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MARXISME ET SOUS-DÉVELOPPEMENT


Content :

Marxisme et sous-développement
La théorie « baranienne » du « sous-développement »
Plan de notre critique
Le rôle historique du capital usuraire
Rôle historique du capital commercial
Les deux phases historiques du développement économique de la production capitaliste
La pénétration du salariat dans l’agriculture
Colonialisme et « développement »
L’épreuve des faits
Qu’est-ce que l’impérialisme ?
Impérialisme et aires arriérées
Le kautskisme « baranien »
A propos du « fosse grandissant » entre pays riches et pays pauvres
État et « développement »
L’Europe perdante
Notes
Source


Marxisme et sous-développement

Pour les idéologues bourgeois, l’histoire serait une lutte continuelle entre deux forces antagonistes : le développement et le sous-développement. Ainsi la marche en avant de l’histoire humaine se réduirait au progrès économique et se mesurerait à l’aide d’un coefficient technologique (tonnes d’acier « par tête ») ou d’un coefficient économique (produit national brut « par tête »).

La théorie du « développement économique » comme théorie de l’histoire n’est pas nouvelle, et c’est une version de la vieille prétention toujours renouvelée de la bourgeoisie selon laquelle son système social est le seul « système naturel », tous les malheurs sociaux étant dus à son manque d’épanouissement. Aux ouvriers on explique que plus ils travailleront, plus grandira leur part de la richesse sociale (ce qui, soit dit en passant, est en criante contradiction avec toutes les lois du capitalisme), tandis qu’aux peuples arriérés, on présente les ravages de la pénétration colonialiste et impérialiste comme la conséquence « naturelle » de leur « sous-développement ».

Or, de même que la petite-bourgeoisie se sent alternativement massacrée par le grand capital et enthousiasmée par la promesse des gains qui la tireront de sa condition de petite-bourgeoisie, tous les courants politiques des pays « sous-développés » ou du « tiers-monde » prétendent avoir la formule du développement. Ceci est vrai non seulement pour les mouvements réformistes, mais même et surtout pour les mouvements qui prônent la lutte armée, la violence. La plupart de ces courants se réclament du marxisme et le présentent comme la théorie du développement économique, du développement des forces productives. C’est le cas des trois écoles politiques « marxistes » : celle des P. C. liés à Moscou, celle des castristes et pro-chinois et, finalement, celle du groupe rattaché à la « Monthly Review », c’est-à-dire de Baran, Sweezy et, plus particulièrement pour l’Amérique latine, de A. G. Franck.

Dans cet article nous nous arrêterons sur la théorie du « sous-développement » de Baran, exposée dans la deuxième partie de son livre : « Économie politique de la croissance »[1]. Si nous prenons la théorisation de Baran comme cible de notre critique afin de rétablir la vision marxiste de ce problème, c’est parce qu’elle est un pot-pourri des lieux communs diffusés par l’idéologie petite-bourgeoise « marxisante » en ce qui concerne le sujet, et, en particulier, en ce qui concerne les rapports entre l’impérialisme et les pays arriérés.

Avant de résumer la théorie « baranienne », réexposons brièvement la doctrine marxiste de l’histoire, en opposition à celle de la lutte entre le « développement » et le « sous-développement ».

Dans l’« Anti-Dühring », Engels écrit : « … il apparut que toute l’histoire passée, à l’exception de l’état primitif, était l’histoire de la lutte de classes, que ces classes sociales en lutte l’une contre l’autre sont toujours les produits des rapports de production et d’échange, en un mot des rapports économiques de leur époque… »

Si l’histoire n’a donc été qu’un heurt continuel entre des forces sociales antagonistes représentant des intérêts économiques, politiques et sociaux différents, ce heurt, n’est que le reflet des modes de production différents que ces forces sociales essayaient soit de conserver, soit de détruire[2].

L’histoire n’a été qu’une incessante succession des modes de production qui, à partir du communisme primitif, sont passés par des stades plus ou moins enchevêtrés, mais que, pour simplifier, nous pouvons classer ainsi, au moins en Europe : esclavagisme, féodalisme, capitalisme.

Le marxisme voit dans la succession des modes de production la base matérielle de l’histoire humaine. Pour lui, elle avance quand les conditions mûrissent pour le changement vers un mode de production supérieur, quand des pas en avant sont faits vers le dernier, sans classes : le communisme.

La succession des modes de production s’accompagne d’un accroissement de la productivité sociale du travail, ou si l’on veut, des valeurs d’usage produites par unité de temps et par producteur. L’apparition de la société divisée en classes, la dissolution du communisme primitif, supposent déjà cet accroissement. Avec le capitalisme, la productivité augmente de façon exponentielle, ne trouvant d’autre limite que dans les rapports de production capitalistes eux-mêmes (limites qui s’expriment dans les crises, les guerres… ou dans les révolutions prolétariennes) : c’est cela le « développement » pour la science bourgeoise. Mais c’est une conséquence du rapport de production capitaliste.

L’antagonisme entre le capitalisme et le communisme ne se place pas sur le terrain de la productivité du, travail (même s’il est vrai que cette dernière s’épanouira largement avec le socialisme), mais bien sur le terrain des rapports sociaux.

Vanter la croissance économique en elle-même revient donc à passer, ouvertement ou subrepticement, dans le camp de l’idéologie bourgeoise et, partant, dans celui de la conservation sociale.

La théorie « baranienne » du « sous-développement »

Au siècle dernier, Marx affirmait que « le pays industriellement le plus développé montre au pays moins développé l’image de son propre développement à venir »[3].

Baran, se référant expressément à cette citation, prétend qu’il n’est « ni accidentel, ni fortuit que le développement réel ne se soit pas produit ainsi… »[4]. Voilà donc que le marxisme « classique » serait démenti par les faits, « les progrès [ayant été] tellement lents, ou même inexistants »[5] dans les aires arriérées, et la preuve en serait fournie par la faible productivité sociale du travail dans les aires en question.

D’après Baran, la raison de ce prétendu manque de développement des forces productives est celle-ci : l’impossibilité de transformer le surtravail (même sous sa forme moderne de plus-value) en capital, c’est-à-dire l’impossibilité du développement du capitalisme, car le surtravail, la plus-value et le capital sont dans les mains de classes sociales et de forces qui n’ont aucun intérêt à l’investissement tant agricole qu’industriel : propriétaires fonciers, capital commercial et usuraire, impérialisme, États. Donc, « à l’époque de l’impérialisme », le développement économique capitaliste des pays arriérés est impossible. Écoutons Baran :

« Le surplus économique issu du secteur paysan de l’agriculture est donc extorqué aux paysans eux-mêmes et approprié par les propriétaires fonciers, les usuriers, les marchands et les commerçants et, dans une plus faible mesure, l’État […] Il est clair que l’utilisation qui est faite de cette part très importante [revenus agraires, NDR] du produit national, détermine en grande partie le développement économique des pays sous-développés. Il est non moins évident que dans tous les pays sous-développés la majeure partie de ce surplus économique n’est pas utilisée pour accroître et améliorer l’équipement productif existant, Une part très importante du surplus économique, qui est allouée aux propriétaires fonciers, est absorbée par la consommation excédentaire de cette couche sociale […] [tandis que] il est rare que des investissements importants soient effectués, étant donné le prix très élevé de l’outillage mécanique agricole […] et, par contre, le prix très faible de la main d’œuvre agricole […] La situation est encore plus grave lorsque la terre est composée de lopins individuels. »[6]

L’accroissement des forces productives est donc, d’après Baran, « impossible » dans l’agriculture des zones arriérées.

Quant à l’industrie, ou bien elle ne peut pas naître, ou bien elle est limitée aux secteurs marginaux contrôlés par l’impérialisme : dans les deux cas, l’accumulation « nationale » accompagnée du développement des forces productives nationales n’existe pas :

« Mais le marché des biens manufacturés qui pouvait émerger dans les pays coloniaux et dépendants, ne devint pas pour autant un « marché interne » de ces pays; bien au contraire, totalement soumis par la colonisation et les traités inégaux, il devint tout simplement un appendice au « marché intérieur » du capitalisme occidental »[7].

Et quand l’impérialisme exporte dans ces pays des capitaux et les investit dans l’industrie, selon Baran, la plus grande partie va toujours vers l’industrie extractive qui ne crée pas de marché intérieur, tandis que l’industrie de transformation rapporte plus aux pays impérialistes qu’aux pays « sous-développés »[8] :

« On peut dire que dans sa totalité, et d’une manière générale, le monde sous-développé peut être caractérisé par la fuite d’une part considérable de son surplus économique, vers les pays avancés, sous la forme de dividendes et d’intérêts ».[9]

De tout ceci, Baran tire la conclusion suivante : « La tâche fondamentale que doit s’assigner l’impérialisme de nos jours (est de) : empêcher – ou si cela est impossible, réduire et contrôler effectivement – le développement économique des pays sous-développés »[10].

Quant à l’État, hélas !, parce qu’il ne mobilise pas le « surplus économique pour l’employer à accroître les moyens de production », il constitue la dernière entrave au développement des forces productives.

Voilà donc « expliquée » l’incapacité de développer les forces productives du « tiers-monde » en régime capitaliste, et surtout à « l’époque de l’impérialisme ». Sa conclusion est immédiate : « L’établissement d’une économie socialiste planifiée constitue une condition essentielle et indispensable [souligné par nous, NDR] du progrès économique et social dans les pays sous-développés »[11].

Remarquez la « cohérence » doctrinale chez Baran : à l’époque de l’impérialisme, le développement capitaliste des pays arriérés piétine et est presque inexistant; il ne peut en être autrement. Donc, pour développer les forces productives, il faut nécessairement le socialisme.

Premier corollaire : La Russie, la Chine, Cuba, etc., sont socialistes puisqu’elles ont réussi à développer leurs forces productives à partir d’un stade économique arriéré.

Deuxième corollaire : (qui n’est pas expressément énoncé dans cet ouvrage, mais qui est propre à toute cette école politique et à sa « cousine » stalinienne) puisque pour le marxisme la destruction des entraves au développement moderne des forces productives est un besoin historique et populaire, et que ce développement ne peut être réalisé que par la révolution socialiste, cette dernière a été et peut être encore le fait de tout le peuple, le fait d’alliances de classes.

Troisième corollaire : Comme toute révolution signifie la libération des forces productives, la seule révolution possible « à l’époque de l’impérialisme » est la révolution socialiste[12].

Ainsi, d’après cette théorie « extrémiste » et « radicale », la révolution socialiste peut être le produit, non pas du développement des antagonismes propres au mode de production capitaliste, antagonismes qui s’accroissent avec lui, mais du sous-développement des forces productives.

La théorie de Baran constitue un révisionnisme du marxisme sur un triple plan : économique, politique et historique.

Révisionnisme économique, parce que Baran prétend que le marxisme « classique » doit être « enrichi » pour rendre compte de l’évolution mondiale « à l’époque de l’impérialisme », car l’histoire n’aurait pas suivi le cours prévu, bref, car la critique marxiste de l’économie politique est valable pour le XIXme siècle, mais pas pour le XXme (position commune à tous les révisionnismes depuis Bernstein).

Révisionnisme politique, parce que la révolution socialiste pourrait ne pas être la conquête historique et politique du seul prolétariat, mais une conquête commune à plusieurs classes sociales (position que même Kautsky n’a jamais osé affirmer et qui est partagée par le stalinisme).

Révisionnisme historique, parce que, à l’image de tous les révisionnismes, il présente la révolution socialiste comme l’héritière de la révolution bourgeoise : elle pourrait être menée par les mêmes forces sociales et avoir les mêmes tâches économiques[13].

Et l’on voudrait faire passer ça pour du marxisme ! En réalité, la théorie de Baran n’est qu’une tentative pour donner une « nouvelle » justification économique au prétendu caractère socialiste du « bloc de l’Est », de la Chine, etc. et aux théories politiques qui s’y rattachent. Héritant du stalinisme la vision du socialisme comme « recordman » de la croissance productive (et le titre de son livre est déjà très suggestif), il essaie de rafistoler la théorie stalinienne que les faits matériels tendent à faire sauter en éclats.

La théorie de Baran est loin d’être sans implications politiques. Bien au contraire, ces implications sont en contradiction et en opposition ouvertes avec le marxisme et le communisme révolutionnaires, tels qu’ils ont été énoncés depuis le « Manifeste » et restaurés par la Troisième Internationale de Lénine.

Comme la clé de toute la doctrine de Baran est son analyse économique prétendue marxiste et matérialiste, nous allons la reprendre en démolissant ses « postulats », pour infirmer ses conclusions, La lutte contre le révisionnisme économique est inséparable de la lutte contre le révisionnisme tout court !

Plan de notre critique

Pour démolir la théorie économique de Baran, il suffit de démontrer que le développement capitaliste – cet apprenti sorcier des forces productives modernes – n’est pas impossible dans les zones arriérées, et qu’au contraire, l’évolution matérielle de ces aires se fait dans le sens, annoncé par le marxisme au siècle dernier.

A ce propos, notre critique consistera à montrer que les six facteurs qui, d’après Baran, rendent impossible le développement capitaliste des forces productives dans les aires arriérées ont en fait des rôles historiques tout à fait différents. Nous démontrerons :

a) que le capital usuraire et commercial constitue un facteur dont l’action crée les conditions préalables à la pénétration du mode de production capitaliste;
b) que la seule extension du salariat, même sans accroissement sensible de la productivité sociale du travail, loin de montrer l’existence d’un capitalisme « parasitaire », constitue la base de l’épanouissement du mode de production capitaliste;
c) que l’action du colonialisme fait pénétrer ces aires dans le tourbillon qui les entraîne vers le développement social moderne;
d) qu’on ne peut nullement parler d’un rôle unique de l’impérialisme par rapport au « tiers-monde » en général, car l’influence de l’impérialisme sur les forces productives des aires arriérées dépend fondamentalement du développement social atteint par ces régions;
e) que l’on ne peut rien expliquer par la volonté autonome des États, et que les rôles de ces derniers doivent être mis en rapport avec les classes dominantes, qui sont à leur tour des expressions des modes de production donnés et de leur évolution historique : et finalement :
f) que la simple constatation historique met en lumière la confirmation de la prévision marxiste quant à l’évolution sociale et économique des aires extra-euro-américaines.

Dans l’optique de l’étude de la pénétration du capitalisme dans les aires arriérées, nous allons relever les problèmes soulevés par Baran, et, sans chercher des interprétations nouvelles pour le XXme siècle, nous allons revenir à nos classiques.

Le rôle historique du capital usuraire

Baran soutient que l’usure représente une entrave au développement capitaliste puisque le « surplus économique » s’éloigne du producteur et l’empêche de capitaliser. Ce faisant, il confond gravement les moments historiques dans lesquels agit l’usure.

Pour le marxisme, « le capital productif d’intérêts, ou pour le désigner sous sa forme antique, le capital usuraire, fait partie avec le capital commercial, son frère jumeau, des formes antédiluviennes du capital qui précèdent de loin le mode de production capitaliste et se retrouvent dans, les structures sociales les plus diverses du point de vue économique »[14].

Un peu plus loin, Marx décrit les formes d’existence du capital usuraire dans les sociétés arriérées : « Mais dans les époques, qui précèdent le système de production capitaliste, le capital usuraire existe sous deux formes caractéristiques. Je dis bien : formes caractéristiques, […] Ces formes sont : primo, l’usure par prêts d’argent à des seigneurs prodigues, essentiellement à des propriétaires fonciers; secundo, usure par prêts d’argent aux petits producteurs, possédant leurs moyens de travail. Cette catégorie comprend l’artisan, mais surtout, d’une manière spécifique, le paysan, puisque dans l’ère pré-capitaliste, dans la mesure où il peut exister des petits producteurs autonomes, c’est la classe paysanne qui doit en fournir la majeure partie »[15].

Et c’est ainsi que l’usure devient un puissant moyen de rendre possible les conditions qui ouvriront la voie au capitalisme :

« …L’usurier, non content de s’approprier le surtravail de sa victime, acquiert peu à, peu des titres de propriétés : sur ses moyens de travail eux-mêmes : terre, maison, etc. … et s’emploie ainsi sans cesse à l’exproprier. […] Ce fait est la condition préalable qui lui sert [au mode de production capitaliste, NDR] comme point de départ »[16].

« L’usure a un double résultat : primo, de faire se constituer à côté des corporations des marchands des fortunes monétaires; secundo, de s’approprier les moyens de travail : c’est-à-dire de ruiner les propriétaires des anciens moyens de travail; dans cette mesure, c’est un puissant levier qui contribue à créer les conditions préalables au capital industriel »[17].

Voilà donc résumé le rôle révolutionnaire du capital usuraire : accumulation de masses d’argent d’une part, dissolution et destruction des formes de propriété « sur lesquelles reposait solidement la structure politique », de l’autre.

C’est un facteur qui rend possible, malgré lui, le capitalisme. Et nous disons « malgré lui », parce que l’usure joue aussi un rôle réactionnaire : tout en détruisant les formes de la propriété, elle tend à conserver le mode de production.

« L’usure, comme le commerce, exploitent un mode de production donné : ils ne le créent pas; ils y restent extérieurs. L’usure cherche directement à le maintenir, pour pouvoir toujours recommencer à l’exploiter, elle est conservatrice, elle ne fait que rendre ce mode de production plus misérable[18] […] Bref, cette forme de capital usuraire ruine ce mode de production, paralyse les forces productives, au lieu de les développer, et éternise en même temps cet état des choses, pitoyable, où la productivité sociale du travail n’est pas développée, comme c’est le cas dans la production capitaliste… »[19].

Quand Baran affirme que le capital usuraire rend impossible le développement du capitalisme, il ne découvre rien qui soit propre au XXme siècle, mais il ne comprend rien non plus à la dialectique : il ne voit que le rôle de frein de l’usure. Mais l’usure ne peut être un frein qu’après avoir été un levier pour créer les conditions du capitalisme, et pas avant.

Rôle historique du capital commercial

Dans la théorie « baranienne », le capital commercial – dans les pays arriérés – contribue à rendre impossible le développement capitaliste en entravant l’accumulation de monnaie dans les mains des paysans[20].

Avant de passer à l’analyse du rôle du capital commercial dans la naissance du mode de production capitaliste, nous devons faire une remarque générale qui touche au problème de la paysannerie et des petits producteurs. Baran suppose que la misère et la non-accumulation de monnaie dans les mains de la paysannerie « en général » empêchent le développement des forces productives, laissant ainsi entendre que l’accumulation capitaliste a pu se faire sans l’expropriation des masses travailleuses. Il se trompe lourdement.

Le développement de tout capitalisme ne peut se faire, comme le « Capital » l’a largement démontré (voir aussi nos travaux de Parti « Éléments de l’Économie marxiste » et « Propriété et Capital »), que sur la base de l’expropriation « en général » des producteurs, artisans et paysans, sur leur misère sociale absolue, sur la « nudité totale » des, grandes masses, phénomène qui a comme pendant l’appropriation de la richesse sociale par une minorité. Là où cette expropriation a été ralentie (voir l’URSS avec les concessions aux paysans qui ont suivi la « collectivisation » forcée), le capitalisme piétine dans des formes aberrantes et rétrogrades, ralentissant son évolution.

Ceci dit, revenons au capital marchand. Sur cette question également, le marxisme, loin de figer en images « statiques » les phénomènes historiques, met en lumière l’enchaînement, dialectique des facteurs qui convergent dans les processus historiques.

L’existence du capital marchand « ne requiert pas d’autres conditions […] que celles qui sont indispensables à la circulation des marchandises et de l’argent […] Quel que soit le mode de production créant les produits qui entrent dans la circulation comme marchandises, que ce soit celui de la communauté primitive ou de l’esclavage ou bien encore le mode de production petit-paysan, petit-bourgeois ou capitaliste, ne change rien au caractère des produits en tant que marchandises… »[21].

Le capital marchand, en rapport avec des structures pré capitalistes, se caractérise par le vol et l’escroquerie[22]. Et, là où le capital marchand joue un rôle prépondérant par rapport au capital total, c’est que le capitalisme – comme mode de production – est embryonnaire ou presque inexistant[23].

Malgré cela, le capital marchand crée deux conditions historiques qui – associées à d’autres facteurs et non pas seuls – rendent possible le développement du mode de production capitaliste :
« Il n’est donc nullement difficile de comprendre pourquoi le capital marchand apparaît comme forme historique du capital, bien avant que le capital se soit assujetti la production elle-même. Son existence et son développement à un certain niveau sont eux-mêmes la condition historique pour le développement du mode de production capitaliste : 1, parce qu’ils conditionnent la concentration de la fortune monétaire; 2, parce que le mode de production capitaliste suppose que production destinée au commerce, vendue en gros et non aux particuliers; il suppose donc un commerçant qui n’achète pas pour ses propres besoins, mais concentre dans son opération d’achat les achats d’un grand nombre. D’autre part, tout le développement du capital marchand tend à donner à la production un caractère de plus en plus orienté vers la valeur d’échange et à transformer toujours plus largement les produits en marchandises […] Le commerce réagit plus ou moins sur les communautés entre lesquelles il est entrepris; il soumet toujours d’avantage la production à la valeur d’échange en faisant dépendre la jouissance et la subsistance Plus de la vente que de la consommation directe des produits Par là, il désagrège les conditions anciennes [… et] peu à peu grignote la production elle-même et met sous sa dépendance des branches entières de la production »[24].

Et quand les conditions historiques générales sont mûres pour l’apparition du capitalisme dans la production, le capital marchand lui donne une puissante impulsion[25].

Le lecteur nous pardonnera cette ré exposition avec de longues citations, mais elles sont rendues nécessaires pour comprendre le rôle joué par le capitalisme occidental vis-à-vis des aires arriérées, rôle mis clairement en lumière par le marxisme dès son apparition. Ce qui n’empêche pas les prétendus « marxistes universitaires » et les hordes de « correcteurs » de prétendre jeter le marxisme à la poubelle de l’histoire, croyant pouvoir affirmer que le marxisme du XIXme siècle est différent du marxisme du XXme siècle.

Nous venons de traiter deux facteurs dont l’action converge pour déblayer le terrain devant le mode de production capitaliste. Nous aborderons maintenant les deux phases fondamentales du développement économique de la production capitaliste, qui présentent un lien direct avec le problème de l’évolution capitaliste des forces productives.

Les deux phases historiques du développement économique de la production capitaliste

Pour le marxisme, une des conditions du mode de production capitaliste est l’existence du travailleur libre[26]. Or, ceci exige que tout autre mode de production qui « attachait » le travailleur soit dissous : esclavage, servage, despotisme asiatique, communisme primitif, production patriarcale et toutes leurs variantes historiques qui ont existé ou existent encore :
« Lorsque le paysan, jusque là indépendant et travaillant pour lui-même devint journalier et produisit pour un fermier; lorsque l’ordre hiérarchique, propre au mode de production féodal des corporations, fait place au simple antagonisme du capitaliste faisant travailler pour lui l’artisan devenu salarié; lorsque l’ancien esclavagiste emploie comme salariés ceux qui étaient naguère ses esclaves, etc., il apparaît que ces procès de production, si diversement structurés du point de vue économique et social, sont transformés en procès de production du capital »[27].

Cette séparation des producteurs des moyens de production et la vente quotidienne de la force de travail au capital ne signifient nullement un bouleversement des conditions techniques dans la production qui sont celles qui déterminent la productivité sociale du travail :
« C’est justement par opposition au mode de production capitaliste pleinement développé que nous appelons soumission formelle du travail au capital la subordination au capital d’un mode de travail tel qu’il s’était développé avant que n’ait surgi le rapport capitaliste [… parce que] pour commencer il n’existe aucune innovation dans le mode de production lui-même : le procès de travail se déroule exactement de la même manière qu’autrefois, hormis qu’il est maintenant subordonné au capital […] Lorsque ce rapport de domination et de subordination se substitue à l’esclavage, au servage, au vasselage, et aux systèmes patriarcaux, etc., sa forme seule se modifie... »[28].

Bien que la soumission formelle du travail au capital n’implique pas automatiquement une révolution dans la technique productive, elle constitue la base sur laquelle va se développer la soumission réelle du travail au capital.

« La soumission réelle du travail au capital s’accompagne d’une révolution complète [qui se poursuit et se renouvelle constamment, cf. le « Manifeste Communiste »] du mode de production, de la productivité, du travail et des rapports entre capitalistes et ouvriers.
La soumission réelle du travail au capital va de pair avec les transformations du procès de production que nous venons de mentionner : développement des forces de la production sociale du travail et grâce au travail à, une grande échelle, application de la science et du machinisme à la production immédiate. D’une part, le mode de production capitaliste, qui à présent apparaît véritablement comme un mode de production sui generis, donne à la production matérielle une forme différente; d’autre part, cette modification de la forme matérielle constitue la base pour le développement des rapports capitalistes, qui exigent un niveau déterminé d’évolution des forces productives pour trouver leur forme adéquate »
[29].

Tant la soumission formelle que la soumission réelle représentent deux phases d’un même développement historique du capitalisme : ce ne sont pas deux capitalismes différents, mais les deux étapes d’un même processus tout comme il ne peut pas exister de papillon sans chrysalide :
« Ce qui subsiste ici c’est l’élément caractéristique de la soumission formelle, à savoir l’assujettissement direct du procès de travail au capital, quels que soient les procédés techniques utilisés. En outre, sur cette base surgit un mode de production technologiquement (et pas seulement technologiquement) spécifique qui modifie la nature réelle du procès de travail et ses conditions matérielles : le mode de production capitaliste. C’est alors que se vérifie la soumission du travail au capital »[30].

Étudier donc le problème de la productivité accrue du travail entraînée par le développement capitaliste revient à étudier le passage à la soumission réelle du travail au capital.

Remarquons en passant que ce que les économistes bourgeois appellent le « décollage économique » n’est rien d’autre que la naissance – avec la soumission réelle – du mode de production « spécifiquement » capitaliste avec l’épanouissement de ses lois fondamentales, dont la production pour la production, C’est-à-dire la suprématie du secteur des biens de production sur le secteur des biens de consommation.

D’une façon générale, l’étude de l’accroissement des forces productives dans les aires arriérées ou du « tiers-monde » (notion, soit dit une fois pour toutes, aussi impuissante théoriquement et vide de tout contenu que celle de « sous-développement ») revient à analyser le problème – riche et lumineux celui-ci – de l’évolution des modes de production.

Voilà pourquoi il ne peut pas exister de branche théorique générale dans la critique de l’économie politique traitant du « sous-développement » par rapport au capitalisme pleinement développé. Il ne peut s’agir que des transitions historiques, sur la base des modes de production pré capitalistes existants, vers la soumission – d’abord formelle, puis réelle – du travail au capital.

En fait, Baran sous-entend que le capitalisme a déjà pénétré l’ensemble de l’Amérique Latine, de l’Asie et de l’Afrique, le « tiers-monde » :
« Tout leur développement économique s’est […] déroulé depuis lors sur un mode chaotique : décomposition des anciennes sociétés de ces pays, désagrégation des quelques rares structures pré capitalistes existantes » (souligné par nous, NDR)[31].

Le marxisme, lui, n’a jamais affirmé cela. Avec le « Manifeste », on peut affirmer que le capitalisme mondial a arraché ces aires-là à l’isolement et à l’autarcie, les intégrant au marché mondial en essayant d’introduire de vive force le mercantilisme. Or, le mercantilisme est une condition du développement capitaliste qui, par la force du capitalisme mondial, engage le procès historique de la marche des peuples vers le capitalisme. Le chemin parcouru dans cette voie ne peut être évalué qu’au moyen d’un travail historique – économique et social – qui fait tout à fait défaut dans l’œuvre de Baran.

Ici, nous ne prétendons pas traiter de l’évolution de l’Amérique Latine, de l’Asie et de l’Afrique après le bouleversement provoqué par la « civilisation » occidentale. Cette évolution doit être mise en lumière par le travail du parti. Dans cet article, nous ne faisons que poser sur le terrain marxiste les problèmes théoriques soulevés par nos adversaires.

La pénétration du salariat dans l’agriculture

La supériorité du marxisme sur toutes les doctrines sociales bourgeoises est, répétons-le, qu’il voit l’histoire comme une succession des modes de production.

La cécité historique de tous les « comptables » de l’histoire à la Baran, s’étale au grand jour dans la question de la transformation capitaliste dans l’agriculture.

C’est ainsi que Baran part en guerre contre les plantations et les grands domaines qui, tout en employant de la main d’œuvre salariée, gaspillent en dépenses superflues le « surplus économique ».[32].

Le marxisme affirme de son côté que le capitalisme tend à se développer d’abord dans l’agriculture, mais que c’est chez elle que la transformation technologique s’achève en dernier. En d’autres termes, bien que le capitalisme fasse son apparition dans l’agriculture, la soumission réelle y pénètre en dernier. Ceci est dû entre autres, au fait que la transformation des conditions techniques – qui, elles, déterminent la productivité du travail – suppose déjà une forte augmentation de la productivité dans l’industrie.

Mais la transformation capitaliste de l’agriculture, soit dans la forme de la grande exploitation capitaliste, soit dans celle, beaucoup plus générale, de l’apparition du salariat, a une influence qui va bien au-delà du simple coefficient capital variable / capital constant, mesure de la productivité sociale.

Cette transformation constitue la base de l’élargissement du marché intérieur pour la manufacture ou l’industrie. La circulation monétaire s’élargit et élargit le mercantilisme et les marchés.

En développant le marché intérieur – il faut bien que les ouvriers trouvent sur le marché ce qu’ils produisaient avant comme petits producteurs indépendants – on accélère le passage de la phase formelle à la phase réelle de la soumission du travail au capital, à la suprématie du capital industriel sur le capital usuraire et marchand; bref, à la formation de la société bourgeoise.

Prenons comme exemple l’histoire du Brésil[33]. On y observe deux sortes de plantations : celle de la canne à sucre et celle du café. La première correspond à un régime esclavagiste dans un pays qui n’était qu’une colonie commerciale a-nationale. Cette situation se prolonge pendant trois siècles. L’apparition, vers le milieu du 19, siècle, des plantations de café, correspond à l’extension et à la suprématie du travail salarié, à l’ascension d’une classe bourgeoise foncière et commerciale qui se distingue de l’antérieure tout comme la noblesse française bourgeoise du 19e siècle se distinguait de la noblesse féodale du 18e, et qui constitue un grand pas en avant dans la formation de la société moderne, et l’établissement – avec sa suprématie politique – d’une forme d’État national.

Résumons les conclusions de ce qui a été traité jusqu’ici. Ce que Baran dénonce, comme des « entraves » au développement capitaliste, ne sont en fait que les conditions historiques générales de ce même développement : le capital usuraire qui détruit les anciennes structures de la propriété en même temps qu’il réalise l’accumulation de capital argent tout comme le capital commercial qui tend en outre à élargir le mercantilisme; la soumission formelle du travail au capital, qui élargit et approfondit la formation d’un marché intérieur et constitue la base du mode de production capitaliste « spécifique ».

Puisqu’on est en plein dans le sujet, disons que la misère inouïe des masses du « tiers-monde » n’exprime rien d’autre que la suprématie du capital usurier et commercial et le début du mode de production capitaliste. On y trouve d’une part la misère propre à l’extorsion de plus-value par le capital sur la base des modes de production et de techniques productives archaïques, et de l’autre, l’expropriation des producteurs. C’est d’ailleurs un chemin « idyllique » semblable à celui déjà parcouru par l’Europe et qui mène vers le capitalisme.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. La critique prétendument nouvelle de Baran envers le capital usuraire, marchand et foncier n’est en fait qu’une répétition (et des plus mauvaises !) de la critique faite par les idéologues de la bourgeoisie manufacturière montante en Europe, critique qui était une arme de lutte des nouvelles couches de la bourgeoisie représentant le capitalisme avancé contre celles qui étaient des produits des formes arriérées du capital. Baran même est obligé de le reconnaître.[34].

Quant à nous, nous considérons comme une victoire doctrinale le fait que le marxisme « classique » soit valable, non seulement pour le capitalisme anglais ou même européen dans les limites du 19e siècle, mais pour toutes les aires géographiques et pour toutes les périodes historiques.

C’est cela qui nous permet de reprendre les leçons politiques de la lutte de classes du 19e siècle en Europe – tout comme l’ont fait les bolcheviks – pour que, inchangées, elles puissent armer les bras révolutionnaires des prolétaires des aires non blanches dans la lutte internationale contre le capitalisme mondial.

Colonialisme et « développement »

Où l’idiotie petite-bourgeoise atteint le sommet de sa perfection, c’est quand elle traite le sujet du colonialisme et de l’impérialisme et de leurs rapports avec les aires arriérées.

Le colonialisme et l’impérialisme sont rendus coupables d’avoir empêché le « développement harmonieux » de ces pays : « On ne doit pas oublier que si l’Inde avait été soumise à son développement propre, elle aurait sans doute suivi une voie moins tortueuse, moins douloureuse surtout. Elle aurait dû inévitablement passer par une révolution bourgeoise et par un développement capitaliste coûteux, mais, c’eût été le prix de ses progrès. L’Inde aurait été tout autre si elle avait pu contrôler et diriger son propre développement, faire progresser son peuple »[35]. Et plus loin, : « … si les pays actuellement sous-développés avaient pu, à un moment ou à un autre, se développer de façon indépendante, on ne pourrait pas, à priori, exclure la possibilité qu’ils exploitent eux-mêmes leurs ressources naturelles, et ce dans des conditions plus avantageuses que celles qui leur ont été imposées par les investissements capitalistes étrangers »[36].

Les idéologues petits-bourgeois ne font que pousser jusqu’au ridicule les caractères de la classe qu’ils représentent : coincée entre le grand capital et la classe des sans-réserves, dépassée toujours par les événements qui échappent à son contrôle, ballottée par des forces matérielles qui ne peuvent que mener à sa propre ruine, la petite -bourgeoisie rêve. Sa philosophie est celle du « si jamais… » : « si jamais on avait pu… », « si jamais le capitalisme avait pu exister sans l’impérialisme… », etc.

Voyez-vous, si le « méchant » impérialisme n’avait pas existé, le développement bourgeois indien aurait pu se faire « moins coûteusement », cela aurait été le « prix de ses progrès », il aurait pu « faire progresser son peuple ». Éternelle chanson de tous les idéologues bourgeois ! C’est « oublier » que le capitalisme de l’époque « pré-impérialiste », celui de l’Europe à partir du 16e siècle, s’est instauré par le fer et le feu, et que trois siècles plus tard le prolétariat commençait à peine à s’organiser pour ne plus être la proie sans défense d’une rapine capitaliste effrénée. Le marxisme n’a jamais nié – ni en théorie ni en pratique – le caractère révolutionnaire de la transformation bourgeoise des structures pré-capitalistes, mais il l’a toujours appelé par son nom, dénonçant par avance son contenu, se plaçant, non pas sur le terrain de la « productivité », mais sur celui des antagonismes, non pas sur celui du « progrès du peuple », mais sur celui de la lutte des classes.

Mais revenons au rôle du colonialisme blanc. Déjà en 1848, le marxisme met clairement en évidence les rapports entre les aires arriérées et la bourgeoisie européenne. D’un côté, la naissance du capitalisme en Europe est indissolublement liée à l’histoire récente des peuples des aires extra européenne : l’esclavage salarié des prolétaires a eu pour condition l’esclavage tout court des races de couleur, en Amérique Latine, en Asie, en Afrique. De l’autre côté, « la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares »[37]. Voyons comment.

Le développement du capitalisme en Europe coïncide en Russie avec la naissance du féodalisme constitué sur la communauté agraire (mir). Dans ce choc des deux modes de production différents, le capitalisme révolutionnaire n’a jamais réussi à abattre le féodalisme réactionnaire. Mais ce choc imposa à l’État russe la production de guerre pour la défense de son régime social, la libération du servage pour dégager la main d’œuvre nécessaire, l’extorsion des impôts pour se donner des moyens financiers. C’est ainsi que le tsarisme fut contraint de saper ses propres bases sociales et fut entraîné dans l’histoire moderne, il en va de même pour le Japon.

Quant à l’Asie, elle vivait depuis des millénaires sous le despotisme asiatique, secoué périodiquement par des révoltes paysannes qui neutralisaient la décadence du système, recommençant ainsi tout le cycle. Derrière cette dynamique sociale se cachait un immobilisme ancestral.

L’arrivée des Européens avec la politique de la canonnière brisa ce cycle toujours renouvelé. Ainsi, par exemple, l’invasion de la Chine par les produits manufacturés occidentaux ruina l’artisanat local et le régime des corporations; les emprunts forcés provoquèrent la montée des impôts qui accéléra le rôle dissolvant de l’usure et le développa; l’introduction de l’opium accentua le mercantilisme qui existait depuis longtemps dans la société asiatique sans parvenir à la détruire; la ruine de la propriété asiatique provoqua la décadence des structures politiques. Le rouleau compresseur de l’histoire moderne était mis en marche.

Quant à l’Afrique et à l’Amérique Latine, on n’y trouvait que des sociétés qui ne dépassaient pas le stade de la barbarie. Et c’est la colonisation qui tendît et tend à détruire ces formes sociales.

Parler d’un développement endogène de toutes ces sociétés vers le capitalisme serait aussi absurde que de parler de la « chute montante d’une pierre »…

L’épreuve des faits

Si l’on dépouille les affirmations de Baran de toute la phraséologie propre à l’économie politique vulgaire, on ne trouve plus que cette affirmation fondamentale : le passage à la soumission réelle du travail au capital est impossible dans les aires extra européennes, une fois que le capitalisme s’est pleinement établi en Europe.

Nous ne traiterons pas ici des cas particuliers, mais, suivant la méthode mathématique, nous démontrerons la fausseté d’une telle thèse en donnant des exemples historiques qui le démentent. Si cette affirmation est généralisable à toutes les périodes du capitalisme européen (comme, par exemple, A. G. Franck le prétend), il suffit de donner l’exemple des USA (d’abord colonie, puis semi-colonie anglaise) pour le démentir en ce qui concerne la période pré-impérialiste. Si l’on veut affirmer par contre que c’est « à l’époque de l’impérialisme » que ce passage est impossible, il suffit de donner les exemples du Japon en Asie et du Mexique ou de l’Argentine en Amérique Latine, pour l’affirmer. Et nous n’avons cité que les pays ouvertement reconnus comme capitalistes; il y a encore ceux qui, tout en se prétendant « socialistes » ne sont en fait que des nations bourgeoises : l’URSS et les pays d’Europe centrale. Et nous ne parlerons pas de la Chine parce qu’elle est en train de jeter simplement les bases du développement capitaliste[38].

Passons maintenant à l’analyse de l’impérialisme et nous montrerons que les arguments avancés par Baran sur son rôle et sa nature (arguments ayant une large audience aujourd’hui, surtout dans les aires arriérées) en font le représentant d’une variante de la théorie de Kautsky sur l’ultra-impérialisme.

Qu’est-ce que l’impérialisme ?

« L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »[39]

A ce stade monopoliste du mode de production capitaliste, la concentration du capital-argent dans des monopoles financiers (les banques) qui ont une forte emprise sur le capital social (industriel et commercial) est extrêmement poussée.

Si le capitalisme de la période « concurrentielle » se caractérisait par l’exportation des marchandises (ayant comme conséquence les guerres commerciales), le capitalisme au stade impérialiste se caractérise par l’exportation des capitaux, parce que l’accumulation de capital-argent dans un petit nombre d’États est tel que l’on peut dire que « l’impérialisme est une immense accumulation de capital-argent dans un petit nombre de pays » (Lénine). Et cela a comme conséquence les guerres pour le partage et le repartage des zones d’influence (régions d’investissements), les guerres impérialistes.

Or, le capital-argent, en tant que capital, n’existe que pour rapporter des intérêts. C’est le propre de tout capital-argent, dans n’importe quel mode de production, qu’il soit esclavagiste, féodal, asiatique, patriarcal ou capitaliste. Il ne crée pas le mode de production, il suppose son existence.

Le capital-argent est une forme « antédiluvienne » du capital, mais c’est sous le capitalisme, dans le mode de production capitaliste, que le capital-argent s’épanouit et se soumet l’ensemble de la société. La raison. en est que le capital-argent suppose l’existence du mercantilisme, et c’est sous le capitalisme que le mercantilisme atteint son développement complet.

Le capital-argent peut jouer son rôle sur n’importe quel mode de production approprié. Ainsi, il s’investit dans les autres pays, capitalistes en tant que capital industriel, commercial ou financier; il pratique l’usure dans la Russie tsariste ou encore dans les pays asiatiques, à la manière du dernier des satrapes locaux; il s’investit dans le commerce des pays arriérés, (pratiquant le pillage et l’escroquerie à petite comme à grande échelle); il s’investit dans les manufactures d’après les besoins des marchés du « tiers-monde » ou bien encore, pour satisfaire les demandes de matières premières du marché mondial, il finance jusqu’à l’introduction de l’esclavage dans les régions tropicales. Et ainsi de suite.

L’impérialisme n’est pas une catégorie économique : c’est la suprématie du capital-argent à l’échelle mondiale tendant à s’assujettir l’ensemble des forces productives internationales, capitalistes ou non. Et cette suprématie n’est possible que parce qu’ayant atteint son stade « suprême » le capitalisme s’est extrêmement développé dans un petit nombre de pays.

Impérialisme et aires arriérées

Les gens à la Baran veulent trouver des différences spécifiques entre l’Influence du capital « pré-impérialiste » et « impérialiste » sur les aires arriérées. Ils renversent complètement le problème. Si différence il y a, elle n’est pas dû au capital, mais à l’évolution économico-sociale de ces régions.

Voyons l’Asie. C’est le colonialisme pré-impérialiste qui « ouvrit » le continent au marché mondial, exacerbant l’action érosive propre au capital usuraire et marchand qui existait depuis longtemps dans cette société. L’impérialisme n’a fait qu’hériter de ce rôle usuraire et commercial, et développer une faible Industrie dans la mesure où se développait aussi l’étroit marché intérieur né de la désagrégation de l’ancienne société. La différence entre la période pré-impérialiste et l’actuelle dépend des transformations internes de la société asiatique.

En Amérique Latine, l’esclavagisme et le travail obligatoire apparaissent dans la phase du capitalisme commercial de l’Europe au 16e siècle. Prenant diverses formes, et évoluant d’après la conjoncture internationale, ils maintiennent ces sociétés dans les formes sociales hybrides. Le capital européen s’investit dans le commerce et les emprunts d’État (usure).

Le développement du marché mondial consécutif à la « révolution industrielle » intègre de façon définitive ces pays dans les courants internationaux, et développe une puissante bourgeoisie commerciale. La décadence de l’esclavagisme, la constitution des premières formes bourgeoises de production, bref, le début de la constitution de la société bourgeoise vers la fin du siècle dernier – parallèlement à la constitution d’un marché intérieur – rend possible le début de l’investissement du capital dans l’industrie. Bref, c’est « à l’époque impérialiste » que naît l’Amérique Latine pleinement bourgeoise.

Quant à l’Afrique, elle est le meilleur exemple du fait que la forme d’extorsion de plus-value ne peut dépendre que du stade historique de la société. Si on laisse de côté la période où elle ne fournissait que des esclaves pour l’exportation vers les Amériques, on note que le capital ne colonise vraiment l’Afrique qu’à partir de la période impérialiste.

Il est suffisamment éloquent que l’impérialisme n’a pas pu introduire en Afrique Notre des méthodes d’exploitation autres que celles utilisées par les « sauvages espagnols » dans la conquête de l’Amérique Latine quatre siècles plus tôt, à savoir le travail obligatoire, avec extorsion d’un très faible surproduit, ou bien l’impôt en nature.

La distinction qu’ils font entre le colonialisme, le néo-colonialisme et l’impérialisme, quant à l’influence des métropoles sur les aires arriérées ne fait donc que révéler la stupidité des idéologues du « développement ».

Les considérations faites plus haut, nous permettent également de mettre en évidence le fait que l’impérialisme ne peut pas se définir comme une politique du capital financier, comme Lénine l’a déjà montré.

Et encore une fois, le rôle joué par l’impérialisme américain au Brésil est hautement instructif. Désespoir et stupeur chez le stalinien fervent de l’« industrialisation-record » ! : c’est bien l’impérialisme qui non seulement donne son appui et son impulsion au développement industriel et lourd du pays, mais qui aide à la tentative de liquidation des structures capitalistes arriérées. Que cette tentative soit faite par la terreur et la répression féroce de l’État, cela n’ajoute rien de nouveau à l’histoire du capitalisme : le capital n’a jamais imposé sa domination ni survécu d’une autre manière.

La vision marxiste correcte, et de la nature de l’impérialisme comme phase suprême du développement capitaliste, et de ses rapports avec les aires arriérées, permet de fonder la juste position communiste et internationaliste des rapports entre la lutte anticapitaliste mondiale et celle des peuples arriérés.

L’impérialisme, étant un produit du capitalisme ultra-développé, ne peut mourir qu’avec lui, avec la chute des bastions de ce capitalisme pourrissant. Quand les peuples coloniaux ou semi-coloniaux dans les aires arriérées se heurtent les armes à la main et directement ou indirectement aux intérêts du capital financier impérialiste et à leurs représentants, ils combattent l’influence exercée par le capital-argent sur leurs structures sociales respectives principalement capital commercial et usuraire en Asie; travail obligatoire d’abord et impôt ensuite en Afrique Noire, etc.

Transformer la lutte contre certaines formes du capital en une lutte contre les racines mêmes du capitalisme : porter un mouvement national-révolutionnaire au-delà de ses propres limites dans un mouvement international prolétarien, telle est la tâche du prolétariat mondial, et de lui seul ! Voilà pourquoi les luttes – à leurs divers degrés historiques – des peuples arriérés de l’Asie, de l’Afrique et même des régions les plus retardataires de l’Amérique Latine contre les États impérialistes, ne peuvent devenir des chaînons de la lutte directe contre les racines mêmes de l’impérialisme qu’en étant intégrées par le prolétariat mondial à sa lutte anticapitaliste.

Le kautskisme « baranien »

Voyons de plus près les deux arguments avancés par Baran à l’appui de sa thèse sur la « mauvaise volonté » de l’impérialisme vis-à-vis de l’industrialisation du « tiers-monde » :
a) les investissements sont placés surtout dans des industries qui n’ont pas une influence directe sur l’évolution sociale (ou plutôt sur la productivité) de ces pays (mines, plantations, etc.).
b) l’exportation des bénéfices vers les métropoles ne permet pas la pleine (?) utilisation du « surplus économique potentiel », (sic).

Pour reprendre le premier point, le marxisme affirme que l’objectif, le but du capital est la plus-value et non pas la marchandise, la valeur d’échange et non pas la valeur d’usage. Le capital s’investit là où il peut obtenir des profits. Si dans certains pays, l’impérialisme n’investit que dans les mines, c’est parce que, dans les autres secteurs, il ne peut pas espérer de « meilleurs » profits.

Le capital n’a pas de préjugés nationaux ni sectoriels : il va là où il trouve des conditions matérielles favorables pour ses investissements. C’est ainsi que les capitaux s’exportent principalement vers les pays capitalistes hautement développés, vers les pays impérialistes. Ce développement n’est pas la conséquence de ces investissements, mais bien l’inverse : c’est parce que dans les pays capitalistes développés, il existe un large marché intérieur que les capitaux y affluent. De même, le « sous-développement » n’est pas la conséquence du faible pourcentage d’investissements de la part de l’impérialisme, c’est le contraire qui est exact.

En ce qui concerne le deuxième argument, celui du rapatriement des bénéfices, nous pouvons répondre d’une façon polémique que nous nous en moquons pourvu qu’un prolétariat – même faible numériquement – puisse se constituer et, uni au prolétariat mondial, puisse porter au-delà de leurs limites les révoltes anti-impérialistes des aires arriérées, afin qu’elles contribuent à la destruction d’un monde où le « surplus économique » est le but unique et suprême de toute l’activité humaine.

Pour répondre à l’argument sur le plan théorique, il suffit d’ajouter que l’exportation des profits résulte de l’étroitesse du marché intérieur de ces pays, un point c’est tout. Le taux de profit étant le plus élevé précisément dans les aires arriérées, il faudrait que le capital soit masochiste pour fuir les endroits où le gain est le plus élevé, s’il n’y avait à cela une puissante raison économique.

Pour Baran, en revanche, les points a) et b) seraient la manifestation d’une volonté maligne inhérente à l’impérialisme d’empêcher toute capitalisation et toute industrialisation des aires arriérées. Cette vision est une variante de la théorie de Kautsky sur l’impérialisme. Ainsi, l’impérialisme serait une politique.

Cette vision est non seulement fausse théoriquement, mais en contradiction criante avec les faits[40]. Exemples : l’Inde ou le Brésil pour ne citer que ces deux pays. Ce sont les conditions internes (création préalable d’un marché intérieur) et externes (besoin d’investissements des capitaux dans les métropoles et concurrence inter-impérialiste) qui ont conduit à une puissante installation de la grande industrie moderne.

En conclusion : pour ce qui est de l’influence du capital sur les modes de production dans les aires arriérées, l’impérialisme, comme phase du capitalisme mondial, n’apporte rien de neuf, rien qui n’ait été déjà mis en lumière par le marxisme il y a plus d’un siècle.

A propos du « fosse grandissant » entre pays riches et pays pauvres

Nous profitons du sujet pour attirer l’attention sur un dernier argument soulevé par toute l’école politique de Baran et qui tendrait à prouver l’impossibilité du développement capitaliste tant vanté, à savoir le fossé grandissant qui sépare les pays de l’aire euro-américaine du reste des continents en ce qui concerne la richesse accumulée.

Ce phénomène n’est que l’expression d’une loi générale du capitalisme : la tendance à la concentration et à la centralisation du capital. Nous y voyons la confirmation de l’analyse marxiste du capital et quand les marxistes soulèvent cet argument, c’est pour réduire à néant les prétentions impérialistes du régime capitaliste à assurer l’égalité des nations sous sa domination, rêve éternel de la démocratie petite-bourgeoise. Comme l’a dit l’Internationale Communiste en 1920, « quant à la signification véritable de la revendication égalitaire [entre nations, NDR], elle ne réside que dans la volonté d’abolir les classes ». Mais cet argument n’a rien à voir avec notre sujet : du point de vue marxiste, ce fossé peut s’élargir, et doit s’élargir, tout en permettant la transformation des modes de production vers le capitalisme, parce que ce fossé est propre au capitalisme.

Le prolétariat révolutionnaire ne peut pas se préoccuper du « fossé grandissant » entre les nations, – qui agite tant tous les nationalistes petits-bourgeois – parce que la richesse de tous les États et de toutes les nations du monde est de la plus-value extorquée au prolétariat. S’il s’en préoccupait, il tomberait tout droit dans la collaboration de classe.

Répétons-le, le prolétariat communiste s’intéresse au problème des modes de production, non pas aux différences dans les montants des comptes en banque des maîtres exploiteurs.

État et « développement »

C’est toujours quand elles abordent la question de l’État que les théories politiques révèlent leur véritable nature. La théorie de Baran n’échappe pas à cette règle, car dans cette question il laisse tomber ses ultimes velléités « marxisantes ».

En effet, si la clef de l’histoire est la lutte pour l’accroissement de la productivité sociale du travail, et si cette productivité s’accroît en fonction de l’investissement du « surplus économique », on peut classer les États en trois catégories : ceux qui n’investissent rien, ceux qui investissent mais gaspillent, ceux qui investissent le plus possible et gaspillent le moins possible. Bref, « rien, un peu, beaucoup, passionnément » ! Et vous avez sûrement deviné de vous-mêmes : la dernière catégorie serait celle des États socialistes[41].

Pour notre part, n’ayant rien à découvrir, nous nous fions au marxisme « classique ». Dans la vision marxiste, l’État est une organisation coercitive, « une trique », qui assure la défense des intérêts matériels d’une classe sociale (ou d’une partie de la société) contre d’autres pour éviter que des intérêts antagonistes ne la déchirent. L’état, donc, est le produit de conditions historiques données, et non pas leur cause, même s’il peut avoir une influence sur l’infrastructure sociale dans ce sens qu’il en accélère ou en freine l’évolution[42]; mais ce n’est en aucun cas l’État qui peut donner son sens au mouvement ni empêcher ce mouvement d’aller de l’avant en fin de compte : quoi qu’elle en eût, la Sainte Alliance n’a pas pu empêcher la naissance de l’Europe bourgeoise, et les grands États impérialistes – autrement plus puissants qu’elle – ont été tout aussi incapables d’empêcher l’accouchement d’une Asie bourgeoise.

Pour caractériser un État, il faut d’abord caractériser la société qui en constitue la base, son mode de production, son stade de développement, ses rapports avec les sociétés extérieures et, surtout, la classe dominante. Faire la distinction entre États coloniaux et non coloniaux d’après l’indépendance politique formelle, revient à accepter la mystification de la Société des Nations ou de l’ONU. Comparer le Venezuela ou le Chili (pays bourgeois et États nationaux) au Koweït ou au Congo (pré-capitalistes avec un État colonial a-national) simplement parce que tous les deux exportent des matières premières et parce qu’ils ont des ambassades propres, est une ânerie aussi énorme que comparer la Terre au Soleil parce que tous les deux tournent en rond…

Si l’impérialisme exporte vers les métropoles la presque totalité des revenus tirés de l’Afrique Noire, ou si les sultans « dilapidateurs » du Golfe Persique dépensent leurs « fabuleux » revenus au lieu de les investir sur place, c’est tout simplement parce que pour que l’argent puisse fonctionner comme capital, il faut que les rapports sociaux le permettent : et ceci n’est pas toujours le cas dans ces aires là. Le capital et le mode de production capitaliste sont des rapports entre les hommes ![43]. Au fond, Baran « reproche » à ces États de ne pas être des agents économiques du développement capitaliste et il pense que c’est l’État (ou la violence) qui fait et modèle la société. Par contre – et comme Engels l’a démontré à l’adresse de Dühring – la violence et l’État ne sont que l’expression de la société.

Quant aux États « compradores », le faible niveau des investissements réalisés par eux provient du fait qu’ils sont les représentants de la domination des classes liées au capital foncier, commercial et usuraire, c’est-à-dire l’expression politique des formes arriérées du capital. Et l’État Indien (appartenant au « beaucoup », mais pas au « passionnément » !) n’est que l’expression des alliances entre les formes capitalistes modernes et arriérées et même pré-capitalistes (ce qui, soit dit en passant, lui confère ce caractère de « poudrière de l’Asie »).

Baran ne voyant dans l’État autre chose qu’un agent économique, nous ne sommes nullement étonnés que son compère Sweezy courre applaudir le régime social-démocrate anti-prolétarien d’Allende au Chili : le chemin est toujours le même, il va droit de la révision au… passage pacifique au socialisme.

L’Europe perdante

Comme toute pensée vulgaire, c’est-à-dire incapable de faire une analyse sérieuse du capitalisme et des transitions historiques qui y conduisent, la « théorie » de Baran prétend trouver une confirmation dans des faits qui ne relèvent que de la banalité : « les progrès tellement lents ou presque inexistants » dans l’évolution économico-sociale des aires arriérées !

Tout cela évoque irrésistiblement le petit-bourgeois qui mesure l’histoire humaine d’après son Moi, suivant la longueur de « sa vie ». Il suffit en effet d’un simple regard sur l’évolution historique des aires extra-européennes pour vérifier que le passage des anciens modes de production au capitalisme s’est accéléré et non pas ralenti après l’instauration du capitalisme en Europe.

Voici un tableau simplifié :

Europe : installation du féodalisme : IXme siècle (après Charlemagne). Début du capitalisme : XVIme siècle. Révolution industrielle (c’est-à-dire soumission réelle du travail au capital) : XXme siècle.

Russie : Généralisation du servage : XVIIIme siècle. Début de la société bourgeoise moderne : XXme siècle.

Amérique Latine : Stade de la barbarie : XVme siècle. Début de la société bourgeoise : deuxième moitié du XIXme siècle. Constitution de la société bourgeoise moderne : au cours du XXme siècle.

Asie : Politique coloniale généralisée qui s’attaque à la société asiatique XIXme siècle. 1905 : début de la période des révolutions bourgeoises.

Afrique Noire : Début de la colonisation à partir des formes primitives de la société humaine : deuxième moitié du XIXme siècle.

Il suffit d’un rapide regard sur cette chronologie pour remarquer que dans cette « course » historique vers le capitalisme, l’Europe est largement perdante derrière la Russie, l’Amérique Latine et l’Asie. Et ceci confirme, contre la creuse prétention de Baran, ce que le marxisme disait il y a déjà un siècle.

Mais tout en reconnaissant au capitalisme une possibilité historique de développement dans les aires non blanches, nous lui promettons le même sort que dans l’aire euro-américaine : la mort de la main du prolétariat mondial.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Voir dans « Programme Communiste » № 47, notre critique de la théorie de Baran et Sweezy sur l’économie politique sous le titre « Les derniers exploits du marxisme universitaire ». [⤒]

  2. Rappelons que, par mode de production, le marxisme entend la manière dont les hommes d’une certaine société produisent leurs moyens d’existence et échangent entre eux les produits. [⤒]

  3. « Le Capital », livre 1, vol. 1, page 13, éd. Sociales. [⤒]

  4. Page 184, éd. Maspero. [⤒]

  5. Page 181. [⤒]

  6. Pages 207–8. [⤒]

  7. Page 217. [⤒]

  8. Le lecteur aura déjà remarqué une première incohérence dans la théorie de Baran : on affirme d’abord que les investissements ne sont pas possibles et quand ils se font quand même dans les industries manufacturières, on ajoute que les profits sont exportés ! Ce n’est pas notre faute si le rafistolage qui constitue l’argumentation baranienne ne forme pas une théorie cohérente : nous essayons de l’exposer de la manière la plus compréhensible possible. [⤒]

  9. Page 227. [⤒]

  10. Page 240. [⤒]

  11. Page 305. [⤒]

  12. Ici nous nous trouvons face à la variante « économiste » de la même théorie qui a été énoncée par Mao dans sa forme « politique » (cf. « La démocratie nouvelle »). [⤒]

  13. Il est hors de doute que la révolution anti-capitaliste victorieuse à l’échelle mondiale arrachera les aires arriérées à leur arriération, mais ce sera en leur évitant l’accumulation locale de richesse sociale en mettant à leur disposition celle qui a delà été largement accumulée à l’échelle internationale. [⤒]

  14. « Le Capital », livre 3, vol. 2, page 253. [⤒]

  15. « Le Capital », livre 3, vol. 2, page 254. [⤒]

  16. « Le Capital », livre 3, vol. 2, page 255. [⤒]

  17. « Le Capital », livre 3, vol. 2, page 269. [⤒]

  18. « Le Capital », livre 3, vol. 2, page 269. [⤒]

  19. « Le Capital », livre 3, vol. 2, page 255. [⤒]

  20. « Exploité par des intermédiaires de toutes sortes, il est mal payé pour sa faible production et doit, au contraire, payer très cher les quelques rares biens de consommation venant du secteur industriel qu’il doit acquérir ». page 207. [⤒]

  21. « Le Capital », livre 3, vol. 1, page 334. [⤒]

  22. « Aussi longtemps que le capital marchand met en œuvre l’échange de produits des communautés non développées, le profit commercial ne se présente pas seulement comme du vol et de l’escroquerie, mais c’est en grande partie là qu’il a trouvé son origine […]. […] ces modes de production impliquent que le capital marchand s’approprie une partie prépondérante du surproduit […]. Là où le capital marchand domine, il représente, par conséquent partout, un système de pillage tout comme d’ailleurs son évolution chez les peuples commerçants des temps anciens et des nouveaux est directement liée au pillage par la violence, à la piraterie, au rapt d’esclaves, à la soumission [dans les colonies]; aussi à Carthage, à Rome, plus tard chez les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais, etc. » (souligné par nous, NDR). Idem, page 339. « Dans ce dernier ‹ etc. ›, nous pouvons inclure les impérialismes modernes, non seulement ou XIXme siècle, mais bel et bien au XXme ». [⤒]

  23. « Le développement prépondérant et autonome du capital comme capital marchand signifierait que la production n’est pas soumise au capital; il signifierait donc le développement du capital sur la base d’une forme sociale de production indépendante de lui et qui lui serait étrangère. Le développement du capital marchand est donc inversement proportionnel au, développement économique de la société ». Idem, page 336. [⤒]

  24. Idem, pages 335 et 339. [⤒]

  25. « Un autre exemple, c’est celui du capital marchand, qui passe commande à un certain nombre des producteurs immédiats, puis collecte leurs produits et les revend, en avançant parfois la matière première ou l’argent, etc. C’est à partir de cette forme que s’est développé un élément important du rapport capitaliste moderne […]. Cependant, la transition ci déjà atteint un stade plus avancé que dans le rapport du capital usuraire ». Marx, « Un chapitre inédit du Capital », éd. 10–18, page 189. [⤒]

  26. « La transformation de l’argent en capital exige donc que le possesseur d’argent trouve sur le marché le travailleur libre et libre à un double point de vue. Premièrement, le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui; secondement il doit n’avoir d’autre marchandise à vendre; être, pour ainsi dire, libre de tout… » « Le Capital », livre 1, vol. 1, page 172. [⤒]

  27. « Un chapitre inédit du Capital », page 192. [⤒]

  28. Idem, pages 194, 204 et 206. [⤒]

  29. Idem, page 218. [⤒]

  30. Idem, page 217. N. B. : la traduction de l’édition 10–18 étant ici incompréhensible, nous nous sommes référés à l’édition italienne Ed. « La Nuova Italia », page 68. [⤒]

  31. Idem, page 186. [⤒]

  32. Ici, et pour ne pas trop compliquer la question, on supposera que le travail salarié est la règle. Notons cependant que généralement le travail dans les plantations tropicales est accompli par une main-d’œuvre esclave – soit ouvertement comme ce fut le cas au Brésil pour la canne à sucre, soit d’une manière déguisée comme le « péonage » au Mexique jusqu’à la révolution au début du siècle, ou même jusqu’à hier au Pérou dans les « gamonales » de la montagne. La pénétration du salariat dons les plantations est un phénomène relativement récent. [⤒]

  33. Le Brésil était avec l’Inde le « dada » de tous les théoriciens du « sous-développement », y compris de ceux qui théorisent « l’impossibilité du développement ». La bourgeoisie moderne, elle, qui se fiche éperdument des théorisations petites-bourgeoises, suit les lois inexorables du capitalisme, et elle est en train – avec la force de l’État – d’assurer la suprématie incontestée de la soumission réelle du travail au capital. [⤒]

  34. « Ce qui était jadis dénoncé avec rigueur par Adam Smith, Ricardo et autres économistes classiques, est encore en vigueur de nos jours dans les pays sous-développés. Une partie importante de ce qui est touché par les propriétaires fonciers est dissipée… » Idem page 208. Ou, encore : « Il est certain que les pays actuellement sous-développés ont ceci en commun avec les premières phases du développement capitaliste en Europe occidentale : à savoir la présence (et l’action) de forces puissantes qui veulent à tout prix empêcher la sortie des capitaux de la sphère de la circulation vers la sphère de la production… » Page 216. [⤒]

  35. Page 192. [⤒]

  36. Page 229. [⤒]

  37. « Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations […]. Elle force toutes les nations à adopter le style de production de la bourgeoisie – même si elles ne veulent pas y venir; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation – c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle forme un monde à son image » (« Le Manifeste »). [⤒]

  38. A l’égard de ces théoriciens, citons ce que Lénine disait à l’encontre des populistes russes qui théorisaient, eux aussi, l’impossibilité du développement capitaliste pour les pays qui « arrivent trop tard » : « … du moins les populistes affirment-ils que leurs considérations a priori (erronées sur le plan théorique) suffisent à en apporter la preuve ».
    Les populistes russes prétendaient que le capitalisme ne pouvait pas se développer en Russie, sur la base de deux arguments qui sont, quant au fond, identiques à ceux de Baran : d’une part, la ruine des petits producteurs, surtout les paysans, et, de l’autre, le trop grand développement capitaliste des pays qui dominent sur le marché mondial. [⤒]

  39. Lénine, « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », page 287, Ed. Sociales. [⤒]

  40. Même les disciplines de Baran doivent parler aujourd’hui d’un… « développement du sous-développement » ! Comme on peut le voir, ils ne font que… créer des phrases. [⤒]

  41. « En fait, on peut regrouper les pays en trois grandes catégories : tout d’abord les territoires coloniaux, directement administrés par les puissances impérialistes (pratiquement toute l’Afrique, une partie de l’Asie et quelques régions peu nombreuses de l’Amérique Latine), en second lieu l’écrasante majorité constituée par les pays dominés par un régime typiquement compradore, enfin en dernier lieu, quelques pays sous-développés, possédant un gouvernement d’orientation de type ‹ New Deal › [ !! ??] – il s’agit surtout de l’Inde, de l’Indonésie et de la Birmanie » (page 246). « Actuellement le surplus économique, dans les zones coloniales, est utilisé par les administrations locales, non à l’amélioration des conditions de vie des populations, mais à accroître les intérêts des puissances impérialistes; dons les pays de la seconde catégorie, un volume important du surplus économique est approprié par les gouvernements compradores qui l’utilisent ou le gaspillent de la même manière. En ce qui concerne l’Inde, le problème se pose un peu différemment. Le volume des ressources appropriées par l’État est très inférieur au surplus économique potentiel… » (page 267). Pour l’information du lecteur, les pays traités par Baran dans le deuxième groupe sont : le Koweït, l’Arabie Saoudite, le Katar, le Bahreïn dans le Golfe Persique, à côté du… Venezuela ! [⤒]

  42. Et, quand l’État en place constitue un frein, ce frein donne lieu aux révolutions.
    Bien qu’elle doive être évidente pour quelqu’un qui se réclame du marxisme, de ce fait que le capital usuraire, commercial, les États et l’impérialisme dominant constituent des entraves au développement bourgeois, Baran ne tire pas la conclusion que les mouvements anti-coloniaux asiatiques et de l’Afrique blanche qui essayent de les détruire dans une perspective de lutte strictement nationale, ont un caractère bourgeois; non, pour lui, ils sont « socialistes » ! [⤒]

  43. « … la possession d’argent, de subsistances, de machines et d’autres moyens de production ne fait point d’un homme un capitaliste, à moins d’un certain complément, qui est le salarié, un autre homme, en un mot, forcé de se vendre volontairement […] au lieu d’être une chose, le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s’établit par l’intermédiaire des choses ». (« Le Capital » livre 1, vol. 3, page 207). [⤒]


Source : « Programme Communiste », № 53–54, octobre 1971 – mars 1972

About the romanisation of chinese names etc. consult our page « A Non-Exhaustive Euro-Hannic Transcription Engine »

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