas le moindre fondement.

Avant d'exposer son raisonnement d'une pureté cristalline, nous faisons observer que les prétendus disciples de Marx de tous bords, qui se fichent de l'ensemble du corps de sa doctrine, mais qui ne veulent pas renoncer à l'utilisation «politique» du puissant fleuve historique de forces auxquelles la doctrine et le nom de Marx se trouvent attachés, font de l'œuvre de Marx un large usage qui présente, depuis voilà plus de 50 ans, ce caractère chronique: la chasse à de prétendues contradictions.

Nous ne nous en prenons pas du tout à ceux qui veulent jeter à la corbeille à papier toutes les «opera omnia» du magicien de Trêves, et qui nous déclarent que Marx s'est efforcé de trouver le réseau de règles dans lequel il désirait enfermer l'histoire, alors qu'au contraire celle-ci échappe à toute definition et que, donc, nous, les marxistes, nous tournons à vide.

Ceux qui, au contraire, nous cassent sacrément les pieds, ce sont les chapardeurs du puissant ensemble des théories marxistes, qui considèrent la doctrine prolétarienne de classe, systématiquement exposée par Marx pour la première fois, comme une loterie de bienfaisance où l'on peut emporter à discrétion telle ou telle pièce grâce à un coup de chance.

De prétendues critiques du marxisme, écrites à distance de plusieurs décennies, se ressemblent à tel point que cela en est écœurant: certains croient réellement avoir enfin trouvé le point défectueux et les zones à rebâtir, et ils ne savent pas que les mêmes choses sont déjà écrites depuis la fin du XIXème siècle, avec les mêmes mots.

Marx, le plus cité, et le plus mal cité des auteurs, aurait été un très grand génie qui, dans la mer sociale de l'histoire, se jetait à l'eau de ci, de là, en fonction de l'urgence du moment, et, avec une fantastique force d'intuition, il se saisissait de manière formidable de pans de la réalité, tandis que d'autres fois il s'en écartait pour plonger dans les prétendues «contradictions».

On constate que cela arrive à tous les écrivains, et que cela pouvait donc arriver aussi à Marx, si l'on suit la méthode habituelle qui consiste à grappiller dans la production de leur plume et de leur cerveau. Si, en revanche, on sait procéder à la reconstruction synthétique de la théorie, née non pas d'un cerveau petit ou grand, mais de la force matérielle de l'histoire, l'unité et l'harmonie de l'ensemble apparaîtront comme évidentes et indiscutables.

C'est de là que provient la blague des Marx multiples, des marxismes multiples, des deux âmes, et ainsi de suite; c'est de là que proviennent les comparaisons qui ne tiennent pas debout entre les moments et les stades de l'œuvre, propriété et produit non pas d'un homme, mais d'une classe qui naît à l'histoire. Et par conséquent, nous n'avons pas affaire à l'achèvement, à la mise à jour, à l'amélioration, et à l'exploitation de ce que l'on trouve commode et utile, mais plutôt à l'incompréhension, à la falsification, à la régression dégénérative, aux bredouillements et aux divagations à l'aveuglette de ceux qui trouvent la lumière révolutionnaire trop éblouissante.

Une fois encore, le tout est à prendre ou à laisser.

L'absolu et les différences
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Marx explique qu'il n'y a rien à changer à la loi de la rente différentielle lorsqu'on admet et constate qu'il existe aussi une rente dans le cas du terrain le plus mauvais: à cette dernière, viennent s'ajouter simplement les échelons successifs de la rente différentielle, si l'on passe d'un terrain à l'autre ou si l'on investit sur le même terrain plus de travail et de capital.

Non seulement la prétendue contradiction ne tient pas debout, mais c'est ainsi que cela se passe dans toutes les recherches scientifiques. Prenons la loi de la thermodynamique selon laquelle, lorsqu'on chauffe un corps donné, l'énergie calorifique qu'on lui ajoute est proportionnelle à l'augmentation de température. Cela n'a rien d'un épouvantail. Supposons que nous soyons très préoccupés par la quittance mensuelle du gaz, et que nous ayons un compteur qui n'indique pas seulement les mètres cubes, mais aussi directement les lires à payer. La marmite est sur le réchaud, et on en retire le thermomètre. Il a grimpé de 20 à 40 degrés centigrades: 5 lires qui se sont déjà envolées. Pour qu'on puisse y jeter les pâtes, il doit encore monter de 40 à 100, c'est-à-dire d'un «échelon» triple du premier: il n'y a rien à y faire, vous devez sortir 15 lires de plus. Voilà l'avantage de la culture scientifique: on savoure l'importance de ce que l'on se fait entuber avant que cela n'arrive.

Eh bien, maintenant, si, au lieu du thermomètre centigrade, vous aviez un thermomètre anglais Fahrenheit, où le 0 du premier correspond au 32 du second, et 100 à 212, y aurait-il quelque chose de changé? Pas du tout, et on le comprend «d'entrée». De 68 à 104, vous auriez payé 5 lires, et de 104 à 212 les 15 supplémentaires. En effet, les «différentielles» (brrr!) de température sont, dans ce dernier cas, de 36 et 108, et la seconde est toujours le triple de la première.

L'énergie physique, qui obéit à la loi de la transformation sans création ni destruction (rassurez-vous elle s'applique également dans le domaine du nucléaire), est une marchandise (durant cette fétide époque capitaliste) et donc, selon la loi de la valeur, elle coûte de l'argent. C'est pourquoi nous avons lu la grandeur température sur le thermomètre, mais la grandeur énergie thermique se lit, elle, dans... le porte-monnaie. C'est parfaitement rigoureux. Maintenant, l'eau à 20 degrés centigrades ou à 68 degrés Fahrenheit, avant de recevoir la différence supplémentaire correspondant aux 20 lires, contient déjà de l'énergie calorifique: c'est elle qui fait que les molécules dansent une invisible mais frénétique rumba... Tout ceci veut dire que, pour mesurer les énergies et les coûts différentiels, nous pouvons placer le zéro où l'on veut: cela ne change rien au résultat. La loi, que nous avons prise pour exemple, de la relation entre température et quantité de chaleur n'a pas besoin, pour fonctionner, que l'on commence à chauffer un corps théoriquement privé d'énergie: on a des raisons de penser que cela se produit à moins 273 degrés centigrades (c'est-à-dire à 273 au-dessous de zéro).

On a un cas tout à fait analogue dans la première partie du Livre I du «Capital», quand Marx, en établissant la théorie de la plus-value absolue et relative, suppose qu'il entre dans la valeur du produit uniquement la dépense relative aux salaires, et non le capital constant. Je procède, dit-il, ainsi que tout scientifique a la faculté de le faire: je pose c égal à zéro, et par conséquent, je ne considère que v, le capital variable, et p, la plus-value. Les conclusions ne changeront pas quand «je permettrai» au capital constant de réapparaître, comme cela se passe dans tout cas réel. C'est un tour de magie enfantin. Tout manœuvre analphabète comprend que, si son patron achète pour un milliard de matières brutes, et s'il se contente de les contempler, il ne gagnera pas un sou; mais si, pour les travailler, il engage des ouvriers pour 1 000 lires, il se retrouvera avec 2 000. C'est ce qu'on exprime, en «haute» mathématique, par ces mots terribles: la différentielle d'une quantité constante est nulle. Ceux qui me lisent ont les cheveux qui se dressent sur la tête, mais le sourire leur revient aussitôt quand je dis: qui reste immobile ne bouge pas. Mon degré d'imbécillité est le même dans les deux cas... il a une dérivée nulle.

La petite algèbre de Karl
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Comme Marx pour la centième fois, c'est pour la dixième fois peut-être que nous repartons ab ovo:
«
Si nous appelons P le prix général de production, régulateur du marché, P coïncide pour le produit du plus mauvais terrain A avec son prix individuel de production; c'est-à-dire que le prix paie les capitaux constant et variable, consommés dans la production, plus le profit moyen (= profit d'entreprise plus intérêt).
Dans ce cas, la rente est égale à zéro. Le prix individuel de production du terrain B immédiatement supérieur est = P' (P prime) et P > P', ce qui veut dire que P paie davantage que le prix de production réel du produit de la catégorie de terrain B. Posons P - P' = d; d, excédent de P sur P', représente donc le surprofit que réalise le fermier de cette catégorie; d se convertit en rente à payer au propriétaire foncier (P moins P prime égale d). Que le prix de production réel de la troisième catégorie C soit P" et P - P" = 2d; ces 2d se convertissent en rente (et ainsi de suite. Rappelons que tous les échelons de la rente sont égaux à d, puisque tous les échelons du produit sont égaux. Marx a pris la lettre d pour la rente différentielle. Maintenant, il va prendre la lettre r pour la rente absolue).
Supposons encore que pour la catégorie A, notre hypothèse rente = 0, donc prix du produit = P + 0, soit fausse et que A rapporte une rente = r. Nous aurions alors les deux conséquences suivantes:
Premièrement: Le prix du produit du terrain de la catégorie A ne serait pas réglé par son prix de production, mais excéderait ce dernier, soit P + r. En admettant que le mode capitaliste de production s'applique normalement, donc que l'excédent r, payé au propriétaire foncier, ne représente ni un prélèvement sur le salaire ni un prélèvement sur le profit moyen du capital, le fermier ne peut en effet payer cet excédent qu'en vendant son produit au-dessus du prix de production, ce qui lui rapporterait un surprofit s'il ne devait pas reverser cet excédent au propriétaire foncier, sous forme de rente. Le prix régulateur de marché de la totalité des produits provenant de toutes les catégories de terrains ne serait pas le prix de production que tout capital donne dans toutes les sphères de production
(ce prix étant égal aux dépenses plus le profit moyen); mais il serait le prix de production (du terrain le plus mauvais A) plus la rente, P + r, et non P. Car le prix du produit du terrain de catégorie A représente la limite (la plus basse) du prix général et régulateur du marché, prix auquel toute la production peut être fournie; en ce sens, il règle le prix de la production totale (même si elle est obtenue sur des terrains de catégories meilleures)».

Les mots et les petites formules sont de Marx, et nous n'avons fait que mettre entre parenthèses quelques petites précisions: relisez, et vous le verrez. Donc, c'est A, le terrain horrible, qui règle toujours le prix, et qui le maintient à un niveau élevé; et pire encore, il accomplit la prouesse de majorer le prix, qui résulte des dépenses pour le capital constant, les salaires, et le profit du fermier, en y accrochant ce pompon: la rente absolue.

Avec ce beau cadeau fait à l'appétit public, la loi différentielle est-elle pour autant tombée à l'eau? Jamais de la vie. Laissons parler Marx avec son second point: ainsi la responsabilité d'utiliser les expressions désagréables de l'algèbre retombera sur lui.

«Deuxièmement: Cependant la loi de la rente différentielle n'en resterait pas moins valable ici, bien que le prix général du produit agricole soit essentiellement modifié. Car si le prix du produit de la catégorie A, partant le prix général de marché (qui était auparavant P) était P + r, le prix des catégories B, C, D, etc., serait également P + r. Mais comme pour B, P - P' = d (le prix de production du terrain meilleur B diminue, par rapport à celui de A, de la différence d entre P et P'; ce bénéfice va à la rente), nous aurions aussi (en vendant dans les deux cas non pas à P mais à P + r): (P + r) - (P' + r) = d (même différence qu'auparavant entre B et A; même rente différentielle); pour C nous aurions: P - P" = (P + r) - (P" + r) = 2d; et enfin pour D: P - P''' = (P + r) - (P''' + r) = 3d, etc.».

La première petite formule est mise à mal dans l'édition Costes (traducteurs, profitez-en au cas où notre prote serait plus miséricordieux que l'autre), mais toutes les trois correspondent à la règle selon laquelle, si une même quantité est ajoutée aux recettes et aux dépenses, la marge reste inchangée. Marx a le droit de conclure:
«L
a rente différentielle serait donc la même qu'avant, déterminée par la même loi, quoique la rente comporte un élément indépendant de cette loi: elle s'accroîtrait généralement en même temps que le prix du produit agricole. Quoi qu'il en soit de la rente sur les terrains les moins fertiles, il s'ensuit non seulement que la loi régissant la rente différentielle en est complètement indépendante, mais encore que la seule manière de comprendre le caractère même de cette rente est de supposer égale à zéro la rente du terrain A. Peu importe, pour la rente différentielle, que cette rente soit égale ou supérieure à zéro; en fait, cela n'entre pas en ligne de compte».

Donc, la faim s'accroit
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Pour la dernière fois, et au cas où les petites formules soulèveraient des doutes, expliquons-nous avec des chiffres. Et prenons ceux que nous avons actualisés. Dans le tableau que nous avons établi, le terrain A donnait 5 quintaux de blé à l'hectare et donc 40 000 lires, sur lesquelles 32 000 rétribuaient les avances de capital et 8 000 représentaient le profit: la rente était nulle. Le terrain C, pour simplifier, donnait 2 quintaux, et donc 16 000 lires, de plus: toutes les autres données étaient inchangées; et cette somme constituait la rente foncière, qui était entièrement de nature différentielle.

Si maintenant nous voulons que le terrain A, étant entendu qu'il produit toujours 5 quintaux, donne également une rente, il n'y a pas d'autre moyen, après avoir dépensé les 32 000 plus les 8 000, que d'accroître le prix du blé.

Le problème que Marx se pose aussitôt après, à savoir s'il existe ou non une rente de base, la rente absolue, est résolu positivement dans la réalité si nous nous référons en particulier au cadastre italien. En effet, nous ne trouverons pas, dans les barèmes nationaux, un seul cas où le revenu agricole (profit) serait taxé sans que le soit également le revenu foncier (rente). Et, de fait, dans la classe réelle la plus mauvaise de cette commune (classe V), il y avait déjà une rente de 4 000 qui correspondait à un revenu de 3 200.

Nous avons déjà démontré que, dans ce cas-là, le produit devait représenter 5 fois le profit (le taux de profit est ici de 25%), plus la rente, c'est-à-dire 16 000 plus 4 000, soit 20 000. Si le prix est toujours de 8 000, ce terrain le plus mauvais ne produit que 2 quintaux et demi, et il est le terrain régulateur.

Prenons maintenant ce terrain comme étant de la catégorie A, et nous avons une rente «absolue» de 4 000 lires. Ce serait la quantité r.

Passons ensuite à un produit de 5 quintaux qui est obtenu (s'il existait un terrain correspondant à cette fertilité) uniquement avec la même dépense de 16 000 (profit inclus). Le produit s'élevant à 40 000 lires, il y a un surprofit de 24 000 lires. Eh bien, ce surprofit se décompose en 4 000 (r) de rente absolue et en 20 000 (d) de rente différentielle.

S'il existe enfin (hypothèse contraire au barème réel) un terrain assez fertile pour donner carrément, avec le même travail, 7 quintaux et demi, la valeur du produit s'élèverait à 60 000 lires, et la rente à 44 000. Sachant que la rente absolue est toujours de 4 000 lires, il reste donc 40 000 lires de rente différentielle. Bien; elle a exactement gravi un échelon de 20 000 lires, comme cela s'est produit quand on est passé d'un produit de 2,5 quintaux à un produit de 5 quintaux.

Cela ne veut pas dire que nous avons modifié les rapports des différentes classes de ces terrains en utilisant les données actuelles: le tableau d'alors correspondait à la première forme, puisque, pour les trois premières classes, la rente foncière augmentait fortement par échelons alors que le revenu agricole variait peu; au contraire, pour les dernières classes, c'est le profit qui variait beaucoup, et donc la dépense d'investissement, et ce cas doit être traité avec la seconde forme, dans laquelle le degré de fertilité et le capital investi varient tous les deux.

Par conséquent, Marx élimine dès le départ la contradiction de la coexistence de la rente différentielle avec la rente absolue (de même que serait éliminée la prétention de faire payer le gaz consommé en fonction de la température finale de cent degrés, aussi bien dans le cas où l'eau mise dans la marmite aurait été au départ de zéro degré que dans celui où elle aurait été de quarante degrés).

Il explique donc sur quoi il se fonde lorsqu'il soutient que, en général, a une première cause qui maintient à un niveau élevé le prix de marché des produits agricoles, à savoir son ajustement inévitable aux pires conditions de rendement productif, s'en ajoute une seconde, à savoir un quantum de prélèvement de rente qui s'exerce aussi bien sur les terrains mauvais que sur les bons. La loi, selon laquelle le prix général de marché, c'est-à-dire la valeur d'échange du blé, dépend du prix de production sur le terrain le plus mauvais, devient la suivante: ce prix dépend du prix de production sur le terrain le plus mauvais, auquel s'ajoute une certaine autre marge qui constitue la rente absolue.

Ces notions ont déjà été rappelées plusieurs fois précédemment. Dans tous les secteurs de la production capitaliste, il peut arriver que des surprofits apparaissent. En effet, le prix de vente sur le marché de tous les produits, celui que nous appelons valeur en économie marxiste, comprend non seulement les dépenses avancées mais aussi un profit qui correspond au rapport de tout le profit social à tout le capital social. Dans les cas particuliers, il peut y avoir des écarts, et une entreprise particulière pourra avoir un prix de production inférieur à la valeur. Mais tandis que, en général, dans les différents secteurs de la production manufacturière, on tend à cette rémunération, puisque, dans tous ces secteurs, la productivité du travail augmente avec les découvertes techniques, et que le taux de profit décroît, l'agriculture reste arriérée parce que, dans la composition organique de son capital, il entre beaucoup de dépenses de salaire et peu de capital constant, et l'on a donc, dans un certain sens, deux taux moyens de profit: un taux industriel faible, et un taux agricole élevé, même sur le terrain le plus mauvais.

Point cardinal
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Il ne faut pas considérer le désaccord entre Ricardo et Marx comme de peu d'importance: il se ramène en effet, ni plus ni moins, à l'opposition entre l'apologie du capitalisme et la doctrine de sa destruction.

Nous allons rappeler la synthèse, que nous avons exposée dans le Nr. 4 de «Programma Comunista» de cette année, des quatre théories qui tentent d'expliquer la rente.

La première est la théorie physiocratique. La terre produit une quantité de richesse qui s'ajoute au résultat du travail humain, et qui a une source naturelle. Mais les propriétaires fonciers, qui sont les seuls à disposer de cette source, fixent à leur gré le prix des produits agricoles, en fonction de la redevance qu'ils exigent des fermiers: par conséquent, dans le prix des denrées agricoles, à la rémunération du travail qui est nécessaire, s'ajoute l'achat de la richesse naturelle, héritage de la classe propriétaire. La plus-value a pour seule origine la terre.

Cette théorie, ainsi que nous l'avons démontré avec Marx, n'est ni réactionnaire ni pro-féodale, mais elle s'oppose nettement à celle de la valeur-travail qui sera le point de départ de la déclaration d'autonomie de la classe prolétarienne, laquelle figurait, chez les physiocrates, comme un élément passif et «stérile» du domaine industriel.

La seconde théorie, celle de Ricardo, est l'expression pure des intérêts des capitalistes industriels. La valeur d'échange des produits traduit le travail humain qui y est contenu, et les produits agricoles ne font pas exception à cette définition. L'origine de ce qui est versé aux propriétaires fonciers se situe dans une partie du gain accumulé par les entrepreneurs agricoles, avec le travail de leurs salariés: mais ceci n'est vrai que dans la mesure où l'on applique la même quantité de travail dans des conditions de productivité supérieure de terrain et de capital à celle qui existe dans les entreprises agricoles les moins bonnes. Cette conception tend à ouvrir à la production capitaliste des denrées agricoles les mêmes perspectives de baisse des prix réels que celles qui existent pour les produits manufacturés, grâce à l'amélioration de la composition technique des capitaux: de la sorte, il sera possible, avec le système capitaliste, d'augmenter le niveau de vie des populations croissantes, et de conserver, en abolissant uniquement la rente foncière privée, le profit du capital d'entreprise, indéfiniment.

La troisième théorie explique la rente par l'intérêt du capital-terre; c'est celle de certains adversaires réactionnaires de Ricardo lui-même, qui visent à exposer le caractère historiquement et économiquement immanent du privilège foncier, et nous avons vu que Marx repousse catégoriquement cette caractérisation. D'une part, la terre ne figure pas dans la valeur du produit comme capital déboursé, et, d'autre part, la capital ne produit d'intérêt que comme fraction de la plus-value et du profit, et donc de la valeur des marchandises, une fois que la force de travail est intervenue.

La quatrième théorie, c'est-à-dire celle de Marx, qui prend en compte aussi bien la rente différentielle que la rente absolue, sert à établir de manière irrévocable le caractère historiquement limité de la façon capitaliste de résoudre le rapport entre production et consommation des collectivités humaines. Les besoins alimentaires de celles-ci ne seront jamais satisfaits par le procès d'accumulation du capital, quelles que soient les possibilités du progrès de la technique, de l'élévation de la composition organique du capital, de l'augmentation de la quantité de produits que l'on pourra obtenir avec un même temps de travail. A l'antagonisme moderne des classes sociales correspond nécessairement la formation de surprofits, la naissance de rentes absolues, l'anarchie et le gaspillage dans la production sociale. L'équation capitalisme égale faim, est établie de façon irrévocable.

Ainsi que nous l'avons indiqué à maintes reprises, et comme cela pourrait être développé dans des études particulières, la doctrine de la rente de Marx, avec sa trame limpide et achevée, fournit l'arme théorique pour décrire le monopolisme et l'impérialisme modernes archi-prévus. Dans la mesure où la sphère de la production des aliments est fondamentale dans la dynamique de toute société, la théorie marxiste de la rente constitue la partie centrale de la description du mode capitaliste de production: nous disons donc que, du point de vue révolutionnaire et anti-possibiliste, il en est la partie décisive.

À lui le dermer mot
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«L'essence de la rente absolue consiste donc en ceci: des capitaux égaux produisent, dans différentes sphères de production et selon la différence de leur composition moyenne, des masses différentes de plus-value, le taux de la plus-value ou l'exploitation du travail étant les mêmes. Dans l'industrie, il y a péréquation de ces différentes masses de plus-value pour donner le profit moyen et se distribuer uniformément entre les différents capitaux, considérés comme autant de parties aliquotes du capital social. Dès que la production a besoin de la terre, soit pour l'agriculture, soit pour l'extraction de matières premières, la propriété foncière empêche cette péréquation pour les capitaux investis dans le sol et accapare une partie de la plus-value qui, autrement, entrerait dans le fonds de péréquation du taux général de profit. La rente constitue alors une partie de la valeur, plus spécialement de la plus-value des marchandises qui, au lieu d'échoir à la classe capitaliste qui l'a tirée des ouvriers, revient exclusivement aux propriétaires fonciers qui la prélèvent sur les capitalistes. Il est sous-entendu ici que le capital agricole met davantage de travail en mouvement qu'une fraction égale du capital non agricole. C'est le développement relatif de l'agriculture par rapport à l'industrie qui décide de l'importance ou même de l'existence de cette différence. De par la nature des choses, le progrès de l'agriculture doit entraîner une diminution de cette différence si toutefois la diminution de la fraction variable du capital par rapport à la fraction constante n'est pas proportionnellement plus importante encore pour le capital industriel que pour le capital agricole». Il en était, il en est, et il en sera ainsi dans la réalité.

Et on peut reconnaître la théorie générale du monopole dans ce court passage: «Si le capital se heurte à une force extérieure, qu'il n'arrive pas àvaincre ou qu'il ne peut vaincre qu en partie; si cette force restreint son investissement dans certaines sphères de production, ne l'admettant que dans certaines conditions qui excluent - entièrement ou en partie - la péréquation générale de la plus-value pour donner le profit moyen, il y aura évidemment, dans ces sphères-là constitution de surprofit, provenant de l'excédent de la valeur des marchandises sur leur prix de production. Ce surprofit pourra se convertir en rente et, comme telle, prétendre à une existence indépendante du profit. Or, cette force extérieure et cette entrave, le capital investi dans le sol les rencontre dans la propriété foncière, et le capitaliste dans le propriétaire foncier».

Cette entrave peut être constituée par un monopole national ou semi- mondial, y compris étatique, des puits de pétrole ou des hauts fourneaux, par exemple.

La péréquation inévitable, en vertu des lois éternelles de la concurrence, était la carte sur laquelle Ricardo bluffait.

C'est Marx qui la lui arracha des mains. Théoriciens à la manque de l'époque monopoliste, vous êtes bien en retard!

Démarche a la manière des écrevisses
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Nous avons ainsi exposé (non sans répétitions et même digressions, indispensables pour insister sur certains points brûlants, comme la nécessité d'abattre le contenu mercantile du capitalisme, et son contenu d'entreprise, sans nous laisser bloquer par l'obstacle illusoire et ressassé de la «propriété juridique») la théorie complète de la rente foncière, qui est entièrement ca-pi-ta-li-ste. Les Croce, Labriola, Sorel, que nous trouvons habituellement sur notre chemin, sont très peu dégagés de la pose individualiste, littéraire, «artistique», de l'écrivain bourgeois: aussi s'en prennent-ils à Marx parce qu'ils ne savent pas remettre les pièces à leur place, parce qu'ils s'égarent à cause du fait qu'ils ne voient pas quand Marx fait de l'économie, de l'histoire ou de la philosophie, quand il saute d'une froide constatation à une instigation à l'émeute, et parce qu'ils croient que tout ceci est dû au hasard, ou à la volonté de stupéfier!

N'en déplaise à ces messieurs, il convient, dans ce cas, de traiter la question «statiquement», et ensuite «dynamiquement». Nous ne travaillons pas pour la science des savants, mais pour la cause du parti: aussi, la méthode d'exposition ne peut pas plaire à ces messieurs, et ceux-ci, avec leur «impartialité» intellectuelle misérable, ne peuvent pas en apercevoir la raison.

Le petit agenda ordonné de Marx, dans le présent sujet d'étude, traite d'une société nettement capitaliste, aussi bien dans l'agriculture que dans l'industrie. Le revenu social tout entier se réduit, y compris dans l'agriculture, à trois types: le salaire pour les ouvriers, le profit pour les capitalistes, et la rente pour les propriétaires.

Nous avons montré dans un autre article qu'il s'agissait précisément pour le marxisme d'envoyer promener la formule trinitaire par laquelle cette société, une fois développée et adulte, où l'Etat remplace tout au plus la classe terrienne pour toucher les rentes, fonctionnerait selon un régime stable, sans crises ni révolutions.

Ce n'est qu'après avoir épuisé l'argument qui fonde sur l'hypothèse de cet industrialisme terrien intégral la sûre prévision révolutionnaire et communiste (laquelle, naturellement, ne se lit pas de manière aussi facile que quand on propose l'émulsion popularo-libéralo-pacifiste pour du communisme), et après avoir clos le petit agenda programmé, que Marx affirme la méthode historique, et fait l'analyse des formes agraires non capitalistes existant à son époque, et existant encore pratiquement un siècle après lui, qui se trouvent obstinément mêlées à la gestion industrielle de la terre.

Nous avons très souvent puisé dans le chapitre sur la «Genèse de la rente foncière capitaliste». Ce dernier insiste sur l'idée que la rente au sens propre ne naît qu'après l'intervention du capital, et il examine, après quelques aperçus sur les conceptions développées par différents économistes sur la rente, dont nous avons trouvé un bien plus ample exposé dans «l'Histoire des Doctrines économiques», ses formes antérieures, et impropres, dans les paragraphes: la rente en travail - la rente en nature - la rente en argent. Et ce chapitre se termine par les formes suivantes: «le métayage et la propriété paysanne parcellaire».

Le dernier cri!
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Ici aussi, le refus de cette mauvaise habitude qui consiste à suivre, en matière sociale, la fantaisie de la dernière mode, tombe à propos. À en croire certains, et même la majorité, l'entrée en lice de ces différentes et impures classes «populaires» constituerait un fait nouveau et moderne, postérieur aux luttes conduites par les seuls prolétaires purs de l'industrie (et aussi de la terre!) contre les entreprises capitalistes.

Il s'agirait d'une découverte datant du premier après-guerre, et, dans sa forme la plus vulgaire, on refile à Lénine ce prétendu appel en première ligne des semi-prolétaires; dont le poids décisif ferait pencher la balance de l'authentique lutte de classe entre ouvriers et capitalistes.

À les entendre, Lénine aurait dit, et même Marx l'aurait dit aussi, qu'une révolution prolétarienne anti-capitaliste devrait savoir avant tout être «vraiment populaire». Que diable veulent-ils dire par là? Les ouvriers véritables, qui sont une minorité, devraient mettre en mouvement, en adaptant naturellement le programme révolutionnaire à leurs mesures, les autres classes «pauvres»: artisans, petits fermiers, paysans propriétaires, et, progressivement, petits commerçants, petits industriels, sans parler de la catégorie pas mieux définie des «intellectuels»!

Nous avons là la preuve du fantastique méli-mélo qui est fait entre les orientations historiques, économiques, et l'action du parti: entre la défense de la doctrine propre à une classe, et l'intervention dans les fractures sismiques de l'histoire.

Dans les révolutions et dans les époques révolutionnaires, toutes les classes se mettent en mouvement et participent d'une façon ou d'une autre, c'est indéniable. Notre position, dans ces circonstances, a été largement expliquée dans les exposés concernant, par exemple, la question nationale et coloniale, et nous aboutissons indubitablement à la thèse suivante: tout en restant fermes sur nos principes non seulement doctrinaux, mais également historiques et politiques, relatifs à l'antagonisme spécifique entre bourgeoisie et prolétariat salarié, nous devons, à certaines époques et dans certaines «aires», greffer la révolution ouvrière directement sur le contenu et les postulats de la révolution bourgeoise capitaliste. Et ce dans l'Europe d'avant 1871, dans la Russie d'avant 1917, et dans l'Asie et l'Afrique actuelles.

Là où des révolutions bourgeoises sont en cours ou restent à faire, elles constituent un tremplin de lancement pour les révolutions prolétariennes. Mais ce n'est valable que s'il s'agit de révolutions véritables, originales, bien cadrées historiquement et géographiquement, et certainement pas de fausses libérations posthumes, qu'on a encore le culot incroyable de commémorer.

Cette formule de la révolution vraiment populaire est précisément la puissante formule historique de la vigoureuse, courageuse, audacieuse jeune bourgeoisie du XIXème siècle. Nous les prolétaires, nous nous comptons, et nous disons, perplexes: nous sommes en minorité. Mais les bourgeois, les premiers capitalistes (ne pensez pas aux étudiants, aux poètes, aux professions libérales et autres), formaient une minorité bien plus faible. La bourgeoisie sut magistralement mettre en mouvement d'autres classes, aux effectifs nombreux, qui étaient opprimées par les anciens régimes, et la révolution de la classe capitaliste triompha comme révolution du peuple, de la grande majorité.

Là où ce processus n'avait pas encore porté la bourgeoisie moderne au pouvoir, il est bien évident que le parti prolétarien devait appuyer cette révolution pressante de tout le peuple, et s'y jeter non seulement pour faire tomber les appareils féodaux, mais pour faire aussitôt passer les masses à l'attaque contre les bourgeoisies victorieuses. Telle est la perspective des révolutions permanentes pour Marx et Engels dans l'Allemagne de 1848, pour Trotski et Lénine dans la Russie de 1917, ou pour un vrai parti communiste de classe s'il existait en Chine.

Nous avons donc deux thèses: dans les situations de «révolution double», c'est-à-dire sous des pouvoirs pré-capitalistes, le parti ouvrier est pour la révolution bourgeoise, nationale, libérale, comme point de départ de la révolution socialiste ultérieure. Une telle révolution ne peut pas ne pas être vraiment populaire, dans ce sens que ces troupes d'assaut que la bourgeoisie réclame aux paysans et autres couches semblables, le prolétariat doit bien vite tenter de les lui arracher, en les neutralisant là où il ne peut pas se les soumettre.

Mais là où nous sommes en présence d'un capitalisme caractérisé, spécifié, débarrassé historiquement depuis des décennies des entraves féodales, il y en a marre, nom de dieu, de cette révolution vraiment populaire qui est désormais, historiquement, une saloperie de superfétation, et qui doit être remplacée par une révolution vraiment de classe.

Les choses à leur place
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Quoi qu'il en soit, la démangeaison générale qui fait passer tout de suite à la haute politique et à la grande stratégie a pour conséquence que l'on en vient à confondre grossièrement les choses. Un bobard comme celui d'un Lénine qui remplace les ouvriers par les paysans, qui découvre que désormais les premiers ne sauront plus faire la révolution sans les seconds, et qui donne aux partis ouvriers des pays avancés la consigne de cette tactique nouvelle, doit être véritablement dissipé sans pitié.

Lénine est un disciple orthodoxe de Marx dans la question agraire, et il partage sa doctrine de la rente à la virgule près. Il sait, comme Marx, que l'étude des forces sociales des classes de la campagne, qui ne font pas partie des trois classes classiques, considérées jusqu'à présent: propriétaires au sens bourgeois, fermiers et salariés, doit être menée en ayant pleinement conscience que l'on ne découvrira pas de formes nouvelles, mais que l'on remontera le temps pour prendre en compte les anciennes. Si l'on perd cette certitude, il est vain de parler des révolutions agraires, des revendications paysannes, de leur croisement avec les révolutions bourgeoises.

Diluer la forme précise de la lutte de classe ouvrière, et de son organe politique, dans les mouvements populaires, ne signifie pas être plus moderne que Marx, mais avoir reculé sur des positions inférieures au regard des grandes polémiques historiques et des grandes scissions; celles de Marx contre le «rebellisme» creux et petit-bourgeois, étendu à tous ceux qui sont «conscients», d'un Bakounine, celles de Lénine contre les socialistes, partisans de la défense de la patrie, et qui refusent la dictature prolétarienne pour des raisons plus ou moins «populaires» comme celles des anarchisants. Et du reste, de «vraiment populaire» à «vraiment patriotique», il n'y avait qu'un pas: et il a été franchi, et comment!

Sonder en profondeur
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Par conséquent, il est certain que, si nous regardons autour de nous, que ce soit en Italie et en France, ou en Allemagne et en Amérique, nous n'avons pas un spectacle uniquement «trinitaire»: nous ne l'avons pas à la campagne, mais pas même en ville. Il existe, et souvent massivement du point de vue statistique, d'autres couches et strates sociales en dehors des capitalistes, des possédants et des salariés. Et ces strates aussi bougent, s'agitent, visent à la défense de leurs intérêts et préconisent plus ou moins bien une nouvelle réorganisation de la société, bien que tout cela ne soit pas fait de manière excessive.

Nous devons donc étudier ce problème, non seulement de manière scientifique, mais en répondant à la question des attitudes tactiques et politiques d'un parti ouvrier de classe envers ces forces. Nous voulons bien le faire.

Mais si la seule façon de le faire c'est d'attendre de tels contacts et rencontres une force qualitativement meilleure et plus vive, il vaudrait presque mieux fermer les yeux pour en rester au simplisme coutumier, que nous déplorons depuis toujours, au dualisme banal: le seul antagonisme qui nous intéresse c'est celui qui existe entre les patrons d'entreprise et les salariés; nous n'en cherchons pas d'autres. Dualisme naïf qui, en oubliant que Marx, dans tous ses textes, parle de trois et non de deux classes dans la société capitaliste moderne, ignore complètement l'immense potentiel qui émane de la théorie révolutionnaire du capitalisme rural. Mais cette erreur ne peut pas vraiment être imputée au mouvement socialiste en Italie, pays dans lequel les masses nombreuses de purs salariés de la terre se sont attribué la gloire de combats magnifiques qui visent au cœur (mon vieux Lazzari, c'était une de tes phrases quand tu étais encore orthodoxe) de l'ordre établi de la propriété et du capital. Aujourd'hui, on lutte pour l'ordre, pour la constitution, et même pour la soutane du pape.

Ce n'est qu'après avoir édifié la théorie et établi la tactique pour les campagnes sur la base du rapport entre l'ouvrier agricole exploité, le fermier capitaliste et l'agrarien bourgeois, que le parti communiste pourra s'occuper correctement du problème des autres classes rurales. Mais il ne posera pas ce problème avec la présomption de trouver des forces vaguement égales, et pire encore, supérieures aux siennes, que ce soit en extension ou en intensité.

Ces classes-là ne sont que des résidus de l'histoire passée, et le problème de la raison pour laquelle le capitalisme ne les a pas encore balayées, au moins dans la mesure où il l'a fait pour l'artisanat urbain, trouve les bases de sa solution dans la théorie de la rente, dont le théorème fondamental est que, pour la production des aliments, le capitalisme ne peut pas du tout regarder de haut les formes antérieures de société: c'est surtout cela qu'il est indispensable de comprendre.

Et voilà pourquoi, après avoir étudié une société dotée d'un capitalisme rural achevé, après avoir acquis la certitude que seul le socialisme, et non le capitalisme, donnera le coup fatal à l'antagonisme bestial entre ville et campagne; pour définir les lois qui régissent les vestiges économiques et la dynamique sociale de la petite propriété, du petit fermage et du petit métayage, il faut observer attentivement, mais en étant certain qu'il s'agit de regarder en arrière, et non vers l'avenir, en étant persuadé que l'on trouvera des poids morts à faire bouger plutôt que des forces qui nous tireront plus loin vers l'avant.

Ce n'est qu'après avoir fait sa croisière sur la mer ouverte du monde rural capitaliste, et seulement alors, que Marx considère la genèse de la situation actuelle, et qu'il fournit les caractères distinctifs des formes moins modernes.

Les crétins croient que, en découvrant la force des masses paysannes, et en les lançant d'abord contre le tsar, puis contre la bourgeoisie, Vladimir Oulianov a montré au prolétariat européen, qui voyageait dans le train de la lutte des classes, l'avion de l'alliance avec les semi-prolétaires, bouleversant ainsi génialement les anciennes routes.

Mais Lénine savait mieux que nous que, pour sonder les évolutions de ce matériau social, c'est le bathyscaphe qu'il fallait utiliser, afin d'explorer les profondeurs abyssales de l'histoire, profondeurs du reste dont certaines se cachent encore dans les immenses espaces qui séparent les continents et que le capitalisme envahissant n'a pas réussi à mettre sous le joug.

Le renoncement du prolétariat mûr d'Europe à sa position d'avant-garde, au soin jaloux et sacré qu'il mettait à conserver à sa théorie, à son organisation, une indépendance totale vis-à-vis des positions moyennes, a été trop chèrement payé.

Le mouvement actuel qui, par hasard, chez nous, est vraiment populaire, est, avec la même intensité, vraiment dégoûtant, et plus encore peut-être, pitoyable.

Source: «Il Programma Comunista» Nr. 9, mai 1954. Traduit dans «(Dis)continuité», Nr. 9, avril 2001. Traduction non vérifiée, se repporter à l'original.

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