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LA DRÔLE D'ÉPOQUE DES ÉLISABÉTHAINS
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Content:

La drôle d'époque des Élisabéthains
La cérémonie du siècle
Hier
Angleterre et France
Les rois s'en vont
Religion et tradition
Révolutions conservatrices
Classes et monarchie
Propriété et couronne
Aujourd'hui
Eddy et Bertie
Citoyens sujets
La mode idiote du «big»
Aubes et crépuscules
Le «terrific impact»
Source


La drôle d'époque des Élisabéthains

La cérémonie du siècle
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Couronnement d'Elisabeth II - Elisabeth la petite - la reine d'Angleterre âgée de 27 ans: chef-d'œuvre mondial du bourrage de crânes publicitaire, d'attente morbide, d'affluence hystérique de spectateurs directs et indirects. Cet épisode, aussi vaste de dimensions que vide de contenu et d'effet historique nouveaux, dans une société et à une époque qui connaissent tant de bouleversements, n'a pour ainsi dire provoqué, chez les acteurs et les commentateurs politiques des différents cercles ou sphères nationaux et internationaux - ils ont d'autres chats à fouetter! –, aucun regain d'attention sur le problème de la monarchie dans la vie moderne.

Pourtant, des républiques, il y en a un peu partout, et même une série de monarchies a été liquidée encore tout récemment, de sorte que les survivantes se compteraient sur les doigts des deux mains si l'on ne recourait pas de temps en temps à d'étranges rois de couleur, initiés au costume européen et aux libations au champagne ou au whisky. Il y a pourtant aussi un certain nombre de partis républicains qui sont parvenus à la victoire, après avoir éparpillé toute armée comme dans notre ineffable petite Italie durant la Seconde Guerre mondiale, ou en pleine lutte iconoclaste comme en Egypte; il y a beaucoup d'autres partis, socialistes, pseudo-communistes, fascistes, et même catholiques, qui défendent une position républicaine; et puis il y a les anarchistes: en dépit de tout cela, on n'a pas entendu une seule parole qui n'exprime de respect, non seulement pour la petite protagoniste insignifiante, mais même pour l'institution qu'elle représente et pour les traditions de sa dynastie nationale, jusqu'à hier véritable maîtresse du monde. Seuls les Irlandais, auxquels allaient, et ce n'est pas un hasard, les sympathies inconditionnelles du vieux Marx, nous ont offert un attentat symbole dans le petit coin de leur île qui demeure encore à l'ombre de la couronne de Saint Edouard.

Alors qu'on discourt avec anxiété des perspectives d'avenir de cette espèce de monde contemporain, inquiet et incohérent, cela n'intéresse-t-il donc personne de se demander si, comment et quand, nous assisterons à la ruine de cette institution qui existe, au sens large, depuis un millénaire, et, au sens propre et politique, depuis 1688, c'est-à-dire depuis presque quatre siècles, et qui, depuis trois siècles, joue le rôle de volant d'inertie lors des freinages et des accélérations qui se sont succédé de manière effrayante dans la marche dynamique de cette grande machine qu'est l'histoire?

Il est probable qu'en Grande-Bretagne, où toutes les lois possibles sont en vigueur, il n'en existe aucune qui prescrive une peine pour celui qui aurait crié à bas le roi!, étant donné que cette hypothèse n'est ni envisagée ni envisageable, de la même manière que les codes de la Rome antique ne faisaient pas mention de crime de parricide et, par conséquent, ne prescrivaient pas de peine pour lui. Du premier des lords au dernier des gueux, vous n'en trouverez pas un qui n'ait sur les lèvres l'oraison jaculatoire surannée: God save the Queen!

Hier

Angleterre et France
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Friedrich Engels faisait, en 1850, dans un style brillant, le compte rendu d'un écrit du Français Guizot, ministre du régime monarchique orléaniste que la révolution de février 1848 avait renversé en fondant la deuxième République.

Guizot déplore naturellement cet événement, tance sévèrement ses compatriotes pour leur soif de révolutions, car il en fait un problème de tempérament national, et met devant leurs yeux la continuité de la monarchie anglaise. Ce que veut dire Guizot, c'est qu'en Angleterre aussi, la révolution bourgeoise a pleinement triomphé du féodalisme, bien avant qu'elle l'ait fait en France, qu'elle a été, au début, républicaine, qu'elle a coupé la tête du roi avec Cromwell, et qu'elle a créé un Parlement, mais que, une fois l'ancienne dynastie liquidée, elle s'est organisée à partir de 1688 sous la forme monarchique constitutionnelle, et qu'elle a vécu une longue période historique grâce à une harmonie parfaite entre trois éléments: bourgeoisie capitaliste dominante, parlement électif, monarchie héréditaire. Les Anglais sont, eux, des gens sérieux!

Le même schéma aurait bien arrangé le sort politique du sieur Guizot. 1789-1793: écroulement du féodalisme, introduction de la démocratie parlementaire, décapitation du roi. 1815-1820: restauration (grâce à un certain nombre de coups de patte anglais et de rois anglais!) de la vieille monarchie liée à la noblesse féodale. 1830: renversement de la monarchie restaurée et traditionnelle, révolution pour une constitution libérale, nouvelle dynastie modernisatrice avec Louis-Philippe, plus célèbre comme «roi bourgeois» que comme souverain constitutionnel.

Mais février 1848 a tout balayé, vieille et nouvelle monarchies, en donnant le jour à la république bourgeoise: heureusement pour le sieur Guizot et ses pairs que cette république de classe, après avoir vaincu Louis-Philippe et son gouvernement grâce à l'aide du prolétariat parisien, a écrasé, dans les journées sanglantes de mai, par une répression si féroce qu'aucune monarchie n'en avait pu donner auparavant l'exemple, la tentative des travailleurs de prendre le pouvoir; car si cette dernière avait réussi, non seulement les têtes couronnées seraient parties en exil, qu'il s'agisse de rois nobles ou de rois bourgeois, mais, comme les aristocrates de 89, les bourgeois de 1848 auraient été pendus aux réverbères de Paris: «Ah ça ira, ça ira, ça ira, tous les bourgeois à la lanterne!».

Engels explique donc ce que Guizot, qui n'ignorait pourtant pas l'histoire, ne pouvait pas comprendre. Il formule avec précision la question que Guizot avait mal énoncée:
«
Pourquoi, en Angleterre, la société bourgeoise s'est-elle développée durant une longue période sous la forme de la monarchie constitutionnelle, alors que ce n'a pas été le cas en France?».

Il ne fait aucun doute que les termes de cette question sont encore plus frappants aujourd'hui. La monarchie anglaise s'est en effet envoyée sans secousses appréciables 103 années de plus, et avec elle, le capitalisme anglais qui, dans la construction d'Engels, ne devait avoir au maximum que quelques décennies encore à vivre. En France, la monarchie est réapparue sous la forme pseudo-napoléonienne de 1852 à 1871, pour être ensuite balayée par une des solutions classiques: non pas la guerre civile, mais le revers militaire; et, le nouvel élan généreux pour réaliser - dans la Commune - la république ouvrière ayant encore échoué, la France a vécu depuis lors comme république capitaliste.

Avec ces nouveaux matériaux historiques, nous espérons que l'un de ces si nombreux et pestifères redresseurs de marxisme ne fera pas son apparition pour conclure (comme, du reste, en Angleterre, les anciens et les nouveaux fabiens, les travaillistes d'opposition et de gouvernement) que, non seulement la classe bourgeoise, mais également la classe ouvrière, pourra détenir le pouvoir avec tout cet attirail de roi, de reine, de cour et de couronne, au sommet de l'Etat.

Les rois s'en vont
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Il est indubitable qu'Engels, qui reconnaît ici, comme Marx ailleurs, à l'ennemi politique direct un certain talent historique à se servir de l'analyse des causes économiques et à apprécier l'action des classes sociales, se serait fait un sang d'encre s'il avait su que la dénonciation qu'il avait faite de la désorientation totale dans laquelle les événements dramatiques de 1848 avaient fait chuter les Guizot de l'époque, devrait s'étendre à la désorientation affreuse de toute l'«opinion générale», de tous les partis, après les drames de 1914, 1917, 1939, 1945, qu'il n'a pas vécus... Mais ses positions de principe demeurent inébranlables, et elles gardent toute leur validité.

Guizot avait le tort de ne pas analyser «les rapports historiques et la position tout à fait différente des classes de la société dans la monarchie française de 1830 et dans la monarchie anglaise de 1688»: il se bornait en effet à tout résoudre avec des phrases moralisantes et des tirades littéraires, pour en arriver à l'apologie coutumière d'une position qui, de façon métaphysique, n'avait plus aucun lien avec son lieu et son époque d'application, à savoir la thèse qu'une politique comme celle de 1830, et elle seule, «conserve les Etats et renforce les révolutions». On comprend aisément que Guizot fasse l'éloge de la révolution de 1830 et désapprouve celle de 1848.

Guizot cherche la raison de la stabilité du régime anglais dans la voie, qu'elle aurait prétendument trouvée, d'une sage administration civile: cette voie aurait prévalu après la période des guerres contre la France de Louis XIV, car l'administration anglaise aurait alors tourné son attention vers le maintien de la paix, vers une bonne politique économique et vers le développement des discussions parlementaires, au lieu de s'occuper de la politique étrangère et des affaires du continent. Aujourd'hui, nous savons à quoi nous en tenir sur cette histoire du splendide isolement anglais et sur les incursions en Europe de la plus agressive des bannières impérialistes: il suffit de constater que, en raison des événements historiques mondiaux qui ont eu lieu par la suite, cette bannière a été copiée par les Etats-Unis, puisqu'ils ont déclaré s'abstenir de toute ingérence dans les affaires extra-américaines! Mais Engels avait déjà à son époque de solides matériaux.

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui comme hier, les raisons géographiques suffisent à exclure que la France ait la possibilité d'éviter les effets consécutifs au fait d'avoir des frontières avec les zones européennes où couve le feu et sur lesquelles tous les «grands», vrais ou faux, ont guerroyé: d'Hannibal à César, à Charlemagne, à Napoléon Ier, et, en descendant bien bas, jusqu'à Ike!
«
Monsieur Guizot s'imagine que, en tant que ministre, c'est lui qui a porté sur ses épaules l'équilibre entre la Couronne et le Parlement, et l'équilibre européen, alors qu'en réalité il n'a fait que soumettre l'Etat français et la société française tout entière, pan par pan, aux financiers juifs de la Bourse de Paris».

Partisans de la mise à jour, voulez-vous un exemple d'une possible politique à la Guizot, appliquée à notre siècle? Imaginez monsieur Nenni au pouvoir, dans un ministère De Gasperi, comme promoteur de la détente intérieure, et premier lauréat d'un Congrès européen de la paix!

Les étapes de l'histoire anglaise sont esquissées d'une tout autre manière par Engels. Les guerres contre Louis XIV constituent une pure lutte de concurrence pour l'anéantissement du commerce français et de la puissance maritime française. Sous Guillaume III de Hanovre, le sage et pacifique roi que vante Guizot, ce n'est pas le peuple qui voit son bien-être s'élever, mais c'est
«
la domination de la bourgeoisie financière (qui) reçoit sa première sanction avec l'institution de la Banque d'Etat et avec l'introduction de la dette publique (partisans de la mise à jour, est-ce vous qui avez découvert, après la mort d'Engels, ces phénomènes de collusion entre capital, finance et Etat?), et la bourgeoisie manufacturière connut un nouvel élan en raison de l'introduction du système protectionniste... Sous la dynastie des Hanovre, l'Angleterre était déjà arrivée à un tel point qu'elle pouvait conduire, dans des formes modernes, la guerre de concurrence contre la France. L'Angleterre ne combattit directement la France qu'en Amérique et dans les Indes orientales tout en se contentant (observez combien Engels se laisse peu impressionner, lui qui est allemand, par le fameux Grand Roi) sur le continent, au contraire, de soudoyer dans des guerres contre elle des princes étrangers comme Frédéric II» (1).
Quant aux affaires intérieures, il suffit de considérer les comparables histoires de corruption sous l'Anglais Walpole avec les scandales en France sous Guizot!

Religion et tradition
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Mais Guizot accordait également la palme à la révolution capitaliste anglaise sur deux autres points, et ils sont encore aujourd'hui pleins d'intérêt pour les lecteurs, ou pour les téléspectateurs, de la cérémonie du Couronnement. La révolution anglaise a eu un caractère éminemment religieux: par conséquent, elle ne rompit pas avec les traditions du passé, et elle prit une forme non pas subversive mais conservatrice, en défendant le parlement, les anciennes lois, contre les usurpations de la Couronne.

Les rectifications apportées à ce point de vue par le jeune Engels sont d'un extrême intérêt.

La liberté de pensée, qui faisait si peur à Guizot dans la révolution française, matérialiste, athée, voltairienne, fut importée en France précisément à partir de l'Angleterre. C'est Locke qui en fut le père, et c'est chez Shaftesbury ou Bolingbroke qu'elle prit déjà cette forme si riche d'esprit qui trouva plus tard en France un si splendide épanouissement. Cette intéressante remarque mériterait d'être développée à fond pour ce qui concerne la fonction sociale de la religion et la critique de la «pré-révolution philosophique» pleine d'attraits, qui, en tant que reflet direct d'une subversion dans les forces productives, fut mise en œuvre contre la forme statique de la philosophie scolastique par la bourgeoisie européenne, dans la Renaissance en Italie, dans la Réforme en Allemagne, dans l'Encyclopédie en France, et dans le sensualisme et l'emploi de la méthode expérimentale en Angleterre.

Aux périodes au cours desquelles ce qui est important matériellement, c'est l'explosion de nouveaux rapports économiques - commerce hors frontières et outre-mer, expansion des marchés, naissance des grandes manufactures, décadence de la petite production locale, aussi bien agricole qu'artisanale - correspond ce postulat, exprimé dans des formes extrêmement variées, de la critique des règles et des doctrines traditionnelles: ce postulat n'est pas le résultat mais le symptôme précurseur, l'image déformée dans le cerveau et la conscience des générations, du monde nouveau qui se prépare. Il ne constitue donc pas, pour les marxistes, une conquête définitive et irrévocable, le long de la voie autonome que suivraient les idéologies humaines, une conquête, traduite plus ou moins avec art dans l'organisation politique, sur la base de laquelle se fonderaient les développements ultérieurs; mais il est toujours un phénomène historique d'une immense importance, qui ne fut pas le monopole des Français ou d'un autre peuple, mais qui accompagna le capitalisme en tout lieu. Nous n'acceptons donc pas la liberté de pensée, ou le principe de la critique individuelle, comme des préalables ou comme des «valeurs absolues», mais, au contraire, nous les considérons comme des illusions vides de contenu et qui seront remplacées par les doctrines tout à fait différentes du déterminisme dialectique: cependant, le conflit entre ces nouveaux canons philosophiques et la dogmatique féodale exprime la lutte révolutionnaire de la classe capitaliste, et leur victoire constitue un point de passage indispensable, même pour nous, mais jamais un point d'arrivée ou une limite pour nos luttes ultérieures.

Locke, qu'Engels présente comme le champion de la liberté de pensée anglaise, fut exilé en tant que secrétaire de Lord Shaftesbury, chancelier du parti révolutionnaire, et il ne put revenir dans sa patrie que lorsque Guillaume d'Orange monta sur le trône, après l'expulsion des Stuart et l'écroulement de la restauration (encore une fois, le 1688 anglais équivaut au 1830 français: Orange est à Stuart ce qu'Orléans est à Bourbon). Au contraire, l'autoritaire Hobbes, qui vécut de 1588 à 1679, assiste à la révolution de Cromwell et à la restauration, il voit tomber la tête de Charles X et celle du Lord Protecteur, et il théorise l'Etat tout-puissant, le Léviathan, dieu vivant qui agit en ce bas monde avec un pouvoir illimité, et qui endigue la révolte et le désordre. Dans cette querelle, Marx se range du côté de Locke et contre Hobbes, du côté du libertaire et contre l'autoritaire, mais, dans le cadre du XIXème siècle et dans la lutte du prolétariat contre le capitalisme, Marx n'est pas libertaire mais autoritaire. Voilà, c'est ça la dialectique!

La liberté de pensée est un outil précieux de l'histoire, mais c'est un de ces outils qui se jettent après emploi, car devenus inutiles et sans usage, ainsi que la nature et la technique en donnent de multiples exemples: l'organe de fécondation de certains insectes, la capsule d'amorçage des projectiles, le matériel de piqûre, qui comprend une seringue et une aiguille parfaitement stériles, que l'on ouvre, qui sert à l'injection, et qui, ensuite, part à la poubelle...

Le résultat selon lequel l'usage indépendant de la critique moderne et bourgeoise aurait démontré que Dieu n'existe pas et aurait détruit le dogme, ne nous intéresse pas; ce qui nous intéresse fort au contraire, c'est que les traditions, ces anciennes formes sociales qui empêchaient l'éclosion de la chrysalide d'une société nouvelle, avec leurs réseaux d'Eglises, d'écoles, de corporations, de sujétions à la glèbe... aient été brisées.

Révolutions conservatrices
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Afin de prouver que les Révolutions méritent entièrement le respect, même lorsqu'elles ne savent pas ce qu'elles veulent, et que nous les mesurons non pas à l'aune de la «conscience» mais à celle du bouleversement matériel des rapports de production et de force, Engels réplique ici à Guizot: si la révolution capitaliste anglaise fut conservatrice, votre Grande Révolution française ne le fut pas moins! Voilà l'une de ces remarques qui constituent des paradoxes pour nos habituels conformistes; qui dérangent fortement la démagogie du succès facile et qui engagent à fond dans le maniement épineux de la dialectique.
«
La révolution française commença sous une forme aussi conservatrice que la révolution anglaise, et même sous une forme encore plus conservatrice. L'absolutisme, en particulier celui qui apparut finalement en France (Louis XIV), était une nouveauté, et c'est contre cette nouveauté que les Parlements se soulevèrent et défendirent les anciennes lois, les us et coutumes de la vieille monarchie. Et si le premier pas de la révolution française fut de faire renaître les Etats Généraux (l'assemblée, comme nous l'avons rappelé, des délégués des trois ordres: noblesse, clergé, tiers état) qui s'étaient assoupis depuis Henri IV et Louis XIII, la révolution anglaise ne peut se prévaloir d'aucun fait d'un conservatisme aussi classique».
Guizot, lui, ne voit dans la révolution anglaise que le fait politique du conflit entre deux pouvoirs, la Couronne et le Parlement, qui, finalement, s'équilibrent et se neutralisent. Mais «
que l'assujettissement du pouvoir royal au Parlement soit ou non son assujettissement à la domination d'une classe, Guizot trouve superflu de le faire ressortir». Naturellement, pour de semblables philistins, le Parlement représente par définition le «peuple»... et après des siècles, nous en sommes toujours au même point dans la politique actuelle.

Que le conflit entre le Parlement et la Couronne exprime un conflit d'intérêts économiques représentés dans le premier, Guizot ne s'en rend pas compte, et il réduit tout à une lutte de privilèges, à des fanatismes religieux tumultueux...
«
Il ne sait pas donner d'explications plus complètes du lien entre le mouvement religieux et le développement de la société bourgeoise...: bien qu'il ne perde jamais de vue la Révolution française, il n'arrive jamais à la conclusion la plus simple, à savoir que le passage de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle ne peut s'effectuer partout qu'après de violentes luttes, par la filière de la république, et qu'ensuite, la vieille dynastie doit laisser la place, parce qu'inutile, à une lignée collatérale usurpatrice».
Cette observation est si actuelle qu'on découvre maintenant que Hitler tenait prêt l'héritier de la branche d'Aoste pour remplacer la république de Salò - en dehors du fait que beaucoup caressaient le rêve de faire succéder à la république d'Einaudi une monarchie, si ce n'est du Comte de Caserta..., du commandant Lauro.

Engels s'embête à courir derrière les balourdises habituelles, et il donne un rapide aperçu de l'infrastructure réelle de la lutte entre le Parlement et Charles Stuart qui se termine par la monarchie constitutionnelle définitive et qui aboutit donc avec succès à la forme couronnée.

Classes et monarchie
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Les causes immédiates du grand conflit étaient les suivantes: la peur ressentie par les grands propriétaires fonciers, issus non pas d'une noblesse féodale ancienne, mais de l'usurpation des biens ecclésiastiques qui a suivi la réforme protestante triomphante de Cromwell; au cas où la restauration des Stuart catholiques se produirait, ces biens devraient être restitués à l'Eglise, «ce qui voulait dire que les sept dixièmes du territoire anglais auraient changé de propriétaires» - l'horreur éprouvée par la bourgeoisie commerciale et industrielle envers le catholicisme qui s'adaptait mal à ses trafics (concept martelé par Marx durant toute sa vie: protestantisme égale mercantilisme) - l'indifférence avec laquelle les Stuart vendaient l'industrie et le commerce anglais au gouvernement français, c'est-à-dire au seul pays qui faisait aux Anglais une concurrence dangereuse et, sous divers aspects, victorieuse (autre relation du matérialisme historique: capitalisme égale patriotisme).

La solution de la «grande énigme» (il s'agit de l'énigme du caractère conservateur de la révolution anglaise, et pour nous, aujourd'hui, de l'énigme constituée par le fait que la monarchie anglaise est diablement coriace, puisqu'elle n'est pas prête à mourir) est donc la suivante: elle réside dans
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l'alliance permanente dans laquelle se trouve la bourgeoisie avec la majeure partie des grands possédants: alliance qui distingue réellement (et non littérairement, comme les bobards sur la religiosité et la mécréance, la turbulence ou le loyalisme...) la révolution anglaise de la Révolution française, qui a anéanti la grande propriété foncière avec la parcellisation. Cette classe des grands propriétaires, alliée avec la bourgeoisie, ne se trouva pas, comme la grande propriété foncière française de 1789, en contradiction mais au contraire en parfait accord avec les conditions de vie bourgeoise. La grande propriété anglaise n'etait pas en réalité une propriété féodale mais bien une propriété bourgeoise».

Il faudrait vraiment s'arrêter ici et insister fortement sur ce point. L'organisation agraire féodale est la suivante: un territoire sur lequel le seigneur gouverne et maintient sous une dépendance personnelle les travailleurs de la terre, auxquels il interdit même de changer de lieu. Ceux-ci résident avec leurs familles sur de petites zones parcellisées, mais tous apportent gratuitement au seigneur une certaine quantité de produits et de prestations de travail. France 1789, Russie 1917: quand la révolution survient, elle jette dehors physiquement les seigneurs; le serf reste où il était, il travaille de la même façon qu'il travaillait et là où il travaillait, mais il est libre: tout le produit de son lopin de terre et de son travail est à lui. Cette forme révolutionnaire ne fut vraiment puissante que dans l'épopée française; en effet, la richesse physique du sol et du climat de la France, ainsi que sa colonisation et sa bonification millénaires, avaient délimité des parcelles aussi prospères que des jardins; elle ne connaît qu'une froide et tardive répercussion dans les steppes de Russie à la culture extensive, et elle se transforme en une sotte copie dans les provinces arriérées de l'Europe orientale, sur une bande qui va de la mer Baltique à la mer Egée, où survivait un mélange de formes de féodalisme agonisant, lorsque, après la dernière guerre, ces régions tombent sous le pouvoir du capitalisme d'Etat russe.

Au contraire, l'organisation agraire bourgeoise est celle où une grande zone de terre constitue une seule entreprise, avec un seul patron qui la gère avec des travailleurs salariés déjà libres (comme en Angleterre depuis au moins six siècles), ou avec des fermiers capitalistes. Cette même catégorie juridique va des extrêmes de l'exploitation d'élevage extensif jusqu'au grand domaine mécanisé de type industriel. La révolution bourgeoise ne parcellisa pas ces terres: la révolution prolétarienne le fera encore moins.

D'où l'immense sottise d'appliquer cette solution à l'Italie, dans laquelle De Gasperi et Togliatti en font la théorie tous les deux, et où le second ne se distingue du premier que quantitativement, dans la mesure où il voudrait que cette réforme insensée aille plus loin (de la même manière que, en matière de construction, il voudrait qu'on en fasse encore plus, quantitativement, mais selon le même procédé filou et béotien).

Le théorème marxiste fondamental pour l'Italie s'énonce ainsi: Nord: c'est un régime de grande entreprise capitaliste depuis l'époque de Léonard; et donc un régime de grande propriété bourgeoise - Centre: c'est un régime parcellaire de type horticole, avant la France, mais sans la domination féodale qui a été balayée depuis l'époque des Communes; et donc petite et moyenne propriété bourgeoise - Sud: la grande propriété, qui n'est plus féodale - et cela ne date pas de l'époque de Joachim Murat, cela date de celle... de Frédéric de Souabe - mais sur laquelle prédominent, exceptées quelques zones de culture «horticole», la culture primitive et l'élevage des moutons, et le manque de bonification dû à l'absence d'un Etat national fort et puissant constitue depuis des siècles un régime de propriété bourgeoise de grande étendue et de faible valeur, analogue au régime de propriété anglais des derniers siècles. C'est une même loi bourgeoise qui régit les relations dans les trois Italie, sans contradiction appréciable avec les législations antérieures à 1865: par conséquent, il ne reste à faire aucune réforme anti-féodale, ainsi que le réclament nos jouteurs parlementaires de quatre sous. L'agriculture italienne changera quand les limites de l'économie et du droit capitalistes et mercantiles seront brisées.

Propriété et couronne
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Le développement de la société anglaise fut par la suite magistralement décrit par Marx dans les chapitres de son œuvre majeure sur l'Accumulation primitive. Ici, Engels donne ce raccourci du compromis entre riches propriétaires fonciers et patrons industriels, qui constitua la texture de la forme politique de la monarchie constitutionnelle:
«
D'une part, les propriétaires fonciers mettaient à la disposition de la bourgeoisie industrielle la population nécessaire à l'exploitation des manufactures, et de l'autre, ils étaient à même de donner à l'agriculture ce développement qui correspondait aux conditions de l'industrie et du commerce. D'où leurs intérêts communs avec la bourgeoisie, d'où leur alliance avec elle».
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Pour le sieur Guizot, l'histoire de l'Angleterre prend fin avec la consolidation de la monarchie constitutionnelle. Mais en réalité, c'est au contraire seulement avec la consolidation de la monarchie constitutionnelle que commencent le grand développement et la transformation de la société bourgeoise en Angleterre. Là où il ne voit que tranquillité béate et paix idyllique, se développèrent en réalité les conflits les plus violents, les révolutions les plus décisives... Une bourgeoisie nouvelle et plus gigantesque se développe; et, tandis que la vieille bourgeoisie lutte contre la révolution française, la nouvelle conquiert le marché mondial... Celle-ci conquiert une représentation directe au Parlement et elle s'en sert pour anéantir les derniers restes de force réelle que détenait encore la propriété foncière».

Jusqu'ici, la clef d'Engels et de Marx pour résoudre l'énigme dynastique anglaise est claire. La monarchie a été l'expression de l'alliance entre les propriétaires fonciers et la bourgeoisie manufacturière, commerciale et financière, et les propriétaires fonciers ne constituaient pas un ancien pouvoir féodal puisqu'ils étaient issus de l'expropriation des biens de l'Eglise catholique, qui fut, jusqu'à la Réforme, à peu près le seul «grand feudataire» anglais. Mais la monarchie n'a pas toujours eu une telle tâche historique: en Suède, par exemple, elle lutta fièrement contre la noblesse et ses privilèges, en s'appuyant sur la bourgeoisie, et sur les petits paysans libres, dans la récupération des biens de la Couronne. Il y eut des luttes assez similaires dans le Royaume de Naples, Etat fortement unitaire qui tint toujours en soumission ses barons.

Si l'ancienne bourgeoisie anglaise est aussi étroitement alliée avec la propriété terrienne, la nouvelle - celle dont on pourrait dire aujourd'hui qu'elle est celle de la phase impérialiste - tend à en réduire ses privilèges, dans la lutte des Communes contre la Chambre des Pairs, des libéraux contre les conservateurs. Mais, en même temps, naît une nouvelle classe puissante, le prolétariat anglais, le premier et le plus concentré du XIXème siècle. Ici, un de nos contradicteurs pourrait prendre en défaut la conclusion d'Engels. Avec le développement du capitalisme et la croissance du salariat, les bases d'une lutte ultérieure gigantesque ont été posées, lutte qui semblait proche en 1850, et qui aurait conduit à l'effondrement de l'équilibre constitutionnel anglais. Dans notre œuvre de reconstruction, nous nous devons d'être fidèles:
«
L'Angleterre, sous l'égide de la monarchie constitutionnelle, a développé les éléments d'une révolution sociale, bien plus radicaux que dans tous les autres Etats du monde pris ensemble».

Et pourtant, un siècle après cette description, la monarchie anglaise sous sa forme traditionnelle est encore là. La tension de la lutte entre prolétariat et bourgeoisie semble réduite pour le moment à une compétition «dans» la constitution, et le parti de la classe ouvrière, qu'Engels voyait se constituer contre les deux partis traditionnels, le terrien et le capitaliste, n'est qu'un parti de gouvernement, et lorsqu'il n'est pas au gouvernement, qu'un parti banal d'opposition de Sa Majesté.

Il y a cependant un autre aspect à cette question: c'est celui qui sert à démontrer que ce siècle ne s'est pas écoulé sans profit. Malgré les guerres anti-jacobines et anti-napoléoniennes gagnées par l'Angleterre, le grand capital et le prolétariat concentré se sont répandus dans l'Europe entière. Malgré les deux guerres mondiales également gagnées, officiellement, par l'Angleterre, le grand capital et le prolétariat concentré se sont répandus sur tous les continents de la Terre. Le faste du Couronnement, brève parenthèse dans l'abstinence britannique actuelle, devait surtout servir à dissimuler la clôture de la période de paix sociale et d'assoupissement du prolétariat anglais, clairement diagnostiqué par Marx, Engels et Lénine à maintes reprises. Le peuple aux cinq repas, qui était le seul, ou presque, à pomper dans l'énorme réservoir de l'impérialisme intercontinental, a renoncé à son rang de premier devant les Etats-Unis, et il en est arrivé à jouer le rôle du noble déchu de l'histoire.

Aujourd'hui

Eddy et Bertie
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Résoudre l'énigme avec la technique d'il y a un siècle apparaît comme une infirmité aux lecteurs fanatiques de matériaux récents. Nous allons donc leur ficher un peu la frousse. A l'époque de son irruption dans le monde et dans le temps, la classe bourgeoise apportait avec elle un vivier d'hommes de talent; aujourd'hui, elle se noie dans le marécage de la médiocrité et elle place une sélection de ramollis à l'avant-garde de son travail de doctrine et d'administration. A maintes reprises, nous l'avons expliqué: pour notre méthode, les causes du devenir historique se situent dans les conditions vécues par les hommes, compris comme collectivité, et dans les grandes convulsions que subissent ces données matérielles. Dans une période cruciale, la collectivité d'avant-garde met en avant et en lumière les hommes dotés de force, de valeur et de génie, en tant que ses agents et ses outils humains - mais, dans les périodes de stagnation fangeuse, et pire, quand le cataclysme bienfaisant est retombé alors que certaines de ses conditions étaient mûres, c'est un état-major d'imbéciles qui se présente au premier plan. Il existe toujours, pour former des hommes qui sortent de l'ordinaire, un matériel humain qui est au moins mille fois plus nombreux que celui que l'histoire utilise. Mais celle-ci n'y puise à pleines mains que dans certaines périodes. Celui qui ressent en lui les talents d'Achille, et qui est candidat à occuper l'avant-scène, a toujours un moyen pour «réussir» et pour «percer», lorsqu'il naît dans une époque stupide: se crétiniser. L'époque actuelle est purement une époque où la scène politique mondiale est occupée par des crétins ou par des malins qui se sont volontairement crétinisés.

Il existe toutefois de par le monde un certain nombre d'hommes intelligents, et il y en a un qui forme un couple avec une femme qui ne l'est pas moins: nous avons nommé Eddy et Wally. Les journalistes, mobilisés par le trust des cerveaux ramollis, leur ont demandé si par hasard ils ne regrettaient pas le geste par lequel Edouard VIII, sur le point d'être couronné en 1936, abandonna le trône anglais à son frère Albert (Georges VI) afin d'épouser la divorcée Simpson, et s'ils ne regrettaient pas leur absence à la cérémonie de Westminster. Tous deux ont ri franchement: si, a-t-il dit, cela nous amuse parfois de nous imaginer comme étant le Roi et la Reine d'Angleterre! Le journaliste de service n'a pu qu'apprécier l'esprit avec lequel Eddy a voulu dire qu'il ne regrette pas d'avoir fait passer le trône après Wally. Mais la vérité n'est pas là, si ce n'est pour le public des magazines. Edouard n'a pas renoncé au trône pour épouser Wally, et il n'avait pas l'intention de faire de cette dame bourgeoise et distinguée la Reine: il l'a fait parce qu'il ne se sentait pas assez crétin ou disposé à se crétiniser.

Dans un écrit, qu'il a dû concéder aux journaux afin de faire face aux maigres recettes de son symbolique duché de Windsor et pour remédier à la pingrerie des administrateurs du Palais de Buckingham, l'ex-roi parle du couronnement de sa nièce. Il s'y pose nettement le problème du sort historique de la monarchie anglaise en ces termes crus: «Le couronnement de ma nièce ne pourrait-il pas être celui du dernier souverain anglais?» Naturellement, il n'opte pas, par diplomatie, pour une telle hypothèse, mais il attribue la curiosité morbide des Américains à ce sentiment, et il ne pose cette question qu'après avoir énuméré toutes les monarchies qui sont tombées au cours de cette période à cheval sur deux guerres, en faisant remarquer, comme nous l'avons signalé, qu'il n'en restait plus que six en Europe. Puis, il tente un parallèle avec le couronnement de Victoria, lors de ses 18 ans, qui régna de 1837 à 1901. Mais, mon bon Edouard, la formidable Victoria n'est pas née à l'époque de la crétinisation sociale.

Ce n'est pas en cela que ce texte qui est un «matériel de 1953» et, par conséquent, de dernière édition, nous intéresse. L'auteur rappelle le lien - marxiste - qui existe entre la grande classe terrienne anglaise et la monarchie, et il évoque les pertes de richesse, de puissance et de prestige, que cette classe a subies inexorablement. Il mentionne à ce propos une conversation qu'il a eue, la dernière fois qu'il était au Palais, avec son frère Bertie: Albert, la mine triste dans son rôle terne de duc d'York, le teint pâle parmi les vieilles tapisseries des salons de Saint Jacques:
«
Le déclin économique du patriciat terrien finira inévitablement par faire s'échouer le monarque et sa cour comme un navire sur des fonds trop bas. C'est un processus qui se poursuit inexorablement; la dernière fois que j'ai vu mon frère Bertie à Buckingham Palace, il m'a dit d'un ton presque désolé: si cela continue ainsi, je finirai par me trouver dans la situation peu enviable du dernier propriétaire de terres de tout le Royaume».

Les Rois meurent de défaite ou de révolution. Alors que le produit de la proie impérialiste a tenu, jusqu'à présent, la Grande Bretagne éloignée de la révolution, et que, pour le malheur du monde, la défaite ne l'a pas atteinte dans les épouvantables guerres récentes, Eddy et Bertie semblent penser que les rois ont une troisième façon de mourir: de faim.

Ce document, de «source très informée» et de «date très récente», que nous venons de compulser, nous restitue dans son intégrité la thèse d'Engels face à Guizot, énoncée en 1850. C'est en cela que réside, ô étudiants neurasthéniques et ignorants du mystère de l'histoire, ô dilettantes de la dernière publication, la force de notre méthode. C'est précisément parce que nous sommes en 1953 qu'il nous faut faire fond sur les paroles de Marx et d'Engels et les reconsidérer une par une: car c'est aujourd'hui qu'il apparaît combien leurs recherches, que seule leur époque trépignante rendit possibles, furent véritablement puissantes. Si nous avions vécu à leur époque, nous nous serions peut-être permis de «vérifier» avant de croire. Mais aujourd'hui, la vérification réside dans une éruption de faits qui ont incendié le monde, et il est ridicule de la rechercher sur les touches de notre pauvre machine à écrire. Les gars, il ne vous est rien resté à vérifier. Filez doux, filons doux.

Tout mouvement qui n'a pas parmi ses postulats la chute de la puissance anglaise, de la monarchie anglaise, est étranger à l'histoire du prolétariat moderne.

Citoyens sujets
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La révolution bourgeoise créa la figure illusoire du citoyen souverain. Que le roi ait été déposé, ou l'indépendance gagnée, la jeune bourgeoisie affirma au peuple, qui avait combattu avec elle et dans lequel elle essayait de brouiller ses caractères de classe, qu'il ne devait plus y avoir de souverains par droit héréditaire ou divin. Chaque citoyen devait posséder sa parcelle de souveraineté et s'en servir comme d'un mécanisme aux aspects infinis, sanctionné par les différentes déclaration et constitutions. C'est alors que naquit l'époque de la plus grande escroquerie de l'histoire, l'époque de la consultation populaire et du suffrage universel. La lutte qui conduisit à ce résultat fut quand même une lutte grandiose et réelle. Les mécanismes de délégation, qui y prirent leur source aux différentes époques, sont en vérité ridicules, mais cela n'enlève rien à l'importance de cette transition historique. Par exemple, et ce afin de revenir à Eddy, le Premier libéral Asquith proposa un expédient très curieux (rien d'autre qu'une loi scélérate) pour faire passer le Parliament Bill, qui ôtait à la Chambre des Lords conservatrice le droit de veto sur les lois de finances. On était en 1909 et le roi Edouard VII - qui se fichait pas mal de la politique - a dû se gratter la tête lorsqu'on lui a suggéré de nommer d'un coup 55 nouveaux pairs d'Angleterre, afin de renverser la majorité. Malgré tout, la Chambre Haute dut capituler. Et aujourd'hui, un socialiste ex-ministre de la Couronne, aurait proposé qu'on enlève aux nobles le privilège de porter, lors du couronnement, l'épée, les éperons, le baldaquin, etc., afin qu'on le donne à des savants, des paysans et des ouvriers métallurgistes, qui sont «le sel de la terre». D'accord, mais symbole pour symbole (ceux qui ont du sel ne devraient d'ailleurs pas avoir besoin de symboles), il vaudrait mieux qu'ils portent des pioches, des faux, des marteaux et des compas...

On a célébré ces jours-ci l'Independence Day américain du 4 juillet 1776. Un journal de langue américaine a reproduit en fac-similé la «Déclaration unanime des treize Etats Unis d'Amérique», signée par tous les délégués au Congrès qui sanctionnait le détachement de la Couronne d'Angleterre. On a placé en tête du document deux visages: celui du président de cette époque, George Washington, et celui du président d'aujourd'hui. Un intervalle de 177 ans sépare la face d'homme du premier de la face de papier du second.

Ce n'est certainement pas le fondateur de la république aux étoiles qu'on affubla d'un surnom, et à qui on rendit hommage par des campagnes publicitaires avec insignes, chansonnettes, et autres expédients encore plus tapageurs et amusants. Général lui aussi, il se considérait avec sérieux comme un bourgeois parmi les bourgeois et comme un citoyen pas plus souverain que les autres. Ce grand événement historique donna - pour Marx - le signal à la Révolution française, de même que la Guerre civile de 1866, autre conquête historique bourgeoise, le donna à la révolution prolétarienne, écrasée lors de la Commune.

Mais aujourd'hui, les citoyens souverains de ce pays type, l'Amérique, peut-être parce que la force même des faits tourne en dérision ce libre arbitre du pauvre homme quelconque, sur lequel on ironise dans tous les dessins du genre «and who?» (et qui?, comme si on disait: qui diable es-tu, citoyen électeur?), montrent leur envie irrésistible d'être des citoyens sujets, cette caractéristique de toutes les époques de putréfaction des formes sociales qui ont trop longtemps vécu. Avec Ike, ils n'ont pas du tout pu étancher cette soif parce que, de toute façon, malgré son immense popularité, il avait des concurrents non moins adulés, d'abord dans son parti, puis dans l'élection présidentielle. Pour rassasier cette violente envie morbide contemporaine de passivité, de se soumettre, de s'agenouiller, et de le faire en tournant le dos si besoin est, il ne suffit pas d'un Président dans une Maison Blanche rapiécée, il faut l'Unique, à l'élévation duquel tous les membres d'un peuple sans exception, tous les curieux du globe, les spectateurs, les lecteurs, les auditeurs, sans exception, puissent s'enthousiasmer, en goûtant à l'agréable orgasme hystérique de la curiosité collective imbécile.

La mode idiote du «big»
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Le capitalisme ayant raté la magnifique chance de mourir à l'issue de la Première Guerre mondiale, et le prolétariat ayant raté celle de l'étouffer sous les boucliers d'une multitude, d'une classe, d'un parti, horriblement anonymes, comme dans les «meurtres de foule», la mentalité bourgeoise moderne perdit ses anciennes irrévérence et insolence qui lui avait valu la conquête du monde et, partout, elle se mit à se chercher des Chefs. Ces derniers étaient aux anciens Rois, envoyés - selon l'expression rhétorique raillée chez Guizot - par le Dieu Armé, ce que le requin, le parvenu, sont au grand seigneur des époques pré-bourgeoises.

On les appela, à peu près depuis la fin de la première guerre, les «Big», les Grands. Non pas en raison de l'histoire fabuleuse de leurs exploits, mais parce qu'ils se trouvaient être au sommet de la pyramide d'Etats de première grandeur. Le triste Wilson se présenta comme big pour réorganiser l'Europe au Congrès de Versailles, restreint aux quatre grands alliés. Mais ensuite, les pouvoirs personnels et la superstition mise en eux l'emportèrent dans les pays où la lutte des classes qui a suivi la guerre avait dégénéré, étant donné que le mouvement ouvrier collectif avait été affaibli par l'agenouillement devant les divinités bourgeoises des patries durant les années de guerre. On joua au jeu désastreux de personnaliser dans Lénine l'immense effort du parti révolutionnaire contre l'impérialisme qui était en train de se redresser; dans Lénine au cerveau immense et au costume modeste, plus éloigné de la rigueur compassée d'un Washington que celui-ci l'était, dans sa simplicité bourgeoise, du faste des monarques couronnés; dans Lénine qui avait autour de lui un magnifique groupe d'éléments de première valeur et un parti de milliers et de milliers de membres qui étaient tous à la hauteur de cette phase révolutionnaire de l'histoire.

Cette forme poussée jusqu'à l'idolâtrie fut défaitiste, qu'elle ait été employée parmi nous ou chez d'autres. Personne plus que Lénine lui-même ne lutta pour la faire disparaître.

Mais, ensuite, ce fut la contre-offensive bourgeoise qui se polarisa autour d'individus, condottieri de la guerre sociale: duce, führer, conducatore, caudillo, poglavnik, et autre zoologie semblable. A l'époque de la deuxième grande guerre, et encore aujourd'hui, on s'en remet pour tout et on attend tout de ces rencontres historiques des big, sans se laisser démonter par la facilité avec laquelle les personnes changent, quand, par exemple, les élections anglaises font alterner la victoire d'Attlee et de Churchill, quand Truman remplace Roosevelt, Malenkov Staline, etc. Le monde ne cesse d'être suspendu au sourire qui peut se dessiner ou se figer sur les lèvres de ces rares élus, à l'effet qu'ont sur leur estomac le repas de gala ou la qualité du «champagne» dans les coupes levées en leur honneur.

Le Congrès de la Sainte Alliance découpait le monde en tranches selon une méthode plus sérieuse que celle de ces réunions, dont l'élément décisif, qui concerne le sort de milliards d'hommes, ne serait que la capacité d'un des grands à tricher au jeu avec l'autre. Les vainqueurs de Napoléon (si nous le mésestimions, nous l'appellerions «le big») se réunirent à Vienne «comme délégués de la Providence», pour gouverner les peuples, «comme branches d'une même famille», en appliquant «les préceptes de la Sainte Religion». Cette doctrine rend malgré tout moins idiot le rapport qui s'établit entre les quatre qui décident du destin de l'humanité, et les deux milliards et demi qui, comme des feuilles au vent, suivent leurs ordres.

Aubes et crépuscules
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Lénine peut parfaitement illustrer la façon déterminante avec laquelle l'histoire révolutionnaire utilise les hommes, contrairement à l'histoire réactionnaire, si on le compare avec les chefs de l'époque actuelle, affublés de partis pléthoriques, pauvres petits hommes qui vont et viennent des autels à la poussière, comme c'est le tour aujourd'hui de ce bon Ràkosi, qui, parmi toutes ses fautes, n'a pas commis celle de ne pas avoir lu Marx; en appliquant cette même comparaison à l'époque bourgeoise, nous pouvons placer à ses deux extrémités, le très grand Napoléon et l'infime Elisabeth. Ce fragile bout de femme, on l'a entraîné pendant des semaines à «suer» sous le poids des manteaux superposés, on lui a fait faire des répétitions en la fardant avec un maquillage «rouge à la crème de pêche», à coups de bouts d'essai pour la télévision et le film en couleurs, on lui a fait jouer les passages et le rôle de cette interminable représentation. Elle doit prendre dans sa menotte l'épée de l'Etat, le sceptre, et le globe, symbole de l'Empire. Victoria avait demandé à l'archevêque: qu'est-ce que je fais avec celui-là? Votre Majesté doit daigner le tenir!

La Couronne de Saint Edouard pèse trois kilos, mais, heureusement, la mise en scène veut qu'elle soit aussitôt remplacée par la couronne impériale qui, elle, fait un kilo de moins. Formules, prières, chants, sonneries, cortèges: quand tout est fini, la malheureuse est en plus mauvais état qu'un équipier du Tour de France après une étape sur le pavé).

Mais quand le Corse Bonaparte, fils de bourgeois et, quelques années auparavant, petit officier inexpérimenté d'artillerie, eut devant lui le pontife tremblant qu'il avait flanqué en prison afin de le convaincre d'assister à la cérémonie, il n'y alla pas par quatre chemins: il lui enleva la couronne des mains et il se la coiffa comme un vulgaire képi: Dieu me l'a donnée, attention à qui la touchera! Un dieu pouvait encore servir, comme un pape, à ce magnifique outil de l'avancée du Capital. Puis il haussa les épaules et tourna le dos.

Le «terrific impact»
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Les libres citoyens d'Amérique frissonnaient lors de la retransmission de la cérémonie comme s'ils y voyaient une affirmation de féminisme. Mais il y a eu des femmes reines durant les milliers d'années qui ont précédé l'époque bourgeoise, et elles ont subjugué les hommes non seulement en raison de leur beauté, mais du fait qu'elles étaient des souveraines qui gouvernaient et faisaient la guerre. C'est un pur accident de protocole qui donne, dans le cas présent, le sexe féminin au monarque anglais, et ce n'est pas la première fois, mais certainement pas pour nous offrir à nouveau une grande Elisabeth ou une grande Victoria.

Quoi qu'il en soit, l'émotion suscitée par un «battage» mondial aussi vaste et habile, semble avoir atteint des extrémités pathologiques, des états convulsifs, des frissons de folie. La très civilisée Amérique paraît se retrouver au niveau des peuples orientaux chez qui les orgies sacrées poussaient les fidèles, ivres de fanatisme, à se jeter spontanément sous les roues du Jaggernaut, le char du Dieu, lorsqu'il avançait.

Cet état d'esprit morbide, l'énième élément qui nous confirme que nous vivons l'époque maudite d'une société en décomposition, a été qualifiée par les témoins de terrific impact: un choc d'une grande violence, une espèce d'extase paralysante, de surexcitation panique, de frénésie de saturnales. Les psychanalystes s'en sont occupés. L'acmé de l'orgasme a coïncidé avec le moment où Philippe s'est agenouillé devant son épouse! Cela aurait représenté une victoire sur la virilité, dans une guerre des sexes!

Ce n'est pas un sexe qui a vaincu l'autre, vision déformée d'une société individualiste, voire limitée à l'individualisme, mais le principe stupide de la sujétion des multitudes soumises et soûles à l'être exceptionnel.

Cette époque de ruffians et de lèche-bottes ne prendra fin que lorsque surgira face à elle un mouvement universel et puissant, inexorablement anonyme, qui n'annoncera pas des noms de chefs, mais qui accomplira un autodafé féroce avec les protocoles des cérémonies.

Source: «Il Programma Comunista» Nr. 13, 09-22 juillet 1953. Traduit dans «Invariance», traduction non vérifiée, se reporter au texte original.

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