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PARTI ET ORGANISATIONS DE CLASSE DANS LA TRADITION DE LA GAUCHE COMMUNISTE


Content :

Parti et organisations de classe dans la tradition de la Gauche Communiste
Vieux principes immuables
Nomenclature nouvelle pour de vieilles erreurs
Clarté de principes et d’intentions
Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie
Les Conseils et le programme bolchevique
Le programme de Bologne et les Conseils
Les Conseils et la motion Leone
Les Conseils et l’initiative de l’« Ordine Nuovo » de Turin
Les thèses de la gauche communiste
Les thèses de l’Internationale
Soviets et Conseils d’usine
L’orgie immédiatiste
Le « concrétisme » anti-marxiste de l’ordinovisme
Sans le Parti, tout est perdu
Brève histoire des organisations de classe
Les Commissions internes
Les Conseils d’usine
Le programme des commissaires d’usine
Les Conseils en Allemagne
Les Conseils dons les autres pays
Les enseignements d’Octobre
La suggestion des formes d’organisation
Hiérarchie fonctionnelle
Les enseignements de la Gauche communiste
Notes
Source


Parti et organisations de classe dans la tradition de la Gauche communiste

La presse du Parti a déjà longuement traité la question des luttes économiques immédiates des masses ouvrières et de la fonction du Parti à leur égard, ainsi que des rapports entre Parti et syndicats ouvriers. Notre but était de rétablir, dans ce domaine également, la position exacte du communisme révolutionnaire en dissipant les mensonges accumulés par l’opportunisme dans le but de déraciner la tradition internationale du Parti communiste[1].

Dans les moments de reflux de la révolution, de stagnation de la lutte entre les classes, les déviations du marxisme les plus anciennes, depuis longtemps condamnées par les faits, refleurissent, et le Parti, qu’il le veuille ou non, est contraint dans son long travail de systémation programmatique, de lutter à nouveau contre elles, comme si toutes les batailles du passé n’avaient servi à rien. Il n’en est certes pas ainsi, mais le Parti de classe qui ne défendrait pas l’intégrité de son programme contre toutes positions divergentes, quelles qu’elles soient, se rendrait coupable d’une bien grande légèreté. C’est par cette lutte incessante, en effet, que se forme, se fortifie et s’étend l’organisation du Parti. Seul l’ennemi de classe et l’opportunisme peuvent tirer avantage de la confusion théorique et programmatique qui engendre la confusion politique et pratique.

Comme si les reniements des actuels faux partis ouvriers n’avaient pas suffi, d’autres viennent s’y ajouter aujourd’hui, rendant plus difficile encore le travail du Parti parmi les masses ouvrières. L’immédiatisme de nature petite-bourgeoise et de forme anarchisante qui fleurit un peu partout nie la nécessité du Parti et des organisations de classe du prolétariat et s’efforce de proposer aux ouvriers (déçus, désorientés ou sceptiques selon qu’ils appartiennent aux vieilles générations, à celles qui ont été empoisonnées par le stalinisme ou aux plus jeunes) ses positions confuses et fausses en les présentant comme les fruits originaux de l’histoire moderne, alors qu’elles se ramènent finalement à proposer le remplacement du parti politique et du syndicat de classe par d’autres organisations, réduisant une fois de plus la solution du problème du pouvoir à une question de formes d’organisation inventées par de brillants esprits. Chaque fois que l’on a invoqué un « nouveau » verbe, le malheur s’est abattu sur le prolétariat et le cours de la révolution…

Au cours de cette étude, nous voulons donc montrer en nous référant à l’histoire et même aux luttes entre fractions divergentes à l’intérieur du parti de classe, non seulement que le « nouveau » est plus ancien que l’ancien, mais que toutes les formes empruntées par la lutte organisée du prolétariat restent précaire et caduques si elles ne sont pas étayées par le programme communiste, car il ne s’agit pas seulement, pour entrer dans l’ère communiste, de renverser les institutions politiques du pouvoir bourgeois, mais d’édifier et de défendre le nouveau pouvoir prolétarien, la dictature de classe, à l’échelle mondiale.

Vieux principes immuables

En ces temps où l’habileté se mesure à la capacité de crétiniser l’humanité, « vieux » signifie dépassé, agonisant, à enterrer. C’est là un réflexe psychologique conditionné par la frénésie productive, le produire pour produire déterminé par l’insatiable faim de plus-value du régime capitaliste. A peine projetées, les machines vieillissent. Leur degré d’utilité se mesure exclusivement à leur capacité d’extraction du travail humain, transformé en capital. Tout ce qui s’intègre au mode de production actuel devient moyen d’exploitation du travail des hommes.

En septembre 1843, Marx écrivait à Ruge :
« Rien donc ne nous empêche de lier notre critique à la critique de la politique, à la participation à la politique, donc aux luttes réelles, et de l’indentifier à elles. Alors nous n’irons pas au monde en doctrinaires pour lui apporter un principe nouveau : ‹ Voici la vérité. Tombez à genoux ! ›. Nous développerons pour le monde, à partir de ses propres principes, des principes nouveaux. Nous ne lui disons pas : ‹ Cesse tes luttes ! Ce sont des niaiseries ! Nous allons te proclamer les vrais mots d’ordre de la bataille ›. Nous lui montrerons seulement pourquoi il lutte, car il doit en prendre conscience, même s’il ne le veut pas… On verra alors que le monde a depuis longtemps possédé le rêve d’une chose dont il suffit maintenant de prendre conscience pour la posséder réellement. On verra qu’il ne s’agît pas de tirer un grand trait entre le passé et l’avenir, mais bien de réaliser les idées du passé. On verra enfin que l’humanité n’entreprend pas un nouveau travail, mais accomplit consciemment l’ancien ».

Le Parti politique de classe est la réalisation historique de la conscience de classe, dont il ne pourra jamais se séparer. La doctrine marxiste est le corps des « principes nouveaux » tirés des « principes du monde » au moyen duquel l’humanité « accomplit consciemment son travail ancien ».

Mépriser ces principes, les déformer ou prétendre en formuler de nouveaux revient à éloigner la classe de la conscience qu’elle doit s’approprier, « même si elle ne le veut pas ». Le « Manifeste des Communistes » de 1848 s’exprime ainsi :
« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux ».

Théorie ancienne et immuable, tout comme le sont la lutte prolétarienne, ses ennemis, son but final. L’histoire du communisme révolutionnaire s’identifie aux luttes pour la défense de la doctrine marxiste et pour la préparation de la destruction révolutionnaire du pouvoir politique des classes dominantes.

Nomenclature nouvelle pour de vieilles erreurs

Depuis toujours, c’est-à-dire depuis la naissance du parti politique prolétarien, la structure morphologique de la classe se présente ainsi : à la base, la masse des travailleurs, ou classe définie d’un point de vue purement statistique; au sommet, le parti politique de classe; en position intermédiaire, les organisations syndicales ouvrières. La classe au sens fort du terme n’existe que dans la mesure où existe son sommet politique, le parti. C’est la condition primordiale, mais son action dépend également de son organisation de défense économique. Les diverses déviations historiques du marxisme révolutionnaire se ramènent toutes à la séparation des éléments de cette structure. Le « purisme » entraîne la séparation du parti des organisations économiques prolétariennes : le parti, dans ce cas, est conçu comme un monastère, son activité comme une ascèse mystique. Exemples historiques : l’anarchisme théorique pour lequel l’activité politique est un « péché », le parti, l’État, et toute autre forme d’organisation autant de « démons », l’« Unique », l’individu, occupant le devant de la scène et se suffisant à lui-même. La séparation inverse des organisations économiques immédiates d’avec le Parti s’exprime dans l’erreur syndicaliste. Le syndicalisme révolutionnaire qui exalte l’immédiatisme, l’ouvriérisme, l’économisme, en constitue un exemple classique. Cette déviation a engendré l’« ordinovisme », comme nous le verrons plus loin. Il est clair que ces deux déviations n’ont rien à voir avec le marxisme, bien que telle ou telle de leurs variantes historiques ait pu flirter avec son vocabulaire.

Par contre, deux « interprétations » divergentes se rattachent au marxisme, l’une révolutionnaire et l’autre réformiste, si bien que l’on a souvent assisté au passage d’éléments de l’une à l’autre, le passage de groupes « puristes » ou « immédiatistes » aux organisations révolutionnaires ou réformistes étant évidemment moins fréquent. On peut citer à titre d’exemples historiques pour ce dernier cas l’adhésion du syndicaliste révolutionnaire français Rosmer à l’Internationale Communiste, d’un côté, et de l’autre, le ralliement de pratiquement tous les ordinovistes au réformisme moderne des ex-partis communistes nationaux.

Il n’est pas nécessaire d’établir ici de distinctions détaillées qui, finalement, se perdent dans les subtilités d’une analyse plus esthétique que matérialiste. Il n’est pas dans notre style de nous repaître des stupidités de nos adversaires pour mettre en relief la justesse de nos positions de Parti. Disons donc abruptement que la révolution d’octobre, la naissance de l’Internationale et des partis communistes ont mis un terme définitif au débat entre marxisme révolutionnaire et réformisme, même si ce dernier, sous les traits de l’opportunisme « communiste », domine aujourd’hui le mouvement ouvrier, et même si réapparaissent dans la classe ouvrière des scories immédiatistes de vieille souche.

Contrairement à ce qui s’est produit pour nombre de déviations englouties par l’histoire, la victoire théorique du marxisme révolutionnaire sur l’opportunisme n’a pas empêché ce dernier de triompher pratiquement. L’opportunisme est la forme que prend la contre-révolution; il ne renie ni le parti ni le syndicat, se pare volontiers de rouge en caressant la barbe de Marx et se présente aux masses avec une organisation étendue et nombreuse; il agit constamment et de mille manières, au parlement comme dans les institutions étatique, dans les syndicats comme dans les autres organisations de classe; il plonge ses racines dans le fertile terrain de l’économie capitaliste dont il tire substance sociale et moyens financiers, et tend à enchaîner la classe ouvrière au sort de la société bourgeoise par l’intermédiaire des classes moyennes et de l’aristocratie ouvrière.

Voilà pourquoi l’on doit mettre l’accent sur la théorie et le programme marxistes, essentiels pour définir le parti politique de la classe ouvrière. Mais cela ne suffit pas, se réclamer du parti et du programme générique est insuffisant : encore faut-il agir en conformité avec les principes. La tactique est donc, elle aussi, fondamentale. Lorsque la IIIe Internationale fut menacée de l’intérieur par un nouvel opportunisme « communiste », c’est sur le terrain tactique que celui-ci commença à agir, et notre courant, la Gauche communiste, dut se battre sans cesse pour démontrer qu’il n’existait pas plusieurs tactiques utiles pour parvenir aux buts révolutionnaires, mais une seule, et que cette affirmation découlait de la constatation du fait que les multiples tactiques inventées par les directions nationales et internationale déviaient de la base des principes.

Même dans les rangs communistes, la déviation immédiatiste prend toujours naissance sur le plan tactique. Au début, on jure bien haut que l’on n’a nulle intention de renoncer aux principes et au programme; qu’« après », dès que l’occasion aura été saisie, on reprendra la voie directe : c’est cette litanie qui a accompagné, de déviation en déviation, le trajet suivi par les vieux partis ex-communistes jusqu’au reniement complet.

La tactique ne s’improvise pas plus que le Parti. Quels que soient les noms différents appliqués aux diverses formules prétendant accélérer l’évolution historique des conflits sociaux et son dénouement révolutionnaire, elles s’opposent toutes au seul schéma fondé sur la théorie et confirmé par une écrasante expérience historique : parti politique, organisations intermédiaires, classe. En substituant tel autre élément de la série au parti ou en combinant diversement ces éléments, on n’obtient qu’un seul résultat : l’anéantissement temporaire ou durable de la capacité historique de la classe, et donc l’ajournement de la solution révolutionnaire que l’on prétendait au contraire accélérer. Cette formule nous permet donc de nous passer aisément de tous renseignements sur les fondateurs ou inventeurs de partis, programmes, solutions ou inventions nouveaux.

La Gauche communiste s’est toujours battue, du vivant même de Lénine, pour que l’on ne bâcle pas la formation des sections communistes de l’Internationale, pour que les fractions qui se détachaient des vieux partis socialistes soient solidement attachées aux positions révolutionnaires, dut-on sacrifier momentanément le nombre à cette exigence primordiale. Le tapage des « bolcheviks » d’opérette occidentaux couvrit alors la voix de la Gauche, mais rien ne pourra masquer leur misérable trahison de la cause, quelques années plus tard à peine. Il est vrai que le parti se forme au feu de la lutte, mais il n’en est pas moins vrai que son noyau, soudé au programme, doit préexister à l’action révolutionnaire. En ces années lointaines, on dit qu’en Italie, où la Gauche communiste avait formé le Parti en Janvier 1921, on avait « taillé » trop « à gauche », et la direction centriste du Parti communiste d’Italie qui succéda à la direction de gauche, s’employa immédiatement à faire entrer par la fenêtre, non pas seulement tel ou tel personnage devant lequel la porte s’était refermée en 1921, mais les positions politiques opportunistes dont ils étaient les représentants et qui, justement, leur avaient interdit l’entrée du parti communiste à sa fondation. Si, aujourd’hui, on peut avoir un regret, c’est bien celui de ne pas avoir taillé davantage « à gauche » !

Clarté de principes et d’intentions

Le Parti communiste d’Italie n’était pas encore constitué et la Fraction communiste au sein du Parti socialiste Italien était à peine née, qu’au congrès de Bologne, en août 1919, fut adopté un programme proclamant que les Soviets devaient être constitués en Italie. Dès lors, les projets de constitution des Soviets se multiplièrent. Chacun avait le sien, plus original que les autres. La Gauche, face à une telle confusion, s’employa à remettre les choses en place. Dans une série d’articles parus dans l’organe de la Fraction communiste, « Le Soviet », elle traita la question des soviets, des conseils d’usine et du rôle prééminent du Parti. Le problème est résolu de manière radicale dans une série de trois articles fondamentaux (suivis de beaucoup d’autres sur le même sujet) intitulés « Pour la constitution des Soviets » (parutions des 4 et 11 janvier et 1er février 1920). Nous reproduisons ces textes ci-dessous; le lecteur remarquera qu’ils convergent parfaitement avec les Thèses de l’Internationale communiste approuvées au IIe Congrès qui se tint à Moscou du 17 juillet au 7 août 1920, soit sept mois plus tard, et dont nous citerons les passages essentiels pour permettre une comparaison sérieuse.

Les articles du « Soviet » devaient avant tout expliquer ce qu’est le Soviet, comment il est né au feu de la révolution russe, car une extrême confusion régnait, mêlant Soviets, Conseils d’usine, Institutions représentatives en général, élections soviétiques et démocratiques, etc. Après avoir rétabli les termes exacts de la question, telle qu’elle s’était posée dans la Russie révolutionnaire, le texte de la Gauche communiste s’attaque aux erreurs de l’« Ordine Nuovo », du syndicalisme, ainsi qu’à certaines de celles qui s’étaient manifestées au congrès du P.S.I. à Bologne. Ces articles sont écrits d’une manière très synthétique et très efficace, sans recourir, comme nous devrons le faire plus loin, à des références historiques particulières : à la différence de ce que nous connaissons aujourd’hui, le prolétariat participait alors à des batailles sociales et politiques d’une grande dureté et y accumulait rapidement une expérience lui permettant d’assimiler avec une relative facilité même les problèmes les plus ardus de la révolution. Voici le texte complet des trois premiers articles sur ce thème fondamental :

Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie

(« Le Soviet » – 4 janvier 1920)

« Nous avons rassemblé un important matériel concernant les propositions et les initiatives pour la constitution des Soviets en Italie, et nous nous réservons d’exposer les termes de l’argument de façon ordonnée. Pour l’instant, nous voudrions d’abord énoncer quelques considérations d’ordre général auxquelles nous avons déjà fait allusion dans nos précédents numéros.
Le système de représentation prolétarienne, qui a été introduit pour la première fois en Russie, remplit des fonctions de deux ordres différents : politiques et économiques. Les fonctions politiques consistent en la lutte contre la bourgeoisie jusqu’à sa complète élimination, les fonctions économiques en la création de tout le nouveau mécanisme de la production communiste.
Le développement de la révolution, en éliminant graduellement les classes parasitaires, diminue toujours plus l’importance des fonctions politiques par rapport aux fonctions économiques, mais dans un prernier temps, et surtout lorsqu’il s’agit encore de lutter contre le pouvoir bourgeois, l’activité politique est au premier rang.
Le véritable instrument de la lutte d’émancipation du prolétariat, et surtout de la conquête du pouvoir politique, est le parti communiste de classe. Les conseils ouvriers, sous le pouvoir bourgeois, peuvent être seulement des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils constituent les organes d’émancipation du prolétariat sans parler du rôle du Parti, comme c’est le cas dans le programme approuvé au congrès de Bologne, nous semble être une erreur. Soutenir, comme les camarades de l’‹ Ordine Nuovo › de Turin, que les conseils ouvriers sont déjà, avant même la chute de la bourgeoisie, non seulement des organes de la lutte politique, mais encore des organes préparant du point de vue économique et technique le système communiste, n’est qu’un retour pur et simple au gradualisme socialiste : celui-ci, qu’on l’appelle réformisme ou syndicalisme, se définit par l’affirmation erronée que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques, alors que le capitalisme détient, avec l’État, le pouvoir politique. Nous développerons la critique de ces deux conceptions.»

• • •

«Le système de représentation prolétarienne doit coïncider avec tout le processus technique de production. Ce critère est exact, mais correspond au stade dans lequel le prolétariat, déjà au pouvoir, organise la nouvelle économie. Transportez-le tel quel dans le régime bourgeois et vous n’aurez rien fait de révolutionnaire. Même dans la phase où se trouve la Russie, la représentation politique soviétiste (c’est-à-dire la pyramide qui culmine dans le gouvernement des commissaires du peuple) ne commence pas aux équipes de travail ou aux ateliers d’une usine, mais au Soviet local administratif, élu directement par les travailleurs (regroupés, dans la mesure du possible, par communauté de travail).
Pour fixer les idées, le Soviet de Moscou est élu par les prolétaires de Moscou à raison d’un délégué pour 1000 ouvriers. Entre ceux-ci et les délégués, il n’y a aucun organe intermédiaire. D’autres désignations se greffent sur cette première : au congrès des Soviets, au comité exécutif, au gouvernement des commissaires.
Le conseil d’usine prend place dans un engrenage bien différent, celui du contrôle ouvrier sur la production. En conséquence, le conseil d’usine, constitué par un représentant pour chaque atelier, ne désigne pas le représentant de l’usine au Soviet politico-administratif : cette représentation est élue directement et indépendamment.
En Russie, les conseils d’usine sont le point de départ – toujours subordonné au réseau politique des Soviets – d’un autre système de représentation : celui du contrôle ouvrier et de l’économie populaire. La fonction de contrôle de l’entreprise n’a de valeur révolutionnaire et expropriatrice qu’après que le pouvoir central soit passé dans les mains du prolétariat. Lorsque la protection étatique bourgeoise est encore debout, le conseil d’usine ne contrôle rien; les quelques fonctions qu’il remplit sont la conséquence : a) du réformisme parlementaire; b) de l’action syndicale de résistance qui ne cesse pas d’être un grignotage réformiste.
Concluons : nous ne nous opposons pas à la constitution des conseils d’usine si le personnel lui-même ou ses organisations la réclament, mais nous affirmons que l’activité du Parti communiste doit être fondée sur d’autres bases : sur la lutte pour la conquête du pouvoir politique. Cette lutte peut trouver un champ d’action opportun dans la création d’une représentation ouvrière, mais celle-ci doit consister en conseils ouvriers de ville ou de district rural, directement élus par les masses pour être prêts à remplacer les conseils municipaux et les organes locaux du pouvoir d’État au moment de la chute des forces bourgeoises.
Ayant ainsi présenté notre thèse, nous nous proposons de l’étayer et de la démontrer, et de reprendre l’ensemble de notre travail dans une relation à la prochaine réunion de la Fraction communiste.»

• • •

II

(« Le Soviet » 11 janvier 1920)

«Avant de nous plonger dans la discussion du problème pratique de la constitution des conseils ouvriers, paysans et soldats en Italie, et après les considérations générales contenues dans l’article publié dans notre numéro précédent, nous voulons examiner les lignes programmatiques du système soviétique, telles qu’elles apparaissent dans les documents de la révolution russe et dans les déclarations de principe de certains courants maximalistes italiens, au sujet du mouvement des conseils d’usine turinois, comme le programme approuvé au congrès de Bologne, la motion présentée à ce même congrès par Leone et d’autres camarades, les publications de l’‹ Ordine Nuovo ›

Les Conseils et le programme bolchevique

Dans les documents de la IIIe Internationale et du Parti communiste russe, dans les magistrales relations de ces formidables théoriciens que sont les chefs du mouvement révolutionnaire russe, Lénine, Zinoviev, Radek, Boukharine, revient l’idée que la révolution russe n’a pas inventé des formes nouvelles et imprévues, mais a au contraire confirmé les prévisions de la théorie marxiste sur le processus révolutionnaire.
Ce qui est substantiel dans le grandiose développement de la révolution russe, c’est la conquête, au moyen d’une véritable guerre de classe, du pouvoir politique par les masses ouvrières, et l’instauration de leur dictature. Les Soviets (il est inutile de rappeler que le mot soviet signifie simplement conseil et peut être employé pour désigner n’importe quel corps représentatif) constituent, du point de vue historique, le système de représentation de classe du prolétariat parvenu au pouvoir. Ce sont les organes qui remplacent le parlement et les assemblées administratives bourgeoises, et remplacent progressivement tous les autres engrenages de l’État. Pour citer le camarade Zinoviev au dernier congrès communiste russe, les soviets sont les organisations d’État de la classe ouyrière et des paysans pauvres qui exercent la dictature du prolétariat pendant la phase où disparaissent graduellement toutes les vieilles formes de l’État.
Le système de ces organisations tend à représenter tous les producteurs en tant que membres de la classe travailleuse, et non comme membre d’une catégorie professionnelle ou d’une branche d’industrie déterminées : selon le dernier manifeste de la IIIe Internationale, les Soviets sont un nouveau type d’organisation embrassant toutes les masses ouvrières indépendamment de leur métier et du niveau de leur culture politique. Les conseils de ville ou de district rural constituent le premier degré du réseau administratif des Soviets qui culmine dans le gouvernement des commissaires.
Il est bien vrai que dans la phase de transformation économique d’autres organes, comme le système de contrôle ouvrier et de l’économie populaire, surgissent aux côtés du système des Soviets; il est bien vrai également, comme nous l’avons dit souvent, que ces organes tendront à absorber le système politique lorsque l’expropriation de la bourgeoisie sera achevée et que la nécessité du pouvoir d’État cessera de se faire sentir. Mais dans la période révolutionnaire, comme il apparaît dans tous les documents russes, le problème essentiel est de subordonner à l’intérêt général, dans l’espace et dans le temps, du mouvement révolutionnaire, les intérêts et les exigences locales et de catégories.
Lorsque la fusion des deux organismes se sera réalisée, alors le réseau de la production sera complètement communiste et, du même coup, sera réalisé ce critère, auquel il nous semble qu’on attache une importance démesurée, d’une articulation parfaite de la représentation avec les mécanismes du système de production. Avant ce moment, alors que la bourgeoisie résiste encore et à plus forte raison lorsqu’elle est toujours au pouvoir, le problème est d’avoir une représentation dans laquelle prévale l’intérêt général; lorsque l’économie reste celle de l’individualisme et de la concurrence, la seule forme dans laquelle cet intérêt collectif supérieur puisse se manifester, est une forme de représentation politique dans laquelle agisse le parti politique communiste.
Citons pour l’instant les paroles sans équivoque de Zinoviev. Le parti communiste réunit cette avant-garde du prolétariat qui lutte consciemment pour la réalisation pratique du programme communiste. Il s’efforce spécialement d’introduire son programme dans les organisations de l’État, les soviets, et de les dominer complètement.
En conclusion, la république soviétique russe est dirigée par les Soviets qui rassemblent dix millions de travailleurs sur quatre-vingt millions d’habitants environ. Mais en substance, les désignations pour les comités exécutifs des soviets locaux et centraux se font dans les sections et dans les congrès du grand parti communiste qui domine les Soviets. Cela correspond à la vibrante défense faite par Radek des fonctions révolutionnaires des minorités. Il est bon de ne pas créer un fétichisme majoritaire ouvriériste qui jouerait à l’avantage exclusif du réformisme et de la bourgeoisie.
Le parti est aux premières lignes de la révolution parce qu’il est potentiellement constitué d’hommes qui pensent et agissent en tant que membres de la future humanité travailleuse, dans laquelle tous les hommes seront des producteurs harmonieusement insérés dans un merveilleux engrenage de fonctions et de représentations.

Le programme de Bologne et les Conseils

Il est déplorable que dans le programme actuel du Parti on ne retrouve pas le principe marxiste selon lequel le parti de classe est l’instrument de l’émancipation prolétarienne : il n’y a qu’un codicille anonyme : délibère (qui ? pas même la grammaire ne fut sauvée dans la hâte de délibérer… pour les élections) d’informer l’organisation du Parti socialiste italien des principes exposés.
Le paragraphe qui rejette la transformation de tout organe d’État en instrument de la lutte de libération du prolétariat est très discutable, mais nous renvoyons cela à plus tard, après une indispensable clarification des termes.
Nous divergeons davantage encore du programme lorsqu’il prétend que les nouveaux organismes prolétariens fonctionneront tout d’abord, sous la domination bourgeoise, comme instruments de la lutte de libération violente, puis se transformeront en organismes de transformation économique et sociale : en effet, on considère comme de tels organismes non seulement les conseils d’ouvriers, paysans et soldats, mais même les conseils de l’économie publique, inconcevables en régime bourgeois. Les conseils ouvriers politiques doivent eux-mêmes être plutôt considérés comme des institutions à l’intérieur desquelles s’exerce l’action des communistes pour la libération du prolétariat. Mais récemment, le camarade Serrati a rabaissé, contre Marx et Lénine, le rôle du parti de classe dans la révolution. Lénine s’exprime ainsi : ‹ Avec la masse ouvrière, le Parti marxiste centralisé, avant-garde du prolétariat, guidera le peuple sur la juste voie, pour la dictature victorieuse du prolétariat, pour la démocratie prolétarienne et non bourgeoise, pour le pouvoir des Conseils, pour l’ordre socialiste ›.
L’actuel programme du parti se ressent de scrupules libertaires et de l’immaturité théorique.

Les Conseils et la motion Leone

Cette motion se résumait à quatre points, exposés dans le style suggestif de l’auteur. Le premier s’inspire admirablement de la constatation que la lutte de classe est le moteur réel de l’histoire et qu’elle a brisé les unions social-patriotiques. Mais la motion exalte ensuite les Soviets comme les organes d’une synthèse révolutionnaire que le mécanisme même de leur constitution aurait la vertu d’établir quasi mécaniquement, et affirme que seuls les Soviets peuvent faire triompher les grandes initiatives historiques par-dessus les fractions, les partis, les corporations.
Cette conception de Leone et des nombreux camarades qui signèrent sa motion, diverge notablement de celle que nous tirons du marxisme et des directives de la révolution russe. Au lieu de se préoccuper des forces, on surestime une forme, à la manière des syndicalistes attribuant au syndicat la vertu thaumaturgique de muer la pratique minimaliste en révolution sociale. De même que le syndicalisme a été démoli, d’abord par la critique des véritables marxistes, puis par l’expérience des mouvements syndicaux qui, partout, ont collaboré avec le monde bourgeois et lui ont fourni des éléments de conservation, de même la conception de Leone s’écroule devant l’expérience des conseils ouvriers contre-révolutionnaires dirigés par les social-démocrates, qui sont précisément ceux dans lesquels il n’y a pas eu de pénétration victorieuse du programme politique communiste.
Seul le Parti peut rassembler en lui les énergies révolutiqnnaires de la classe. Nous objecter que les partis socialistes, eux aussi, ont transigé, ne serait qu’une mesquinerie : nous n’exaltons pas les vertus de la forme parti, mais celles du contenu dynamique du seul parti communiste.
Tout parti se définit par son propre programme, et ses fonctions ne peuvent être comparées à celles d’autres partis; au contraire, tous les syndicats se ressemblent nécessairement par leurs fonctions et, du point de vue technique, les conseils ouvriers entre eux également. Le tort des partis social-réformistes n’était pas d’être des partis, mais de n’être ni communistes ni révolutionnaires. Ces partis ont conduit la contre-révolution tandis que les partis communistes dirigeaient et alimentaient contre eux l’action révolutionnaire.
Il n’y a donc pas d’organisation révolutionnaire par vertu formelle : il y a seulement des forces sociales révolutionnaires en vertu de la direction de leur action, et ces forces se condensent dans un parti luttant pour un programme.

Les Conseils et l’initiative de l’« Ordine Nuovo » de Turin

Les camarades de l’« Ordino Nuovo » vont plus loin encore, selon nous. Ils ne sont pas satisfaits de la rédaction du programme du Parti, car ils prétendent que les Soviets, y compris ceux qui ont un caractère technico-économique (les Conseils d’entreprise), non seulement existent et sont des organes de libération prolétarienne en régime bourgeois, mais encore constituent déjà les organes de construction de l’économie communiste. Ils ont ainsi publié dans leur journal l’extrait de programme du parti que nous avons cité plus haut, mais en omettant quelques mots pour en modifier le sens selon leur point de vue : « Devront être constitués de nouveaux organismes prolétariens (conseils des travailleurs, paysans et soldats; conseils de l’économie publique, etc.)… Organismes de transformation économique et sociale et de reconstruction du nouvel ordre communiste ».
Mais cet article est déjà long et nous renvoyons au prochain numéro l’exposition de notre profonde divergence avec cette conception qui, à notre avis, présente le danger d’être susceptible de se résoudre en une expérience purement réformiste, grâce à la modification de certaines fonctions des syndicats et, peut-être, la promulgation d’une loi bourgeoise pour les conseils ouvriers.

III

(« Le Soviet » – 1er février 1920)

En concluant le second article sur la constitution des Soviets en Italie, nous faisions allusion au mouvement turinois pour la constitution des conseils d’usine.
Nous ne partageons pas le point de vue dont s’inspirent les camarades de l’« Ordine Nuovo » et, tout en appréciant leur œuvre tenace d’assimilation des fondements du communisme, nous pensons qu’ils ont commis de graves erreurs de principe et de tactique.
Selon eux, le fait essentiel de la révolution communiste est précisément la constitution des nouveaux organes de représentation prolétarienne destinés à gérer directement la production, et dont le caractère fondamental est de correspondre étroitement au processus de production.
Nous avons déjà dit qu’à notre avis on exagérait beaucoup l’importance de cette coïncidence formelle entre les représentations de la classe ouvrière et les divers agrégats du système technico-économique de production. Cette coïncidence tendra à se réaliser à un stade très avancé de la révolution communiste, lorsque la production sera socialisée et toutes les activités particulières qui la constituent harmonieusement subordonnées et inspirées par les intérêts généraux et collectifs. Avant ce stade, durant toute la phase de transition du capitalisme au communisme, les regroupements de producteurs traversent une période de transformation continuelle, et leurs intérêts peuvent se heurter aux intérêts généreux et collectifs du mouvement révolutionnaire du prolétariat. Celui-ci trouvera donc son véritable instrument dans une représentation de la classe prolétarienne à laquelle l’individu participe en tant que membre de cette classe ayant intérêt à un changement radical des rapports sociaux, et non en vertu de son appartenance à une catégorie professionnelle, une entreprise ou tel autre regroupement local.
Tant que le pouvoir politique se trouve encore dons les mains de la classe capitaliste, une représentation des intérêts généraux révolutionnoires du prolétariat ne peut être obtenue que sur le terrain politique, dans un parti de classe recueillant l’adhésion personnelle de ceux qui ont dépassé, pour se consacrer à la cause de la révolution, la considération du strict intérêt égoïste, de l’intérêt de catégorie, et parfois même de l’intérêt de classe en ce sens que le parti admet également en son sein les déserteurs de la classe bourgeoise qui adhèrent au programme communiste.
C’est une grave erreur de croire que le seul fait de transporter dans l’ambiance prolétarienne actuelle, parmi les salariés du capitalisme, les structures formelles que l’on pense devoir naître pour gérer la production communiste, détermine l’apparition de forces révolutionnaires par vertu intrinsèque. Ce fut l’erreur des syndicalistes et c’est aussi l’erreur des trop chauds partisans des conseils d’usine.
Le camarade Niccolini montre, très opportunément, dans un article de « Communisme », qu’en Russie, même après le passage du pouvoir au prolétariat, les conseils ouvriers ont souvent créé des obstacles aux mesures révolutionnaires, opposant plus encore que les syndicats la pression d’intérêts limités au développement d’ensemble du processus communiste.
Les Conseils d’usine ne sont pas non plus les gérants principaux de la production dans l’engrenage de l’économie communiste. Dans les organisations qui ont cette fonction (Conseils de l’économie populaire), les conseils d’usine ont une représentation moins importante que celle des syndicats et moins importante encore que celle du pouvoir d’État prolétarien qui, grâce à son engrenage politique centralisé, est le premier facteur de la révolution considérée non seulement en tant que lutte contre la résistance politique de la bourgeoisie, mais aussi en tant que processus de socialisation de la richesse.
Au point où nous en sommes, alors que l’État du prolétariat n’est encore qu’une aspiration programmatique, le problème fondamental est celui de la conquête du pouvoir par le prolétariat, ou mieux encore par le prolétariat communiste, c’est-à-dire par les travailleurs organisés en parti politique de classe et décidés à réaliser la forme historique du pouvoir révolutionnaire, la dictature du prolétariat.

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Dans le numéro 22 de l’« Ordine Nuovo », le camarade A. Tasca lui-même expose son désaccord avec le programme de la majorité maximaliste du Congrès de Bologne, et surtout avec les abstentionnistes, dans le passage suivant qui mérite d’être cité :
‹ Un autre point du programme du Parti mérite d’être considéré : les nouveaux organismes prolétariens (Conseils des travailleurs, paysans et soldats; Conseils de l’économie publique, etc.) fonctionneront tout d’abord, sous la domination bourgeoise, comme instruments de la lutte violente d’émancipation, puis se transformeront en organismes de transformation économique et sociale, de reconstruction du nouvel ordre communiste.
Nous avions insisté, en commission, sur l’erreur que contenait cette formule qui confiait des fonctions différentes aux organismes nouveaux selon qu’on se trouvait avant ou après la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Gerinari avait promis une modification : ‹ … fonctionneront tout d’abord essentiellement comme instruments, etc. ›, mais on voit qu’il en a abandonné l’idée; absent pour raisons de force majeure de la dernière séance je n’ai pu la lui faire reprendre.
En tous cas, cette formulation révèle bel et bien un point de désaccord : si elle rapproche Gennari, Bombacci, etc., des abstentionnistes, elle les éloigne de ceux qui pensent que les nouveaux organismes ouvriers ne peuvent être les instruments de la lutte violente d’émancipation « que dans la mesure où ils sont immédiatement (et non après) des organisations de transformation économique et sociale ». La libération du prolétariat se réalise précisément par la mise en œuvre de sa capacité à remplir de manière autonome et originale les fonctions de la société qu’il crée lui-même pour lui-même : la libération réside dans la création de telles organisations qui, du fait même de leur existence et de leur fonctionnement, provoquent la transformation sociale et économique qui en constitue le but.
Il ne s’agit pas d’une question de forme, mais de fond, d’une question de première importance. Dans la formulation actuelle, répétons-le, les rédacteurs en viennent à adhérer à la conception de Bordiga, qui donne plus d’importance à la conquête du pouvoir qu’à la formation des Soviets, auxquels il reconnaît plutôt une fonction politique au sens strict qu’une fonction organique de ‹ transformation économique et sociale ›.
De même que Bordiga pense que le Soviet intégral ne sera créé que durant la période de la dictature prolétarienne, de même Gennari, Bombacci, etc., pensent que seule la conquête du pouvoir donnera aux Soviets la gamme complète de leurs fonctions. C’est précisément là le point central qui doit conduire, tôt ou tard, selon nous, à une nouvelle révision du programme qui vient d’être voté ›.
Selon Tasca, le prolétariat peut donc franchir les premières étapes de sa libération avant même d’avoir arraché le pouvoir politique à la bourgeoisie. Plus loin, Tasca laisse entendre que cette conquête pourra même se faire sans violence lorsque le prolétariat aura achevé l’œuvre de préparation technique et d’éducation sociale qui constituerait précisément la méthode révolutionnaire concrète préconisée par les camarades de l’« Ordine Nuovo ».
Nous ne nous attarderons pas à démontrer combien cette idée se rattache au réformisme et s’éloigne des fondements du marxisme révolutionnaire pour qui la révolution n’est pas déterminée par l’éducation, la culture, la capacité technique du prolétariat, mais par les crises internes du système de production capitaliste.
Ainsi, tout comme Enrico Leone, Tasca et ses amis surestiment la portée de l’apparition au cours de la révolution russe d’une nouvelle représentation sociale, le Soviet; ils attribuent au seul fait de sa constitution la vertu d’apporter une solution historique originale à la lutte prolétarienne contre le capitalisme. Mais les Soviets – excellemment définis par le camarade Zinoviev comme les organes de lÉtat de la classe ouvrière – ne sont rien d’autre que les organes du pouvoir prolétarien exerçant la dictature révolutionnaire, point fondamental du système marxiste dont la Commune de Paris en 1871 constitua la première expérience positive. Les Soviets constituent la forme et non la cause de la révolution.

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En dehors de cette divergence, un autre point nous sépare des camarades turinois. Les Soviets, organisations d’État du prolétariat victorieux, sont tout autre chose que les conseils d’usine, et ceux-ci ne constituent pas même le premier degré du système politique soviétique. L’équivoque est contenu dans la déclaration de principe votée por la première assemblée des Commissaires d’atelier des entreprises turinoises, qui commence ainsi : « Les commissaires d’usines sont les seuls véritables représentants sociaux (économiques et politiques) de la classe prolétarienne, car ils sont élus au suffrage universel par tous les ouvriers sur le lieu de travail. Aux divers échelons, les commissaires représentent l’union de tous les travailleurs telle qu’elle se réalise dans les organismes de production (équipe de travail, atelier, entreprise, union des entreprises d’une industrie déterminée, union des établissements de production de l’industrie mécanique et agricole d’un district, d’une province, d’une nation, du monde) dont les conseils et le système des conseils représentent le pouvoir et la direction sociale ».
Cette déclaration est inacceptable, car le pouvoir prolétarien se forme directement dans les Soviets municipaux des villes ou des campagnes, sans passer par l’intermédiaire des conseils ou comités d’usines, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises et comme cela résulte des claires descriptions du système soviétique russe publiées dans l’« Ordine Nuovo » lui-même.
Les conseils d’usine sont des organisations destinées à représenter les intérêts de regroupements d’ouvriers dans la période de transformation révolutionnaire de la production, et ils ne représentent pas seulement l’aspiration de ce groupe à libérer l’entreprise du capitaliste privé par le moyen de la socialisation, mais aussi la préoccupation de faire valoir les intérêts de ce groupe dans le processus même de socialisation, discipliné par la volonté organisée de toute la collectivité laborieuse.
Dans la période où le système capitaliste apparaît stable et où il s’agit donc seulement d’obtenir une meilleure rétribution du travail, les intérêts des travailleurs ont été jusqu’ici représentés par les syndicats. Ces derniers continuent d’exister dans la période révolutionnaire, et il est naturel que surgissent des conflits de compétence entre eux et les conseils d’usine qui apparaissent lorsque l’abolition du capitalisme privé s’onnonce proche, comme cela s’est produit à Turin précisément.

Trancher la question de savoir si les ouvriers non organisés doivent ou non participer aux élections des commissaires, ne constitue certes pas un grand problème de principe. Mais s’il est logique qu’ils y participent il ne nous semble pas qu’il en va de même en ce qui concerne le mélange d’organes et de fonctions entre conseils et syndicats que lon a voulu faire à Turin en imposant à la Section turinoise de la Fédération de la métallurgie de faire élire son propre conseil directeur par l’assemblée des commissaires d’atelier. De toutes façons, les rapports entre conseils et syndicats, représentants d’intérêts particuliers de groupes ouvriers, continueront d’être très complexes et ne pourront être coordonnés et harmonisés qu’à un stade très avancé de l’économie communiste, lorsque sera réduite au minimum la possibilité de heurts entre les intérêts d’un groupe de producteurs et l’intérêt général de la production.

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Ce qu’il importe d’établir, c’est que la révolution communiste est conduite et dirigée par une représentation politique de la classe ouvrière; avant la destruction du pouvoir bourgeois elle est constituée par un parti politique, ensuite par le réseau des Soviets politiques, élus directement par les masses désignant des représentants ayant un programme politique général et ne défendant aucun intérêt limité d’une catégorie ou d’une entreprise.
Le système russe est organisé de telle sorte que le Soviet municipal d’une ville se compose d’un délégué pour chaque regroupement de prolétaires. Toutefois, les délégués sont proposés aux électeurs par le parti politique, et il en va de même pour les délégations au second et troisième degré aux organisations supérieures du système étatique.

C’est donc toujours un parti politique – le parti communiste – qui demande et obtient des électeurs le mandat d’administrer le pouvoir. Nous ne disons certes pas que les schémas russes doivent être adoptés partout tels quels, mais nous pensons que l’on doit tendre à se rapprocher plus encore qu’en Russie de ce principe de représentation révolutionnaire : dépasser les intérêts égoïstes et particuliers dans l’intérêt collectif.

Est-il opportun pour la lutte révolutionnaire des communistes de constituer dès maintenant l’engrenage d’une représentation politique de la classe ouvrière ? C’est le problème que nous examinerons dans notre prochain article, en discutant entre autres le projet élaboré à cet égard par la direction du parti, étant bien entendu, comme on le reconnait du reste partiellement dans ce projet, que cette représentation serait tout autre chose que le système des conseils et comités d’usine qui a commencé à se former à Turin ».

Les thèses de la gauche communiste

Le texte « Pour la constitution des Soviets en Italie » que nous venons de reproduire, mettait à nu les erreurs et aussi les manœuvres du centre et de la droite socialistes. Il déchaîna une intense polémique. La Gauche participa à cette bataille avec d’autres articles (dont en particulier « La constitution des conseils ouvriers »« Le Soviet » des 8 et 20 février 1920). Ils insistaient sur la nature et la fonction différentes des conseils d’usine et des syndicats économiques que les partisans de l’« Ordine Nuovo » d’un côté, ceux de « Guerre de classe » de l’autre, prétendaient substituer aux soviets et même au parti politique de classe. La polémique revêtait une importance primordiale car tant les « ordinovistes » que les syndicalistes confondaient l’activité politique et l’activité économique, les luttes immédiates et la lutte pour le pouvoir, en arrivant même à proposer le contrôle ouvrier sur l’entreprise et l’économie avant que le prolétariat en possède l’instrument véritable, c’est-à-dire le pouvoir politique, l’État de la dictature du prolétariat. La Gauche communiste, au contraire, proclamait que non seulement le pouvoir économique s’exercerait après la conquête du pouvoir politique, mais que, plus encore, ce serait une illusion fatale de croire qu’il puisse s’exercer immédiatement et simultanément sur tout le réseau de la production et de l’échange : on doit concevoir la transformation économique comme un processus plus ou moins long, déterminé par des facteurs de nature objective et par la capacité du parti communiste à progresser dans la conquête des masses au communisme.

La succession n’est pas : lutte pour le pouvoir dans l’entreprise – exercice de ce pouvoir (Conseil d’entreprise) pour la transformation de l’économie d’entreprise – État ouvrier, comme prétendaient les « ordinovistes ». La dynamique marxiste est bien différente :
« Lutte pour le pouvoir – exercice du pouvoir (dictature du prolétariat) pour la transformation de l’économie – société sans classes et sans État politique ».
Lénine avait fourni une première conclusion dans son discours de mars 1919 au Ier Congrès de l’Internationale communiste :
« Se séparer de ceux qui répandent des illusions dans le prolétariat en proclamant la possibilité de conquêtes à l’intérieur du régime bourgeois et la combinaison ou la collaboration de la domination bourgeoise et des nouveaux organismes prolétariens ».

La directive de Lénine allait au-delà des apparences derrière lesquelles les partis socialistes, et surtout leurs fractions « centristes », les Indépendants en Allemagne, etc., dissimulaient leur nature contre-révolutionnaire profonde : ne réclamaient-ils pas la reconnaissance légale des Conseils ouvriers et des conseils d’entreprise pour tenter de brider les masses prolétariennes ?

« Prendre l’usine ou prendre le pouvoir ? » : tel est le titre d’un article du « Soviet » du 22 février 1920, à l’occasion de l’occupation des entreprises de Ligurie par les ouvriers en grève et des tentatives des conseils d’entreprise de les faire fonctionner.
« Nous ne voudrions pas » – commentait « Le Soviet »« que se répande dans les masses ouvrières la conviction qu’en développant l’institution des conseils il soit possible de s’emparer des usines et d’éliminer les capitalistes. Ce serait la plus dangereuse des illusions. L’usine sera conquise par la classe ouvrière – et non pas seulement par son personnel, ce qui serait peu de choses et bien peu communiste – seulement après que l’ensemble de la classe ouvrière se soit emparé du pouvoir politique. Sans cette conquête, les illusions seront dissipées par les gardes royaux, les carabiniers, etc., c’est-à-dire par le mécanisme d’oppression et de force dont dispose la bourgeoisie, par son appareil d’État ».
Dans ce texte, non seulement on prévoyait la faillite de l’occupation des usines, mais on anticipait de quelque trente années sur l’immonde comédie des faux partis communistes vantant l’« autogestion », « l’usine aux ouvriers » et la « terre aux paysans ».

On oubliait encore une fois la fonction du Parti et la Gauche devait la rappeler :
« Le problème fondamental de la révolution réside donc dans la tendance du prolétariat à abattre l’État bourgeois et à assumer lui-même le pouvoir. Cette tendance existe dans les larges masses de la classe ouvrière comme résultat direct des rapports économiques d’exploitation de la part du Capital, qui déterminent une situation intolérable pour le prolétariat et le poussent à briser les formes sociales existantes.
Mais la tâche des communistes est d’orienter cette violence révolutionnaire des foules et de lui donner une plus grande efficacité. Les communistes – comme disait déjà le « Manifeste » – connaissent les conditions de la lutte de classe et de l’émancipation du prolétariat mieux que le prolétariat actuel, et la critique qu’ils font de l’histoire et de la constitution de la société les rend capables de construire une prévision assez exacte des développements du processus révolutionnaire. C’est pour cela que les communistes constituent le parti politique de classe, qu’ils se proposent d’unifier les forces prolétariennes, d’organiser le prolétariat en classe dominante au moyen de la conquête révolutionnaire du pouvoir »
.
Toute l’action polémique de la Gauche aboutit à la rédaction des « Thèses sur la constitution des Conseils ouvriers » s’opposant aux divers projets présentés au sein du P.S.I. Nous en reproduisons le texte ci-dessous, non seulement au titre de document historique, mais surtout comme contribution sérieuse et cohérente des communistes à l’élaboration théorique et pratique du programme révolutionnaire. Les « Thèses » ont paru dans « Le Soviet » du 11 avril 1920, avant donc le IIe Congrès de l’Internationale communiste :
« 1) Les Soviets ou Conseils des ouvriers et paysans (et soldats) sont les organes au moyen desquels la classe ouvrière exerce le pouvoir politique après avoir renversé le pouvoir de l’État bourgeois par la révolution et supprimé ses organes représentatifs (parlement, conseils municipaux, etc.). Ils sont les ‹ organes d’État › du prolétariat.
2) Les Soviets sont élus exclusivement par les travailleurs, tous ceux qui bénéficient du travail salarié et donc exploitent les prolétaires étant privés du droit de vote. Cela constitue la caractéristique substantielle des Soviets, toutes les autres modalités de leur constitution étant en fait secondaires. La privation pour la classe bourgeoise de toute représentation, même au titre de minorité, dans les organismes politiques de la société, c’est-à-dire la « dictature du prolétariat », constitue la condition historique de la lutte contre les résistances contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de l’élimination de toute exploitation par l’organisation de l’économie communiste.
3) Le processus doit être mené à terme par une action collective et centralisée du prolétariat, en subordonnant toutes les mesures adoptées à l’intérêt général de classe et au sort final de tout le processus révolutionnaire. Dans ce but, les organisations rassemblant des groupes de prolétaires et reflétant leurs intérêts économiques particuliers (conseils d’usines, syndicats d’industrie, syndicats de catégorie, organisations de consommateurs), doivent être subordonnées aux directives lancées par le système des Soviets politiques qui, de par leur nature et leur constitution, représentent les intérêts généraux.
4) Les Conseils ouvriers surgissent au moment de l’insurrection prolétarienne, mais ils peuvent également apparaître dans une période historique où le pouvoir de la bourgeoisie traverse une crise et où la conscience de la nécessité d’assumer le pouvoir est répandue dans le prolétariat, ainsi que l’action qui lui correspond. Le problème révolutionnaire n’est pas résolu par la création formelle des Conseils, mais bien par le passage du pouvoir politique entre leurs mains.
5) L’instrument de la lutte politique de classe du prolétariat est le parti de classe, le parti communiste. Il rassemble dans ses rangs ceux qui ont une conscience historique du processus de la crise du capitalisme et et de l’émancipation prolétarienne, et sont décidés à sacrifier tout intérêt individuel ou de groupe à la victoire finale du communisme. Dans la période historique actuelle, le Parti communiste défend le mot d’ordre : ‹ Tout le pouvoir aux Conseils ! ›. Lorsque les Conseils sont constitués, le Parti communiste agit à l’intérieur de ceux-ci, afin de conquérir la majorité de leurs mandats et les organes centraux du système des Conseils. Le Parti communiste persévère dans cette tâche après la conquête du pouvoir, toujours avec l’objectif de donner conscience politique et unité d’intention à l’action prolétarienne en combattant les égoïsmes et les particularismes.
6) Le Parti communiste pénètre et conquiert également toutes les organisations économiques prolétariennes, dès qu’elles surgissent sous la poussée des conditions de vie des groupes et des catégories ouvrières, dans le but de profiter de leur action pour en élargir le champ et attirer l’attention des masses sur les buts généraux et finaux du communisme.
7) Le Parti communiste combat toute forme de collaboration ou de combinaison des Conseils ouvriers et des organes du pouvoir bourgeois, en diffusant dans les masses la conscience du fait que les premiers ne pourront jouer tout leur rôle historique qu’après le renversement violent des seconds.
8) Les nécessités présentes de l’action révolutionnaire en Italie ne consistent pas à créer artificiellement et bureaucratiquement des Conseils ouvriers, et moins encore à se cantonner dans l’activité des syndicats et des conseils d’usine considérés comme fins en eux-mêmes, mais bien à former un parti communiste exempt d’éléments réformistes et opportunistes. Un Parti de cette nature sera toujours prêt à agir et à intervenir dans les Soviets, lorsque sonnera l’heure décisive et désormais proche de leur constitution.
9) Avant ce moment historique, une tâche très vaste attend le Parti communiste en Italie. Cette tâche consiste :
a) à étudier sérieusement et largement les problèmes de la révolution et les aspects du processus révolutionnaire, et à diffuser le plus largement parmi les masses, par la parole et l’écrit, les principes et les méthodes qui en découlent;
b) à entretenir des relations continues et efficaces avec le mouvement communiste à l’étranger et avec les organes de l’Internationale communiste;
c) à établir de sûrs contacts avec les masses et à se préparer aux formes d’action et d’organisation indispensables à la lutte décisive et qui exigent, outre le plus complet dévouement des militants à la cause, un entraînement tactique spécial, complètement inconnu dans la vie traditionnelle du parti socialiste.
10) Le Parti communiste ne considère pas comme buts de son action les conquêtes partielles que des groupes ouvriers peuvent réaliser sous le présent régime; il ne les considère pas non plus comme un moyen de préparer ses hommes à l’activité technique qu’ils devront remplir après la conquête du pouvoir. Il intervient toutefois dans les agitations de cette nature dans un but de propagande en faveur de ses buts généraux et pour mettre en relief les rapports de fait qui démontrent la nécessité de l’action politique d’ensemble de toute la classe prolétarienne sur la voie de la révolution et pour l’élimination du régime capitaliste »
.

Les thèses de l’Internationale

La Gauche communiste avait toujours considéré son activité dans tous les domaines comme un apport à la lutte mondiale du prolétariat. Alors qu’elle n’était encore qu’une fraction du P.S.I. ou, plus tard, lorsqu’elle se trouva à la tète du Parti communiste d’Italie, ses contributions théoriques, ses thèses, sa participation aux débats en Italie ou dans les organisations communistes internationales visaient toujours à apporter une contribution à l’ensemble du Parti communiste international. De fait, la Gauche collabora, lors de la rédaction des thèses (les « conditions d’admission » en particulier), avec Lénine et les dirigeants du communisme mondial en apportant un élément de rigoureuse intransigeance. Elle collabora également indirectement à la définition des tâches du Parti et des organisations prolétariennes, à laquelle le IIe Congrès de Moscou (juillet 1920) consacra un corps de thèses spécial (sous le titre « Le mouvement syndical, les comités d’entreprise et d’atelier ») qui s’occupait de la liaison du parti aux organisations économiques prolétariennes syndicales ou d’entreprise, les question relatives aux Soviets étant traitées dans une « Résolution sur le rôle du Parti communiste dans la révolution prolétarienne ».

Sur toutes les questions fondamentales, la coïncidence entre les positions de la Gauche et celles de l’Internationale est particulièrement nette. A propos du Parti et de la classe ouvrière, la seconde thèse de la « Résolution » s’exprime d’une façon qui heurte de front non seulement les positions des actuels ex-partis communistes, mais encore et peut-être surtout les positions glissantes que l’Internationale elle-même défendra après 1924 :
« Tant que le pouvoir d’État n’est pas conquis par le prolétariat et tant que ce dernier n’a pas affermi, une fois pour toutes, sa domination et prévenu toute tentative de restauration bourgeoise, le Parti communiste n’englobera dans ses rangs organisés qu’une minorité ouvrière. Jusqu’à la prise du pouvoir et dans l’époque de transition, le Parti communiste peut, grâce à des circonstances favorables, exercer une influence idéologique et politique incontestable sur toutes les couches prolétariennes de la population, mais il ne peut les organiser dans ses rangs. Ce n’est que lorsque la dictature prolétarienne aura privé la bourgeoisie de moyens d’action aussi puissants que la presse, l’école, le Parlement, l’Eglise, l’administration, etc., que tous les ouvriers, ou du moins la plupart, commenceront à entrer dans les rangs du Parti communiste ».

Dans la 3ème thèse, la fonction spécifique du Parti à l’égard des masses est clarifiée dans une formule qui restera célèbre :
« La tâche du communisme n’est pas de s’adopter à ces éléments arriérés de la classe ouvrière [c’est-à-dire ceux qui suivent des partis ou syndicats opportunistes ou réactionnaires, NdR], mais d’élever toute la classe ouvrière au niveau de l’avant-garde communiste ».

Dans la 4ème thèse, on prend en considération le parti en général, et ce texte reste aujourd’hui encore particulièrement efficace contre les tentatives des groupes immédiatistes qui s’efforcent de discréditer et la forme parti et l’organisation syndicale :
« L’Internationale communiste est absolument convaincue que la faillite des anciens Partis ‹ social-démocrates › de la IIe Internationale ne peut, en aucun cas, être considérée comme la faillite des partis prolétariens en général. L’époque de la lutte directe en vue de la dictature du prolétariat suscite un nouveau parti prolétarien mondial – le Parti communiste ».

Enfin, dans la 5ème thèse, on insiste sur le fait que :
« L’Internationale communiste répudie de la façon la plus catégorique l’opinion suivant laquelle le prolétariat peut accomplir sa révolution sans avoir son parti politique. Toute lutte de classe est une lutte politique. Le but de cette lutte, qui tend à se transformer inévitablement en guerre civile, est la conquête du pouvoir politique. C’est pourquoi le pouvoir politique ne peut être pris, organisé et dirigé que par tel ou tel parti politique. Ce n’est que dans le cas où le prolétariat est guidé par un parti organisé et éprouvé, poursuivant des buts clairement définis, et possédant un programme d’action susceptible d’être appliqué, tant dans la politique intérieure que dans la politique extérieure, ce n’est que dans ce cas que la conquête du pouvoir politique peut être considérée non comme un épisode, mais comme le point de départ d’un travail durable d’édification communiste dans la société par le prolétariat. La même lutte des classes exige aussi la centralisation et la direction unique des diverses formes du mouvement prolétarien (syndicats, coopératives, comités d’usine, etc.). Le centre organisateur et dirigeant ne peut être qu’un Parti politique ».

Après avoir examiné le caractère rétrograde, « par rapport au marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire au communisme », du syndicalisme révolutionnaire et de l’ouvriérisme, le texte poursuit ainsi :
« Mais ce n’est pas par la grève générale, par la tactique des bras croisés que la classe ouvrière peut remporter la victoire sur la bourgeoisie. Le prolétariat doit en venir à l’insurrection armée. Celui qui a compris cela doit aussi comprendre qu’un Parti politique organisé est nécessaire et que d informes unions ouvrières ne peuvent pas en tenir lieu.
Les syndicalistes révolutionnaires parlent souvent du grand rôle que doit jouer une minorité révolutionnaire résolue. Or, en fait, cette minorité résolue de la classe ouvrière que l’on réclame, cette minorité qui est communiste et qui a un programme, qui veut organiser la lutte des masses, c’est bien le Parti communiste »
.

Dans la 6ème thèse, on insiste sur la nécessité pour le parti de se lier aux grandes masses en construisant un réseau de groupes communistes dans les organisations de masse de la classe ouvrière. Dans la 8ème, on en vient directement à la question des Soviets :
« L’ancienne subdivision classique du mouvement ouvrier en trois formes (Parti, syndicats, coopératives) a fait son temps. La révolution prolétarienne en Russie a suscité la forme essentielle de la dictature prolétarienne, les Soviets. La nouvelle division que nous mettons partout en valeur est celle-ci : 1) le Parti; 2) le Soviet; 3) le Syndicat.
Mais le travail dans les Soviets de même que dans les Syndicats d’industrie devenus révolutionnaires doit être invariablement et systématiquement dirigé par le Parti du prolétariat, c’est-à-dire par le Parti communiste. Avant-garde organisée de la classe ouvrière, le Parti communiste répond également aux besoins économiques, politiques et spirituels de la classe ouvrière tout entière. Il doit être l’âme des syndicats et des Soviets ainsi que de toutes les autres formes d’organisation prolétarienne.
L’apparition des Soviets, forme principale de la dictature du prolétariat, ne diminue nullement le rôle dirigeant du Parti communiste dans la révolution prolétarienne. Quand les communistes allemands de ‹ gauche › (voir leur ‹ Manifeste au prolétariat allemand › du 14 avril 1920 signé par le ‹ Parti ouvrier communiste allemand ›) déclarent que ‹ le Parti doit, lui aussi, s’adopter de plus en plus à l’idée soviétiste et se prolétariser › (‹ Kommunistische Arbeiterzeitung ›, Nr. 54), nous ne voyons là qu’une expression insinuante de cette idée que le Parti communiste doit se fondre dans les Soviets et que les Soviets peuvent le remplacer.
Cette idée est profondément erronée et réactionnaire. L’histoire de la révolution russe nous montre à un certain moment les Soviets allant à l’encontre du Parti prolétarien et soutenant les agents de la bourgeoisie. On a pu observer la même chose en Allemagne. Et cela est aussi possible dans les autres pays.
Pour que les Soviets puissent remplir leur mission historique, l’existence d’un Parti communiste assez fort pour ne pas ‹ s’adapter › aux Soviets, mais pour exercer sur eux une influence décisive, les contraindre à ‹ ne pas s’adapter › à la bourgeoisie et à la social-démocratie officielle, les conduire par le moyen de cette fraction communiste, est au contraire nécessaire »
.

Ces idées étaient reprises dans les « Thèses sur les conditions pour la constitution des Conseils ouvriers (Soviets) »; le texte définissait ainsi ces conditions :
« a) Enthousiasme révolutionnaire répandu dans les plus larges couches d’ouvrières et d’ouvriers, de soldats et de toute la population laborieuse;
b) approfondissement tel de la crise politique et économique que le pouvoir commence à échapper au gouvernement bourgeois;
c) ferme détermination des masses ouvrières et, avant tout, du Parti communiste, de s’engager dans une lutte décisive, systématique, coordonnée pour la conquête du pouvoir… Lorsque ces conditions ne sont pas remplies, il est impossible de procéder à l’organisation immédiate des Soviets »
.

Par ailleurs, le texte prend position de la manière la plus tranchée contre les tentatives de « légaliser » les Soviets qui sont faites alors un peu partout, comme nous le verrons plus loin dans un bref historique des Conseils en Europe :
« Faire entrer les Soviets dans l’engrenage constitutionnel de la démocratie bourgeoise est une trahison… Les Soviets, c’est la dictature du prolétariat, l’Assemblée nationale la dictature de la bourgeoisie. Concilier la dictature des ouvriers et celle des bourgeois est chose impossible… Sans révolution, les Soviets sont impossibles; sans révolution prolétarienne, les Soviets dégénèrent en parodie ».

Soviets et Conseils d’usine

La coïncidence entre les positions du IIe Congrès de la IIIe Internationale et celles de la Gauche communiste ne se limitait pas à la question des Soviets et du rôle du Parti; elle s’étendait à l’appréciation des syndicats, des conseils d’usine, des divers organes que se donne la lutte de classe selon les nécessités. À juste titre, l’Internationale accordait une importance fondamentale à la capacité du Parti communiste de guider les masses dans toutes les luttes contre le régime; aussi, sur la base des thèses syndicales, fut fondée l’Internationale syndicale rouge dans le but précis d’organiser les syndicats ouvriers anti-réformistes, en opposition à la centrale syndicale jaune, socialdémocratique, d’Amsterdam.

Après avoir constaté que les syndicats avaient signé durant la guerre mondiale un pacte d’alliance permanente avec l’État bourgeois dans le but de soutenir son effort de guerre, et que, le conflit terminé, ils s’étaient efforcés d’éviter tout heurt entre prolétariat et bourgeoisie, les thèses syndicales de l’Internationale mettent en évidence le caractère exclusivement légalitaire de la politique syndicale des centrales dirigées par les sociaux-démocrates. Cette politique s’efforce de remplacer la grève par des « contrats à long terme », l’organisation de classe par la constitution de « Communautés de travail » (« Joint Industrial Councils »), véritables embryons d’organisations corporatives visant à établir une collaboration permanente entre syndicats et directions des entreprises et ouvrant la voie à ces Comités d’« arbitrage » d’inspiration étatique que souhaitent les bureaucraties syndicales comme le patronat afin d’atténuer le heurt entre les classes. Les bureaucraties syndicales divisent « le grand torrent du mouvement ouvrier en faibles petits ruisseaux », opposent le réformisme à la révolution, en conséquence, « les communistes doivent entrer dans les syndicats » « dans le but de les transformer en organes de lutte consciente pour le renversement du capitalisme et l’instauration du communisme », et également pour diriger les luttes immédiates des prolétaires. Les thèses insistent sur la nécessité de ne pas créer de « syndicats spéciaux » – sauf dans le cas
« d’actes de violence extraordinaires de la bureaucratie syndicale (dissolution de groupes locaux révolutionnaires du syndicat par la direction opportuniste) ou de l’aristocratie ouvrière s’opposant à l’organisation des grandes masses » – mais de demeurer dans ces syndicats « qui se trouvent en état de fermentation et qui sont en train de passer sur le terrain de la lutte de classe », d’appuyer les Fédérations « de tendance révolutionnaire, même non communiste… qui veulent lutter contre les tendances contre-révolutionnaires des bureaucraties syndicales et appuyer les actions directes spontanées du prolétariat ».

Cette première partie des thèses se termine par l’énonciation communiste classique :
« Soumettre les syndicats à la direction réelle du Parti, avant-garde de la révolution ouvrière », afin de « conquérir le mouvement syndical et le diriger », et pour parvenir à ce but, « former partout, dans les syndicats, dans les conseils d’usine, des groupes communistes ».

La question des conseils d’usine est envisagée dans la seconde partie des thèses. Après la première guerre impérialiste, l’économie était complètement désorganisée; la production industrielle reprenait sur un rythme très lent, à cause aussi de l’absentéisme des capitalistes eux-mêmes : habitués aux fabuleux profits de la période de guerre garantis par le meilleur « client » que l’on puisse imaginer, l’État, ils refusaient d’investir leurs capitaux pour un « modeste » profit « normal ». Dans cette situation historique particulière, la nécessité apparut aux ouvriers de se faire, sinon les promoteurs de la reprise économique, du moins ses « contrôleurs ». C’est dans ce but que surgirent les conseils d’usine. Dans ses thèses du IIe Congrès, l’Internationale souligne cette fonction spécifique des Conseils d’usine, tout en les replaçant correctement dans le contexte historique d’alors, c’est-à-dire d’une période qui semblait préluder à la révolution au moins européenne. Le texte commence d’une manière qui rappelle la position prise par la Gauche à propos de l’occupation des usines dans un texte plus haut cité :
« La lutte économique du prolétariat pour la hausse des salaires et pour l’amélioration générale des conditions de vie des masses accentue tous les jours son caractère de lutte sans issue. La désorganisation économique qui envahit un pays après l’autre, dans une proportion toujours croissante, démontre, même aux ouvriers les plus arriérés, qu’il ne suffit pas de lutter pour la hausse des salaires et la réduction de la journée de travail, que la classe capitaliste perd de plus en plus la capacité de rétablir la vie économique et de garantir aux ouvriers ne fût-ce que les conditions d’existence qu’elle leur assurait avant la guerre. La conscience toujours croissante des masses ouvrières fait naître parmi eux une tendance à créer des organisations capables d’entamer la lutte pour la renaissance économique au moyen du contrôle ouvrier exercé sur l’industrie par les Conseils de production. Cette tendance s’inspire en définitive de l’effort fait pour réaliser le contrôle de l’industrie, tâche historique spéciale des Conseils d’usine. C’est pourquoi on commettrait une erreur en cherchant à ne former ces conseils que d’ouvriers partisans de la dictature du prolétariat. La tâche du Parti communiste consiste, au contraire, à profiter de la désorganisation économique pour organiser les ouvriers et à les mettre dans la nécessité de combattre pour la dictature du prolétariat tout en élargissant l’idée de la lutte pour le contrôle ouvrier, idée que tous comprennent maintenant ».

Les tâches des Conseils d’usine et leur utilisation par le Parti étant ainsi exposées, le texte continue ainsi :
« Le Parti communiste ne pourra s’acquitter de cette tâche qu’en consolidant dans la conscience des masses la ferme assurance que la restauration de la vie économique sur la base capitaliste est actuellement impossible; elle signifierait d’ailleurs un nouvel asservissement à la classe capitaliste. L’organisation économique correspondant aux intérêts des masses ouvrières n’est possible que si l’État est gouverné par la classe ouvrière et si la main ferme de la dictature prolétarienne se charge de l’abolition du capitalisme et de la nouvelle organisation socialiste ».

Ces phrases lapidaires, catégoriques, ne laissent place à aucune équivoque : que le lecteur les confronte avec ce qui est dit aujourd’hui par les organisations anciennes ou récentes qui se réclament du socialisme et de la révolution ! Les thèses exposent ensuite comment utiliser les circonstances particulières pour mobiliser les ouvriers et les encadrer dans les Conseils d’usine. La 5ème thèse contient cette autre formulation catégorique : « Les Conseils ouvriers d’usine ne peuvent remplacer les syndicats ». Le texte poursuit ensuite par une analyse précise et synthétique des fonctions différentes des deux organisations :
« Les syndicats ont organisé les masses ouvrières dans le but d’une lutte pour la hausse des salaires et pour la réduction de la journée de travail, et l’ont fait sur une large échelle. Les Conseils d’usine s’organisent pour le contrôle ouvrier de l’industrie et la lutte contre la désorganisation économique; ils englobent toutes les organisations ouvrières, mai la lutte qu’ils soutiennent ne peut revêtir que très lentement un caractère politique général. Ce n’est que dans la mesure où les syndicats arriveront à surmonter les tendances contre-révolutionnaires de leur bureaucratie, ou deviendront des organes conscients de la révolution, que les communistes auront le devoir de soutenir les Conseils d’usine dans leur tendance à devenir des groupes syndicaux d’usine ».

Le texte prévoit avec juste raison que les Conseils d’usine doivent être les organisations d’entreprise des syndicats, dans la mesure où l’organisation syndicale est arrachée aux opportunistes et passe aux révolutionnaires. C’est là une position pleinement partagée, comme tout le programme de l’Internationale, par la Gauche qui s’est toujours battue pour la centralisation la plus stricte et pour la simplification des organisations de classe. Alors comme aujourd’hui, les alchimistes de la lutte de classe avaient la manie de multiplier les formes d’organisation en attribuant à celles-ci des pouvoirs exceptionnels, la capacité, en particulier, de bouleverser les rapports de force entre les classes. Le rôle centralisateur du Parti est fortement souligné par le texte :
« La tâche des communistes se réduit aux efforts qu’ils doivent faire pour que les syndicats et les Conseils d’usine se pénètrent du même esprit de résolution combative, de conscience et de compréhension des meilleures méthodes de combat, c’est-à-dire de l’esprit communiste. Pour s’en acquitter, les communistes doivent soumettre, en fait, les syndicats et les Conseils d’usine au Parti communiste et créer ainsi des organes prolétariens de masse qui serviront de base à un puissant Parti prolétarien centralisé, englobant toutes les organisations prolétariennes et les faisant toutes marcher dans la voie qui conduit à la victoire de la classe ouvrière et à la dictature du prolétariat, au Communisme ».

Dans leur troisième partie, les thèses insistent sur l’urgence de constituer une organisation syndicale de classe internationale regroupant tous les syndicats locaux et les centrales syndicales nationales, afin d’en faire de puissantes organisations de lutte révolutionnaire s’opposant à la fameuse centrale jaune d’Amsterdam, inféodée à l’impérialisme mondial par l’intermédiaire de la social-démocratie qui la dirige.

Pour conclure, on peut dire que les Conseils d’usine, ou toute autre organisation d’entreprise, ne ressemblent en rien aux Soviets ou Conseils ouvriers et restent en dehors du schéma hiérarchique établi par l’Internationale et que nous rappelons pour dissiper tout doute ou équivoque : « 1) le Parti; 2) le Soviet; 3) les syndicats ».

L’orgie immédiatiste

Les syndicalistes et les anarchistes, ainsi que… Mussolini lui-même, se déclarèrent en faveur des Conseils d’usine. On doit toutefois donner acte aux syndicalistes du fait qu’à leur congrès de mars 1920 à Parme, ils avalent formulé des recommandations précises pour que les Conseils d’usine ne se transforment pas en nouveaux organes de conciliation ou d’incitation à produire. Les anarchistes, par ailleurs, formulèrent leur adhésion aux Conseils d’usine en déclarant que :
« Le Congrès, tenant compte de ce que les Conseils d’usine et d’atelier revêtent une grande importance dans la mesure où l’on prévoit une révolution proche et qu’ils pourront être les organes techniques de l’expropriation et de la nécessaire continuation immédiate de la production, mais qu’ils subiraient l’influence modératrice de la société actuelle si celle-ci venait à durer;
considère les Conseils d’usine :
comme des organisations aptes à encadrer dans la voie révolutionnaire tous les producteurs manuels et intellectuels sur leur lieu même de travail et dans la perspective des principes communistes-anarchistes;
comme des organisations absolument anti-étatiques et comme de possibles noyaux de la future gestion de la production industrielle et agricole.
Le Congrès considère en outre que les Conseils peuvent développer chez l’ouvrier salarié la conscience du producteur et sont utiles aux buts révolutionnaires en favorisant la transformation du mécontentement des classes ouvrière et paysanne en une claire volonté d’expropriation »
.

La motion invitait finalement les ouvriers anarchistes à participer au mouvement des Conseils d’usine « en combattant toute tendance collaborationniste et en faisant en sorte que tous les travailleurs de chaque usine, organisés ou non, participent à leur formation ».

La position de Mussolini, si l’on peut parler de positions chez ceux qui aiment à se définir comme « anti-doctrinaires, opposés aux préjugés, problémistes, dynamiques » (le lecteur remarquera que nos éminents national-communistes et ouvriéristes ont aujourd’hui le même langage), est résumée dans la déclaration bien connue : « J'accepte ce fameux contrôle des entreprises et même la gestion sociale coopérative, mais je demande que l’on ait la capacité technique de faire fonctionner les entreprises; je demande que ces entreprises produisent davantage et, si cela m'est garanti par le personnel ouvrier et non plus patronal, je n’éprouverais aucune difficulté à dire que ce dernier doit être remplacé par le premier ». Voilà, le précurseur de Staline, de De Gaulle et des « anti-fascistes » paradoxaux d’aujourd’hui !

Le « concrétisme » anti-marxiste de l’ordinovisme

Contrairement aux dires de la mythologie opportuniste, le véritable « théoricien » des Conseils d’usine ne fut pas Antonio Gramsci, mais Angelo Tasca. Nous citerons deux passages essentiels de la motion que ce dernier présenta au Congrès de la Bourse du Travail de Turin (juin 1920); ils montreront clairement combien sa position était étrangère au marxisme et aux thèses de l’Internationale communiste.
« Le ‹ Conseil › est l’organe du pouvoir prolétarien sur le lieu de travail; il tend à donner au salarié une conscience de producteur, et donc à élever la lutte de classe du plan de la résistance à celui de la conquête. Cette transformation commence sur le lieu de travail, mais doit s’étendre à toute l’action syndicale. Pour cette raison, le « Conseil » est l’élément de la transformation de l’organisation par métier et par catégorie en organisation par industrie, qui ne représente pas seulement un changement de forme, mais un véritable changement d’action par lequel les organisations syndicales prennent position en faveur de la Révolution conimuniste et se préparent à devenir, après la victoire, les éléments constitutifs de la structure du nouveau régime ». « Le Congrès considère comme inopportune et contradictoire toute lutte pour la reconnaissance des Conseils d’usine, car leur tâche de contrôle n’a de signification que si elle revêt une portée politique. En fait, le contrôle de la production ne peut que déboucher sur la lutte pour l’élimination de la classe des capitalistes, c’est-à-dire pour le renversement de l’État bourgeois et l’instauration de l’État communiste. Donc la lutte pour la reconnaissance intégrale des Conseils se fera, doit être faite, mais elle ne peut être autre chose que la révolution… Aucune conquête – il est de notre devoir de ne pas répandre des illusions ni de nous illusionner – ne peut être faite en prétendant arracher au capitaliste des « morceaux de pouvoir »; le Conseil reçoit tout le pouvoir parce qu’il est l’expression de la volonté d’une masse consciente et non de la reconnaissance, impossible et absurde, du capitaliste qui ne pourra se suicider ».

En fait, les thèses exposées par Tasca contrastaient avec les thèses originelles de l’« Ordine Nuovo », qui plaçaient Conseils et syndicats sur deux plans parallèles au lieu de subordonner ceux-ci à ceux-là. Tasca rectifiait les positions de départ selon l’habitude du centrisme recherchant le « juste milieu », l’équidistance entre la gauche et la droite.

Pour mieux caractériser les Conseils d’usine, il suffit de rappeler ce qu’établit le comité exécutif de l’usine Fiat-centre. Comme « sont devenues nécessaires des formes de gouvernement industriel démocratique, correspondant à la position historique qu’occupe aujourd’hui la classe ouvrière, le Conseil d’usine est la forme de gouvernement industriel démocratique ». Pour insister sur le chaos et l’infatuation qui paralysaient le prolétariat italien, nous citerons un passage d’un article de l’« Avanti ! », édition de Turin, écrit à l’occasion de la décision prise par la Bourse du Travail de Turin de lancer une grève générale provinciale le 13 mars. Dans ce texte, on reconnaît facilement l’influence de l’« Ordine Nuovo », mais on constate également l’absence complète d’une perspective et d’un programme adéquats au heurt de classe : « Prolétaire, tu n’étais rien, tu es quelque chose, tu deviendras tout ! Prolétaire, tu as ta propre loi, ton ordre propre, ton propre pouvoir ! Prolétaire, tu as ton propre gouvernement ! Prolétaire, ton gouvernement, entièrement à toi, symbole de ta liberté, symbole de ton autonomie, est la Commission interne, le Comité exécutif du Conseil des commissaires d’ateliers ! Prolétaire, tu as ta place dans l’usine parce que tu fais partie d’un système représentatif, parce que tu es citoyen d’une nation, de ta nation, le monde du travail, l’usine ! Prolétaire, tu construis ta société, tu construis ton État, tu construis ton organisation historique dans laquelle tu pourras satisfaire tes besoins… ».

Quelle différence entre cette position ordinoviste et les positions anarcho-syndicalistes et maximalistes citées plus haut ? Aucune. Tout au plus en existerait-il une avec celle de la direction du Parti socialiste qui souhaitait que les Conseils d’usine se pénètrent des enseignements du Parti. Mais la direction socialiste, en proie au maximalisme inconcluant qui, à l’automne 1919, avait détourné une fois de plus la vague montante des masses vers la consultation électorale, coincée entre l’action contre-révolutionnaire déclarée des castes bureaucratiques de la Confédération Générale du Travail et les manœuvres du groupe parlementaire socialiste à la recherche de portefeuilles dans un ministère bourgeois, étouffait en réalité tout germe de lutte en le dispersant dans un réseau d’organisations d’usine privé d’orientation révolutionnaire.

Sans le Parti, tout est perdu

La Gauche communiste était-elle contre les conseils d’usine, contre l’occupation des entreprises, contre la grève générale, contre les Soviets ? Non ! Ses thèses, telles que nous les avons citées, prouvent bien qu’elle maîtrisait parfaitement l’orientation politique, le plan de bataille et l’organisation de toutes les formes de la lutte ouvrière – et elle était la seule dans ce cas, au milieu de la confusion engendrée par la désagrégation du vieux parti socialiste et du régime lui-même. A tous les délires sur le « gouvernement industriel » ou le « pouvoir » dans l’usine, à tous les projets hybrides de construction d’une nouvelle société sur la base d’organisations corporatives ou d’entreprises, la Gauche opposa de manière dramatique la question historique vitale, celle du Parti politique de classe, du Parti communiste. Dans l’article plus haut cité, « La constitution des Conseils ouvriers », paru le 22 février dans le « Soviet », organe de la Fraction communiste du P.S.I., la question du Parti n’est pas traitée seulement sous l’angle de ses rapports avec le Soviet, mais d’un point de vue général, dans ses rapports avec toute autre organisation prolétarienne :
« Les Soviets, organes d’État du prolétariat victorieux, peuvent-ils être des organisations de lutte révolutionnaire du prolétariat lorsque le capitalisme domine encore l’État ? Oui, mais dans ce sens limité qu’ils peuvent constituer, à un certain stade, le terrain adéquat à la lutte conduite par le Parti. Au stade dont nous parlons, le Parti s’efforce d’établir ce terrain favorable, cet encadrement de forces. En sommes-nous arrivés aujourd’hui, en Italie, à ce stade de la lutte ? Nous pensons que nous en sommes très proches, mais qu’une étape doit encore être franchie auparavant. Le Parti communiste qui devrait agir dans les Soviets n’existe pas encore. Nous ne disons pas que les Soviets devront l’attendre pour apparaître : il peut se faire que les événements se présentent autrement. Mais dans ce cas, un grave péril menacera : l’immaturité du Parti permettra aux réformistes, aux complices de la bourgeoisie, aux saboteurs ou aux falsificateurs de la révolution, de s’emparer de ces organisations. Nous pensons donc qu’il est beaucoup plus urgent en Italie d’avoir un véritable Parti communiste que de créer des Soviets... La création en Italie d’un mouvement révolutionnaire sain et efficace ne sera jamais obtenue en mettant au premier plan de nouvelles organisations anticipant sur les formes à venir, comme les Conseils d’usine ou les Soviets – de même, la tentative de sauver du réformisme l’esprit révolutionnaire en le transportant dans les syndicats considérés comme noyaux d’une société future, ne fut qu’une illusion. La sélection, nous ne l’obtiendrons pas grâce à une nouvelle recette, qui n’effraierait personne, mais bien en abandonnant définitivement les vieilles « recettes », les méthodes pernicieuses et fatales. Pour des raisons bien connues, nous pensons que cette méthode que l’on doit abandonner pour obtenir que les non-communistes soient rejetés de nos rangs, est la méthode électorale – et nous ne voyons pas d’autre voie pour que naisse un Parti communiste digne d’adhérer à Moscou. Travaillons dans ce sens – en commençant… par élaborer une conscience, une culture politique chez les chefs, par le moyen d’une étude plus sérieuse des problèmes de la révolution – sans être distraits par les épuivoques activités électorales parlementaires et minimalistes.
Travaillons dons ce sens – c’est-à-dire faisons davantage de propagande pour la conquête du pouvoir, pour la conscience de ce que sera la révolution, la nature de ses organes, le mode d’action réel des Soviets – et nous aurons vraiment travaillé pour conquérir, par eux, la dictature révolutionnaire qui ouvrira la voie lumineuse du communisme ».

Mais les ordinovistes d’abord, en 1919, et les maximalistes ensuite, en 1921, restèrent sourds à cet appel, sans cesse lancé par la Gauche communiste, à chasser les anti-communistes du Parti socialiste pour le transformer en Parti communiste. Les uns et les autres se réfugièrent dans une argumentation prétendant qu’il ne fallait pas briser l’« unité » du parti socialiste et que la voie au communisme serait conquise par l’action dans les Conseils d’usine, les syndicats et même les Soviets qui, pourtant, appartenaient encore à un avenir fumeux. L’histoire, les faits dramatiques de ces années-là montrèrent que rien ne pouvait être sauvé des lubies ordinovistes et du manœuvrisme maximaliste. Le Parti communiste naquit comme l’avait souhaité et annoncé la Gauche : par le bistouri révolutionnaire opérant une sélection draconienne dans les rangs des socialistes non-communistes.

Dans les écrits des partisans des Conseils d’usine et des Soviets, on ne trouve jamais trace du parti politique, de l’exemple historique russe, des enseignements de la révolution d’Octobre. Au contraire, le Parti est mis hors l’histoire et s’il apparaît parfois, c’est au tout dernier rang, comme décoration culturelle, en tant qu’académie de doctes marxologues. Toutefois, ces concrétistes changeront de conception lorsque, toutes les organisations prolétariennes étant écrasées par les bandes fascistes et la trahison social-démocrate, ils se serviront du parti, maintenu contre vents et marées par l’héroïque ténacité de la Gauche, comme de l’ultime tremplin pour leur carrière personnelle de politiciens hors des frontières nationales, à l’intérieur desquelles ils reviendront vingt ans plus tard, mandatés par de riches et puissants patrons internationaux.

Le Parti était donc conçu comme un regroupement démocratique et parlementaire de type ouvriériste, au sein duquel la constitution de majorités et de minorités aurait déterminé la formation du gouvernement et de l’opposition du Parti lui-même, l’un et l’autre « légitimes » et susceptibles de recouvrir toutes les tendances prolétariennes, des anarchistes aux réformistes, des syndicalistes aux maximalistes, des centristes à la gauche. Dans cette conception, le Parti n’est qu’une organisation génériquement ouvrière et socialiste ou communiste, selon la mode en vigueur, et son programme reflète l’esprit d’adaptation du Parti aux circonstances. Le Parti conçu comme un corps de principes et d’actions unitaires devient du même coup incompréhensible, quelque chose comme un cénacle de dévots exclus de l’histoire, à la merci des circonstances objectives, sub-humain en quelque sorte… Pour les besoins de la cause, on inventera du reste un Lénine accommodant, tacticien, peu embarrassé de schémas fixes et de principes précis. Le « véritable » Parti communiste ? C’est celui qui réussit à surnager en toutes circonstances, bonnes ou mauvaises, parce qu’il est… communiste ! Au péché originel des chrétiens qui détermine dès sa naissance le destin de l’individu et de l’espèce humaine, on opposera un « baptême communiste » qui rendrait l’organisation des prolétaires « baptisés » invulnérable aux pièges de l’ennemi, qui la doterait d’une volonté totale, indéterminée… du moins tant que de cuisantes défaites n’obligent pas à maudire publiquement la puissance de l’ennemi ou, plus souvent encore, la trahison des « amis ».

Ce n’est pas seulement le Parti qui est indispensable, ce n’est pas seulement le Parti communiste, mais le Parti communiste fondé sur le marxisme révolutionnaire. Voilà l’enseignement fondamental de la Gauche communiste renforcé par les dures « leçons de la contre-révolution » et dont l’expression politique se trouve dans les célèbres « Thèses de Rome » du second Congrès du Parti communiste d’Italie en 1922.

Brève histoire des organisations de classe

Le prétendu « communiste » d’aujourd’hui cultive le « marxisme original » coupé de l’histoire passée et incapable de connaître son avenir. A cette attitude existentialiste, nous opposons les faits eux-mêmes, qui se sont chargés de confirmer tragiquement les prévisions précises de la Gauche communiste et de ressouder la doctrine et la pratique communistes révolutionnaires. Dans ce but, contre les arguments de l’immédiatisme, nous ferons une synthèse très brève de l’évolution des Conseils ouvriers et des Conseils d’usine.

Les Commissions internes

En Italie, elles furent constituées à l’origine par des ouvriers jouissant de la confiance de leurs camarades et elles se chargeaient de transmettre à la direction de l’entreprise certaines revendications des travailleurs. Ce n’étaient pas des organisations stables puisqu’elles étaient désignées chaque fois que la nécessité de traiter avec le patron se présentait. Leurs compétences étaient limitées aux sanctions et aux licenciements prononcée par la direction, les syndicats s’occupant de leur côté des salaires et des horaires de travail.

La Commission interne fut reconnue pour la première fois en Italie lors de la signature du contrat triennal entre l’entreprise d’automobiles Itala de Turin et la FIOM (Fédération des Métaux), le 27 octobre 1906. Le texte prévoyait que tout conflit dérivant d’interprétations divergentes du contrat devait être résolu par un accord entre la C.I. et la direction. Le contrat établissait en outre que la C.I. devait compter cinq membres, sans préciser leur mode de désignation, et que leur charge devait durer aussi longtemps que le contrat. Par la suite, au fur et à mesure que des contrats de travail étaient signés dans d’autres entreprises, on procéda de plus ou moins bonne grâce à la reconnaissance des C.I.

Les anarchistes et les syndicalistes s’opposèrent aux C.I. qu’ils considéraient comme des organes de pacification sociale empêchant cette « gymnastique révolutionnaire » que constitueraient les grèves.

Durant la première guerre mondiale, le droit de grève fut supprimé à la suite de la mobilisation industrielle pour l’approvisionnement de l’armée, et les C.I. n’eurent plus que le droit de présenter les requêtes ouvrières à la direction et aux comités de mobilisation industrielle. Les positions prises à l’époque par les dirigeants de la Fédération des Métaux montrent suffisamment le caractère réformiste des C.I., qui n’en formeront pas moins plus tard la base des Conseils d’usine et des théorisations correspondantes de l’« Ordine nuovo ».

Au Congrès national de la Fédération des Métaux (FIOM), à Rome en novembre 1922, Bruno Buozzi, secrétaire général, déclarait :
« La volonté que les organisations affirment avec toujours plus de vigueur au fur et à mesure que leurs forces s’accroissent, de discuter, directement ou par l’intermédiaire des C.I., de tout ce qui, dans les entreprises, concerne non seulement les salaires, mais la répartition du travail elle-même, tend à faire partager au personnel et aux industriels la direction technique de l’entreprise ».

Et Emilio Colombino, secrétaire de la FIOM, précisait de son côté :
« Pour conquérir les usines il faut que les ouvriers apprennent ce qu’est l’industrie, car il serait inutile de les conquérir pour les perdre ensuite faute de savoir les administrer. Il faut donc que progressivement nous prenions les meilleurs de nos camarades et que nous les mettions en contact avec les nécessités industrielles en leur faisant comprendre quelles sont les difficultés et les moyens de les surmonter. Les commissions internes doivent être en contact avec les industriels, comprendre leurs malices et apprendre d’eux, car nous avons dans la tête beaucoup de théories et nous devons admettre qu’elles ne sont pas toujours infaillibles. Il convient donc de persister dans la voie des C.I., qui sont si souvent taxées de trahison. Nous en sommes même arrivés à douter de leur utilité, car quinze jours après leur nomination, les ouvriers les envoient promener en accusant tous leurs membres de trahison… Nous insistons donc en faveur des C.I. Elles constituent je premier pas vers la conquête de l’entreprise… C’est la C.I. qui doit analyser l’évolution de l’industrie, la bien connaître, la contrôler, surveiller l’activité des industriels, pour défendre les intérêts de la collectivité ouvrière. Il faut savoir ce que coûte la production, ce que coûte la matière première, ce que coûte la production dans les pays d’origine, ce que cela coûte dans l’entreprise, quelle est la marge de bénéficie de l’industriel, quel est le salaire qui doit lui correspondre pour l’ouvrier. Voilà ce que nous demandons surtout, et pas tellement la participation proposée par les industriels, et nous le demandons pour créer les organisateurs de demain, les industriels ouvriers, ceux qui devront gérer les entreprises lorsque, comme nous le souhaitons, nous nous serons rendus maitres du monde ».

Dans les premiers mois de 1919, la FIOM de Turin demande la reconnaissance des C.I. et le droit de nommer elle seule ses membres, contrairement à la pratique habituelle qui faisait élire les membres de la C.I. par l’ensemble du personnel. Les patrons acceptèrent. La C.I. devint un organe syndical et les non-organisés furent exclus de l’élection des commissaires.

Les Conseils d’usine

En août 1919, la C.E de la « FIAT-Centre » de Turin, entreprise employant 10 000 ouvriers, démissionne et une nouvelle C.I. est nommée. Celle-ci annonce aux ouvriers qu’ils doivent élire des commissaires d’atelier, lesquels devront à leur tour choisir les membres de la C.I. Le commentaire de « l’Avanti ! » est intéressant : « La lutte de classe prend des formes nouvelles et complexes, qui rendent nécessaire la formation d’institutions ouvrières délicatement articulées, capables d’adhérer étroitement au processus de production industriel et de résoudre immédiatement les innombrables conflits qui naissent de la multiplicité des spécialisations ».

L’« Ordine nuovo » commente cette apparition des premiers représentants d’atelier dans une adresse aux commissaires élus de la FIAT : « Nous sommes arrivés au point où la classe laborieuse doit s’organiser de manière positive et adaptée au but à atteindre, si elle ne veut pas faillir à la tâche de reconstruction qu’elle a mission et volonté d’accomplir. Et s’il est vrai que la société nouvelle sera fondée sur le travail et la coordination des énergies des producteurs, les lieux de travail, où les producteurs agissent et vivent en commun, seront demain les centres de l’organisme social et devront se substituer aux institutions dirigeantes de la société actuelle ». L’« Ordine nuovo » poursuit en souhaitant que naissent dans les entreprises des écoles pour l’instruction technique professionnelle des ouvriers.

Quelques semaines plus tard, le Congrès de la Bourse du Travail de Turin votait un ordre du jour, sur la base des positions du centrisme maximaliste, majoritaire au Congrès de Bologne du P.S.I. en août 1919. Après avoir accepté la décision du Congrès de Bologne de « commencer l’œuvre d’initiation à la gestion prolétarienne », cet ordre du jour ajoute : « En vertu des principes auxquels on doit se conformer pour la constitution des Conseils, le Congrès déclare : a) les nouvelles organisations (instrument que la classe ouvrière se forge pour conquérir tout le pouvoir social, en partant de l’usine pour investir toutes les branches de production) doivent correspondre strictement au procès de production et de distribution de la richesse sociale; b) la masse de tous les producteurs manuels et intellectuels doit trouver en elles une forme organique et devenir une armée disciplinée et consciente de son but et des moyens propres à l’atteindre; c) la création de ces nouvelles organisations ne tend pas à retirer leur valeur et leur autorité aux organisations existantes du prolétariat, de nature politique ou économique, mais à les compléter pour obtenir le pouvoir maximum de tous les producteurs, en organisant tout le peuple dans le système des conseils des travailleurs. Conformément à ces principes, le Congrès approuve la constitution de la nouvelle organisation, en invitant les principales organisations de classe du prolétariat italien à étendre, intensifier, faciliter et coordonner, sur la base du programme communiste, le mouvement pour la création de la République communiste; il donne mandat aux futurs représentants des organisations de Turin et de la province au Congrès confédéral de défendre la reconnaissance de la nouvelle organisation du conseil des producteurs, en invitant la C.G.T. à décider qu’au cours d’une semaine rouge spéciale soit intensifiée la propagande pour l’extension des Conseils de producteurs dans toutes les régions d’Italie ».

Les passages que nous venons de citer confirment bien ce que nous avons déjà dit, à savoir la confusion qui s’établissait entre Conseils d’usine et Conseils ouvriers ou Soviets; on voit aussi que cette confusion caractérisait aussi bien le maximalisme que l’ordinovisme : pour eux, comme du reste pour les partis opportunistes d’aujourd’hui, toutes les organisations, économiques ou politiques, du prolétariat se trouvent sur le même plan, si bien que le problème du pouvoir se réduit à les additionner. Dans ces textes, le Parti apparaît comme une organisation parmi d’autres et, en conséquence, chacune de ces organisations doit demeurer autonome et indépendante dans sa propre sphère d’activité. Marx et Lénine n’ont évidemment rien à voir avec ce sous-produit politique.

Le programme des commissaires d’usine

Ces aberrations se retrouvent, mais considérablement accentuées, dans ce que l’on appelle le programme des commissaires d’usine; dans leur « Déclaration de principe » on lit :
« 1) Les commissaires d’usine sont les seuls et véritables représentants sociaux (économiques et politiques) de la classe prolétarienne puisqu’ils sont élus au suffrage universel par tous les travailleurs sur leur lieu même de travail ».
Nous avons appris du marxisme révolutionnaire que le seul véritable représentant social, économique et politique de la classe prolétarienne est le Parti communiste, et que les organisations de lutte spécifiques, syndicats, conseils, etc., en sont les organes d’action révolutionnaire. Nous avions appris que le Parti communiste est le seul et véritable représentant de la classe prolétarienne non parce qu’il serait choisi « au suffrage universel par tous les travailleurs sur leur lieu même de travail », mais parce qu’il est doté d’une « continuité d’action et de pensée » fondée sur le marxisme, parce qu’il est l’avant-garde consciente du prolétariat. Selon la définition ordinoviste, le parti bolchevique n’aurait pas eté le représentant conscient de toute la classe prolétarienne, puisque ses membres n’ont jamais été élus par tous les ouvriers et puisqu’il ne rassembla jamais, avant comme après la prise du pouvoir, tous les travailleurs, mais une partie d’entre eux seulement, une infime partie, celle qui, précisément, acceptait intégralement son programme.

Dans le texte du « Programme des Commissaires », on trouve plus loin une expression plus suggestive encore des thèses immédiatistes de ces faux marxistes :
« Les directives du mouvement ouvrier doivent partir directement des ouvriers organisés sur le lieu de travail et s’exprimer par l’intermédiaire des commissaires d’usine », de telle sorte que « les Conseils… incarnent le pouvoir de la classe ouvrière organisée par usines contre l’autorité patronale qui s’exerce dans l’entreprise également; du point de vue social, ils incarnent l’action de tout le prolétariat solidaire dans la lutte pour la conquête du pouvoir public, pour la suppression de la propriété privée ».
Plus loin encore, les rédacteurs se laissent aller à la démagogie la plus crasse :
« L’assemblée de tous les commissaires des entreprises turinoises affirme avec orgueil et certitude que leur élection et la constitution du système des Conseils représente la première affirmation concrète de la Révolution communiste en Italie » !

La direction politique doit donc appartenir aux « ouvriers organisés sur les lieux de travail », comme l’affirmait déjà Bakounine contre Marx, ou les syndicalistes ou spontanéistes que critiquait sans pitié Lénine. Qu’il le veuille ou non, le Parti serait donc, comme le voulaient déjà les immédiatistes de la Ière Internationale, une simple « boîte aux lettres », une machine à enregistrer les phénomènes sociologiques.

Dans les heurts violents qui se produisaient souvent au sein du Conseil général de la Ière Internationale, revenait déjà continuellement la critique du parti politique au nom de la lutte contre le bureaucratisme : la direction du Parti, disait-on, se transforme en une oligarchie de prétoriens. Le danger du « fonctionnarisme » à l’intérieur du Parti n’est certes pas une hypothèse abstraite, mais on ne l’éloigne pas par un expédient d’organisation, un changement des principes et du programme, la découverte de recettes tactiques plus ou moins contradictoires et, à, plus forte raison, en se contentant de maudire le bureaucratisme ! Par ailleurs, ce danger est le plus menaçant justement dans ces organisations de base qui, aux dires des ouvriéristes, devraient en être immunisées du seul fait qu’elles sont composées exclusivement d’ouvriers. Nous avons cité intentionnellement ce discours du dirigeant syndical de la F.I.O.M., Colombino, dans lequel Il déclarait que les membres des C.I. étaient considérés par les ouvriers comme vendus au patron. C’est une bien veille histoire, plus que séculaire : du sein des syndicats ouvriers ont souvent surgi les pires traîtres à la révolution communiste. Ce n’est sans doute pas un fait du hasard si, dans les organisations immédiates comme dans les groupes parlementaires des partis ouvriers, a toujours prévalu la politique de l’accommodement, de l’opportunisme et enfin de la trahison complète. Dans les organisations immédiates, le contact étroit et permanent de leurs dirigeants avec la « réalité » capitaliste les conduit à surestimer le fait contingent et à lui sacrifier la longue et difficile préparation de l’assaut révolutionnaire au pouvoir bourgeois; dans les groupes parlementaires, les députés socialistes ont trouvé dans l’ambiance corrompue de la démocratie représentative toutes les facilités d’intégration au mécanisme électoral et parlementaire, alors qu’ils auraient dû aller au Parlement pour le détruire ou au moins le dénoncer. Le syndicalisme révolutionnaire fut une réaction à la pratique réformiste des chefs ouvriers, mais il ne sut que tromper une fois de plus la classe ouvrière en lui fournissant des instruments et des formes de lutte révolutionnaire impuissants. Rien ne changea et le réformisme continua de pratiquer son obscène collusion avec le pouvoir d’État de l’ennemi de classe et avec le patronat.

Les Conseils d’usine eurent leur jour de gloire à l’automne 1920, lors de l’occupation des usines au cours de laquelle ils gérèrent finalement quelques entreprises occupées par les ouvriers; ce fut aussi leur chant du cygne.

Les Conseils en Allemagne

On trouvait en Allemagne non seulement le Parti socialiste le plus puissant (le Parti Social-démocrate allemand – SDP), mais aussi la plus forte centrale syndicale nationale. Les fédérations syndicales internationales les plus puissantes (Bâtiment, Métallurgie, etc.) y avaient également leur siège. La Centrale syndicale allemande, tout comme le S.D.P., adhéra à l’« union sacrée »; tous deux appuyèrent la participation à la guerre impérialiste, sous prétexte qu’il fallait défendre les « extraordinaires » conquêtes que le prolétariat avait faites à l’intérieur du Reich.

La loi sur le service auxiliaire du 31 décembre 1917 institua également les Commissions internes ou Conseils d’usine, organismes élus au suffrage universel et secret, et subventionnés par les directions d’entreprise qui prenaient à leur charge les heures de travail perdues par les commissaires d’usine. En novembre 1918, les syndicats signèrent un pacte d’« union du travail » avec le patronat pour permettre la reconstruction nationale, ouvrant ainsi la voie qui sera suivie partout par le syndicalisme « moderne » après la seconde guerre impérialiste. En avril 1919, sous la poussée de la grève générale, le gouvernement de Berlin accepte de reconnaître dans la Constitution l’existence des Conseils ouvriers et rédige ce même mois d’avril un projet dans lequel on dit entre autres :
« Aux Conseils ouvriers et aux Conseils d’administration peut être concédée la faculté de contrôler et d’administrer dans les domaines de leur compétence ».
En avril toujours, le Congrès des Conseils accepte un programme d’orientation corporatiste, dans lequel est prévue la
« constitution d’une Chambre du travail pour la désignation de laquelle seront autorisés à voter tous les Allemands qui possèdent le droit de vote » (c’est tout simplement la « Constituante du Travail » chaleureusement souhaitée par les socialistes italiens, appréciée des immédiatistes et des fascistes tout à la fois… et que ces derniers réaliseront avec la Chambre des Corporations fascistes).
En outre, le programme décide :
« Chaque métier élit un Conseil de production auquel les différentes catégories enverront leurs conseillers. L’agriculture et les professions libérales élisent leur représentation ».
Le projet prévoyait en outre la constitution de deux Chambres, la Chambre du Peuple et la Chambre du Travail, la première devant légiférer sur le plan politique et culturel, la seconde sur le plan administratif. On demandait la constitution de Conseils de production, au sein desquels les ouvriers seraient représentés par leurs Conseils et les Unions du travail, organes « d’entente entre les ligues d’entrepreneurs et les syndicats », créés dans le but de maintenir l’équilibre dans les questions soulevées par les conditions de travail des différentes catégories. Le programme précisait ainsi le but à atteindre :
« Les Conseils de production sont les représentants de la production, assurée en commun par les ouvriers et les entrepreneurs. Les ouvriers y sont représentés par leurs Conseils. Le Conseil de production est le fondement de la socialisation ».

Ainsi, le fascisme trouvera toutes prêtes les formes d’organisation qu’il utilisera : l’opportunisme social-démocratique, pacifiste, anti-fasciste et contre-révolutionnaire comme de juste, lui aura préparé la voie.

La substance de ce projet fut sanctionnée par la loi du 4 février 1920, dans laquelle on énumérait les tâches principales des Conseils d’usine :
« a) collaboration avec la direction de l’entreprise pour promouvoir l’efficacité de la production et l’introduction de nouvelles méthodes de travail; b) promotion et maintien de la paix industrielle, grâce à l’intervention rapide des bureaux de conciliation ou d’autres moyens apte à régler rapidement les conflits ».

D’autre part, l’assemblée des Conseils de Berlin, tenue le 26 juin 1919 avec cette fois-ci une majorité de communistes et d’indépendants de gauche, approuvait un programme dans lequel les fonctions politiques des Conseils trouvaient un certain écho, mais qui avait la grave faiblesse de considérer la conquête du pouvoir politique comme la manifestation d’une volonté exprimée démocratiquement par le peuple laborieux, et non comme un processus dirigé par le Parti politique de la classe ouvrière. Ainsi se manifestait la faiblesse politique des Spartakistes et les fluctuations propres aux centristes, qui empêchèrent que se constitue à temps en Allemagne un Parti communiste homogène. Toutefois, malgré ces défauts, ce programme n’exprime aucune tendance pacifiste ou corporatiste et s’oppose donc nettement au programme gouvernemental comme au programme syndical, c’est-à-dire social-démocrate.

Le gouvernement social-démocrate (un gouvernement « de gauche » dirait-on aujourd’hui !) transformait donc en organes d’État ces Conseils qui, prétendaient-on, auraient dû constituer le « gouvernement industriel ouvrier », le « pouvoir » prolétarien sur les moyens de production. Les « prophéties » de la Gauche communiste se réalisaient ponctuellement. L’État capitaliste s’emparait même des syndicats. Sans la direction du parti politique prolétarien, toutes les organisations de classe perdent leur capacité de lutte révolutionnaire, se refusent à la lutte de classe et sont même finalement utilisées par la classe adverse.

Cinquante ans plus tard, le capitalisme s’emploie à utiliser les mêmes armes, aidé par les directions syndicales et les partis sociaux-démocrates d’aujourd’hui, c’est-à-dire les ex-partis socialistes et communistes, et le prolétariat ne semble pas avoir encore compris la leçon.

Les Conseils dons les autres pays

Les 4 et 5 mai 1919 se réunirent à Vienne les délégués des Conseils ouvriers dirigés par les communistes et ils formulèrent une déclaration qui fait honneur au prolétariat révolutionnaire autrichien. Citons son passage essentiel :
« L’Assemblée nationale, le Landtag et le Conseil municipal sont des organes de la société bourgeoise. Le prolétariat sait que, majoritaire ou minoritaire, il ne pourra jamais réaliser sa pleine émancipation politique et économique en utilisant les organisations démocratiques-bourgeoises. L’histoire des luttes de classe nous enseigne qu’une classe dominante n’a jamais renoncé au pouvoir sur le vote d’un Parlement ou spontanément. Au contraire, la bourgeoisie a démontré jusqu’ici qu’elle savait défendre ses propres intérêts en employant tous les moyens du pouvoir et de la violence ».

La déclaration établissait enfin qu’il fallait remplacer les organes bourgeois par des organes purement prolétariens. Dix jours plus tard, le 15 mai 1919, était promulguée une loi instituant les Conseils d’usine, sur la base du projet social-démocrate en tous points semblables à celui de la social-démocratie allemande.

Le quotidien socialiste « Arbeiter-Zeitung » commentait ainsi cet événement historique :
« La loi sur les Conseils d’usine a créé un nouveau droit ouvrier; elle reconnaît l’organisation des représentants des ouvriers dans les entreprises comme une institution légale, et lui accorde des droits bien définis. L’absolutisme du patron est détruit… La loi qui reconnaît aux conseillers d’entreprise le droit de conférer mensuellement avec le patron sur la gestion de l’entreprise, et admet les ouvriers conseillers d’entreprise au Conseil d’administration des sociétés par actions, offre aux ouvriers la possibilité de se doter progressivement par l’expérience d’utiles notions techniques et administratives, qui les rendront aptes à assumer plus tard la direction de l’entreprise. Le capitaliste ne pourra disparaître de l’usine que lorsque les ouvriers imposeront qu’un groupe de leurs représentants, possédant le savoir et les aptitudes requis, assument eux-mêmes la direction de l’entreprise. Voilà le but de l’institution des Conseils d’entreprise ».

Pour compléter ces affirmations… ordinovistes, nous citerons un passage de deux articles écrits par E. Adler et publiés en mars et avril 1927 dans la « Revue Internationale du Travail » :
« … l’espoir des travailleurs de voir les Conseils devenir un instrument de socialisation économique ne s’est pas réalisé. Des deux fonctions fondamentales que leur attribuait la loi : la défense des intérêts des travailleurs et la participation à la direction des entreprises, la seconde est restée lettre morte ou à peu près. Les événements ont montré que les Conseils d’entreprise ne s’en occupaient pas ou même qu’ils n’étaient pas en mesure de le faire, mais qu’au contraire ils s’étaient consacré avec plus d’ardeur à la première tâche, qu’ils l’avaient remplie avec un plus grand succès et que, même ainsi limitée, leur fonction dans l’économie capitaliste demeurait d’une grande importance. Par ailleurs, la terreur, alors ressentie par le patronat, que l’institution des Conseils d’entreprise ait un effet révolutionnaire parmi les salariés et les maintienne dans un état d’agitation perpétuelle défavorable à la bonne harmonie entre les employeurs et les travailleurs et au bon fonctionnement des établissements, s’est trouvée parfaitement vaine. Au contraire, il est apparu de plus en plus clairement que l’existence dans les grandes entreprises d’un organe intermédiaire entre la direction et les salariés était indispensable; que précisément en temps de crise les Conseils avaient sur les masses une action clarificatrice et modératrice et que, s’il devenait nécessaire d’adopter des mesures défavorables aux travailleurs, ceux-ci les acceptaient mieux lorsque ces mesures leur étaient annoncées et expliquées par les Conseils d’entreprise qui les avaient discutées avec la direction et avaient fait tout leur possible pour en atténuer la rigueur. »

Ces trois citations représentent bien respectivement les intentions généreuses des communistes autrichiens, la démagogie social-démocratique centriste, l’opportunisme déclaré, collaborationniste et pacifiste.

En Angleterre, les Conseils d’usine naquirent comme des organes de collaboration, suivant les « recommandations » faites au capitalisme britannique par la Commission Whitley, qui publia cinq rapports (8 mars 1917 : « Rapport provisoire sur les Conseils industriels mixtes »; 18 octobre 1917 : « Second rapport sur les Conseils industriels mixtes » et « Rapport supplémentaire sur les Conseils d’usine »; 31 Janvier 1918 : « Rapport sur la conciliation et l’arbitrage »; 31 juillet 1918 : « Rapport final »). Le document de base est le premier rapport, dont tous les autres découlent, et il suffit d’en citer les premières lignes pour en avoir une idée exacte :
« Nous recommandons au gouvernement de Sa Majesté de proposer sans délai aux différentes associations ouvrières et patronales la création, là où ils n’existent pas, de Conseils industriels mixtes, composés de représentants des travailleurs et des employeurs, en tenant compte des différentes catégories de l’industrie intéressée et des différentes classes de travailleurs qu’elle emploie ».
Le document énumère ensuite les fonctions que devraient remplir les « Conseils mixtes » et qui vont de
« la manière d’obtenir une meilleure utilisation des connaissances pratiques et de l’expérience des ouvriers aux moyens d’assurer aux travailleurs la plus grande sécurité possible d’emploi et de salaire sans apporter de restrictions illégitimes à leur droit de changer de patron ou de métier », des « moyens d’assurer aux travailleurs une plus large participation à la réglementation des conditions de travail et de leur donner une responsabilité plus étendue pour tout ce qui concerne l’observation de ces règlements », à la « détermination des principes généraux qui règlent les conditions de travail, y compris les méthodes de fixation, de paiement et de révision des salaires ».
Il est inutile de dire que ces Joint Councils furent bien accueillis par les Trade Unions qui y envoyèrent leurs représentants. Aux côtés de ces organismes, se formèrent d’autres Conseils pour chaque branche d’industrie, ainsi que des tribunaux industriels d’arbitrage ayant pour tâche de régler les conflits syndicaux. En 1942, les Trade Unions ont publié une brochure dans laquelle il est dit que l’attitude de l’ouvrier à l’égard de l’entreprise doit être « de franche et vive coopération, et non de discorde interne », et qu’une telle attitude doit justement s’exprimer dans les Whitley Councils.

Le rapport Whitley recommandait enfin que les Workshop Committees ou Conseils d’usine ne traitent que des problèmes quotidiens des travailleurs dans l’entreprise et que, pour en assurer leur succès, les industriels s’abstiennent de les utiliser contre l’organisation ouvrière. Un jugement très significatif est celui qu’exprime un des fameux époux Webb, pires que sociaux-démocrates, à la plume desquels on doit ce panégyrique du stalinisme que les faux communistes actuels citent comme un exemple « d’historiographie socialiste ».
« Tant que le Workshop comittee », commente Sidney Webb, « ne sera pas représentatif des sentiments et des aspirations de chaque partie de l’entreprise, il ne pourra fonctionner efficacement. Il ne pourra pas mieux fonctionner si l’on veut s’en servir pour barrer la route aux organisations ouvrières, pour s’opposer à elles, ou si on lui assigne des fonctions qui reviennent à tourner les accords locaux ou nationaux conclus entre les associations patronales et les organisations ouvrières ». Et il conclut : « Un ‹ manager › qui connaît son affaire considèrera comme une grave erreur le fait d’introduire des innovations dans ces domaines (hygiène, horaires, salaires, etc…) sans en avoir auparavant expliqué la portée au Workshop committee, en sollicitant et en prenant en considération son avis. Il peut sembler à première vue que cela entraîne pertes de temps et désagréments pour la direction d’un système autocratique de gouvernement de l’usine. En réalité pourtant, comme le prouve l’expérience, ces conversations communes finissent invariablement, en fin de compte, par épargner à la direction du temps, des ennuis, et souvent aussi des frais non négligeables. Mais, ce qui est plus important encore, ces consultations réciproques, qui souvent apportent un perfectionnement réel des propositions faites, assurent à celles-ci l’adhésion consciente de l’ensemble de l’établissement, sans laquelle il est, impossible d’atteindre la plus haute efficacité productive ».

Contre les Comités « mixtes » et les Comités d’entreprise, les uns et les autres explicitement collaborationnistes, se dressèrent les commissaires d’atelier ou Shops stewards, représentants dans l’usine des Trade Unions et donc subordonnés à la politique de pacifisme social des syndicats anglais. Durant le premier conflit mondial en particulier, les Trade Unions signèrent un accord avec le gouvernement capitaliste d’Angleterre en vue de prévenir les conflits sociaux dans les entreprises et pour collaborer avec les directions patronales. L’organisation des Shops stewards naquit aussi de la nécessité d’encadrer des ouvriers non qualifiés qui affluaient nombreux dans l’industrie durant le conflit : les Trade Unions, traditionnellement, n’organisaient que les travailleurs qualifiés. Ce furent précisément ces masses non qualifiées qui apportèrent un esprit de lutte contre la cherté de la vie, les conditions de travail, etc… qui reçut le baptême du feu dans la première grève sauvage de l’histoire des Trade Unions, celle des mécaniciens de la Clyde, dirigée par les shops stewards malgré le refus des syndicats.

La structure d’organisation des commissaires d’atelier est fondée exclusivement sur l’usine et n’a pas une implantation nationale. Par contre, les commissaires sont élus par tous les ouvriers d’un atelier, sans tenir compte du syndicat de métier à laquelle ils appartiennent, et ils sont en quelque sorte les exécuteurs de la volonté de l’assemblée d’atelier. Toutefois, nés spontanéistes, les shops stewards n’ont jamais constitué, malgré leur anti-réforinisme, un véritable mouvement.

Les enseignements d’Octobre

Ce qui précède nous a appris que l’élément déterminant de la lutte de classe, dans ses formes élémentaires de lutte pour la défense du salaire contre la dictature économique du capitalisme comme dans ses formes supérieures de combat violent des masses ouvrières contre la structure économique et, dans certains cas, politique du capitalisme, ne peut être une organisation de lutte particulière, comme les Conseils d’usine, les syndicats, les comités de contrôle et autres choses semblables. Nous avons appris de plus que ces organes, bien que nés directement au feu de la lutte, s’y sont aussi consumés en l’absence d’une direction du parti politique de la classe ouvrière. Par voie de conséquence, la bourgeoisie a compris, en général, que ces organes n’étaient pas incompatibles avec sa domination de classe sur la société; elle les a maîtrisés en les adaptant aux exigences variées, mais substantiellement identiques, de la défense de son pouvoir politique. Intentionnellement, nous avons utilisé des citations et la chronologie historique, pour montrer au lecteur que les positions de la Gauche communiste, qui apparaissent comme si « abstraites » aux immédiatistes amateurs de concret, sont en réalité fondées sur les faits. Il est toutefois indispensable d’en appeler à l’indiscutable autorité de la révolution russe, maintenant que les enseignements de la contre-révolution nous ont montré dialectiquement la primauté du parti.

Pour couper court à toutes les subtilités chères aux hommes « pratiques », nous pourrions répondre à toutes les questions soulevées par cette simple constatation : l’artisan de la révolution bolchevique en Russie a été le Parti communiste. L’autorité indiscutée du parti sur l’action des masses a pris la forme soviétique : non seulement les communistes, les conditions objectives étant remplies, étaient matériellement prêts à la conquête du pouvoir, mais les couches déterminantes de la classe ouvrière influencées par la direction politique du parti l’étaient aussi. En Russie, les Soviets ont surgi à la veille des deux révolutions, celle de 1905 et celle de 1917. Les bolcheviks ne les ont dirigés qu’à la veille de l’insurrection victorieuse, après y avoir été très nettement minoritaires. Jusque-là, les Soviets étaient dirigés par l’opportunisme social-révolutionnaire : la lutte politique n’avait pas encore investi toute la classe et la décomposition du régime bourgeois n’était pas encore parvenue à son terme.

Les choses se passèrent de façon différente dans les syndicats et les Conseils d’usine. Les syndicats qui, à la veille de la révolution de février comptaient à peine 1500 adhérents, organisèrent en très peu de temps, après la chute du tsar, trois millions et demi d’ouvriers. Les Conseils d’usine se développèrent en même temps. John Reed raconte que les premiers Conseils d’usine se formèrent dans les entreprises d’État qui, abandonnées par leurs dirigeants au début de la révolution de février, furent remises en marche par les ouvriers organisés en Conseils d’entreprise. Rapidement, les commissions ouvrières s’étendirent à tous les établissements d’État, puis aux établissements privés travaillant pour le gouvernement. À Pétrograd d’abord, dans les principales villes de Russie ensuite, des Conseils d’usine s’organisèrent et ils tinrent leur premier congrès peu avant octobre. Dans cette période, de février à octobre, les Conseils d’usine développèrent une activité formidable, non seulement pour la défense des conditions de vie des ouvriers, mais de plus en plus pour gérer les entreprises sabotées, fermées par les patrons. Sur la lancée de la lutte révolutionnaire, le pouvoir soviétique commençait à s’opposer au pouvoir du gouvernement bourgeois. En juin, au Congrès des Conseil d’usine tenu à Pétrograd, un conflit d’orientation politique se fait jour avec le Congrès des syndicats qui se tient en même temps. Les Conseils soutiennent que les syndicats ne doivent observer aucune trêve dans la lutte anti-capitaliste et accusent les chefs menchéviks et socialistes-révolutionnaires de collaboration avec les patrons et le gouvernement Kerenski. Lorsqu’il fut clair que la grève était une arme insuffisante et avait même des effets négatifs dans certains cas, les syndicats furent contraints d’aborder la question essentielle, celle du pouvoir. Les positions bolcheviques se frayèrent leur voie dans les syndicats et dans les Conseils d’usine, qui fournirent les cadres de la lutte révolutionnaire au parti.

Après la victoire d’Octobre, syndicats et Conseils d’usine remplirent une tâche importante dans la reconstruction et la transformation économique. Mais des tendances corporatives se manifestèrent, dans les Conseils d’usine surtout. Les ouvriers de certaines usines croyaient que la révolution leur avait remis le pouvoir direct dans l’entreprise et qu’ils pouvaient donc disposer librement des moyens de production et des produits. On vint à bout de cette tendance typiquement anarchiste par une centralisation poussée de l’économie. Au IXe Congrès du Parti, en avril 1920, qui approuva le projet de militarisation de l’économie, Trotsky déclara :
« Chaque ouvrier doit devenir un soldat du travail qui ne peut disposer librement de lui-même. Si ordre lui est donné de changer d’emploi, il doit obéir. S’il désobéit, il est considéré comme déserteur et punis. L’ouvrier doit apprendre à se soumettre aux nécessités d’un plan économique unique. Toute la tâche du système soviétique consiste à faire en sorte que la contrainte soit exercée sur l’ouvrier de l’intérieur et non de l’extérieur ».
La lutte contre l’« habitude », c’était la lutte pour le renforcement du pouvoir dictatorial du prolétariat, qui n’hésitait pas à extirper la mentalité ouvrière formée par l’éducation pratique bourgeoise.

Les petits-bourgeois d’hier comme d’aujourd’hui se scandalisent des formulations draconiennes du gouvernement bolchevique qui considérait l’adhésion au syndicat « comme une obligation d’État pour tous les ouvriers », la grève ou tout acte de sabotage comme un délit contre le pouvoir soviétique. Le petit-bourgeois ne comprendra jamais, en effet, qu’en régime capitaliste le mot d’ordre est de saboter l’économie et de détruire l’État, alors qu’en régime socialiste il est de remplir ses obligations productives et de défendre jusqu’à la mort le pouvoir prolétarien. De même, l’opportuniste ou le travailleur embourgeoisé ne parvient pas à comprendre que les communistes exigent la reconnaissance des fractions dans les syndicats et les organisations ouvrières tant que leur direction n’est pas passée entre leurs mains. Ne pas agir ainsi, c’est reconnaître que les ennemis de la classe ouvrière ont le droit de s’organiser librement et d’influencer les organisations ouvrières par l’intermédiaire de leurs agents petits-bourgeois et opportunistes. C’est là le sens de la position exclusive qu’adoptent les communistes à l’égard de l’État prolétarien et, à plus forte raison, des syndicats, des Conseils d’usine, des Soviets et de toutes les organisations dont la révolution se dotera.

La suggestion des formes d’organisation

Le Soviet russe apparaissait aux partis occidentaux comme un moyen magique; toutefois, les conditions historiques pour leur transplantation n’existant pas autour d’eux, ils se contentèrent de ses pâles ersatz : les Conseils d’usine et les commissaires d’atelier. Le même sort fut réservé plus tard à l’organisation du Parti lui-même : les mêmes dévôts de la mode du moment, prétendant suivre le modèle russe, transformèrent l’organisation en sections territoriales du Parti en une organisation fondée sur les cellules d’usine, introduisant du même coup dans le Parti la division corporative du syndicat alors que la section territoriale regroupait des militants provenant de tous les horizons professionnels et même sociaux, qui pouvaient ainsi acquérir une vision générale des problèmes sans surestimer les questions « privées » de catégorie, métier ou usine. Les groupes communistes d’usine traditionnels, qui avaient prouvé quels irremplaçables instruments politiques ils étaient sous la dépendance directe du Parti, se transformèrent en cellules d’entreprise et constituèrent donc la base du Parti et non plus des organes qui lui étaient subordonnés. Il est indiscutable, par ailleurs, qu’en pratique ces cellules n’influençaient pas les décisions du Parti, mais se trouvaient au contraire entièrement soumises à cette fausse hiérarchie fondée sur le centralisme démocratique de marque stalinienne. Toutefois, on doit se garder d’attribuer même ce dernier trait négatif au simple changement de forme d’organisation pris en lui-même : la chose importante est au contraire que le nouveau type d’organisation exprimait une déviation programmatique. On connaît la lutte de la Gauche communiste contre le centre et la droite sur cette question, aussi bien à l’intérieur du Parti communiste d’Italie que dans l’Internationale communiste. La Gauche communiste dénonçait dans cette « bolchevisation » le moyen de briser la saine organisation du Parti, de désorienter la classe ouvrière en insinuant que l’avance ou le recul de la révolution communiste dépendaient de l’adoption de formes d’organisation déterminées et non de l’orientation programmatique correcte du Parti.

Mille exemples pourraient être cités pour illustrer cette fascination exercée, même sur les masses prolétariennes, par le type d’organisation, fascination aussi fatale peut-être que celle qu’exerce le grand homme, le héros, et que le marxisme relègue également au musée du romantisme révolutionnaire, aux côtés de la barricade des révolutions populaires. Cela ne signifie bien entendu pas que l’organisation doive être abolie (thèse anarchiste), mais que les formes d’organisation doivent naître du processus réel, en fonction des intérêts généraux de la classe. Le Parti n’invente pas de formes d’organisation, il les modèle avec son programme historique pour les rendre aptes à remplir les fonctions de la lutte révolutionnaire. En conséquence, le Parti ne peut en aucun cas se soumettre à des constructions formelles a priori auxquelles se réduirait son programme, c’est-à-dire en définitive son action historique et politique.

Il existe donc, en ce sens, une hiérarchie des formes d’organisation, comme nous l’avons déjà vu; le Parti vient en tête, puis le Soviet, enfin le Syndicat. Nous avons déjà analysé les déviations qui consistent à combiner diversement ces formes d’organisation. Il reste à voir maintenant comment cette hiérarchie se constitue, la primauté du Parti, sur laquelle nous avons dit l’essentiel, restant une thèse fondamentale et indiscutable.

Hiérarchie fonctionnelle

Les communistes révolutionnaires sont les seuls à affirmer cette primauté du parti politique. Pour tous les autres, stalinistes et maoïstes compris, le Parti vient après l’État. Or, même si l’on préconise la forme soviétiste de l’État et la nécessité du Parti, cela équivaut à détruire la construction marxiste. Comme on sait, Staline poussa cette position jusqu’à ses conséquences extrêmes puisqu’il présenta la solution révolutionnaire comme le produit d’une modification des rapports entre l’État soviétique et les autres États, les intérêts de la révolution mondiale du prolétariat devant de ce fait être nécessairement subordonnés à ceux de l’État russe. C’était et c’est toujours le contraire qui est vrai. Les intérêts de l’État russe ou de tout autre État prolétarien doivent être soumis à ceux de la révolution communiste Internationale. Aujourd’hui, en fait, le problème ne se pose plus dans la mesure où il n’existe aucun État prolétarien, mais la leçon demeure pour l’avenir. Du point de vue du pouvoir politique, la question se pose donc en ces termes : le pouvoir politique est dirigé par le Parti communiste, seul représentant de la classe ouvrière. Lorsqu’au contraire le Parti se dissout, comme ce fut le cas en Chine lors de l’adhésion du P.C.C. au Kuomintang; lorsqu’il s’aligne, comme dans le cas du front unique politique, sur d’autres partis « ouvriers » sous prétexte d’agrandir les forces anti-capitalistes; lorsque cela se produit, le Parti ne se subordonne pas le pouvoir politique, il ne le conquiert pas et ne tend même pas à le conquérir : le pouvoir politique reste aux mains de l’ennemi et c’est le Parti qui se disloque.

Une fraction du Parti bolchevique lui-même pensait, et proposa effectivement après Octobre, qu’une fois le pouvoir conquis par le renversement violent de l’État bourgeois, le Parti devait céder le gouvernement de l’État prolétarien aux Soviets et se retirer en bon ordre. En apparence, la contre-révolution stalinienne a réalisé cette vision soviétiste en subordonnant le Parti, c’est-à-dire la classe ouvrière, à l’État formellement soviétique. Mais l’État qui se soumet le prolétariat est l’État du Capital, quels que soient les noms et les formules qu’il emploie.

On ne comprit pas ou l’on ne voulut pas comprendre que les lois du mécanisme étatique sont différentes de celles du Parti ou des autres organisations. Le mot d’ordre du front unique politique était erroné pour la même raison puisqu’il voulait rassembler en un même faisceau des forces en réalité profondément divergentes; à première vue, toutefois, cette alliance avec les partis social-démocrates ne semblait pas contredire aux principes et aux intérêts de la lutte révolutionnaire; aussi alla-t-on jusqu’à parler d’un front unique militaire… tout en taxant de « syndicalisme » la Gauche communiste d’Italie qui réalisait au contraire le front unique dans le seul domaine de la lutte syndicale et de la défense économique. La conséquence irrémédiable de tout cela fut que, tandis que l’on proclamait sur le mode déclamatoire la priorité du Parti sur les autres organisations ouvrières, on agissait d’une manière qui rabaissait le Parti au niveau d’un parti ouvrier parmi d’autres, luttant pour les mêmes objectifs, et abandonnant la stricte hiérarchie des fonctions qui inspire la classification marxiste. Front unique, syndicats, conseils d’usine, conseils ouvriers ou Soviets peuvent être conquis et manœuvrés par l’adversaire – et c’est bien ce qui s’est produit; le Parti lui-même, considéré comme un ensemble de militants organisés, peut fort bien passer à l’ennemi (et là encore c’est ce qui s’est effectivement produit) après avoir abandonné son programme communiste. Mais le Parti qui ne s’est pas laissé écarter des principes ne pourra jamais passer dans le camp de l’adversaire de classe et demeurera sur le front de la bataille révolutionnaire, prêt dès sa reprise à reprendre la direction de la lutte de classe. Le Parti, alors, se trouve au premier rang, non pas en vertu de quelque fétichisme de la forme parti, mais du fait des fonctions que peut seul remplir un organisme doté d’un programme et de principes orientés vers un but clairement et scientifiquement défini.

L’ordre d’importance des organisations prolétariennes ne demeure pas toujours le même. Avant l’apparition des Soviets, cet ordre était : Parti, syndicat, coopératives. Aujourd’hui, les Soviets n’existent pas, les conditions révolutionnaires qui pourraient en déterminer l’apparition faisant défaut. La série se réduit donc à Parti, puis syndicats, les coopératives étant désormais complètement insérées dans le marché capitaliste.

Les enseignements de la Gauche communiste

Le Conseil d’usine ou tout autre organe basé sur l’entreprise, bien qu’il organise toujours exclusivement des ouvriers, est un organe périphérique ou si l’on veut un organe d’exécution de décisions prises hors de l’entreprise, et c’est pourquoi ni les thèses de l’Internationale ni celles de la Gauche communiste n’en tenaient compte dans leur classification des fonctions de la lutte révolutionnaire. L’usine est la cellule de l’économie capitaliste; elle n’est pas celle du pouvoir prolétarien, pas plus du reste que celle du pouvoir capitaliste. Cela ne signifie pas, bien entendu, que la direction de l’entreprise puisse renoncer volontairement à ses fonctions de gérant du mécanisme producteur de plus-value, mais tout ce qui précède montre que la direction de l’entreprise et même de l’ensemble des entreprises pourrait passer dans les mains des syndicats ou des conseils d’usine et donc disparaître la figure sociale du patron et de la direction d’entreprise, sans que soient fondamentalement changées les conditions de la production, c’est-à-dire la forme de capital des moyens de production et des produits, le travail salarié, la forme monétaire de l’échange des produits-marchandises. Par ailleurs, l’entreprise est un compartiment fermé qui étouffe toute vision générale des conditions sociales et politiques, et nous avons vu que le parti lui-même s’étouffe lorsqu’il se hasarde à y transférer ses organisations de base, comme cela se produisit lors de la « bolchevisation ».

Ce problème revêt une grande importance dans cette période d’exubérance de « groupuscules » exhumant de l’arsenal petit-bourgeois, anarchisant et idéaliste maintes formules anciennes et faillies. Remises au goût du jour, elles tendent à confier aux Conseils d’usine, diversement nommés et définis, la reprise de la lutte de classe révolutionnaire et, dans certains cas, on voudrait même faire dépendre la reconstitution du Parti politique du mouvement de ces conseils ou comités d’entreprise. Face à l’orgie réformiste dans laquelle partis et directions syndicales s’enfoncent inexorablement, on s’imagine faire tourner dans le sens révolutionnaire la roue de la lutte de classe en abandonnant définitivement les formes d’organisation parti et syndicat, considérées désormais comme « corrompues » ou, comme l’on préfère dire aujourd’hui, « intégrées » dans le « système ». On retrouve là les vieilles erreurs des syndicalistes-rélvolutionnaires qui, dans certains pays, formèrent des syndicats « purs » avec pour seul effet d’isoler les ouvriers dégoûtés du réformisme des bonzes syndicaux, en affaiblissant le front révolutionnaire luttant pour arracher la grande masse à l’influence de ces mêmes bonzes.

La voie de la reprise révolutionnaire se trouve dans la direction exactement opposée à celle que proposent ces mots d’ordre immédiatistes : le programme politique du Parti communiste révolutionnaire doit s’implanter sur la base des luttes ouvrières menées pour la défense des conditions immédiates de vie et de travail. La restauration doctrinale menée de pair avec l’introduction du programme communiste dans la classe ouvrière, en est la condition essentielle. Ces deux fonctions impliquent la lutte, et plus précisément la lutte théorique contre les adversaires des principes du marxisme révolutionnaire et la lutte politique contre toutes les formations politiques opportunistes et bourgeoises, et l’État. Le Parti doit créer ses organes dans les usines, sur les lieux de travail : les groupes communistes; il doit les organiser dans les syndicats de classe. La tâche de ces groupes qui, répétons-le, sont subordonnés au parti organisé quant à lui en dehors de l’entreprise, est d’influencer les prolétaires et d’en diriger les organisations de classe, c’est-à-dire de regrouper le maximum de forces prolétariennes dans les syndicats pour en conquérir la direction.

Il va de soi que lorsque des organisations de lutte immédiate, tant économique que politique, surgiront à nouveau, le Parti ne restera pas indifférent à leur égard et sabotera moins encore leur formation. Au contraire, il s’efforcera d’en prendre la tête. Mais si nous devions faire dépendre la reconstruction du Parti de la naissance de ces organisations d’entreprise, nous commettrions à notre tour l’erreur des « ordinovistes », avec l’aggravante que depuis l’histoire a tranché en montrant qu’il s’agissait bien d’une erreur. Aussi le noyau du Parti a-t-il été reconstitué sur la base du marxisme révolutionnaire sans attendre cette hypothétique apparition d’organisations d’entreprise.

L’histoire procède de manière complexe et contradictoire et nous ne pouvons certes pas, aujourd’hui, l’orienter selon notre volonté de militants de la révolution. Mais cela ne signifie pas que nous devions soumettre notre programme historique, notre programme de lutte à l’« occasion », au cas « spécial », à la « situation particulière ». Une des caractéristiques qui nous distinguent de tous les autres est que le Parti sait où il va et comment il y va, en ce sens qu’il sait dès maintenant comment affronter les difficultés et les problèmes qui viendront immanquablement entraver la marche en avant de la révolution communiste. Cette connaissance lui vient de la sûre possession de la doctrine communiste, de l’orientation correcte qu’il a toujours suivi sans se laisser distraire par le fait immédiat d’un présent misérable et contre-révolutionnaire.

L’« opinion » des masses dans une période contre-révolutionnaire comme celle que nous vivons depuis près d’un demi-siècle est toujours viciée par la pénétration de l’idéologie ennemie relayée par les faux partis ouvriers et les dirigeants officiels des syndicats. Mais, selon les « nouvelles » formules ouvriéristes, nous devrions malgré tout confier la reprise de classe, qui suppose l’existence d’un fort parti communiste, à ce mécanisme démocratique, expression de l’idéologie bourgeoise, par lequel jusqu’ici le prolétariat n’a pu que sanctionner lui-même le régime d’exploitation dont il est victime ! Les masses ne sont pas en mesure d’établir quand et comment le Parti devra resurgir; elles pourront seulement manifester leur révolte contre le régime capitaliste, sans parvenir à se doter d’une direction consciente. Les Spartakistes eux-mêmes ont pensé que l’on ne devait pas conquérir le pouvoir politique sans le consentement démocratique des masses, et ils commirent une double erreur fatale : celle de se séparer tardivement, trop tardivement peut-être, du Parti Social-démocrate allemand complètement corrompu, et celle de s’enfermer ensuite dans le Parti Socialiste Indépendant, plus dangereux encore que le premier, avant de se donner finalement une organisation de parti indépendante, le Parti communiste.

Les masses pourront créer toutes les organisations prolétariennes que l’on veut, mais elles ne pourront jamais agir en tant que classe dans l’histoire sans leur Parti. C’est une dure constatation, mais il faut la faire.

Inversement, la lutte de classe exprime son propre besoin d’un Parti politique lorsqu’il devient clair que toutes les luttes prolétariennes, économiques et politiques, dirigées par l’opportunisme, ne font pas avancer d’un pas le prolétariat vers sa révolution. La tutelle opportuniste sur les organisations de classe, le monopole des faux partis ouvriers sur les syndicats, sur le mouvement organisé se heurtent à une révolte grandissante. Les masses tendent alors à s’arracher à cette étreinte pour suivre l’orientation communiste révolutionnaire, la seule qui puisse les conduire à la victoire sur l’ennemi.

De même que la révolution n’est pas un « fait », mais un « processus » (Lénine), de même la reconnaissance du Parti de classe n’est pas événement, le produit d’une volonté supérieure ou le décret d’une quelconque institution. Le Parti est le produit, du heurt historique entre prolétariat et société bourgeoise, et il doit préexister à la prise du pouvoir, à la phase directement révolutionnaire de la lutte des masses. Si cette condition vient à manquer, la défaite est inéluctable.

Tels sont les enseignements de l’histoire : la doctrine, le programme et l’organisation politique du Parti communiste sont la théorie et l’action révolutionnaire de la classe prolétarienne.

Notes :
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  1. Ce texte est le compte rendu d’un exposé à une réunion générale du Parti (Ivrea, 12–13 avril 1969). [⤒]


Source : « Programme Communiste » Nr. 46, octobre 1969.

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