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GORTER, LÉNINE ET LA GAUCHE
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Gorter, Lénine et la Gauche
Des analogies
La question syndicale
Le parlementarisme révolutionnaire
L'opportunisme dans la troisième Internationale
Source


Gorter, Lénine et la Gauche
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Presque simultanément en français et en italien vient d'être republié le fameux livre par lequel Gorter se rendit célèbre à la manière d'Erostrate, en accusant, en juillet 1920, le Parti bolchevique de conduire l'Internationale dans la voie de l'opportunisme. Lénine fustigé au nom du «communisme ouvrier»! Lénine comparé, au moment où l'Armée Rouge marchait sur Varsovie à... Bernstein! Voilà de quoi faire rêver les plus exaltés des anarchistes, les chantres modernes de Cronstadt et tous ces prétendus révolutionnaires qui, ayant une langue en guise de cervelle, «gauchissent» un peu plus leur théorie chaque fois que la réalité refuse encore obstinément de danser sur leur musique, et qui se croient d'autant plus perspicaces que, à, l'inverse de cet universitaire français qui situe toujours plus tard l'apparition de la véritable «science marxiste» ils «osent» situer plus tôt l'apparition de l'opportunisme dans l'Internationale.

Nous, insensibles aux modes, réfractaires aux exploits théoriques et aux «audaces»... intellectuelles, nous ne verrons une fois de plus dans cette nouveauté qu'une renaissance de l'hydre opportuniste de l'immédiatisme, dont notre parti s'emploie à trancher les tentacules depuis plus d'un siècle. L'analyse des erreurs, de la dégénérescence et rapidement de la destruction de la IIIme Internationale comme Parti révolutionnaire du prolétariat mondial est une question, non de date, mais de doctrine. Et sur ce plan, notre courant, quelles qu'aient été ses forces, tant au moment des grandes batailles prolétariennes du premier après-guerre, que pendant les très longues années de réaction qui suivirent la défaite, a toujours accompli son travail d'analyse et de critique avec une intraitable fermeté. Il a formulé, en accord avec l'Internationale au second congrès, un jugement net et catégorique: la Position du KAPD, dont Gorter s'est fait le champion, est «une capitulation devant l'opinion syndicaliste et industrialiste, qui est un fait réactionnaire» (Résolution sur le rôle du Parti Communiste dans la révolution prolétarienne).

Des analogies
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Quelles qu'aient été les similitudes formelles entre ses critiques de la tactique de l'I. C. et celles de Gorter, notre courant a non seulement refusé toute parenté avec la «gauche hollandaise» et le «KAPD», mais a toujours combattu ces groupes comme étrangers au marxisme. Entre la Gauche communiste, qui combattit la tactique «parlementaire-révolutionnaire» à l'intérieur de l'I.C., et le KAPD qui, de l'extérieur, critiquait tout ensemble tactique parlementaire, tactique syndicale et conception du parti, il n'y avait pas une simple différence de discipline à l'égard du Parti du prolétariat. Il y avait une opposition de principes dont le livre de Gorter nous permet une nouvelle fois de mesurer la profondeur.

C'est en vain que les auteurs de la préface de 1930 à l'édition française (catalogue Spartacus) (qui signent, d'une façon bien révélatrice d'un goût prononcé polir le fédéralisme, «les groupes ouvriers communistes») tentent de confondre, dans une prétendue opposition internationale au bolchévisme, les Tribunistes et Sylvia Pankhurst, la «fraction anti-parlementariste de Bordiga» et le groupe de l'Ordine Nuovo.

Il est vrai qu'ils procèdent d'une manière assez... «habile», ou plus exactement cavalière. Ils déclarent tout d'abord que le KAPD
«
préconisait la lutte sans compromis du prolétariat contre la bourgeoisie, le boycottage du parlement et la destruction des syndicats en même temps que de tout l'appareil étatique du capitalisme, lui opposant la dictature dit prolétariat dans la forme des conseils d'usine».
Ensuite, ils ouvrent la rubrique des «manifestations analogues» dans laquelle ils fourrent tout le monde pêle-mêle, la fraction abstentionniste du P.S.I. et... l'«Ordine Nuovo»! Quiconque a quelque notion de l'histoire du P. C. d'I. ne peut que pouffer de rire à l'idée de ces bons «groupes ouvriers communistes» qui, myopes d'immédiatisme, collent la même étiquette au dos de ces groupes: «courants analogues»! Il est vrai que la manœuvre est possible si l'on donne au terme «analogie» un sens très... extensible! Prenons un exemple. Le KAPD se proclamait partisan de «la dictature du prolétariat dans la forme des conseils d'usine». La Gauche communiste italienne parlait, dans les «Thèses de Rome», de «pouvoir prolétarien dans la dictature des conseils». L'«analogie» est évidente... à ce petit «détail» près toutefois. La formule qu'emploie le KAPD a pour but d'opposer la dictature du parti à celle du prolétariat, alors que pour la Gauche, tout au contraire, la dictature du prolétariat ne peut s'exercer précisément que par la dictature du Parti.

Laissons donc aux groupes ouvriers communistes la méthode des «analogies» et livrons-nous plutôt, suivant la «lourde» tradition de la polémique marxiste, à une critique attentive du texte de Gorter.

Incontestablement, le défenseur du KAPD a ordonné son exposition d'une manière impeccable: son livre est divisé en quatre chapitres, suivis d'une brève conclusion: masses et chefs, la question syndicale, le parlementarisme, l'opportunisme dans la troisième internationale. En procédant à la façon des héros d'Homère, c'est-à-dire en reprenant par la fin les arguments de l'interlocuteur, on peut dire que Gorter accuse l'I. C. d'opportunisme dans la question parlementaire et dans la question syndicale parce que, d'après lui, elle a mal résolu le problème des «masses» et des «chefs». En suivant l'ordre prosaïque, on peut dire que c'est parce qu'elle a mal résolu le problème des «masses» et des «chefs» que, pour Gorter, l'I.C. adopte, dans la question syndicale et dans la question parlementaire, une tactique opportuniste. En aucun cas, de quelque façon qu'on retourne le problème, on ne peut échapper à cette irréfutable conclusion: loin d'être secondaire, accidentel, le chapitre consacré aux «masses» et aux «chefs» est la base, l'âme même des critiques de Gorter, et se trouve placé en tête de la brochure pour la simple raison qu'il en commande tout le développement ultérieur. Si bien que, pour paraphraser l'auteur, on doit avouer que «si l'on accepte le point de départ, toute la brochure semble être juste, mais si on le rejette, alors toute la brochure est fausse».

Lénine, constate Gorter avec amertume,
«
parle avec ironie et sarcasme de l'ineptie ridiculement puérile de cette lutte en Allemagne, à propos de la «dictature des chefs» ou des «masses», du «sommet» et de la «base» etc...».
Et Gorter est tout offusqué! Pourtant, la première réaction de Lénine face à ses théories n'est rien d'autre qu'un réflexe marxiste devant une absurdité, une réaction si limpide et si évidente qu'elle ne donne pas lieu, entre partisans du communisme, à la moindre contestation. Mais ce qui est un réflexe pour un marxiste demeure, pour un immédiatiste, un insondable mystère. Aussi Gorter s'efforce-t-il avec une énergie louable, de passer à la contre-attaque, et donne en quelques lignes la démonstration éclatante qu'il n'a pas compris les objections qui lui ont été faites.
«
Mais nous ne sommes pas d'accord avec l'ironie. En effet, nous avons, en Europe occidentale, dans beaucoup de pays encore, des chefs comme il y en avait dans la deuxième Internationale, nous sommes encore à la recherche de chefs véritables qui ne cherchent pas à dominer les masses et ne les trahissent pas, et, aussi longtemps que nous ne les aurons pas, nous voulons que tout se fasse de bas en en haut, par la dictature des masses elles-mêmes».
Remarquable façon de s'embrouiller dans ses propres... «subtilités»! En effet, nous ne pouvons nous empêcher dès l'abord de remarquer que, si désormais tout pourra se faire «de bas en haut», si les masses «exerceront leur dictature elles-mêmes», elles le devront avant tout à la... «volonté» du KAPD, jusqu'au moment où, bien entendu, ayant trouvé de «véritables» chefs, il en décidera autrement. Ainsi le «parti» que Gorter propose en modèle, qui déteste les partis de «chefs», donne à ses masses... l'ordre (on ne peut pas dire autrement) d'exercer leur dictature! O ironie! Chassé par la porte au, nom des «partis de masses», le parti de «chefs» rentre aussitôt par la fenêtre pour... élever le niveau de conscience de ces mêmes masses! Les marxistes, qui ne sont pas imbus de démocratie comme ces immédiatistes de gauche auxquels appartient le KAPD,, n'ont jamais méprisé les «chefs» au nom des «masses». Pour eux, les masses ne deviennent des classes que lorsqu'elles se regroupent autour de partis, dirigés par des chefs. Et les chefs et les partis n'ont d'autre rôle que d'être les outils, plus ou moins solides et plus ou moins tranchants par lesquels les masses combattent pour leurs intérêts historiques. Il n'y a pas là le moindre mystère. De plus, là où les individualistes bourgeois, s'attachant à l'anecdote, voient surtout des masses et des chefs, les communistes, en matérialistes, voient d'abord des classes et des partis. Et cela est bien naturel. Alors que pour les marxistes l'histoire n'est rien d'autre que «l'histoire des luttes de classes» auxquelles seule l'émancipation du prolétariat mettra un terme, pour les bourgeois, elle est l'histoire de l'avènement de la démocratie, fondée sur la raison et la volonté des citoyens. Ainsi, l'opinion vulgaire bourgeoise se forge-t-elle des histoires fantastiques, expliquant la destinée de tel ou tel pays par la personnalité de ses chefs, bons ou démocrates (De Gaulle, Churchill) mauvais ou fascistes (Mussolini, Hitler). Eh bien, malgré toutes ses proclamations de fidélité à la doctrine du matérialisme historique, Gorter en arrive, poussé par sa juste haine de la social-démocratie, au même niveau d'enfantillage, lorsqu'il cherche à établir le rôle des «bons» chefs, nécessaires au prolétariat. De plus, il tombe dans l'illuminisme bourgeois lorsqu'il affirme que le rôle du parti est
«
d'élever les masses, sur le plan de la conscience bien entendu, tandis que le centre de gravité de l'action doit être transporté (!!) dans les masses».

Il est vrai que Gorter, qui reprend dans son fond la dichotomie idéaliste bourgeoise et tente ainsi de résoudre un faux problème, fait appel pour se justifier à des raisonnements «marxistes» sur les différences de développement économique entre l'Allemagne et la Russie. Il admet du bout des lèvres que des chefs aient été nécessaires... pour la Russie. Mais, en Europe occidentale, se hâte-t-il d'ajouter, les conditions sont différentes. La révolution russe a bénéficié du soutien d'une insurrection démocratique-paysanne, qui n'est plus à l'ordre du jour en Allemagne. Le fait est incontestable. Mais les conclusions qu'en tire Gorter sont étranges. Au lieu de démontrer que, quelles que soient les conditions, le parti du prolétariat est partout fondé sur les mêmes principes, parce qu'il n'existe qu'un prolétariat mondial luttant pour la révolution mondiale, Gorter en déduit que:
«
Dans la mesure où l'importance de la classe augmente, baisse en proportion l'importance des chefs».
Le théoricien du KAPD se trouverait sans doute bien embarrassé si on lui demandait de définir ce qu'il entend par l'«importance» des masses. Les marxistes en tout cas ne s'amusent pas à «doser» scolastiquement - comme seuls peuvent le faire des «chefs» ouvriéristes - l'«importance» des «masses» et des «chefs». Ils défendent un programme historique fondé sur la connaissance du capitalisme, de sa destruction nécessaire par le prolétariat, et de la disparition consécutive des classes. Leur Parti est fondé sur ce programme intangible. Pour Gorter au contraire (et quelles que soient les illusions qu'il se fait sur lui-même), le parti est fondé sur le mouvement immédiat de la classe ouvrière. C'est ce qui transparaît dans toutes ses critiques, et qui nous autorise à dire qu'il représente lui-même le mouvement immédiat de la classe ouvrière. «Masses et chefs» fonde dans une opposition factice et potentiellement contre-révolutionnaire du prolétariat à son parti historique toutes les critiques ultérieures de Gorter dans les questions syndicales et parlementaires.

La question syndicale
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«Après avoir établi ces bases théoriques générales» écrit le théoricien du KAPD «je veux essayer maintenant de prouver aussi dans l'application que la gauche en Allemagne et en Angleterre a généralement raison».
Pour tous ceux qui, séduits par le prétendu «radicalisme» de la tactique syndicale du KAPD, tenteraient de la considérer comme indépendante de ses bases théoriques, cette petite phrase constitue, en même temps qu'un obstacle insurmontable, un cuisant démenti. Et c'est sur ces «bases théoriques générales», en pleine conformité avec elles, que Gorter formule ses critiques «tactiques».
«
De même que le parlementarisme exprime le pouvoir intellectuel des chefs sur les masses ouvrières, le mouvement syndical incarne leur domination matérielle».
Sur la base radicalement fausse de l'opposition des masses aux chefs, Gorter a la puérilité de jouer au matérialiste, et de trouver à la domination des «chefs» une expression «intellectuelle» et une base «matérielle»! Mais tout reste très clair. Gorter critique les chefs syndicaux, parce qu'ils empêchent les masses de s'exprimer, mais s'attaque aux «bases» de leur domination, qui est d'après lui la «forme» (!!) syndicale:
«
C'est la forme organisatrice elle-même qui rend les masses à peu près impuissantes, et qui les empêche de faire du syndicat l'instrument de leur volonté».
Cependant, le théoricien du KAPD, sans doute lui-même un peu surpris de voir une «forme d'organisation» barrer sa route à l'histoire, tente de prévenir les objections:
«
Au cours des discussions dans le Parti, en Allemagne, on s'est moqué de ce qu'une forme d'organisation puisse être révolutionnaire, sous prétexte que tout dépendait seulement de la conscience révolutionnaire des hommes, des adhérents. Mais, si le contenu essentiel de la révolution consiste en ce que les masses prennent en main la direction de leurs propres affaires, la direction de la société et de la production - il s'ensuit que toute forme d'organisation qui ne permet pas aux masses de dominer et de diriger elles-mêmes est contre révolutionnaire et nuisible.»
Résumons donc la critique. Premièrement: il faut déserter les syndicats parce que cette forme d'organisation donne le pouvoir aux chefs. Deuxièmement: il faut créer des conseils de fabrique parce que cela permet aux masses elles-mêmes de «
prendre la direction de leurs propres affaires».

Si l'on accepte le point de départ ouvriériste, démocratiste, immédiatiste, tout est juste. Mais si l'on n'admet pas que
«
le contenu essentiel de la révolution consiste en ce que les masses prennent la direction de leurs propres affaires, la direction de la société et de la production»,
tout est faux. Et précisément, pour des marxistes, ce n'est pas que «les masses prennent en main leurs propres affaires» qui est le, contenu essentiel de la révolution. Cette formule est tellement vague qu'elle convient aussi bien à la révolution démocratique bourgeoise où les «masses» s'emparent des terres, qu'à la révolution communiste. Comme formule d'agitation, elle est certainement excellente, et Lénine ne se priva pas d'exalter magnifiquement l'«initiative révolutionnaire des masses» mais, prise au pied de la lettre comme définition «scientifique», elle est tout à fait fausse. Le contenu de la révolution communiste, c'est la destruction du capital et, à cette fin, la destruction violente de l'appareil d'État. C'est l'assaut révolutionnaire, c'est l'insurrection. Avant que le Parti Communiste n'ait en main la direction de l'État prolétarien, tout appel à la gestion, à la «prise en main par les masses de la direction de leurs propres affaires» au sens où l'entend Gorter, c'est-à-dire à la gestion des usines, toute confusion des tâches économiques et des tâches politiques, est un affaiblissement du prolétariat, un dramatique détournement de ses précieuses forces, qui doivent être tout entières préparées à l'assaut. Le devoir des communistes est de combattre avec le plus grand soin cette idée gradualiste que le pouvoir de «direction de la, société,» se conquiert peu à peu, par la gestion des usines isolées (ce que le KAPD formulait ainsi dans la thèse 3 de son programme: «
La révolution prolétarienne est en même temps procès économique et politique»). Tant que l'État n'est pas détruit, le prolétariat n'a rien conquis. D'abord révolution politique; ensuite, et ensuite seulement, révolution économico-sociale.

En ce sens, les communistes, dans les plus modestes luttes économiques, s'efforcent de faire comprendre aux ouvriers qu'ils n'appartiennent ni à une usine, ni à une région, ni à une profession, mais à la classe des vendeurs de force de travail. Dans les syndicats, les prolétaires peuvent dépasser les limitations de lieu et de corporation, et regrouper leurs forces pour ce moment où, les luttes économiques s'étant unifiées et généralisées, elles pourront se transformer, sous la direction du Parti, en lutte politique pour le pouvoir d'État. Tout au contraire, les conseils d'usine défendus par Gorter comme «formes» révolutionnaires attachent le travailleur à l'entreprise particulière, au métier, montent en épingle les tâches de gestion de l'économie mercantile et rejettent à l'arrière-plan la nécessité de la lutte politique. En ce sens, le niveau de conscience que nécessite l'apparition, dans telle ou telle région, des conseils d'entreprises est bien inférieur à celui que nécessite la constitution par les prolétaires d'un syndicat puissant et combatif. Si bien que si nous devions raisonner, à la manière de Gorter, en «formes» d'organisation, c'est au... syndicat que nous donnerions la préférence. Mais nous raisonnons en termes politiques, et sur les revendications qui servent a la constitution des conseils de fabrique qu'il défend, nous écrivons: «immédiatisme!».

Et la façon dont Gorter justifie la scission du KAPD, sa sortie des syndicats n'est pas propre à nous faire changer d'avis:
«
La révolution était là. Les syndicats ne voulurent pas lutter. A quoi bon, dans un pareil moment, dire: restez dans les Syndicats, propagez vos idées, vous deviendrez sûrement les plus forts et vous aurez la majorité. Cela serait bien joli, en ne tenant pas compte de l'étouffement des minorités qui est un fait d'usage, et la gauche elle-même ne demanderait qu'à l'essayer si seulement on avait le temps. Mais il n'y avait pas à attendre. La révolution était là. Et elle est encore là».
On ne peut rêver plus bel aveu d'immédiatisme: la pression révolutionnaire des ouvriers était insuffisante pour que les révolutionnaires organisés puissent prendre la direction des syndicats. Le KAPD, considérant la «tactique» comme le déminage de l'histoire, lui attribuant une puissance démesurée, crut que la création de «nouvelles» formes d'organisation pourrait... accroître l'énergie révolutionnaire des masses. Que des ouvriers aient été poussés à rompre par dégoût avec les syndicats dirigés par les sociaux démocrates est une chose. Que des groupes ouvriéristes aient théorisé cette faiblesse et, au, nom de «nouvelles formes d'organisation,» destinées à permettre aux masses de s'exprimer, en aient fait une panacée, c'est ce que nous condamnons sans réserves.

Le parlementarisme révolutionnaire
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Sur le terrain de la tactique parlementaire, on retrouve la rigoureuse logique de Gorter. C'est pour la même raison qu'il était «scissionniste» dans la question syndicale qu'il fut «abstentionniste». Gardons-nous donc avec une sainte horreur de la méthode des «analogies» si chères aux «groupes ouvriers communistes», et donnons une fois de plus la parole au défenseur du KAPD. Pour justifier sa tactique, il cite son ami Pannekoek:
«
Le parlementarisme est la forme typique de la lutte par le moyen de chefs, où les masses elles-mêmes ne jouent qu'un rôle secondaire».
Il n'y a pas de résumé plus ramassé des véritables raisons de l'abstentionnisme du KAPD. Mais certains passages sont encore plus explicites.
«
Le problème de la tactique consiste à trouver les moyens d'extirper la mentalité traditionnelle bourgeoise dominante hors de la masse des prolétaires dont elle affaiblit les forces. Tout ce qui renforce à nouveau la conception traditionnelle est nuisible. Le côté le plus solide, le plus tenace de cette mentalité est justement leur dépendance vis-à-vis des dirigeants auxquels ils abandonnent la solution de toutes les questions générales, la direction de leurs intérêts de classe».
Une fois de plus, c'est l'opposition entre les masses et les chefs qui est le critère décisif; et cette opposition prend des proportions telles qu'elle conduit tout droit Pannekoek à des formulations quasi anarchistes. On se demande si, poursuivant sur sa lancée, le partisan de l'«école hollandaise» n'ira pas jusqu'à dénier aux prolétaires le droit d'avoir des «chefs» dans les opérations militaires, sous prétexte que ces «chefs» enlèvent aux masses... toute initiative. Pour Pannekoek, les ouvriers doivent certes lutter pour s'émanciper, mais il semble leur indiquer que, tout d'abord, ils doivent commencer par s'émanciper... de leurs dirigeants. Mais ce «radicalisme» outre qu'il est bourgeois dans son fond (lorsque la Révolution s'avance, la bourgeoisie saisie d'effroi n'en rejette-t-elle pas haineusement la «faute» sur les «meneurs»?) n'est pas sans jouer quelques facéties aux «révolutionnaires» qui s'en font les défenseurs. Ainsi, Gorter, rapportant les impressions qu'il éprouva lors de la fondation du Parti Communiste en Angleterre, qui rejetait «l'État et son parlement» (ce qui n'est d'ailleurs pas décisif pour définir l'abstentionnisme, puisque Lénine rejetait tout autant «l'État et son parlement») déclare, ému:
«
Ce fut une journée historique, camarades, lorsque, au cours de cette assemblée au mois de juin, fut fondé le premier parti communiste et qu'il rompit avec toute la constitution et l'Organisation de l'État en vigueur depuis sept siècles».
Troublé par cette émotion trop forte, Gorter en oublie toutes les théories qu'il est en train d'échafauder contre les chefs, et ajoute, avec une touchante spontanéité:
«
J'aurais voulu que Marx et Engels y fussent».
C'est ainsi que la réalité se joue de ceux qui voudraient lui faire faire des pirouettes, et se charge de les remettre à leur place. La gauche communiste d'Italie fut abstentionniste pour de tout autres raisons. Nous rappellerons simplement ici qu'elle a établi très clairement la différence entre révolution double (Allemagne 48, Russie 17) et révolution pure. Si le parlement peut avoir un rôle à jouer dans une révolution double, être un centre d'intérêt pour les masses paysannes, dans les pays de vieux capitalisme, la situation est bien différente. Par discipline, la gauche accepta la tactique du parlementarisme révolutionnaire et fut la seule à l'appliquer. Alors cette possibilité tactique était encore ouverte. La catastrophe que fut la dégénérescence rapide de la IIIe Internationale montra de façon irrécusable que cette tactique était à rejeter. Pour éviter toute possibilité «d'analogie», nous dirons que la gauche marxiste et le KAPD se rencontrent dans l'abstentionnisme, mais se «rencontrent» comme, sur le champ de bataille, deux armées opposées. Alors que, dans son opuscule de juillet 1920. Gorter citait Pannekoek:
«
Le parlementarisme est donc la forme typique de lutte par le moyen des chefs, où les masses jouent un rôle secondaire»,
«Il Soviet» avait écrit le 23-5-1920, dans un article intitulé «Les tendances dans la IIIme Internationale»:
«
Notre abstentionnisme découle de la grande importance que nous donnons aux tâches politiques qui, dans la période historique actuelle, incombent aux partis communistes: la conquête insurrectionnelle du pouvoir politique, l'instauration de la dictature du prolétariat, et du système soviétiste».
Les raisons de la rencontre sont donc les suivantes: Gorter attaque le parlementarisme révolutionnaire au nom de l'activité des masses, la Gauche communiste au nom de la conception marxiste du Parti, rigoureux outil de la révolution, et dont ce serait sans doute émousser le tranchant que d'en vouloir trop solliciter la flexibilité.

L'opportunisme dans la troisième Internationale
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Gorter a beau parler d'opportunisme dans la IIIme Internationale «dès 1920», les admirateurs modernes ont beau - cinquante ans après - s'émerveiller de ses découvertes. nous n'en sommes pas le moins du monde troublés. Nous ne disons pas qu'il n'y ait pas eu d'opportunisme dans l'Internationale avant 1920, ni que tout ce qu'ait dit Gorter est faux - il arrive aux élèves les plus brouillons de finir par dire quelque vérité. Nous disons que Gorter ne fit pas de la tactique opportuniste de l'I. C. une critique marxiste, parce qu'il était lui-même étranger à cette doctrine en principe. Loin de voir en lui un «précurseur» comme aiment à en découvrir les marchands de livres, pressés par la dure nécessité d'assurer la rotation de leurs stocks, nous ne voyons en lui que le fossile d'un passé révolu. D'un passé auquel a mis fin pour nous le Manifeste des Communistes de 1847.

Gorter croyait découvrir des fautes tactiques dans l'I.C., mais s'illusionnait gravement en se considérant comme marxiste.

Avec cette doctrine, il était en désaccord absolu Sur un point fondamental: la question du Parti. Le KAPD tendait à la fusion du parti et des organismes intermédiaires.
«
Le parti, doit, lui aussi, s'adapter de plus en plus à l'idée soviétique et se prolétariser»
écrivait le n° 54 de la «Kommunistische Arbeiterzeitung». En dévaluant gravement le Parti, le KAPD tentait d' «élever» les organismes intermédiaires. Il ouvrait ses «unions» aux ouvriers qui reconnaissaient seulement (seulement!) «la dictature du prolétariat». Le KAPD opérait une scission dans les organismes économiques de la classe ouvrière, sans pour cela élever le niveau de conscience des masses: car ce n'est jamais en abaissant le Parti qu'on «élève» les ouvriers. Mais les amis de Gorter avaient du Parti une conception particulière. Nous voulons un parti disaient-ils, mais «non pas un parti au sens ordinaire du mot». Parce qu'ils ne savaient pas ce qu'est le parti, les ouvriéristes d'Allemagne ne savaient pas non plus ce qu'étaient les organisations économiques de la classe ouvrière, pas plus que ne l'a compris cinquante ans après, l'illustre Silvero Corvisieri. Cet historien qualifié démontre son ignorance avec brio dans la préface à l'édition italienne où il accuse un militant nommé Bordiga de commettre la même erreur que Gorter sur la question du Parti (Sic!). L'illuminisme du KAPD est attribué à la Gauche communiste: «Ce que dit Bela Kun sur la prétention de Gorter de former des communistes en soumettant les ouvriers candidats à des examens en bonne et due forme pourrait être étendu à Bordiga». Monsieur Corvisieri pourrait mentir, s'il le voulait, avec plus d'habileté. Mais ici (sans doute était-il fatigué) il s'est contenté tout simplement d'affirmer exactement le contraire de la vérité, d'une vérité que tout le monde connaît: le militant nommé Bordiga non seulement n'a jamais prétendu que le parti fût une école, mais a toujours combattu expressément cette idée en commençant par la polémique anti-culturaliste de 1912 contre un véritable illuministe, qui se trouvait être précisément Tasca, père de l'ordinovisme italien et... cousin de l'immédiatisme allemand! Mais Monsieur Corvisieri est encore plus amusant lorsqu'il se met à tancer d'importance le sectaire Bordiga, non plus sur la question du parti, directement, mais sur celle des conseils d'usine.
«
Qu'on voie donc la différence d'attitude de Bordiga et de Lénine envers les conseils d'usine. Le premier se borne à nous gratifier d'une leçon sur la différence entre les soviets et les conseils d'usine; le Second, se référant à une expérience révolutionnaire concrète, (ô concret!) (celle de la Russie de 17) explique comment les communistes peuvent pousser les masses vers le communisme et la constitution de soviets précisément en stimulant, en organisant et en orientant la poussée spontanée vers la formation de conseils dans les usines pour imposer le contrôle sur les licenciements, et sur les autres questions qui touchent plus directement aux intérêts des ouvriers».
La «différence» entre Lénine et Bordiga n'est pas si grande que veut bien le faire croire notre historien, et ne consiste absolument pas en tout cas, comme tente de le suggérer perfidement Corvisieri en ce que Lénine ait été «avant la lettre», un partisan du contrôle ouvrier. Alors que Lénine montre quelle est la voie de passage des revendications immédiates et entachées d'illusions des ouvriers, aux formes supérieures de lutte (constitution des Soviets), Bordiga s'attache à démontrer à des Italiens (qui ne semblent pas l'avoir comprise un demi siècle après, et qui ont l'audace de jouer les sévères censeurs) la différence qui existe entre un conseil d'usine, organisme temporaire de lutte économique des ouvriers, et les soviets, organisations politiques territoriales de combat des masses prolétariennes. Si les Gorter, Gramsci et (s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes!) les... Corvisieri avaient compris cela, ils auraient pu comprendre la juste relation qui doit exister entre parti, classe, et réseau d'organisations économiques intermédiaires. Que Corvisieri n'ait pas les idées bien en place à ce sujet, cela ressort de sa préface. Sans quoi, il n'aurait pas d'abord tenté d'assimiler la gauche à Gorter sur la question de l'illuminisme, et n'aurait pas écrit ensuite ce qui suit:
«
Mais cela ne veut pas dire que Bordiga, au-delà de différenciations politiques contingentes, ne retombât pas dans l'erreur substantielle imputée par Lénine aux extrémistes: une conception erronée du rapport parti-classe, conscience-spontanéité».
Si l'honnête Corvisieri veut bien se donner la peine de lire quelques textes de notre courant, il constatera, que nous nous réclamons avec fermeté de Que Faire? S'il ouvre la collection de Rassegna Comunista, il trouvera, en date du 15 avril 21, un texte de notre Parti, intitulé «Parti et Classe», qui débute ainsi:
«
A la base des thèses sur les tâches du Parti Communiste dans la révolution prolétarienne, approuvées par le second Congrès de l'I. C., se trouve la définition des rapports entre Parti et classe. Ces thèses véritablement et profondément inspirées de la doctrine marxiste ont établi que le parti de classe ne peut comprendre dans ses propres rangs qu'une partie de la classe, jamais sa totalité, jamais peut-être même sa majorité».
En tentant d'opposer Lénine à la Gauche sur la question du Parti, il faut dire que Corvisieri n'était ni véritablement, ni profondément inspiré...

Contrairement aux mensonges de Corvisieri, donc, la gauche a toujours défendu sans défaillance la conception marxiste du parti, fondé sur le programme, composé des seuls communistes et rigoureusement distinct de toutes les organisations intermédiaires qu'il a pour tâche de réunir en un seul faisceau et de guider à l'assaut de l'État, afin d'exercer sa dictature au nom du prolétariat. Non seulement nous avons toujours su que le parti, organe de la classe, était nécessaire, mais nous avons toujours défendu son caractère rigoureusement centralisé La nature du Parti ne dépend d'ailleurs pas pour nous du caractère de tel ou tel chef, du goût de l'organisation, ou d'un dosage plus ou moins capricieux, à la Daniel Guérin, de spontanéité et de conscience. La nature du Parti ne dépend pas de l'acte de volonté d'un chef, ni d'un groupe de militants. Elle est inscrite dans la structure même de la société capitaliste. Des savants imbéciles prétendent que Marx n'a pas formulé de théorie de l'organisation. Qu'ils lisent donc le Capital! Ils y verront face à face la société capitaliste, la société du mercantilisme généralisé et de l'exacerbation de la propriété, et la société communiste qui, ignorant la propriété, pourra procéder à une transformation consciente de la nature. Ils comprendront peut-être alors que le Parti est le formidable levier historique, qui, manié par le prolétariat renverse la société d'exploitation pour établir celle que Marx appelle «la reconstitution consciente de la société humaine».

Les bourgeois, qui pourtant n'avaient qu'à ouvrir la route au développement automatique de l'économie mercantile, eurent besoin de la dictature de Cromwell, et de la centralisation de la terreur dans les mains du «Comité de salut public». Combien plus monolithique et centralisé sera le Parti qui ayant détruit l'État bourgeois, concentrant en lui toute la volonté révolutionnaire du prolétariat, entreprendra, brisant méthodiquement les mécanismes mercantiles comme on démantèle une forteresse, de bouleverser régulièrement la société jusqu'à l'établissement définitif de la production communiste!

Pour toutes ces raisons, parce que le KAPD était étranger au marxisme sur des questions essentielles, nous refusons toutes ses critiques de l'I. C., même et surtout lorsqu'elles paraissent vraies. Ce serait détruire toute la tradition de la Gauche marxiste d'admettre que l'on peut déduire une tactique juste de principes faux. Ni la scission syndicale bien évidemment, ni l'abstentionnisme du KAPD, ni la dénonciation de la tactique de front unique avant la lettre contenue dans le chapitre qui traite de l'Angleterre ne sont admissibles, parce qu'elles ne reposent pas sur les principes marxistes.

Avec les bolchéviks, la Gauche avait en commun la même conception du socialisme, de l'internationalisme, du «droit des nations à disposer d'elles-mêmes», du rapport entre Parti et organisations économiques, du Parti. Avec le KAPD, rien de tout cela. Notre étude de Parti sur l'«Extrémisme» de Lénine le souligne avec force. Et il faut toute la vulgarité politique d'un Humbert-Droz pour croire que la Gauche ait pu avoir, au IIIme Congrès de l'I. C., ne fût-ce qu'une seconde, l'intention de s'unir au KAPD. Notre courant avait trop conscience de l'énorme responsabilité historique qui reposait sur ses épaules pour se livrer à des manœuvres incapables d'engendrer autre chose que la destruction du Programme. Notre Parti fut intransigeant (et d'une intransigeance salutaire!) vis-à-vis de l'I.C. Et voilà maintenant des imbéciles contemporains qui, après un demi-siècle, tentent encore l'amalgame! Qu'ils grattent leur papier, qu'ils remettent en selle des «précurseurs» et découvrent avec ravissement de toujours les vieilles nouveautés! Nous, nous saurons tirer notre bordée de mitraille marxiste contre la bête infâme de l'immédiatisme avec la même vigueur qu'il y a cinquante ans.

Source:«Programme Communiste», numéro 53-54, octobre 1971 - mars 1972

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