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LE TROTSKISME (I)



Content :

Le trotskisme

I. Critique de la théorie de la révolution permanente
Une question de fond : l’invariance
Lénine et Parvus
Trotski et Parvus
Lénine et les menchéviks
Les trois conceptions de la révolution russe
Lénine trotskiste ?
…ou les bolchéviks menchéviques ?
…et Lénine bolchévik ?
L’épreuve des faits
Radek, Trotski, Lénine
« Ou bien …ou bien », camarade Trotski
Lénine : auto-limitateur ?
L’esprit et la lettre
Ultérieure confirmation
Le socialisme automatique
Conclusion

II. Critique de la théorie de l’état ouvrier dégénéré
III. Critique du programme de transition
Source


Le trotskisme

Malgré l’extraordinaire opportunisme pratique qui en fait, dans sa politique quotidienne, le pur et simple flanc-garde de la contre-révolution, le trotskisme contemporain n’en continue pas moins avec une belle constance a se réclamer de Marx et de Lénine, de la Révolution d’Octobre et des premières années de l’Internationale.

Ces prétentions à l’orthodoxie, voisinant avec la plus écœurante lâcheté devant l’impérialisme russe et le plus lamentable soutien « critique » aux différents partis ouvriers bourgeois qui en dépendent encore ou se réclament peu ou prou de lui, nous faisaient un devoir de nous démarquer une fois de plus avec la plus grande clarté possible d’un courant politique qui est un obstacle sur le chemin de la révolution.

Pour ce faire, nous n’entrerons pas dans le détail des querelles qui opposent les épigones, mais nous nous intéresserons à trois théories qui entrent dans ce que nous appellerons le « trotskisme historique » qui se termine en août 1940, lorsque l’ancien chef de l’Armée Rouge tombe sous les coups d’un agent de Staline : la théorie de la révolution permanente, la théorie de l’État ouvrier dégénéré, la théorie du programme de transition.

De son vivant, Trotski fut beaucoup plus grand que le trotskisme : pendant la révolution et la guerre civile, il se fit avec une admirable rigueur le défenseur acharné de la doctrine marxiste du parti, de la guerre civile et de la terreur sur l’adversaire de classe. Cependant si les théories personnelles qu’il avait défendues avant 1917 contre Lénine et qu’il développa dans toutes leurs conséquences dans sa lutte contre Staline et en exil ne l’empêchèrent ni d’avoir une conduite glorieuse en Octobre ni de résister intraitablement au flot de capitulations qui emporta nombre d’oppositionnels russes, elles n’ont que très peu de choses à voir avec la doctrine marxiste authentique et s’opposent systématiquement à elle non seulement dans le domaine de la stratégie et de la tactique, mais encore dans celui de la théorie économique et du programme.

C’est ce que nous entendons démontrer ici.

Critique de la théorie de la révolution permanente

Une question de fond : L’invariance

Tout au long de sa vie, Trotski a cru à la justesse de « sa » théorie de la révolution permanente. Dans son « Histoire de la révolution russe », il prend acte du fait que Lénine et lui se trouvèrent sur la même ligne dans la lutte contre le gouvernement Kerenski. En appendice à « La révolution trahie » de 1936, il cite l’émouvante dernière lettre d’Adolf Joffé, acculé au suicide par Staline : « Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la ‹ révolution permanente ›, j'ai toujours été de votre côté. Mais il m'a toujours semblé qu’il vous manquait cette inflexibilité, cette intransigeance dont a fait preuve Lénine, cette capacité de rester seul en cas de besoin, et de poursuivre dans la même direction, parce qu’il était sûr d’une future majorité, d’une future reconnaissance de la justesse de ses vues. Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous, et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas, et je vous le répète aujourd’hui ».

Pathétique comme testament d’un vieux militant qui exhorte un camarade à l’intransigeance, cette lettre ne se distingue pas par sa précision politique. Trotski lui-même ne prétend pas avoir eu « toujours raison en politique » contre Lénine depuis 1905; il sait bien que, dans ses terribles polémiques contre l’auteur de « Nos tâches politiques », l’artisan du bloc d’août, le quasi-centriste de « Nache Slovo », c’est le fondateur du bolchevisme qui avait eu raison, et depuis 1917 il revendique et défend lui-même, avec énergie et contre ses erreurs passées, la conception marxiste du Parti.

L’outrance même de la lettre de Joffé en diminue singulièrement la portée, et puisque Trotski lui-même n’a pas revendiqué ses positions d’avant 1917 sur la question du parti, tout ce qu’elle peut signifier est que Lénine aurait déclaré un jour que l’autre position caractéristique de Trotski, à savoir la théorie de la révolution permanente, était juste. Or, ceci n’est rien de plus qu’une simple anecdote, et cette anecdote nous paraît contredire directement les positions de Lénine. Notre choix est donc vite fait entre une simple anecdote et des années de réflexion marxiste.

C’est un fait irréfutable que Trotski a toujours cru que la révolution russe posait un problème particulier, qui devait être résolu par une théorie originale, et que son pronostic avait été le plus clairvoyant. Dans un article qui date de la toute dernière période de sa vie et qui fut publié en appendice à son ouvrage sur Staline, « Trois conceptions de la révolution russe », il écrit :

« La révolution de 1905 ne fut pas seulement la ‹ répétition générale › de 1917, mais se trouva être aussi le laboratoire où s’élaborèrent tous les groupements fondamentaux de la pensée politique russe, et où se formèrent et se dessinèrent toutes les tendances et nuances à l’intérieur du marxisme russe ». Faisons tout de suite une première remarque : si la conception de la révolution russe avait dû être « élaborée » au cours de la révolution de 1905, cela signifierait que le marxisme n’existe pas comme théorie complète, achevée dans ses lignes essentielles, qui décrit à l’avance le communisme et permet de déterminer de façon rigoureuse les tâches du prolétariat dans toutes les situations. Cela signifierait qu’il n’y avait pas, par avance, dans la théorie marxiste de ligne définie à suivre dans la révolution russe et dans toutes celles qui peuvent se dérouler dans les pays arriérés. Dans ce cas, il faudrait simplement considérer que le marxisme est une idéologie très générale, à partir de laquelle on élabore, avec plus ou moins de « talent » personnel, des théories particulières, théories qui doivent attendre leur sanctification de l’« expérience ». Or, c’est effectivement à cette seconde opinion que s’est rattaché Trotski toute sa vie. Il considéra avoir découvert la théorie de la révolution permanente, et affirma que la révolution d’octobre 1917 en avait prouvé la validité. De même, à la fin de sa vie, Trotski affirma, avec une légèreté indigne d’un matérialiste et caractéristique d’un militant qui n’a pas la certitude doctrinale que seul le communisme peut détruire le capitalisme, que, si la bureaucratie stalinienne survivait a la deuxième guerre mondiale et si la révolution n’éclatait pas, il faudrait réviser le marxisme. Tout au long de l’ultime résumé qu’il écrivit pour défendre encore une fois sa théorie, Trotski considère que la révolution russe, en tant que telle, posait un problème particulier, et que la « révolution permanente » avait donné la solution la plus adéquate : « La perspective du menchévisme était radicalement fausse : elle n’indiquait nullement au prolétariat la bonne voie. La perspective du bolchevisme n’était pas complète : elle indiquait correctement la direction générale de la lutte, mais elle caractérisait incomplètement les étapes. » Et Trotski d’expliquer comment il a découvert – en compagnie de Parvus – la théorie de la révolution permanente. Dans la polémique qu’il soutint contre les staliniens, Trotski tenta de s’abriter derrière l’autorité de Marx en citant l’« Adresse » de 1850 du Comité central de la Ligue des communistes. Notons qu’à la différence de celle de Lénine, sa théorie n’avait de commun avec celle que Marx défendit dans les années 1848 que le terme, utilisé par ce dernier pour la première fois, de « révolution en permanence ».

La théorie de Trotski naquit en 1904, dans une brochure rédigée au cours de l’hiver et qui, paraissant après le Dimanche Sanglant de Saint-Pétersbourg, fut intitulée « Avant le 9 janvier ». Parvus en écrivit la préface : « Ayant pris connaissance, au lendemain des événements sanglants de Saint-Pétersbourg, de ma brochure encore manuscrite, Parvus fut séduit par l’idée du rôle exceptionnel que le prolétariat de la Russie arriérée était appelé à jouer (…). » Dans sa préface, Parvus, après avoir nié que la paysannerie puisse former « une armée révolutionnaire serrée », affirme en conclusion : « Devant la social-démocratie se posera le dilemme suivant : ou prendre sur soi la responsabilité du gouvernement provisoire, ou se mettre à l’écart du gouvernement ouvrier. Les ouvriers considéreront ce gouvernement comme le leur, quelle que soit l’attitude de la social-démocratie… Seuls les ouvriers peuvent accomplir un soulèvement révolutionnaire en Russie. Le gouvernement révolutionnaire provisoire en Russie sera un gouvernement de démocratie ouvrière. Si la social-démocratie est à la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, ce gouvernement sera social-démocrate. Le gouvernement provisoire social-démocrate ne peut accomplir en Russie une révolution socialiste, mais le procès même de la liquidation de l’autocratie et de l’établissement de la république démocratique créera un terrain favorable à l’activité politique ». Trotski commente : « Son pronostic n’était donc pas la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste, mais seulement l’établissement en Russie d’un régime de démocratie ouvrière ». Et il ajoute : « Après avoir écrit ma brochure ‹ Avant le 9 janvier ›, je me remis plus d’une fois à développer la théorie de la révolution permanente et à en assurer les bases ». Nous reviendrons sur la théorie de Parvus, mais il n’est pas possible de ne pas constater ici qu’il n’y a chez Trotski nulle référence à l’« Adresse » de 1850, ni aux positions marxistes classiques, depuis longtemps établies, sur l’attitude du prolétariat dans les révolutions démocratiques. Trotski croit et affirme (jusque là, c’est tout à fait vrai), qu’il a alors développé une théorie originale dont la validité fut ensuite prouvée par l’expérience.

Tout autre était la position de Lénine. Ici, nulle prétention à l’originalité. L’auteur des « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique » est guidé d’un bout à l’autre de son exposé par la ligne déjà définie et invariable du marxisme dans les révolutions démocratiques. Non seulement il ne prétend pas « développer » de théorie originale, mais il affirme et démontre que la tactique de Martynov et des menchéviks qui suivent la bourgeoisie libérale, est en rupture ouverte avec la tactique de Marx et Engels en 1848. Tout un chapitre de la postface, « La représentation bourgeoise vulgaire de la dictature », est consacré au rappel des positions classiques, et Lénine revendique explicitement pour la révolution russe la tactique des premiers communistes dans l’Allemagne de 1848 : « Par conséquent, les tâches que Marx assignait en 1848 au gouvernement révolutionnaire ou à la dictature impliquaient avant tout la révolution démocratique : mesures de défense à l’égard de la contre-révolution et élimination effective de tout ce qui est contraire à la souveraineté du peuple. Ce n’est là rien d’autre que la dictature démocratique révolutionnaire ». Entendez : moi, Lénine, je défends sous le nom de dictature démocratique révolutionnaire des ouvriers et des paysans, la tactique de Marx et Engels en 1848. Et pour expliquer pourquoi Marx, qui sait aussi bien que personne ce que sont les classes, emploie le terme de peuple, il poursuit, en citant la « Nouvelle Gazette Rhénane » : « Par crainte du peuple, c’est-à-dire des ouvriers et de la bourgeoisie démocratique, la grande bourgeoisie a conclu avec la réaction une alliance défensive et offensive ». D’où l’explication suivante : « Il est certain que les principales parties de ce peuple que Marx opposait en 1848 à la réaction récalcitrante et à la bourgeoisie félonne sont le prolétariat et la paysannerie ». Il n’y a pas là le moindre signe que Lénine ait été, comme Parvus, « séduit par une idée » ou que, comme Trotski, il se soit mis « plus d’une fois » à « développer sa théorie » et à en « assurer les bases ». Tout au contraire, il trouva son bien dans les textes classiques, lesquels contenaient toutes les thèses qui fondent la théorie de la « dictature démocratique », que Trotski s’obstina à considérer comme le bien de Lénine, et qui n’est rien d’autre que la seule et unique théorie marxiste. Lénine est si peu « original » qu’après avoir soigneusement étudié un passage de la « Nouvelle Gazette Rhénane », après l’avoir méthodiquement décomposé en thèses, il conclut : « Toutes ces thèses, modifiées conformément à nos particularités nationales concrètes, le servage étant substitué à la féodalité, s’appliquent entièrement à la Russie de 1905. Il est certain que les enseignements tirés de l’expérience allemande, éclairée par Marx, ne peuvent nous conduire à aucun autre mot d’ordre pour une victoire décisive de la révolution que celui de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ».

Avant de revenir à l’exposé de la question proprement dite, tirons nous aussi une conclusion simple, mais irrévocable. Lorsque Trotski écrivait : « La révolution de 1905 ne fut pas seulement la répétition générale de 1917, mais se trouva être aussi le laboratoire où s’élaborèrent tous les groupements fondamentaux de la pensée politique russe, et où se formèrent et se dessinèrent toutes les tendances et nuances à l’intérieur du marxisme russe », il avançait trois thèses que nous repoussons. Celle qui prétend que la tactique de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie avait été « élaborée » par Lénine. Celle qui considère le menchévisme (en 1940 !) et la révolution permanente comme des tendances du marxisme (le marxisme n’a pas de tendances). Celle qui attribue à la révolution de 1905 le caractère d’un laboratoire. Au grand chagrin de tous les amoureux du concrétisme opportuniste et des théories de l’expérience, les marxistes se plaisent à rappeler que le « Manifeste des communistes » fut écrit en 1847. De même, la date de parution des « Deux tactiques » mérite d’être notée : juillet 1905.

Trotski était fier d’innover, alors que Lénine se souciait seulement d’être fidèle.

Lénine et Parvus

Au moment où Trotski reprend et « développe » la théorie de Parvus, où il s’apprête à l’exposer plus en détail dans « Bilan et perspectives » (1906), Lénine est en lutte contre Martov et Martynov, théoriciens des menchéviks qui tiennent désormais l’« Iskra ». Et Lénine lit la brochure de Trotski préfacée par Parvus. Voici ce qu’il en dit dans un article de 1905 (mars-avril) intitulé « La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire » : « Parvus a enfin réussi à aller de l’avant, au lieu de marcher à reculons comme l’écrevisse. Il n’a pas voulu faire le travail de Sisyphe qui consiste à corriger indéfiniment les bêtises de Martynov et de Martov. Il a pris nettement la défense (malheureusement aux côtés de ce hâbleur de Trotski, dans la préface de sa brochure vide de sens ‹ Avant le 9 janvier ›) de l’idée de la dictature démocratique révolutionnaire ».

Pour comprendre ce qui précède, le lecteur doit savoir que les théoriciens du menchévisme s’opposaient à ce que le prolétariat tente de prendre la tête de la lutte contre le tsarisme et de participer au gouvernement révolutionnaire provisoire si ce dernier venait à être créé sur les ruines de l’autocratie. Il n’est donc pas paradoxal que Lénine félicite Parvus d’avoir rompu, sur ce point, avec le menchévisme. « Parvus a mille fois raison quand il dit que la social-démocratie doit aller hardiment de l’avant, et porter à l’ennemi des ‹ coups › concertés avec la démocratie bourgeoise révolutionnaire à la condition absolue (rappelée fort à propos, NDLR) de ne pas confondre les organisations, de marcher séparément et de frapper ensemble, de ne pas dissimuler les divergences des intérêts, de surveiller son allié comme son ennemi, etc. ». Voilà le pas en avant dont Lénine prend acte chez Parvus. Mais précisément parce qu’il reconnaît des progrès chez Parvus, il se met aussitôt en devoir de lui expliquer le chemin qu’il lui reste à faire. Et ce sont les prévisions « originales » de Parvus, dont Trotski se félicitait, qu’il critique : « De même, d’autres propositions de Parvus sont fausses, et pour la même raison : ‹ Le gouvernement révolutionnaire provisoire sera en Russie le gouvernement de la démocratie ouvrière ›, ‹ si la social-démocratie se met à la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, ce gouvernement sera social-démocrate ›, le gouvernement provisoire social-démocrate ‹ sera un gouvernement homogène avec une majorité social-démocrate ›. Il ne saurait en être ainsi, s’il s’agit non pas d’épisodes accidentels et passagers, mais d’une dictature révolutionnaire tant soit peu durable, susceptible de laisser une trace dans l’histoire. Il ne saurait en être ainsi, parce que seule une dictature révolutionnaire appuyée sur l’énorme majorité du peuple sera tant soit peu solide (pas absolument certes, mais relativement). Or, le prolétariat ne forme actuellement que la minorité de la population russe. Il ne peut devenir une masse énorme, écrasante, qu’en s’unissant à la masse des semi-prolétaires, des semi-patrons, c’est-à-dire à la masse pauvre de la petite-bourgeoisie des villes et des campagnes. Cette composition de la base sociale de la dictature révolutionnaire démocratique, possible et désirable, influera évidemment sur la composition du gouvernement révolutionnaire, rendra inévitable l’entrée, ou même la prépondérance, dans ce gouvernement, des représentants les plus hétéroclites de la démocratie révolutionnaire. Il serait extrêmement nuisible de nous faire la moindre illusion à cet égard ». Telle est donc la position de Lénine à l’égard de Parvus : il le félicite de se prononcer pour la participation dirigeante du prolétariat à la révolution démocratique, mais le met en garde contre l’illusion qui consiste à croire possible un « gouvernement ouvrier ».

Trotski et Parvus

Or, Trotski défendait la théorie de Parvus (dont certaines affirmations, comme « seuls les ouvriers peuvent accomplir un soulèvement révolutionnaire en Russie », sont absolument fausses) dans une version encore « améliorée ». Il écrit : « La théorie de la révolution permanente était alors (en automne 1905) liée aux noms de ‹ Parvus et Trotsky ›. Ce n’était vrai qu’en partie ». Et il s’explique sur ce point de manière détaillée. Parvus « pensait en même temps que ‹ le gouvernement révolutionnaire provisoire ne pourrait accomplir en Russie une révolution socialiste ›. Son pronostic n’était donc pas la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste, mais seulement l’établissement en Russie d’un régime de démocratie ouvrière, à l’exemple de l’Australie où, sur la base de la petite propriété paysanne, surgirait pour la première fois un gouvernement ouvrier qui ne sortirait pas des limites du régime bourgeois. Je ne partageais pas cette conclusion. » Avec un soin qui lui était dicté par le souci de réfuter les idéologues staliniens, qui l’accusaient d’avoir « voulu sauter l’étape de la révolution démocratique bourgeoise », et dont nous lui sommes reconnaissants, Trotski poursuit : « … il est nécessaire de la (la théorie de la révolution permanente) présenter ici sous forme de citations précises de mes écrits des années 1905 et 1906 ».

« Dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peut se trouver au pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé. L’idée que la dictature du prolétariat dépend en quelque sorte automatiquement des forces et des moyens techniques du pays représente le préjugé d’un matérialisme ‹ économique › simplifié à l’extrême. Une telle conception n’a rien de commun avec le marxisme. Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois plus grandes que chez nous, le rôle politique du prolétariat russe, son action sur la politique de son pays, la possibilité qu’il aura d’influencer bientôt la politique mondiale sont incomparablement plus grandes que le rôle et l’importance du prolétariat américain. Selon notre conception, la révolution russe crée précisément les conditions dans lesquelles le pouvoir peut (en cas de victoire doit) passer dans les mains du prolétariat, avant que les politiciens du libéralisme bourgeois aient eu la possibilité de déployer complètement leur génie étatique… La bourgeoisie russe cédera toutes les positions révolutionnaires au prolétariat. Il lui faudra aussi céder l’hégémonie révolutionnaire sur la paysannerie. Le prolétariat au pouvoir se présentera devant la paysannerie comme la classe émancipatrice… Le prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie, mettra en mouvement toutes les forces pour élever le niveau culturel du village, et développer la conscience politique de la paysannerie. »

En citant ce passage, Trotski veut, comme nous venons de le voir, réfuter les accusations staliniennes selon lesquelles la « révolution permanente » consistait à sauter par-dessus l’étape démocratique. Du même coup, il montre en quoi sa conception dépassait celle de Parvus. « ‹ La lutte pour la rénovation démocratique de la Russie ›, écrivais-je alors, ‹ est entièrement sortie du capitalisme, elle est menée par des forces qui se sont formées sur la base du capitalisme, et est, immédiatement et en premier lieu, dirigée contre les obstacles hérités de la féodalité et du servage, qui se trouvent sur la voie du développement de la société capitaliste ›. La question se posait pourtant de savoir quelles forces et quelles méthodes pourraient renverser ces obstacles. ‹ On peut limiter le cadre de tous les problèmes de la révolution avec l’affirmation que notre révolution est bourgeoise par ses buts objectifs, et donc, par ses résultats inévitables; on peut ainsi fermer les yeux sur le fait que le principal artisan de cette révolution bourgeoise, c’est le prolétariat, que toute la marche de la révolution pousse au pouvoir. On peut se tranquilliser à l’idée que les conditions sociales de la Russie ne sont pas encore mûres pour l’économie socialiste et on peut ainsi ne pas avoir l’idée que, une fois au pouvoir, le prolétariat sera inévitablement conduit, par toute la logique de la situation, à faire marcher l’économie pour le compte de l’État. Entrés dans le gouvernement, non pas comme des otages impuissants, mais comme une force dirigeante, les représentants du prolétariat effacent par là-même la limite entre programme maximum et minimum, c’est-à-dire mettent le collectivisme à l’ordre du jour. A quel point le prolétariat sera-t-il arrêté dans cette direction ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du prolétariat ›» . L’essentiel a été dit. Non seulement Trotski adhère à la thèse de Parvus, mais encore il la dépasse hardiment : il n’y aura pas seulement en Russie un gouvernement de « démocratie ouvrière », le prolétariat au pouvoir sera contraint d’adopter des mesures de transformation socialiste de la société; ainsi naquit la théorie trotskiste de la révolution permanente, selon laquelle « la révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi une révolution permanente ».

Prétendre que Lénine s’est rallié en 1917 à une telle conception, sur l’allégation d’une lettre de Joffé, c’est rayer d’un trait de plume toute la lutte de la fraction bolchevique. Dans un article de 1909, « Le but du prolétariat dans notre révolution », Lénine réfute l’opinion de Trotski suivant laquelle la coalition du prolétariat et des paysans « présuppose qu’un des partis bourgeois actuels s’empare de la direction des paysans ou que les paysans créent un grand parti autonome ». Dans cet article, tout en affirmant qu’il serait nécessaire de consacrer un long travail à la réfutation de Trotski, Lénine se borne à formuler un jugement lapidaire, que tout de suite nous faisons nôtre : « L’erreur fondamentale de Trotski réside dans la méconnaissance du caractère bourgeois de la révolution, dans le manque d’idées claires sur le problème du passage de cette révolution à la révolution socialiste ».

Lénine et les menchéviks

Au sein du parti social – démocrate ouvrier de Russie, les militants savaient bien que la révolution à venir serait bourgeoise : c’était contre les gens qui prétendaient qu’elle pourrait être directement socialiste, sur la base du « mir », que s’était constitué le courant marxiste, autour du groupe de « Lutte pour la Libération du Travail ». De « Nos différends » de Plekhanov jusqu’au « Développement du capitalisme en Russie » de Lénine, les marxistes durent d’abord combattre le populisme. C’est pour avoir remporté contre lui de grandes victoires polémiques, qu’ils firent admettre que la révolution à venir serait bourgeoise. Mais l’acceptation de cette thèse ne suffisait pas le moins du monde à définir les marxistes, comme en témoigne l’existence du courant bourgeois des « marxistes légaux ». Il fallait encore être fidèle aux positions classiques de Marx sur l’attitude du prolétariat dans la révolution démocratique. Et les menchéviks ne l’étaient pas.

Quelle position fallait-il adopter à l’égard de la bourgeoisie ? Aux menchéviks de la « Nouvelle Iskra », il semblait que le plus rationnel serait « d’exercer une pression du dehors (par en bas et non par en haut) sur le gouvernement provisoire bourgeois afin de démocratiser autant que possible le régime d’État ». Ils estimaient en effet que « la formation par les social-démocrates d’un gouvernement provisoire ou leur entrée dans ce gouvernement conduirait, d’une part, à détacher du parti social-démocrate les grandes masses prolétariennes qu’il aurait déçues, car la social-démocratie, malgré la prise du pouvoir, ne serait pas en mesure de satisfaire les besoins vitaux de la classe ouvrière aussi longtemps que le socialisme ne serait pas institué; d’autre part, elle obligerait les classes bourgeoises à se détourner de la révolution dont elle amoindrirait ainsi l’envergure ». Citant cette résolution, Lénine commente : « La comparaison entre la résolution des néo-iskristes caucasiens et celle du IIIe Congrès du P.O.S.D.R. fait aussitôt ressortir la profondeur du désaccord qui existe entre sociaux-démocrates de nos jours sur la question du chemin à suivre. La résolution du congrès déclare : la bourgeoisie est inconséquente; elle ne manquera pas de chercher à nous arracher les conquêtes de la révolution. Aussi, préparez-vous énergiquement à la lutte, camarades ouvriers; gagnez à vous la paysannerie. Ne cédons pas sans combat nos conquêtes révolutionnaires à la bourgeoisie cupide ! La résolution des néo-iskristes caucasiens dit : la bourgeoisie est inconséquente, elle peut se détourner de la révolution. Aussi, camarades ouvriers, ne songez pas, s’il vous plaît, à faire partie du gouvernement révolutionnaire provisoire, car alors la bourgeoisie se détournerait entièrement de la révolution, dont l’envergure se trouverait ainsi amoindrie ».

Menchéviks et bolcheviks constataient l’inconséquence de la bourgeoisie : les uns en concluaient à la nécessité de la soutenir, de ne pas l’effrayer; les autres en concluaient à la nécessité d’arracher la direction du mouvement d’ensemble à la bourgeoisie libérale et de se mettre à la tête de la paysannerie révolutionnaire. En effet, la bourgeoisie n’est pas la seule parmi les forces qui accomplissent la révolution bourgeoise, ni même la force essentielle. Elle constitue le sommet de la pyramide de la production marchande, dont la paysannerie, lorsqu’elle possède son lopin de terre, constitue la base. Plus proche de l’aristocratie tsariste, aspirant à diriger les affaires politiques mais prête à se contenter d’une simple participation au gouvernement, craignant à la fois l’insurrection paysanne dans les campagnes et les agitations ouvrières dans les villes, la bourgeoisie russe, comme la bourgeoisie allemande de 1848, était toute prête à trahir, à se contenter d’un chiffon constitutionnel et à limiter l’ampleur de la révolution. Limiter l’ampleur de la révolution, cela voulait dire essentiellement étouffer l’insurrection paysanne, concéder aux propriétaires fonciers le « droit » de maintenir leurs paysans, « libérés » par la réforme de 1861, dans un état de semi-servitude, de se transformer paisiblement, de la façon la plus lente et la plus douloureuse pour les paysans, en fermiers capitalistes et en capitaines d’industrie. Cela voulait dire tolérer la perpétuation de tout l’asiatisme de la vie sociale en Russie, et enfin – cela aussi était important pour la bourgeoisie – éviter que la social-démocratie impose, dans la révolution démocratique, la journée de huit heures que comportait son programme minimum. Cela voulait dire prôner la « révolution par en haut » en réprimant la « révolution par en bas ».

La paysannerie avait intérêt non à l’escamotage pacifique de la révolution bourgeoise, mais à l’insurrection. « Car seule une révolution victorieuse pourra lui donner dans le domaine des réformes agraires ce qu’elle désire, ce qui lui est vraiment nécessaire, non pour la ‹ suppression du capitalisme › comme se le figurent les socialistes-révolutionnaires, mais pour sortir de l’abjection du demi-servage, des ténèbres de l’abrutissement et de la servitude, pour améliorer ses conditions d’existence autant que faire se peut dans le cadre de l’économie marchande ». Pour la paysannerie, le dilemme était simple : ou bien la transformation pacifique derrière la bourgeoisie, qui aurait sans doute favorisé par quelque réforme agraire l’apparition de gros paysans à côté de millions de moujiks contraints de végéter sur des terres trop petites, avec la perspective de rembourser leur « affranchissement » pendant des dizaines d’années, ou bien l’insurrection, la terreur contre les propriétaires fonciers et le partage des terres.

Lénine oppose comme suit les « deux tactiques » : « Les uns disent : faites avancer la révolution jusqu’au bout, malgré la résistance ou la passivité de la bourgeoisie inconséquente. Les autres disent : ne pensez pas à mener vous-mêmes la révolution jusqu’au bout, car alors la bourgeoisie inconséquente ne manquerait pas de s’en détourner… On voit donc que les fractions bolchevique et menchévique ont ramené elles-mêmes toutes les divergences à l’alternative suivante : le prolétariat doit-il être le ‹ guide ›, le ‹ dirigeant › de la révolution et ‹ entraîner à sa suite › la paysannerie, ou bien doit-il être le ‹ moteur › qui ‹ soutient › telle ou telle démarche de la démocratie bourgeoise ? » Définissant les tâches du prolétariat, il écrit : « Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie ». En 1909, lorsqu’il fera un historique de la polémique entre menchéviks et bolcheviks, Lénine rappellera : « La question a été posée au début de 1905 par les bolcheviks et les menchéviks. Les premiers l’ont résolue par la ‹ formule › dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Les seconds se sont catégoriquement opposés à cette définition du contenu de classe de la révolution bourgeoise, au cas où elle serait victorieuse ».

Pour les trotskistes atteints de surdité, nous rappellerons encore la formule : par dictature démocratique, Lénine désigne non pas une forme de gouvernement, un gouvernement de coalition, mais le « contenu de classe de la révolution bourgeoise, au cas où elle serait victorieuse ».

C’est parce qu’ils sont en divergence sur ce point que les menchéviks et les bolcheviks divergent aussi sur l’attitude à adopter, en cas de victoire révolutionnaire, vis-à-vis du gouvernement provisoire. Dans cette question, les apparences étaient contre Lénine, et les menchéviks, paradoxalement, l’accusaient d’opportunisme : il préconisait la participation au gouvernement révolutionnaire, alors qu’eux-mêmes y étaient opposés. Dans l’atmosphère de l’époque, où Millerand venait d’être fustigé pour ministérialisme et où tout le monde savait (encore) que n’est plus socialiste celui qui participe à un gouvernement bourgeois, les menchéviks pouvaient se donner à peu de frais des airs d’orthodoxie : Lénine veut participer au gouvernement, nous nous y opposons. Toute leur misérable astuce résidait évidemment dans la confusion volontaire des devoirs du prolétariat dans les pays où la révolution démocratique bourgeoise a été accomplie depuis longtemps, et dans ceux où elle reste encore a faire. Dans le premier cas, la politique de coalition gouvernementale avec les partis bourgeois signifie le refus de la part du prolétariat de lutter pour détruire l’appareil d’État, seule façon d’ouvrir la voie à l’intervention despotique dans les rapports de production. Mais dans l’autre cas, c’est l’abstention qui est une trahison : elle signifie que le prolétariat tolère que la bourgeoisie se refuse à mener la révolution démocratique bourgeoise à son terme, ralentissant ainsi le cours de l’histoire; si le prolétariat repousse par avance la participation au gouvernement révolutionnaire provisoire, cela signifie en fait qu’il renonce à la lutte pour l’hégémonie dans la révolution.

Pour barrer la route à ce défaitisme, le P.O.S.D.R., dont le programme minimum comprenait la république démocratique, la confiscation de la grande propriété foncière, la journée de huit heures, avait proclamé, lors de son IIIe Congrès (Londres, 1905) : « a) Il est indispensable de répandre dans la classe ouvrière une vision concrète de la marche la plus probable de la révolution avec l’apparition nécessaire, à un certain moment, d’un gouvernement révolutionnaire provisoire dont le prolétariat exigera qu’il satisfasse toutes les revendications politiques et économiques immédiates de notre programme. b) En fonction du rapport des forces et d’autres facteurs impossibles à déterminer par avance avec précision, on pourrait admettre la participation de mandataires de notre Parti à un gouvernement révolutionnaire provisoire, en vue de lutter sans merci contre les tentatives contre-révolutionnaires, et de défendre les intérêts de la classe ouvrière ».

Ayant défini les possibilités, les tâches objectives du prolétariat dans la révolution contre les menchéviks, et défendu la participation au gouvernement révolutionnaire provisoire, Lénine ne va pas plus loin dans ses thèses et ne se prononce pas sur l’avenir du gouvernement provisoire porté au pouvoir par cette coalition de classes qu’est la « dictature démocratique ». Le prolétariat luttera sans défaillance pour son programme minimum. Cependant, si de ce fait la révolution en Russie ne sort pas du cadre de la révolution démocratique, Lénine n’oublie jamais de rappeler qu’elle provoquera une formidable déflagration dans le système des États, qui déclenchera peut-être la révolution socialiste en Allemagne et en Europe, laquelle prendra en remorque la révolution russe, ouvrant ainsi la voie à la transformation socialiste de l’économie.

Les trois conceptions de la révolution russe

Trotski se tint longtemps « hors-fractions », entre menchéviks et bolcheviks, convaincu que sa théorie était juste. Il voulait « pacifier », combler le fossé, ce qui conduisit Lénine à le dépeindre avec ironie comme celui qui se promenait « avec le rameau de la paix et la burette d’huile non-fractionniste à la main ». Dans un article de 1905, « Nos différends », il avait d’ailleurs donné les raisons de cette conviction. « Si les menchéviks, en partant de cette conception abstraite : ‹ Notre révolution est bourgeoise ›, en viennent à l’idée d’adapter toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu’à la conquête du pouvoir par celle-ci, les bolcheviks, partant d’une conception non moins abstraite : ‹ Dictature démocratique, mais non socialiste ›, en viennent à l’idée d’une auto-limitation du prolétariat détenant le pouvoir à un régime de démocratie bourgeoise. Il est vrai qu’entre menchéviks et bolcheviks, il y a une différence essentielle : tandis que les aspects anti-révolutionnaires du menchévisme se manifestent dès à présent dans toute leur étendue, ce qu’il y a d’anti-révolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace – mais la menace n’est pas moins sérieuse – que dans le cas d’une victoire révolutionnaire ». Dans l’édition de 1922 de ses « Œuvres », Trotski fait suivre cette phrase de la petite note suivante : « Il n’en fut pas ainsi, fort heureusement : sous la direction du camarade Lénine, le bolchevisme transforma (non sans luttes intérieures) son idéologie sur cette question primordiale dès le printemps 1917, c’est-à-dire avant la conquête du pouvoir ».

Avant de vérifier si cette affirmation est exacte, résumons maintenant les trois conceptions, afin de voir comment elles affrontèrent les événements décisifs.

Les menchéviks affirment le caractère bourgeois de la révolution, et reconnaissent le caractère inconséquent de la bourgeoisie. Ils en déduisent la nécessité pour le prolétariat de soutenir la bourgeoisie libérale, tout en restant, tout au long de la révolution, un « parti d’extrême opposition ». Pas de participation au gouvernement révolutionnaire provisoire.

Les bolcheviks affirment le caractère bourgeois de la révolution et la nécessité de combattre la bourgeoisie inconséquente. Ils en déduisent la nécessité pour le prolétariat de prendre la tête de la lutte politique contre le tsarisme, et formulent ainsi le « contenu de classe de la révolution, au cas où elle serait victorieuse » : dictature démocratique des ouvriers et des paysans. Dans certaines conditions, le parti du prolétariat peut et doit, même minoritaire, participer au gouvernement révolutionnaire.

Trotski affirme la nécessité, dans la révolution bourgeoise, de combattre la bourgeoisie inconséquente. Pour lui, le prolétariat ne pourra pas se contenter d’entrer au gouvernement provisoire, mais devra refuser de « se limiter » à l’accomplissement des tâches démocratiques bourgeoises. Le gouvernement pourra être un gouvernement ouvrier social-démocrate, et dans ce cas, il devra prendre des mesures socialistes. Comme le rappela plus tard Trotski, la théorie de la révolution permanente « démontrait qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques que se proposent les pays bourgeois arriérés les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour. Toute l’idée fondamentale de la théorie était là ».

Maintenant, il nous faut répondre séparément aux deux questions : Qui eut raison ? Quelle était la doctrine juste ?

Lénine trotskiste ?

Trotski se plut toujours à rappeler que le bruit avait couru, en avril 1917, que Lénine était devenu trotskiste. Dans son « Histoire de la révolution russe », tout un chapitre, consacré au « réarmement du Parti », traite de cet épisode. Lénine aurait abandonné alors la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, et aurait imposé cet abandon à tout le parti. Et Trotski cite un texte d’avril 1917 dans lequel Lénine déclare : « Le mot d’ordre et les idées bolcheviques dans l’ensemble sont complètement confirmés, mais concrètement les choses se sont présentées autrement qu’on ne l’eût su prévoir (qui que ce fût), d’une façon plus originale, plus singulière, plus variée (…). Quiconque ne parle maintenant que de la ‹ dictature démocratique des ouvriers et des paysans ›, celui-là retarde sur la vie, celui-là, par conséquent, s’est effectivement rendu à la petite-bourgeoisie, est contre la lutte de classe prolétarienne, celui-là doit être remisé aux archives des raretés bolchevistes d’avant la révolution ». Cette citation, comme d’autres semblables, inciterait à croire en la thèse de Trotski : en avril, Lénine a abandonné la théorie des « Deux tactiques ». Cependant, cette citation est elle-même contradictoire, et mérite donc d’être examinée de plus près. Comment peut-il se faire que Lénine parle de la formule de la dictature démocratique comme d’une « formule dépassée » et qu’en même temps il déclare que « les idées bolcheviques ont été dans l’ensemble confirmées par l’histoire » ? La solution n’est pas très difficile. Si l’on poursuit en effet quelques lignes le texte cité par Trotski, on se trouve nez à nez avec la phrase suivante : « La ‹ dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie › est déjà réalisée dans la révolution russe, car cette ‹ formule › ne prévoit qu’un rapport entre les classes, et non une institution politique déterminée matérialisant ce rapport, cette collaboration ». Il est donc faux de dire que Lénine abandonne purement et simplement son ancienne position, sous prétexte qu’il se serait aperçu alors que la dictature démocratique était irréalisable et que « entre Kerenski et la Révolution d’octobre, il n’y avait pas de place pour la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », comme le dit la sixième des « Thèses sur la révolution permanente ».

Certes, Lénine affirme plusieurs fois en avril qu’il « faut savoir corriger les vieilles formules, par exemple celles du bolchevisme, car, si elles se sont révélées justes dans l’ensemble, leur application concrète s’est révélée déficiente », mais le 25 avril, au cours de la Conférence de Pétrogradville du P.O.S.D.R. (b), il s’exprime en détail sur cette question, et explique précisément sur quel point il est nécessaire d’abandonner le « vieux » bolchevisme : « Le Soviet des députés ouvriers et soldats, c’est la dictature du prolétariat et des soldats; ces derniers sont en majorité des paysans. Il s’agit donc bien de la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Mais cette ‹ dictature › a passé un accord avec la bourgeoisie. C’est sur ce point (c’est nous qui soulignons, n.d.l.r.) qu’il faut réviser le vieux bolchévisme. La situation qui s’est créée nous montre la dictature du prolétariat et des paysans et le pouvoir de la bourgeoisie étroitement enlacés ». C’est donc sur ce point, et sur ce point précis, que Lénine juge utile de « réviser » l’ancien bolchevisme. (« Personne autrefois ne songeait, et ne pouvait songer, à la dualité de pouvoir. ») Mais la « révision » que Lénine opère sur ce point n’est pas le moins du monde un abandon de ses conceptions antérieures.

En effet, quelle est la tâche qu’il fixe alors au parti bolchevique ? Tout d’abord celle de comprendre que les Soviets ont remis le pouvoir pacifiquement au gouvernement bourgeois, alors qu’ils constituaient eux-mêmes un organe de pouvoir : l’appareil de l’État tsariste ayant été en grande partie démantelé, les Soviets pourraient s’emparer du pouvoir presque sans coup férir à condition de ne pas attendre que la bourgeoisie regroupe ses forces; il fallait donc « simplement » convaincre les Soviets de renoncer à leur politique de collaboration avec la bourgeoisie impérialiste, et faire en sorte qu’ils prennent tout le pouvoir. Or, comment définit-il les Soviets ? Comme la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Conclusion : loin de marquer le passage de Lénine dans le camp de la révolution permanente, les Thèses d’avril signifient : il faut que se réalise pleinement la dictature démocratique des ouvriers et des paysans !

… Ou les bolcheviks menchéviques ?

Citant Raskolnikov dans son « Histoire de la révolution russe », Trotski raconte l’arrivée de Lénine à la gare de Finlande : « A peine entré dans le compartiment et assis sur la banquette, Vladimir Ilitch se jeta sur Kamenev :
‹ Qu’écrivez-vous dans la ‹ Pravda › ? Nous en avons vu quelques numéros et nous vous avons fameusement engueulés. › La colère de Lénine s’explique : il était furieux de constater que les bolcheviks, ou du moins une grande partie d’entre eux, avaient commencé à… ‹ apporter leur soutien › au gouvernement provisoire. Dans son rapport du 29 mars 1917, ‹ Le problème du gouvernement provisoire ›, Staline s’était laissé aller à affirmer : ‹ Le Soviet a pris en fait l’initiative des transformations révolutionnaires, le Soviet est le chef révolutionnaire du peuple insurgé, l’organe qui contrôle le gouvernement provisoire. Le gouvernement révolutionnaire provisoire a pris en fait le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple révolutionnaire ›. Au lendemain de l’insurrection, on avait pu lire dans un manifeste du comité central des bolcheviks : ‹ Les ouvriers des fabriques et des usines, ainsi que toutes les troupes soulevées doivent immédiatement élire leurs représentants au gouvernement révolutionnaire provisoire ›. La ‹ Pravda › du 15 mars avait écrit que les bolcheviks soutiendraient résolument le gouvernement provisoire ‹ dans la mesure où il lutte contre la réaction ou la contre-révolution ›. Raskolnikov raconte que Lénine ‹ railla avec causticité la fameuse formule de soutien au gouvernement provisoire ‹ dans la mesure ou ›… › ».
Au moment de défendre les fameuses « Thèses d’avril », Lénine se retrouvera seul dans son parti, car les vieux bolcheviks, ayant longtemps défendu – de façon juste – la participation ou le soutien au futur gouvernement révolutionnaire, l’appliquaient maintenant de façon fausse, parce qu’ils ne comprenaient pas que ce qu’ils appelaient « gouvernement révolutionnaire provisoire » n’était rien d’autre qu’un pur et simple gouvernement impérialiste. Lénine affirme : la « dictature démocratique » n’est pas le gouvernement, mais le Soviet, et elle ne se réalisera vraiment que contre le gouvernement provisoire.

Le 8 avril, en dépit de ces éclaircissements, Kamenev contre-attaqua. Sous sa direction, la « Pravda » avait écrit que la tâche essentielle était « d’instituer un régime républicain démocratique ». Maintenant, contre Lénine, il argumentait : « Pour ce qui est du schéma général du camarade Lénine, il nous parait inacceptable dans la mesure où il présente comme achevée la révolution démocratique bourgeoise et compte sur une transformation immédiate de cette révolution en révolution socialiste ». Trotski commente dans son « Histoire de la révolution russe » : « L’organe central du parti déclarait ainsi, ouvertement, devant la classe ouvrière et ses ennemis, son désaccord avec le leader unanimement reconnu du parti sur la question cruciale de la révolution a laquelle les cadres bolcheviques s’étaient préparés de longues années ». Il sous-entend : eux étaient restés sur la vieille ligne, et Lénine avait changé la sienne. De même, Kamenev reproche à Lénine « de compter sur une transformation immédiate de cette révolution en révolution socialiste », c’est-à-dire d’adopter la théorie de la révolution permanente. Si les affirmations de Trotski et Kamenev sont exactes, on doit s’attendre à voir Lénine répondre : « Oui, je suis devenu partisan du passage à la révolution socialiste ».

… et Lénine bolchevik ?

Lénine déclare le 4 avril : « La particularité du moment actuel en Russie est de marquer une transition entre la première étape de la révolution qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite de l’insuffisance de pensée consciente et d’organisation du prolétariat, et sa deuxième étape qui doit apporter le pouvoir aux mains du prolétariat et des couches les plus pauvres de la paysannerie ». C’est donc toujours la politique de « dictature démocratique ». De plus, Lénine réfute de façon précise l’accusation de Kamenev : « Je me suis entièrement prémuni, dans mes Thèses, contre toute tentative de sauter par-dessus le mouvement paysan, qui n’a pas encore épuisé ses possibilités, contre toute tentative de jouer à la ‹ prise du pouvoir › par un gouvernement ouvrier, contre toute l’aventure blanquiste, car j'ai formellement évoqué l’expérience de la Commune de Paris ». Lénine est au moins en désaccord avec la formule de « gouvernement ouvrier », autrefois lancée par Trotski; mais le marxiste, qui sait dans quelle phase historique il est permis au prolétariat de s’allier à la paysannerie, et dans quelle phase cela lui est interdit, a déjà compris que pour Lénine, il ne s’agit pas le moins du monde de « passer à la révolution socialiste ». Mais laissons-le poursuivre : « Dans mes Thèses, j'ai tout ramené, d’une façon parfaitement explicite, à la lutte pour la prépondérance au sein des Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats… Des ignorants, ou des renégats du marxisme tels que M. Plekhanov et ses pareils, peuvent crier à l’anarchisme, au blanquisme, etc. Qui veut penser et apprendre ne peut manquer de comprendre que le blanquisme est la prise du pouvoir par une minorité tandis que les Soviets des députés ouvriers, etc., sont notoirement l’organisation directe et immédiate de la majorité du peuple. » Que le lecteur, en entendant sonner ce mot de peuple, se rappelle le commentaire que donnait Lénine de son emploi chez Marx, dans la « Nouvelle Gazette Rhénane ».

Kamenev, contre Lénine, affirmait que « la révolution démocratique bourgeoise n’était pas achevée ». Lénine lui répond qu’elle est achevée. Ignore-t-il que les paysans n’ont pas eu la terre, et que l’explosion dans les campagnes est encore à venir ? Certes non. Il veut dire, contre Kamenev, partisan du « soutien dans la mesure où… » au gouvernement provisoire, que ce gouvernement bourgeois, impérialiste n’ira pas plus loin, ira même en arrière. Seuls les Soviets iront de l’avant. Et il précise les tâches des bolcheviks : « Quiconque s’emploie dès aujourd’hui à séparer immédiatement et sans retour les éléments prolétariens des Soviets (c’est-à-dire le parti prolétarien communiste) d’avec les éléments petits-bourgeois, sert les intérêts bien compris du mouvement pour les deux cas possibles : et pour le cas où la Russie connaîtrait encore une dictature du prolétariat et de la paysannerie, revêtant une forme particulière indépendante, non subordonnée à la bourgeoisie, et pour le cas où la petite-bourgeoisie ne parviendrait pas à se détacher de la bourgeoisie et demeurerait éternellement (c’est-à-dire jusqu’au socialisme) hésitante entre elle et nous ».

C’est la première hypothèse, la plus heureuse, qui se réalisera en octobre. On aurait tort de croire que Lénine parle ici d’une « dictature démocratique » située entre février et octobre, comme le croient les théoriciens de la « révolution bourgeoise en février » et de la « révolution socialiste en octobre ». On se tromperait également en croyant que l’exigence de l’absolue indépendance du prolétariat, le refus de toute concession aux illusions petites-bourgeoises signifie que l’on va « passer à la révolution socialiste » : si Lénine les considère comme indispensables, c’est toujours pour la victoire de la dictature démocratique. Et la meilleure preuve qu’il n’envisage nullement le « passage au socialisme », il la donne lui-même. « Et j’en arrive à la seconde erreur du raisonnement déjà cité du camarade Kamenev. Il me reproche de ‹ tabler › dans mon schéma sur une transformation immédiate de cette révolution (démocratique bourgeoise) en révolution socialiste. C’est faux. Loin de tabler sur une transformation immédiate de notre révolution en révolution socialiste, je mets expressément en garde contre cette manière de voir, je déclare expressément dans la Thèse No 8, ‹ Notre tâche immédiate est non pas d’introduire le socialisme, etc… ›. N’est-il pas évident qu’un homme qui table sur une transformation immédiate de notre révolution en révolution socialiste ne saurait s’élever contre l’introduction du socialisme considéré comme une tâche immédiate ? »

Dans « Les tâches du prolétariat dans notre révolution », Lénine répète la même chose : « Il faut absolument exiger, et autant que possible réaliser par la voie révolutionnaire, des mesures comme la nationalisation du sol, de toutes les banques, de tous les syndicats capitalistes, ou à tout le moins, un contrôle immédiat des Soviets des députés ouvriers et autres sur ces établissements, mesures qui n’ont rien à voir avec l’introduction du socialisme », après avoir déclaré catégoriquement : « La dualité de pouvoir ne reflète qu’une période de transition du développement de la révolution, la période où cette dernière est allée au-delà d’une révolution démocratique ordinaire, mais n’a pas encore abouti à une dictature du prolétariat et de la paysannerie à l’état pur » (point 6).

C’est là que l’on comprend à quel point l’expression « réarmement du parti » qu’utilise Trotski dans son « Histoire de la révolution russe », est involontairement juste : le parti avait déjà été « armé » de la ligne de la dictature démocratique. C’est en le remettant sur cette ligne, abandonnée par ceux qui appuyaient le gouvernement impérialiste, que Lénine le ré-arme : « Les Soviets des députés, ouvriers, paysans, soldats doivent prendre le pouvoir, non pour créer une république bourgeoise et pas davantage pour passer au socialisme, mais… » Pour Lénine, la ligne générale n’a pas bougé : pleine concordance avec la doctrine.

L’épreuve des faits

De 1905 à 1917, il s’était évidemment passé beaucoup de choses en politique. En Russie, essentiellement la rupture définitive entre bolchevisme et menchévisme. Au niveau international, la guerre et la faillite de la IIe Internationale. Et c’est au milieu du cataclysme impérialiste que la révolution éclata. Cependant, la solidité d’une théorie se mesure à sa capacité de traverser intacte les grandes tempêtes historiques, jusqu’à sa réalisation; en avril 1917, la théorie bolchevique ne rompit pas : elle avait supporté l’épreuve. Qu’étaient devenus, à ce moment-là, les différents groupes ?

Les menchéviks s’étaient proposé de soutenir la bourgeoisie dans la révolution démocratique bourgeoise, et de rester le « parti d’extrême opposition », au nom de leur idéal socialiste. Qu’ont-ils fait ? Ils ont commencé par trahir le socialisme dans la guerre impérialiste en se prononçant, comme tous les traîtres de la IIe Internationale, pour la défense de « leur » patrie. Au lieu de « pousser en avant » la bourgeoisie dans la révolution démocratique, comme ils se l’étaient promis, ils la soutiennent dans une guerre de pillage impérialiste. Autrefois ennemis de la participation social-démocrate à un gouvernement révolutionnaire, ils sont prêts à entrer dans un gouvernement impérialiste. Aussi Lénine les accuse-t-il de trahir non seulement le socialisme, mais encore la révolution démocratique bourgeoise. Les rédacteurs populistes et menchéviks des ‹ Izvestia ›, dit-il, « veulent être tenus pour socialistes, mais ils ne savent même pas être des démocrates ».

Les bolcheviks auxquels s’opposera Lénine dans ses « Thèses d’avril », s’étaient promis de lutter pour arracher à la bourgeoisie la direction du mouvement paysan, et de conduire la révolution démocratique jusqu’au bout, en participant, si nécessaire, au gouvernement. Face à la guerre, ils sont restés internationalistes, mais après la révolution de février, en tentant de rester un parti d’opposition au gouvernement provisoire et de le soutenir « dans la mesure où » il « fait avancer la révolution », ils sont victimes des phrases petites-bourgeoises de ce gouvernement, et de ce fait, tombent dans de graves flottements « défensistes ». Ce faisant, ils n’abandonnent pas seulement l’esprit de la « dictature démocratique », qui consiste à pousser la révolution à son terme, pour n’en retenir qu’une apparence, le soutien ou la participation au gouvernement révolutionnaire, ils font aussi une entorse à l’internationalisme socialiste.

Lénine est resté pratiquement seul sur la ligne définie dans « Deux tactiques ». En tant que socialiste, il est internationaliste et partisan du défaitisme révolutionnaire. En tant que membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, il veut pousser la révolution démocratique bourgeoise à son terme. Il reconnaît et dénonce dans le « gouvernement révolutionnaire provisoire » de Lvov-Milioukov le gouvernement de la grande bourgeoisie impérialiste. Il reconnaît et encourage dans les Soviets l’alliance des ouvriers et des paysans, et lutte pour que se réalise, sous cette forme, la dictature démocratique. Il exige donc : 1) de rompre avec la bourgeoisie impérialiste en lui opposant le défaitisme révolutionnaire; 2) de rompre avec les partis petits-bourgeois qui incitent les Soviets à la conciliation avec la bourgeoisie, d’organiser séparément les prolétaires, afin de contraindre la petite-bourgeoisie à rompre avec la grande pour que puisse s’accomplir la révolution démocratique; 3) de s’opposer a la reconstitution de l’État bourgeois, car la dictature démocratique se réalisera sous la forme des Soviets.

Trotski est resté sur la ligne de la révolution permanente, ce qui ne l’a pas empêché d’être un quasi-centriste dans la question de la guerre (comme le démontrent Lénine et Zinoviev dans « Contre le courant »), même s’il s’est opposé au soutien au gouvernement provisoire de février. Auteur d’une théorie originale, il estime avoir formulé un pronostic plus précis que celui de Lénine. Il croit qu’en luttant contre le gouvernement provisoire, celui-ci est passé sur ses positions. Il est donc prêt à lutter pour « tout le pouvoir aux Soviets » et pour un « gouvernement ouvrier » qui prendra immédiatement des mesures socialistes.

Lénine ne s’est pas rallié à la théorie de la révolution permanente. Au lecteur qui n’est pas convaincu par l’historique des faits, nous devons encore les démonstrations théoriques. Il importe cependant de rappeler tout de suite que, si nous défendons les positions de Lénine avec acharnement, ce n’est pas pour le « plaisir » d’affirmer que « Lénine a toujours eu raison », mais pour défendre la ligne traditionnelle du marxisme (dont nous avons encore besoin) dans les révolutions démocratiques, et pour combattre la théorie de la révolution permanente, dont on peut mesurer aujourd’hui toutes les conséquences catastrophiques.

Lénine lui-même ne prétend pas avoir prévu avec précision le cours des événements des années à l’avance : il reconnaît en avril que les choses se sont présentées autrement qu’on pouvait les attendre. Si Trotski, sur la base d’une théorie juste, avait formulé un pronostic plus exact que celui de Lénine, il n’y aurait pas là matière à polémique. La conjecture est permise aux marxistes, et il est tout à fait possible que, parmi des « prévisions » différentes, les unes soient plus proches de la réalité que les autres. Mais dans la question de la révolution permanente, il ne s’agissait pas seulement de pronostic, mais de définition des tâches de la révolution. Sur ce dernier plan, la théorie de Trotski était fausse de A à Z, tandis que celle de Lénine était juste. Sur cette base, il fit dans des situations diverses, des pronostics différents. En 1905, pensant à un assaut direct à l’État autocratique, Lénine estimait, en toute vraisemblance, que le gouvernement provisoire serait sans doute composé de représentants de la démocratie bourgeoise révolutionnaire en majorité, et de social-démocrates en minorité. Quand, par contre, à la même date, Parvus et Trotski pronostiquaient un gouvernement ouvrier, celui-ci était au plus haut point invraisemblable. Plus tard, lorsque par sa réforme agraire, Stolypine tenta d’engager la Russie dans la voie de la révolution « par en haut », voie de développement toujours possible du capitalisme, comme en témoigne l’histoire d’un grand nombre de pays, et qui exclut jusqu’à la moindre probabilité d’un « gouvernement ouvrier », ces prévisions se réduisaient à des absurdités. Lénine, qui ne s’était lié par aucune théorie métaphysique et qui étudiait scientifiquement les faits, considéra certes sans plaisir, mais tout à fait à juste titre, que les chances de la « dictature démocratique » s’amenuisaient de plus en plus. L’échec de la tentative de Stolypine, puis la guerre impérialiste permirent de les envisager à nouveau.

En 1917 apparurent des phénomènes imprévus : le double pouvoir et l’État-Commune. Dans ces circonstances, la force du prolétariat – seule classe internationaliste et donc capable de pratiquer jusqu’au bout le défaitisme révolutionnaire – était décuplée, et cette classe prenait un poids nouveau en Russie. De plus, les convulsions de la guerre firent apparaître l’État-Commune. Et la grande force de Lénine fut de reconnaître que celui-ci pouvait être la dictature démocratique. Les conditions avaient changé, mais la ligne resta la même.

Lénine ne prévoyait pas ce qui ne pouvait être prévu, et toute « prévision » de la révolution russe datant des années 1905 doit être rejetée parce qu’elle ne pouvait pas s’appuyer sur les conditions que seule la guerre impérialiste créa, douze ans après; mais il savait retrouver la ligne permanente du marxisme dans des événements imprévisibles.

Radek, Trotski, Lénine

Lorsqu’il écrivit la « Révolution permanente », Trotski était engagé dans une polémique avec des contre-révolutionnaires, dont il ne comprit d’ailleurs jamais le rôle historique. Dans le camp adverse, Radek polémiquait avec lui en vrai mercenaire, mais il arrive au pire menteur de dire des choses justes. Au début de son livre, Trotski lui répliquait : « Radek dit avec beaucoup de présomption, sinon de légèreté, que ‹ seuls ceux qui n’ont pas réfléchi à la complexité de la méthode marxiste et léniniste › peuvent poser la question de la dictature démocratique comme expression relative à des partis politiques, tandis que Lénine aurait ramené tout le problème à la collaboration de deux classes, dans le dessein de réaliser des tâches historiques objectives ». Malheureusement pour Trotski, Radek avait dit vrai sur ce point. Tentant de réduire son désaccord avec Lénine à une question de « précision dans le pronostic », Trotski affirmait que Lénine avait donné de la révolution russe une formule algébrique à une inconnue, tandis que lui-même en avait donné la formule mathématique, précisant à l’avance les rapports entre le prolétariat et la paysannerie : « …le régime de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie n’a jamais existé en réalité. En 1905, Lénine s’en servait comme d’une hypothèse stratégique qui demandait à être vérifiée par le cours réel de la lutte de classes. La formule de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie avait surtout, à dessein, un caractère algébrique. Lénine ne résolvait pas par avance le problème des rapports politiques entre les deux participants de la dictature démocratique éventuelle (…). Mais je m'opposais à la formule ‹ dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie › car elle avait, selon moi, le défaut de laisser en suspens la question : à laquelle de ces deux classes appartiendra la dictature réelle ? »

Le raisonnement de Trotski était simple : la paysannerie n’est pas capable de constituer un parti indépendant. Le parti social-démocrate aura la majorité au gouvernement provisoire. Et là, s’il refuse de « s’auto-limiter », il prendra nécessairement des mesures socialistes. Dans la « Révolution permanente », sur la foi de l’expérience d’Octobre, il affirme avoir eu raison : la révolution démocratique s’est transformée en révolution socialiste. Or, dès 1909, Lénine avait déjà réfuté ce même raisonnement de Trotski : « La coalition du prolétariat et des paysans présuppose qu’un des partis bourgeois actuels prenne la direction des paysans ou que les paysans créent un grand parti autonome. Evidemment, cette thèse est fausse, tant d’un point de vue théorique général que de celui de l’expérience de la révolution russe (…). Si l’on considère l’expérience de la révolution russe, il est également clair que la coalition de la paysannerie et du prolétariat s’est réalisée des dizaines et des centaines de fois, sous les formes les plus diverses, alors qu’il n’existait aucun parti autonome puissant de la paysannerie (…). Il est indubitable qu’une coalition de classes se réalisait à chaque fois qu’elles menaient une action commune ». Et Lénine continue un peu plus loin : « Il n’est pas vrai que ‹ tout le problème est de savoir qui déterminera le contenu de la politique gouvernementale, et qui constituera une majorité homogène › (…). Mais il est absolument impossible de ramener la question de la dictature des classes révolutionnaires au problème de la ‹ majorité › au sein de tel ou tel gouvernement révolutionnaire et à la question de savoir dans quelles conditions la social-démocratie peut participer au gouvernement ». De ces longs extraits tirés de « La lutte du prolétariat dans notre révolution » (1909), tout homme de bon sens déduira que Lénine connaissait la théorie de Trotski et la repoussait, et tout marxiste comprendra la différence fondamentale entre celui qui voulait « prévoir » d’après la composition de la majorité gouvernementale « à qui appartiendrait la dictature réelle » et démontrer que l’on pourrait ainsi commencer à entrer dans le socialisme économique, et celui qui distinguait nettement le problème de la majorité gouvernementale de celui de la dictature des classes révolutionnaires dans la révolution démocratique.

Pour Trotski, une majorité social-démocrate (qu’il escomptait, vu l’incapacité des paysans) suffisait à faire basculer la révolution de la « démocratie » au « socialisme », parce que le prolétariat serait alors contraint de prendre des mesures économiques « objectivement socialistes ». Si l’on avait dit à l’époque à Lénine que le prolétariat pourrait, au cours de la révolution démocratique, constituer un gouvernement social-démocrate homogène et si on lui avait ensuite demandé si, à son avis, la révolution deviendrait par là « socialiste », il aurait répondu sans hésiter : non. Le socialisme économique, Lénine ne l’attendait pas en Russie; pour lui, il ne pouvait y être introduit que par la victoire du prolétariat dans les pays avancés.

« Ou bien… ou bien », camarade Trotski

La théorie de Trotski est hétérogène et contradictoire, car il veut tout à la fois le passage au socialisme économique et l’alliance avec les paysans révolutionnaires. Radek et Staline l’ayant accusé d’avoir saboté la révolution démocratique en prônant le passage direct à la révolution socialiste, Trotski, sans renier sa théorie, sort toutes les citations qu’il peut pour démontrer qu’il avait compris l’importance des tâches démocratiques. Or, c’est cela qui est faux. Il ne pouvait pas avoir raison sur les deux tableaux.

Ou bien, dans certaines circonstances historiques, les marxistes doivent s’allier avec la paysannerie révolutionnaire, et dans ce cas ils ne peuvent envisager de passer au socialisme économique. Ou bien, ils peuvent l’envisager, et dans ce cas il est inconséquent de leur part de prétendre s’allier à la paysannerie, qui ne peut plus alors être autre chose qu’un frein. Ou l’un, ou l’autre.

L’existence même d’une masse de paysans sans terre, révolutionnaires qui aspirent à se partager les domaines des propriétaires fonciers, est la preuve que, dans un pays donné, le capitalisme ne s’est pas encore pleinement développé, n’a pas tout entraîné dans le tourbillon du mercantilisme. S’il l’avait fait, cette masse de paysans, cultivant avec des outils rudimentaires, ne pourrait plus exister. A la campagne, l’antagonisme ne serait plus celui qui oppose des petits exploitants et une classe de propriétaires fonciers absentéistes, mais celui qui oppose des salariés agricoles aspirant à la socialisation de la production et les capitalistes de l’agriculture.

Même dirigée par le prolétariat, la révolution démocratique bourgeoise ne peut pas sauter par-dessus le processus qui conduit à ce résultat, mais seulement l’accélérer. Ce processus, quel est-il ? Des marchés se créent dans tous les petits villages, des bourgs importants se constituent. La division du travail s’approfondit et se modifie sans cesse, tandis qu’apparaissent face à face, plus ou moins rapidement, ceux qui concentrent les moyens de production et ceux qui deviennent vendeurs de la marchandise force de travail. L’accroissement de la productivité du travail agricole, conséquence du développement du capitalisme, permet que les grandes villes drainent en permanence ce qui apparaît maintenant comme une surpopulation campagnarde.

Les grandes unités de production des villes, qui fonctionnent depuis longtemps comme entreprises capitalistes, sont alors nécessairement liées à la production agricole, puisqu’elles lui fournissent maintenant son outillage, tandis que l’agriculture fournit en échange la nourriture nécessaire à la reconstitution de la force de travail. Ce perpétuel échange de marchandises entre l’industrie et l’agriculture, où l’industrie se développe pour se développer, où la plus-value est produite pour la plus-value, et où l’agriculture est subordonnée à l’industrie est propre au capitalisme; et l’industrie alors ne peut pas ne pas se développer plus vite que l’agriculture dans son ensemble.

Lorsque vient de s’accomplir une révolution démocratique bourgeoise, il est impossible que l’immense masse des nouveaux petits propriétaires ne produise pas des marchandises sur ses exploitations homogènes, indifférenciées. Il est impossible que cette masse n’échange pas des marchandises avec la grande industrie, et que la grande industrie ne se développe pas en fonction du marché agricole, en lui fournissant des engrais, des charrues, vendus sur le marché à ceux qui peuvent les acheter, tandis que les autres végètent et deviennent des salariés. Mais, pour des marxistes, il est clair que le sommet de la société (la grande industrie à travail associé) ne peut pas commencer à prendre les « premières mesures socialistes » alors qu’à la base de celle-ci, parmi des millions de petits producteurs, l’incendie de la production marchande et des échanges gagne de plus en plus de terrain. Seule l’intervention extérieure, directe et massive, d’une économie non mercantile, grâce à la victoire prolétarienne dans un pays avancé, peut entraîner l’apparition d’un tel phénomène, qui d’ailleurs ne permettrait pas de mettre immédiatement un terme au progrès bourgeois dans les campagnes, mais seulement d’abréger considérablement cette phase.

C’est seulement bien plus tard, c’est-à-dire quand il peut s’appuyer sur une large diffusion du travail associé dans les campagnes, quand la science s’applique déjà en masse à la production agricole, que le prolétariat – à supposer qu’il ait pu conserver le pouvoir politique – peut, aussi bien dans les villes que dans les campagnes et d’un mouvement concerté, s’attaquer à la tâche de la socialisation, c’est-à-dire à la destruction de la production marchande.

Entre les deux phases, celle où les nécessités du développement de la production marchande à la campagne empêchent l’avènement de formes socialistes dans l’industrie elle-même, et celle où plus rien ne s’oppose à leur naissance et leur généralisation dans les deux secteurs, il y a une différence de direction historique. C’est seulement lors du passage de la première à la seconde que se vérifie cette transcroissance de la révolution démocratique bourgeoise en révolution communiste que Trotski plaçait inconsidérément au moment de la prise politique du pouvoir par le prolétariat.

Lénine : auto-limitateur ?

Là est le cœur du problème. Là est la « petite erreur » qui, avec la question du parti, le tint longtemps éloigné des bolcheviks jusqu’en 1917. A partir de ce point s’éclaire tout le trotskisme comme corps de doctrine distinct, auquel Trotski resta remarquablement fidèle depuis sa polémique de « Nos différends » contre Lénine. « Lénine établit une distinction de principe entre la dictature socialiste du prolétariat et la dictature démocratique (c’est-à-dire bourgeoise démocratique) du prolétariat et des paysans. Cette opération de logicien purement formelle écarte, lui semble-t-il, les difficultés avec lesquelles on devrait compter si l’on envisageait d’une part le peu d’importance des forces productives, et d’autre part la domination de la classe ouvrière. » Dans cette réfutation que nous avons entreprise des thèses de Trotski, nous sommes restés fidèles à la méthode du commentaire de texte : cette méthode a ses faiblesses; elle ne permet pas à l’esprit, parfois, de s’élever au-dessus des circonstances particulières, de faire une synthèse, tandis qu’elle a toujours le mérite de la précision. Ici, pourtant, elle a les deux avantages, puisque nous sommes en présence d’une affirmation qui est régulièrement reprise dans les textes de Trotski, et qui constitue le noyau de sa théorie. Nous relisons : « Lénine établit une distinction de principe entre la dictature socialiste du prolétariat et la dictature démocratique (c’est-à-dire bourgeoise démocratique) du prolétariat et des paysans. Cette opération de logicien purement formelle… » Ainsi, la distinction entre la sortie du féodalisme, grâce à une révolution démocratique des ouvriers et de la masse des paysans, et la sortie du capitalisme, grâce à la révolution du prolétariat socialiste, apparaît à Trotski comme une distinction « purement formelle » ! Pour Lénine, la distinction de principe entre ces deux dictatures est si importante, qu’il établit, dans « Deux tactiques », que dans la première, l’alliance avec les paysans en tant que tels, est admissible, souhaitable et nécessaire, alors que dans la seconde elle est exclue. « Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie. Le prolétariat doit faire la révolution socialiste, en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie ». Sa conclusion est claire : si l’on en est à la phase où l’on sort du féodalisme, s’il est encore nécessaire de s’allier aux paysans, c’est que, par principe, il n’est pas possible de commencer à prendre des mesures socialistes. Mais Trotski ne fait pas preuve de la même rigueur sur ce point : « Puisque les conditions sociales en Russie ne permettent pas encore une révolution socialiste, le pouvoir politique serait le plus grand des malheurs. Ainsi parlent les menchéviks. Ce serait juste, réplique Lénine, si le prolétariat ne comprenait pas qu’il s’agit seulement d’une révolution ‹ démocratique ›. En d’autres termes, constatant la contradiction qui existe entre les intérêts de classe du prolétariat et les conditions objectives, Lénine ne voit d’autre issue que dans une limitation volontaire du rôle politique assumé par le prolétariat; et cette limitation se justifie par l’idée théorique que la révolution, dans laquelle la classe ouvrière joue un rôle dirigeant, est une révolution bourgeoise. Lénine impose cette difficulté objective à la conscience du prolétariat et résout la question par un ascétisme de classe qui prend son origine non dans une foi mystique, mais dans un schéma ‹ scientifique ›. Il suffit de se représenter clairement cette construction théorique pour comprendre de quel idéalisme elle procède et combien elle est peu solide » (« Nos différends »).

Trotski ne voit pas pourquoi le prolétariat ne prendrait pas des mesures socialistes, s’il réussit à avoir la réalité du pouvoir. Mieux, il affirme qu’il doit le faire, et qu’il y sera contraint : « J'ai montré ailleurs, avec détails à l’appui, que, dès le lendemain de l’établissement de la ‹ dictature démocratique ›, toutes ces rêveries d’ascétisme quasi-marxistes seront réduites à néant. Quelle que soit la théorie admise au moment où le prolétariat prendra le pouvoir, il ne pourra éviter dès le premier jour le problème qui s’imposera aussitôt : celui du chômage. Il ne lui servira guère alors de comprendre la différence qu’on établit entre la dictature socialiste et la dictature démocratique. Le prolétariat au pouvoir devra immédiatement assurer du travail aux chômeurs, aux frais de l’État, par tels ou tels moyens (organisation de travaux publics, etc…). Ces mesures appelleront nécessairement une grande lutte économique, et une longue suite de grèves grandioses : nous avons vu tout cela, dans une faible mesure, à la fin de 1905. Et les capitalistes répondront alors (comme ils ont déjà répondu quand on exigeait la journée de huit heures) par le lockout. Ils mettront de gros cadenas à leur porte et ils se diront : notre propriété n’est pas menacée puisqu’il est décidé qu’actuellement le prolétariat s’occupe d’une dictature démocratique et non socialiste. Que pourra faire le gouvernement ouvrier quand il verra qu’on ferme les usines et les fabriques ? Il devra les rouvrir et reprendre la production pour le compte de l’État. Mais alors, c’est le chemin du socialisme ? Bien sûr ! Quelle autre voie pouvez-vous proposer ? ». Trotski est ici si peu soucieux de précision que, par maladresse, ou plutôt par inadvertance, alors que le fond de sa pensée est clair, il emploie une expression, « le chemin du socialisme », qui est acceptable pour des marxistes, et, dans le contexte, parfaitement orthodoxe. Le passage des industries dans les mains de l’État prolétarien est bien le « chemin du socialisme ». Mais le fond de sa pensée, est qu’il s’agit là de socialisme. Le passage suivant le prouve sans la moindre équivoque : « Quand elle se trouvera au pouvoir, la social-démocratie devra compter avec une très grande difficulté, qu’il sera impossible d’écarter en prenant pour doctrine cette formule naïve : ‹ Une dictature exclusivement démocratique ›. Une ‹ auto-limitation › du gouvernement ouvrier n’aurait d’autre effet que de trahir les intérêts des sans-travail, des grévistes et, enfin, de tout le prolétariat, pour réaliser la république. Le pouvoir révolutionnaire devra résoudre des problèmes socialistes absolument objectifs, et dans cette tâche, à un certain moment, il se heurtera à une grande difficulté : l’état arriéré des conditions économiques du pays ».

Trotski, 1905 : « Lénine établit une distinction de logicien purement formelle entre la dictature socialiste et la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Lénine, 1909 : « L’erreur fondamentale de Trotski réside dans la méconnaissance du caractère bourgeois de la révolution, dans le manque d’idées claires sur le passage de cette révolution à la révolution socialiste ». Qui « a raison » ? Ou, plus justement, qui est marxiste ? Lénine, mille fois. Qui défend une « formule naïve » ? C’est Trotski lorsqu’il affirme que la prise en charge des chômeurs par l’État, l’expropriation des capitalistes, la direction de l’économie par l’État constituent des « problèmes socialistes absolument objectifs ». Il suffit de se représenter clairement cette construction théorique pour comprendre de quel idéalisme elle procède et combien elle est peu solide

Idéalisme, parce que la politique gouvernementale, la volonté d’une poignée de dirigeants communistes suffit à faire changer de nature la révolution, qui de démocratique, rigoureusement nécessaire pour ouvrir la voie au mercantilisme, devient « socialiste », c’est-à-dire destinée à détruire le mercantilisme. Il suffit d’examiner les mesures qu’il cite, en se défiant des « formules naïves », pour « se représenter clairement » qu’aucune d’entre elles n’a le moindre caractère socialiste, et que l’argumentation manque de solidité. « Socialisme », l’assistance aux chômeurs ? Mais aucun marxiste ne pourrait le prétendre sérieusement. Il s’agit tout au plus d’une mesure d’assistance, comme celles que prend le « socialisme bourgeois », comme celles qui apparurent dans toute leur splendeur avec le « Welfare State ». Certes, prendre le pouvoir d’État et supprimer les souffrances causées par le chômage n’était pas peu de chose pour le prolétariat russe, mais qualifier de mesure « objectivement socialiste » cette mesure d’assistance, c’est créer une confusion théorique mortelle. « Socialisme », l’élimination des propriétaires privés dans la grande industrie ? Mais toute la doctrine marxiste, le Livre III du « Capital » entre autres, montre que s’est le capitalisme lui-même qui conduit à l’étatisation des forces productives et qu’il n’y a pas, dans la disparition des propriétaires privés prise en elle-même, une once de socialisme. Et cela reste vrai même lorsque l’agent de cette transformation est le prolétariat victorieux. Une étatisation du capital est et reste une étatisation de capital. Le socialisme économique commence avec la destruction du capital.

On pourra retourner le problème dans tous les sens : pour un partisan du communisme tel qu’il fut défendu par Marx, une seule conclusion s’impose : les mesures que Trotski présente comme socialistes ne sont pas socialistes. Trotski croyait que, par doctrinarisme, Lénine s’ « interdisait » le socialisme, et que la volonté des social-démocrates de prendre les mesures les plus radicales suffirait à leur permettre d’accomplir des tâches « objectivement socialistes ». Lénine, lui, savait (et les textes de l’année 1917 le prouvent suffisamment, en particulier « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ») que, tout en proposant la prise du pouvoir par les Soviets, il n’avait nullement la possibilité d’« introduire le socialisme ».

Après la révolution d’Octobre, il ne s’interdira aucune des mesures envisagées par Trotski, et s’il se laissa parfois aller à les qualifier de « socialistes »dans un sens politique (abus de langage qui contribua grandement à la confusion ultérieure), il savait fort bien qu’elles ne sortaient pas du cadre de la production marchande. Qui donc, des deux, faisait de la « logique formelle » ? Trotski, et au sens propre du terme. Il assimilait l’élimination des capitalistes privés à une première mesure socialiste « absolument objective ». La logique formelle consiste ici en ceci : le capitalisme d’État et le socialisme se ressemblent en ce qu’ils éliminent la propriété privée des moyens de production dans la grande industrie étatique; ils diffèrent en ce que l’un exacerbe la production mercantile, alors que l’autre la supprime; l’un étend le salariat, alors que l’autre le détruit; l’un est incontrôlable, alors que l’autre est planifié. Trotski fait abstraction des rapports de production, du sens du développement économique et considère l’étatisation comme une tâche socialiste « absolument objective ». Voilà la « logique formelle ».

Pour résumer, on peut dire que tout ce que Trotski avait dit de juste avait déjà été dit par Lénine. Tout ce qu’il avait dit d’original était faux. En réalité, Lénine n’avait jamais eu l’intention d’« auto-limiter » le pouvoir du prolétariat, il avait toujours été partisan des mesures démocratiques bourgeoises les plus radicales, mais était conscient de leur caractère bourgeois, tout en se promettant, dans les programmes de la social-démocratie, de ne pas perdre de vue le but final, le socialisme.

D’insupportables bavards (après Trotski qui croyait la même chose, mais qui avait une autre stature) répètent aujourd’hui que la théorie de la révolution permanente était plus « radicale » que celle de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, ce qui leur permet bien entendu de se livrer a posteriori à un grotesque jugement de Salomon : « Sur la question du Parti, c’est Lénine qui avait raison; sur la perspective de la révolution, Trotsky ». En réalité, si Trotski défendit sa théorie, ce n’est pas parce qu’il était plus « radical » que Lénine, mais bien parce qu’il se contentait de baptiser socialistes de simples mesures d’interventionnisme économique. Prétendument plus « audacieux » que Lénine, il était en définitive infiniment plus… modeste que lui dans la définition du but final, le socialisme.

L’esprit et la lettre

Nous considérons donc comme radicalement fausse la huitième des « Thèses » sur la révolution permanente, qui fonde tout l’édifice : « La dictature du prolétariat, qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique, est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions dans le droit de propriété bourgeois. La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste, et devient ainsi une révolution permanente ».

C’est un fait que, d’une part, l’exaspération de la lutte du prolétariat russe, provoquée par la guerre impérialiste et la catastrophe économique qui s’ensuivit, poussa la révolution double de Russie aux « mesures les plus radicales ». Seuls le prolétariat et les paysans semi-prolétarisés pouvaient, en tant que classes qui n’étaient limitées par la défense d’aucun privilège, prendre de telles mesures. C’est pourquoi elles devaient susciter, outre la fureur de la grande bourgeoisie, la réprobation unanime de tous les partis bourgeois et petits-bourgeois qui les flétrirent comme une brutale manifestation de « communisme » et que le parti communiste de Russie, relevant le défi, les revendiqua comme telles au sens politique, lui qui, formé à l’école de Lénine, savait depuis 1905 qu’il n’était pas question d’introduire le « socialisme » par décrets dans la Russie arriérée.

C’est un fait également qu’en dépit de sa claire conscience des objectifs économiques limités de la révolution double, le parti bolchevique, sous la pression de cette lutte, entérina des mesures qu’il n’aurait même pas rêvé de prendre en 1905 lorsque Lénine traçait le programme minimum de la révolution démocratique en Russie.

C’est un fait enfin que le rôle international dirigeant échu au parti bolchevique du fait de la faillite de la IIe Internationale et des réactions de minorités de gauche, et du fait de sa propre victoire insurrectionnelle, eut une conséquence, dont il n’y a pas lieu, cinquante ans après, de se féliciter, puisqu’elle a contribué à l’obscurcissement de la limpide doctrine marxiste de Lénine, mais qui était historiquement inévitable : mettre au premier plan de la lutte et de la propagande du parti bolchevique non pas les restrictions scientifiques sur le caractère limité du programme économique de la révolution démocratique bourgeoise, mais les finalités socialistes du parti prolétarien qui la dirigeait; non pas la nature incontestablement « bourgeoise » des transformations accomplies ou à accomplir en attendant l’aide de la révolution européenne, mais leur signification de « pas en avant vers le socialisme » dans une voie historique que des victoires prolétariennes rapides en Europe auraient réellement pu rendre sinon brève, du moins directe, et que seule la contre révolution a pu couper il y a plus de quarante ans.

Rien de tout cela n’empêche que, comme Lénine le dit clairement dans « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer » (1917), aucune des mesures prises en 1917 ne sortait du cadre des rapports de production capitalistes et donc, au point de vue économique, du cadre de la révolution démocratique bourgeoise. Débordant les mesures prévues par le vieux programme minimum de 1905, elles restaient néanmoins dans le cadre d’un programme minimum, car elles visaient essentiellement, d’une part à favoriser le passage de l’économie petite-bourgeoise au capitalisme et, d’autre part, dans la mesure du possible, à concentrer le capital reconstitué dans les mains de l’État et, en tout cas, de le soumettre à son contrôle, afin d’abord d’assurer à la dictature prolétarienne une assise matérielle qui lui faisait cruellement défaut au sortir de la guerre civile, au plus bas de la chute des forces productives, et ensuite de créer les conditions économico-sociales sans lesquelles, même en cas de victoire prolétarienne dans les pays avancés et d’aide massive de leur part, même le passage au stade inférieur du socialisme fût resté impossible.

Et sur le plan politique, est-on passé à la dictature « socialiste » du prolétariat ? Oui et non. Oui si l’on veut dire qu’est apparu un seul parti politique, monolithique, centralisé, fondé sur le programme communiste. Oui si l’on rappelle le droit électoral soviétique qui ne respecte pas l’égalité formelle et accorde par principe plus de poids aux voix ouvrières qu’aux voix paysannes. Oui si l’on veut dire que le parti bolchevique finit par être le seul parti politique au pouvoir dans la dictature démocratique. Oui si l’on en tire la conclusion que la puissance de la dictature n’était pas renforcée par l’arriération du pays, mais diminuée par la présence de l’énorme masse paysanne.

Non si l’on emploie le terme de dictature socialiste pour faire abstraction des caractères imprimés au gouvernement soviétique par l’immense masse paysanne. Non si c’est pour faire oublier le terme de « république ». Non si c’est pour présenter le socialisme en général comme le « gouvernement des ouvriers et des paysans ».

La méthode du oui et du non est le plus souvent une méthode éclectique. Mais nous ne sommes pas des éclectiques. Les explications précédentes étaient rendues nécessaires précisément parce que le trotskisme a voulu faire passer la formule de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » pour une « renonciation » du prolétariat. En réalité, la dictature démocratique n’est rien d’autre que le pouvoir politique du prolétariat dans un pays arriéré, ou existe une énorme masse révolutionnaire démocratique bourgeoise, et où le pouvoir politique communiste ne peut faire abstraction de la masse paysanne.

Ceci dit, il est certain que celui qui lit les textes sans solides points de repère théoriques et sans l’intelligence des conditions de la lutte politique d’alors, peut fort bien croire que la thèse de Trotski sur la « transformation directe de la révolution démocratique en révolution socialiste au cours de son développement » a été historiquement confirmée. Non seulement des centaines de pages dues à des bolcheviks et des dizaines de pages de Lénine lui-même, mais aussi des mesures pratiques telles que le « communisme de guerre » et toutes celles qui, même après que Lénine eut dénoncé les illusions suscitées par ce dernier, et qui visaient à contrôler le développement du capitalisme (comme l’interdiction de l’emploi de la main-d’œuvre salariée à la campagne), le renforceront dans son erreur. Pour s’en tenir aux textes, sur le plan économique, il verra par exemple les « incursions » du pouvoir bolchévique « dans le droit de propriété bourgeois » et en premier lieu l’étatisation de la grande industrie présentées comme « socialistes » et la lutte qui en attendant la révolution mondiale était nécessaire et qui opposait « l’industrie d’État » à « l’industrie privée », définie comme une lutte entre le « socialisme » et le « capitalisme ». Sur le plan politique, il verra dénoncées les naïves illusions de la « démocratie révolutionnaire soviétique », de l’État-commune des premiers mois, et énergiquement rappelées les caractéristiques générales de la dictature du prolétariat comme pouvoir centralisé, non-parlementaire, animé par un parti unique, nécessité absolue dans la lutte contre l’infâme social-démocratie européenne passée à la défense de la « démocratie pure » même dans les pays de révolution socialiste directe.

Et de tout cela, notre lecteur théoriquement désarmé et, de ce fait, plus attentif à la lettre qu’à l’esprit, conclura que « dans son développement », même confiné dans les frontières nationales de la Russie par le repli de la révolution prolétarienne en Europe et par sa défaite finale, « la révolution démocratique » s’est « transformée directement en révolution socialiste ». Or, il se trouve qu’après avoir été la thèse « originale » du révolutionnaire Trotski qui ne sut pas se soumettre à l’autorité du programme invariant du prolétariat dans la révolution démocratique bourgeoise, cette thèse est devenue (sur ce point et pour la Russie) la thèse officielle de l’État stalinien. De ce fait, elle est devenue le mensonge d’État le plus colossal de l’histoire, un mensonge appuyé sur toutes les violences infligées au malheureux « peuple » russe au cours de la seconde « accumulation de capital » qu’ait connue la Russie et, d’autre part, sur toutes les falsifications doctrinales grossières et les laborieuses volte-face politiques que le parti stalinisé de Russie effectua avec un cynisme inégalable et qu’il tenta d’imposer à l’élite communiste de l’Europe et du monde.

Ce n’est donc pas un souci pédant de « purisme doctrinal », mais de formidables événements et la nécessité pour le parti prolétarien de déchiffrer non tant des « textes », que l’histoire elle-même qui ont conduit notre courant à opposer à la doctrine trotskiste de la révolution permanente la caractéristique suivante de la révolution double de Russie, « socialisme en politique, capitalisme en économie ». Pour comprendre ce qui doit être compris, il faut lire les textes en gardant toujours à l’esprit à la fois la distinction théorique entre révolution « double » et révolution pure, à laquelle Lénine resta indéfectiblement attaché, et la vision du but final, la destruction du mercantilisme, trop oubliée dans la lutte pratique, alors qu’elle avait été inscrite en toutes lettres dans le programme maximum de 1905, dont la réalisation ne pouvait même pas être abordée dans les cadres nationaux de la Russie. Quant à ceux qui, ne comprenant pas cette exigence, se livrent à une stupide interprétation littérale des textes, ils restent désespérément éloignés du communisme.

Ultérieure confirmation

Lorsqu’au cours de l’année 1921, Trotski réclama la militarisation des syndicats afin que l’œuvre pressante d’édification économique soit accomplie avec le maximum de discipline et de rapidité, Lénine lui répondit comme suit : « …le camarade Trotski commet lui-même aussitôt une erreur. Il prétend que, dans un État ouvrier, le rôle des syndicats n’est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C’est une erreur. Le camarade Trotski parle d’un ‹ État ouvrier ›. Mais c’est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l’État ouvrier en 1917, c’était normal; mais aujourd’hui, lorsque l’on vient nous dire : ‹ Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu’il n’y a plus de bourgeoisie, puisque l’État est un État ouvrier ›, on se trompe manifestement car cet État n’est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C’est l’une des principales erreurs du camarade Trotski. Des principes généraux, nous sommes passés aujourd’hui à la discussion pratique et aux décrets, et l’on veut nous détourner de ce travail pratique et concret pour nous tirer en arrière. C’est inadmissible. En fait, notre État n’est pas un État ouvrier, mais un État ouvrier-paysan. C’est une première chose. De nombreuses conséquences en découlent ».

Bien que, pressé lui-même par les exigences de la reconstruction (condition du maintien du parti bolchevique au pouvoir), Lénine ait admis qu’en tant que participants au pouvoir, les syndicats ne pouvaient se cantonner dans un rôle de défense pure et simple des ouvriers, il rejette ici ouvertement la conception de l’« État socialiste » qui n’aurait eu de légitimité que dans une révolution socialiste pure. Lénine fait en particulier une distinction nette entre l’État-Commune né de l’insurrection de 1917 et celui de 1921 qui, sur la base de la production marchande, ne peut être, comme Lénine l’a maintes fois répété, qu’un « État ouvrier à déformations bureaucratiques », c’est-à-dire privé de la principale caractéristique de l’État-Commune, qui est la tendance au dépérissement. Et Lénine indique pourquoi dans sa résolution écrite à l’occasion du congrès des syndicats de 1921 : « En particulier, nous admettons maintenant la liberté du commerce et le capitalisme qui se développent sous la réglementation et le contrôle de l’État. D’autre part, les entreprises socialisées sont transférées sur la base commerciale, ce qui, étant donné l’état arriéré et l’épuisement du pays, amènera fatalement les masses à opposer mentalement l’administration de ces entreprises aux ouvriers qui y travaillent ». Mis à part le fait qu’en bonne doctrine des entreprises étatisées « transférées sur la base commerciale » au terme de la phase du communisme de guerre, ne peuvent être dites « socialisées », cette citation de Lénine prouve qu’il était parfaitement conscient de la persistance des antagonismes de classe engendrés par la persistance du salariat dans la société soviétique de 1921, et de la nécessité pour les salariés de se défendre contre leurs employeurs, l’État y compris. D’où la position suivante, en apparence paradoxale : « Notre État est tel aujourd’hui que le prolétariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser les organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur État, et pour que les ouvriers défendent notre État ». Paradoxe seulement apparent, parce qu’en réalité, cette formulation est en pleine continuité avec la ligne de la révolution double : l’économie est capitaliste et l’État est dirigé par le parti communiste; les ouvriers se défendent contre les empiétements du capital, tout en soutenant leur pouvoir politique, réalisé par le parti bolchevique qui lutte pour la révolution mondiale.

La théorie de la révolution permanente, pour laquelle le prolétariat, dès la conquête du pouvoir, prend des mesures économiques « objectivement socialistes », serait bien en peine d’expliquer cela.

Le socialisme automatique

Alors que la position de Lénine dans la question syndicale, qui constituait une reconnaissance implicite du caractère économiquement capitaliste de la grande industrie étatisée, est objectivement en contradiction avec les affirmations sur le passage au « socialisme » auxquelles il se laissa aller pour toutes les raisons dites plus haut, Trotski n’en tira pas moins de l’ensemble de l’expérience russe, la conclusion que sa théorie avait été pleinement vérifiée. Il en fit donc une théorie universelle, valable pour tous les pays. Dans « Qu’est-ce que la révolution permanente ? », ensemble de thèses publiées en 1931 comme résumé de ses conceptions, on peut lire au point 3 : « Sans une alliance entre le prolétariat et la paysannerie, les tâches de la révolution démocratique ne peuvent être résolues, elles ne peuvent pas même être sérieusement posées. Mais l’alliance de ces deux classes ne se réalisera pas autrement que par une lutte implacable contre l’influence de la bourgeoisie libérale nationale. »

La deuxième partie de cette thèse est absolument juste. Mais la première est formulée de façon métaphysique. Il semble ici que, tout comme le gouvernement prolétarien dans un pays arriéré ne pouvait que se trouver « contraint » de prendre des mesures « objectivement » socialistes, une nécessité aveugle fasse que seule l’alliance du prolétariat et de la paysannerie puisse accomplir les tâches de la révolution démocratique. Or, il n’y a là aucune fatalité; la théorie marxiste n’est pas une philosophie quelconque de l’histoire mais l’intelligence des conditions réelles de la lutte aux différents stades et dans les différentes aires. Dans la mesure où le développement du mercantilisme est irrésistible, il arrive tous les jours qu’en l’absence d’une alliance révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie dans les pays arriérés, les tâches de la révolution démocratique soient peu à peu non seulement « posées », mais finissent même par être à la longue, d’une manière ou d’une autre, entièrement résolues. Il fallait dire : le devoir, la perspective du prolétariat dans les pays arriérés est de lutter pour conduire, avec les masses paysannes, la révolution démocratique à son terme. Mais il ne fallait pas exclure a priori qu’en l’absence du prolétariat comme classe, cette révolution démocratique bourgeoise puisse être accomplie, avec plus ou moins d’énergie, par des partis tout autres que ceux du prolétariat. Telle qu’elle est formulée, donc, la thèse de Trotski a conduit aux conséquences burlesques que ses disciples contemporains, ou du moins la plupart d’entre eux, en ont allègrement tirées. Le raisonnement est simple : en Chine et à Cuba, les tâches essentielles de la révolution démocratique ont été accomplies. Or Trotski dit que seul le prolétariat peut accomplir dans les pays arriérés une véritable révolution démocratique. Donc, en Chine et à Cuba, c’est le prolétariat qui a pris le pouvoir pour fonder un État ouvrier. La perspective de combat des marxistes devient ainsi une stupide singerie fataliste. Au mépris de toute décence théorique et de toute vraisemblance historique, les théoriciens trotskistes découvrent de cette façon des développements toujours nouveaux de la « révolution permanente » et saluent avec enthousiasme la constitution plus ou moins énergique de quelques nouveaux États bourgeois comme autant de victoires du socialisme. Renversant la juste méthode, ils superposent à l’histoire réelle une histoire fictive déduite de leur « théorie », et somment la première de s’effacer devant la seconde, alors que c’est à l’histoire réelle et à elle seule que le marxisme digne de ce nom a toujours confié la confirmation de toutes ses prévisions théoriques.

Conclusion

Aujourd’hui plus que jamais, le prolétariat a besoin d’un parti politique qui ait une vision claire du but final, des étapes qui y conduisent, et qui soit dépourvu d’illusions. Or la théorie de la révolution permanente sème la plus funeste confusion.

Premièrement, elle fait oublier que dans les pays où la révolution démocratique bourgeoise n’a pas été encore entièrement accomplie, dans la mesure où il existe des masses de paysans révolutionnaires visant à une révolution démocratique de la propriété foncière, la seule perspective programmatique des communistes reste celle de « Deux Tactiques » : lutte du prolétariat pour l’alliance avec cette paysannerie révolutionnaire contre la bourgeoisie plus ou moins inconséquente afin de détruire de fond en comble les structures pré-capitalistes; lutte pour le pouvoir politique et, dans l’attente de la révolution internationale, concentration du capital dans les mains de l’État. Ce qui ne signifie pas qu’en l’état actuel du mouvement prolétarien international dispersé et battu par la contre-révolution, on puisse s’attendre à l’apparition d’un parti prolétarien capable de défendre ce programme, là où il s’impose.

Deuxièmement. En s’acharnant à définir comme « socialistes » (non pas au sens politique, comme le fit souvent Lénine, mais au sens économique) des mesures dirigistes, visant uniquement, dans le contexte russe, au capitalisme d’État, Trotski, quoique combattant avec une fureur justifiée le nationalisme stalinien, a été conduit à admettre l’existence d’un peu de « socialisme dans un seul pays », en Russie, et à défendre en politique (y compris dans la guerre) l’« État ouvrier dégénéré ». C’est sur cette question que nous reviendrons dans l’article suivant.

Troisièmement. En contribuant à répandre l’idée mortelle pour le prolétariat que le socialisme économique peut prendre le visage hideux du salaire et des primes, de la course à la productivité et aux médailles du travail et de toute la fanfare grinçante et douloureuse de l’accumulation du capital, il a anéanti pour son parti la possibilité de formuler de façon objective le programme maximum de la révolution socialiste pure, le confinant dans le cadre d’un prétendu « programme de transition » perpétuant et aggravant la vieille opposition social-démocrate funeste entre « programme minimum » et « programme maximum ». Et c’est cette question que nous traiterons dans notre dernier article.



Source : « Programme Communiste », numéro 57, octobre-décembre 1972

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