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LA SITUATION EN ALLEMAGNE ET LE MOUVEMENT COMMUNISTE


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La situation en Allemagne et le mouvement communiste
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La situation en Allemagne et le mouvement communiste

Berlin le 28 juin. La grande Allemagne vit d’une vie anormale. Après la terrible guerre dans laquelle elle a gaspillé une énergie incalculable, elle succombe aujourd’hui sous la poigne de fer des vainqueurs qui lui raflent des matières premières, du matériel ferroviaire et des tonnes d’or; aussi souffre-t-elle d’une asphyxie dont les symptômes apparaissent aussi bien dans l’héroïsme du prolétariat berlinois que dans l’ampleur du mouvement incessant qui agite le pays.

J’apprends, par des camarades qui ont étudié et étudient attentivement la situation, que la crise économique est à son comble. Les usines ferment, la production agricole est insuffisante, même si la récolte satisfait les besoins du pays.

Le prolétariat vit mal et frémit sourdement.

Étant donné la situation actuelle de l’Europe, la situation politique est encore plus menaçante. La politique de l’Entente avait réussi à constituer entre le bolchevisme et l’Europe bourgeoise une chaîne d’États-tampons dont l’un des principaux était la Pologne. Mais cette même politique a poussé la Pologne à entrer en conflit avec la Russie des Soviets, et aujourd’hui les armées contre-révolutionnaires se replient devant l’irrésistible contre-offensive rouge. Malgré tous ses efforts, l’Entente ne pourra sauver la Pologne, ni par la manière forte voulue par la France, ni par le jeu plus subtil de l’Angleterre. D’ailleurs cette dernière, même si elle le voulait, ne pourrait pas utiliser la force, car elle est désormais paralysée par la situation en Irlande, en Égypte, en Inde, et par les événements impressionnants d’Asie Mineure.

Dans quelques semaines sans doute, l’État-tampon n’existera plus. Les troupes soviétiques entreront à Varsovie devenu entre-temps la capitale d’une nouvelle République Soviétique, car, en Pologne aussi, la situation sociale et politique est tendue à l’extrême et les masses sont prêtes à s’insurger.

Si l’Entente ne peut éviter ce revers, et on ne voit pas comment elle le pourrait, l’Allemagne deviendra l’ultime rempart entre le soviétisme et l’Europe capitaliste.

L’Entente accentuera sa pression politique sur l’Allemagne pour la contraindre à remplir sa nouvelle fonction. La bourgeoisie allemande immobilisée par les chaînes des vainqueurs n’aura pas les coudées franches pour mener sa politique.

La crise économique et sociale continuera de s’accentuer et les masses ne pourront rester indifférentes. Le putsch de Kapp se reproduira à une échelle élargie lorsque l’Entente imposera à Berlin un gouvernement d’extrême-droite et cette fois, le prolétariat sera amené à relever le défi en se lançant dans une lutte définitive.

• • •

Face à cette perspective, quelle est la préparation sociale et politique de la classe ouvrière allemande ? Par malheur, on ne peut pas répondre à cette question sans un certain pessimisme.

Une grande partie des masses laborieuses se trouve encore sous l’influence du S.P.D. (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) qui dirige les syndicats bureaucratiques traditionnels. Il est inutile de rappeler aux lecteurs Italiens la nature et la mission du parti de Noske, Scheidemann et Ebert. Le mot d’ordre de ce parti est de travailler afin de sauver la patrie allemande. Il est donc contre les grèves, même économiques, et pour la collaboration ouverte avec la bourgeoisie, ce qui a pour contrepartie la faim des ouvriers et leur résignation à l’exploitation capitaliste.

Les travailleurs des mines en sont la preuve vivante, au sens physique du terme. Ils sont réduits à l’état de morts vivants… Ce prolétariat n’aura-t-il pas perdu même la force de brandir les armes libératrices ?

Nous avons ensuite l’U.S.P.D., le parti socialiste indépendant, fier de son éclatante victoire électorale récente. C’est un parti très nombreux et fortement organisé dont on entend souvent louer l’évolution à gauche. Tout le monde sait qu’il est issu de la IIe Internationale et hésite à entrer dans la IIIe. On sait aussi qu’il est divisé, en plusieurs courants et que sa droite flirte avec Scheidemann, alors que sa gauche penche vers les communistes.

Mais il est possible que les camarades italiens se soient fait de ce parti, à travers les articles publiés par 1’« Avanti » à plusieurs occasions, une idée passablement fausse.

Le parti indépendant est le parti de l’indécision, du confusionnisme théorique, de l’incapacité d’agir et de la passivité. La gauche a obtenu contre la droite l’approbation d’un programme qui contient des phrases communistes, mais qui n’est qu’un avorton en matière de théorie et de principes; en revanche, la droite a imposé facilement à la gauche ses directives tactiques, et le leader de celle-ci, Däumig, dont on a tant fait l’éloge comme chef de la révolution allemande, est lui aussi un « opportuniste » qui a battu en retraite devant l’influence des Crispien et Hilferding sur le parti.

Cette contradiction entre les paroles et l’action qu’on rencontre dans l’U.S.P.D. rappelle beaucoup ce qui se passe dans de larges couches du Parti Socialiste Italien.

J’ai assisté à une discussion entre communistes et indépendants. Un camarade communiste avait parlé de la situation allemande et de la tâche du prolétariat révolutionnaire; de nombreux indépendants lui avaient répliqué. Un seul d’entre eux soutint que l’U.S.P.D. est un parti révolutionnaire au même titre que le Parti Communiste, mais sans pouvoir le démontrer.

Tous les autres développèrent une argumentation que répètent, en tous lieux et en tous temps, les réformistes : le prolétariat est inconscient, il est réactionnaire, il n’est pas mûr. Ils sont bien pour la dictature du prolétariat, pour les Soviets, pour la IIIe Internationale, mais leur révolution ne devra pas répéter les méthodes « russes », la terreur rouge, la suppression de la presse bourgeoise, toutes mesures dignes de « sauvages ». Le système des Soviets devrait s’adapter à une coexistence avec les institutions démocratiques, du moins tout le temps nécessaire à leur apprentissage du pouvoir.

Voilà quelles sortes de gens sont les indépendants allemands. Naturellement, on m’assure que dans les meetings électoraux, ils ne disent pas cela, qu’au contraire, ils flamboient d’apostrophes révolutionnaires. La chose ne m’a pas paru nouvelle.

• • •

Il n’y a qu’un seul argument valable, malheureusement, pour la défense des indépendants, et encore s’agit-il d’un argument spécieux. Il consiste à dire que les communistes ne font pas beaucoup plus et mieux pour la préparation révolutionnaire. Même si c’était entièrement exact, cela ne pourrait servir de sauf-conduit à toute la marchandise avariée qui se dissimule sous le drapeau des Indépendants.

Les communistes, comme vous le savez, sont divisés. Il y a le K.P.D. (Parti Communiste Allemand) et, maintenant, le K.A.P.D. (Parti Ouvrier Communiste Allemand). Qu’est-ce qui divise les deux partis ? Je l’ai demandé aux camarades de chacune des organisations.

Il faut avant tout faire l’historique de la scission. Dans le Parti Communiste, après la faillite de l’insurrection de janvier 1919, après la mort des deux grands chefs Liebknecht et Luxembourg, deux questions brûlantes se posèrent. L’une concernait les syndicats de métiers (Gewerkschaften) dominés par le réformisme et la bureaucratie social-démocrate : il s’agissait de savoir si l’on continuerait à y travailler ou si on les boycotterait pour constituer de nouveaux organismes. L’autre question concernait la participation aux élections.

La Centrale du Parti était à la fois pour l’entrée dans les syndicats et pour la participation aux élections. La conférence convoquée en juillet à Heidelberg (Berlin) approuva le programme de la Centrale. L’opposition contesta à nouveau la régularité de la conférence et demanda qu’on en convoque une autre, après une ample discussion préalable des deux questions dans les organisations du Parti.

La Centrale, au contraire, fixa la date du second congrès à octobre 1919 selon un critère étrange : les représentants qui n’auraient pas, sur les deux questions du parlementarisme et des syndicats, un mandat conforme à ses directives, en seraient exclus.

Ne vinrent donc au congrès que ceux qui étaient du même avis que la Centrale, en particulier de nombreux fonctionnaires du Parti, et l’opposition fut déclarée exclue de l’organisation.

Les camarades du K.A.P.D. m’ont affirmé, avec juste raison, qu’ils n’avaient pas l’intention de constituer un nouveau parti, mais qu’ils furent exclus par un procédé incroyable, alors que si le Congrès avait été régulièrement convoqué, ils y auraient eu la majorité.

En avril 1920, voyant que toute tentative d’obtenir satisfaction était inutile, ils tinrent le Congrès constitutif du K.A.P.D. (Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands).

Ce parti est moins nombreux que le K.P.D., mais il prédomine à Berlin et à Hambourg et semble jouir de la sympathie des masses ouvrières industrielles.

Outre les deux questions déjà mentionnées, deux autres positions essentielles le séparent du K.P.D. : tout d’abord, il est contre la centralisation de l’action et pour le fédéralisme; ensuite, il accuse la Centrale du K.P.D. de faiblesse et d’hésitations.

Il y a en outre la fameuse question du national-bolchevisme : les leaders de ce courant, Laufenberg et Wolffheim, de Hambourg, ont lancé dans un manifeste un mot d’ordre d’alliance même avec les bourgeois pour la guerre contre l’Entente et la lutte contre Versailles. Ils disent que si les Russes se servent de Brussilov, eux peuvent bien se servir des militaristes allemands; ils ne voient pas l’énorme différence des situations, car les prolétaires russes sont au pouvoir et Brussilov représente un technicien de la guerre et non une classe ou un parti.

Les leaders du K.A.P.D. m’ont assuré cependant que les deux Hambourgeois et leurs rares partisans, s’ils sont encore formellement dans le parti, ont été désavoués et en seront éloignés très vite.

Quant à l’attitude du K.P.D. et à sa passivité, les accusations des exclus contre la Centrale ne sont sans doute pas sans fondement. La gauche du K.P.D. lui-même les partage.

Pendant les journées du putsch de Kapp, la politique du Parti n’a pas été à la hauteur de la situation, elle a démontré que la Centrale avait perdu le contact avec les masses et ne savait pas leur lancer de nets mots d’ordre révolutionnaires. Les polémiques à cet égard sont très vives. En réalité, les conditions qui règnent en Allemagne ne permettent pas au Parti communiste d’entraîner derrière lui le prolétariat. Le fait d’avoir participé aux élections n’a pas dû beaucoup améliorer la situation. Le Parti a aujourd’hui au Reichstag deux députés : Paul Levy et Clara Zetkin. Paul Levy est le leader intellectuel du Parti; cependant c’est un homme de droite; les lecteurs du « Soviet » connaissent sa malheureuse thèse de l’opposition loyale[1] à l’éventuel gouvernement « socialiste ». (Voir № 14)

Le K.A.P.D. soutient la constitution de conseils d’usines (Betriebsräte), mais ses thèses sont confuses et il boycotte les conseils d’usines légaux qui existent en Allemagne et qui suivent en majorité les Indépendants.

Les kaapédistes travaillent hors de ceux-ci comme hors des syndicats, en vue de former des conseils d’usines illégaux coordonnés par une union ouvrière révolutionnaire (« Betriebsorganisation ») illégale, qui n’est plus, selon moi, un organe économique puisque tous les ouvriers ne peuvent pas y entrer, mais qui n’est pas encore un organe politique. On ne peut donc pas affirmer que les conseils d’usines conduisent tout le prolétariat sur la véritable voie révolutionnaire.

Si je devais exprimer une opinion sur les directives du K.A.P.D., je modifierais peu de choses à ce que j’écrivais dans les № 8 et 13 de ce journal.

De même, l’abstentionnisme du K.A.P.D. est différent, comme je le disais, de celui de notre fraction, car tout en se prévalant de constatations et d’arguments analogues, il s’appuie partiellement sur une conception différente de l’action politique et du parti en général.

Par contre, la nouvelle organisation est en grande partie plus combative et révolutionnaire et elle développe une plus large activité dans les masses; ses partisans sont les ouvriers qui ne tolèrent ni le manque d’intransigeance dont le vieux parti fait périodiquement preuve, ni sa conversion au parlementarisme, laquelle le rapproche des Indépendants, qui profitent de sa tactique pour mieux se faire valoir aux yeux du prolétariat allemand et de l’Internationale.

Il ne faut pas cacher que dans le K.P.D. se trouvent aussi des abstentionnistes, particulièrement parmi les jeunes.

La jeunesse communiste est sur le point de se diviser elle aussi en deux camps, de se partager entre les deux partis.

Certes, la crise n’est pas sans gravité et on n’en entrevoit pas la solution. Le congrès de l’Internationale communiste pourra-t-il l’apporter ?

En attendant, les événements se précipitent. Peut-être réveilleront-ils les travailleurs et les communistes. Le prolétariat allemand, qui a eu pour militants des géants de la pensée comme Marx, Engels, W. Liebknecht, Mehring et des apôtres du sacrifice comme Karl et Rosa, ne peut pas être inférieur aux exigences de la lutte pour le triomphe du communisme au cœur de l’Europe qui est peut-être appelée à décider entre les deux grands adversaires : le capitalisme mondial et les phalanges rebelles qu’il suscite sous tous les cieux.

Notes :
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  1. En réalité, la déclaration n’était pas de Levy qui, de sa prison, avait au contraire critiqué sévèrement la passivité de la direction du K.P.D. le premier jour du putsch et son offre d’« opposition loyale » à un éventuel gouvernement socialiste. « Il Soviet » du 3 octobre s’excusa de l’erreur, mais ajouta que, de toute façon, « le point de vue exprimé par Levy après sa libération (par exemple à l’assemblée de délégués d’usine rapportée par la ‹ Freiheit › du 28 mars) consistait, malgré tout, à encourager la formation d’un gouvernement d’Indépendants et de social-démocrates, au besoin par des pourparlers, puisque la dictature du prolétariat n’était pas encore réalisable. » [⤒]


Source : Paru dans : « Il Soviet », 3e année, № 18, 11 juillet 1920. « Programme Communiste », № 58, avril 1973

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