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LAÏCITÉ


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Laïcité
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Laïcité

L’école laïque, gratuite et obligatoire compte parmi les plus grandes réalisations de la société bourgeoise et constitue indiscutablement un progrès historique remarquable. Bien que l’instruction primaire ait avant tout consolidé et consacré le triomphe de la démocratie, c’est-à-dire la forme sociale de la domination capitaliste, elle n’en a pas moins fourni aux masses exploitées l’instrument technique qui leur était indispensable pour assimiler la doctrine socialiste, pour comprendre et faire fructifier leur propre expérience de classe en lutte, pour en répandre les enseignements.

Mais de même que la démocratie bourgeoise ne pouvait apporter de solution véritable à la misère sociale, puisqu’aux privilèges du sang et du rang elle substituait les privilèges du capital, de même la laïcité de l’enseignement ne refoulait l’aliénation religieuse que pour la remplacer par l’aliénation athée. La nouvelle morale prodiguée dans les écoles publiques opposait aux Commandements de Dieu les Droits de l’Homme et du Citoyen, mais consacrait d’une manière tout aussi absolue le Caractère immuable de la propriété, laquelle, dans une société dominée par les rapports mercantiles-capitalistes, ne peut aboutir qu’au monopole de classe des moyens de production et à la spoliation de la force de travail.

La position du véritable parti prolétarien ne peut donc être différente, sur la question de la défense de l’école laïque, de l’attitude qu’il doit adopter à l’égard de toute autre remise en cause des conquêtes de la société bourgeoise. Qu’il s’agisse des libertés politiques, du droit d’association et de réunion, ou du principe de la séparation de l’Église et de l’État, cette attitude se détermine, non pas en fonction des prétendues valeurs absolues de l’idéologie démocratique, mais selon les exigences réelles et pratiques de la lutte de classe et toujours en accord avec la finalité propre du prolétariat : la révolution socialiste.

Au moment où les partis pseudo-ouvriers bafouent une fois de plus ce principe fondamental en adhérant à une « défense de l’école laïque » qui se déroule sous le signe de l’unité nationale et de la paix sociale, il est nécessaire non seulement de rappeler que la phase de défense des réformes démocratiques est définitivement close à l’ère du capitalisme totalitaire et impérialiste, mais encore de montrer que la participation des ouvriers à une telle croisade ne peut que contribuer à la castration de ce qui leur reste d’énergie de classe.

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Au cours du débat parlementaire sur le projet de loi concernant les rapports de l’État et de l’enseignement libre, partisans et adversaires du projet sont tombés d’accord sur ce point : depuis la période héroïque de l’athéisme militant « les temps ont changé ». C’est là une vérité qui n’avait certes pas besoin de confirmation officielle. L’anticléricalisme virulent, tout autant que la hargne antimaçonnique et antidémocratique de l’Église, appartient indubitablement au passé. M. äDebré en a même donné avec clarté et concision les véritables causes : « Nous ne sommes plus au temps où l’État luttait contre la religion pour être l’État, a-t-il déclaré. Aujourd’hui la religion catholique représente seulement une méthode de pensée qui répond aux désirs de nombreuses familles ». Si rien n’autorise à croire que la religion ne soit plus qu’une « méthode de pensée » – ce qui lui dénierait, contre évidence, tout rôle politique et toute influence sociale, il est par contre exact que l’Église n’est plus hostile à l’État bourgeois, et que, par conséquent, une lutte véritable contre la religion ne peut plus être menée, ni par la bourgeoisie, ni à ses côtés. Or ce que M. äMollet a reproché au premier ministre, c’est précisément d’avoir abandonné « l’un des principes fondamentaux de la République » – la séparation de l’Église et de l’État – et de le mettre objectivement en demeure, lui et ses amis, de reprendre la vieille lutte : « Vous ressuscitez, a-t-il dit, les vieilles oppositions ». Et de brandir tous les risques de désordre que comporte cette réouverture de la « guerre scolaire »…

Les temps ont changé, c’est bien sûr. Mais de quelle façon et dans quel sens ? C’est cela, avant tout, qu’il importe d’éclaircir. L’Église cessant d’être anti-républicaine, la religion, dont les radicaux bourgeois attendaient qu’elle perde son influence sociale et sa force politique devant les progrès de la science et de la démocratie, a-t-elle cessé, devenant une « affaire privée », d’être cet opium des masses que dénonçaient les socialistes du bon vieux temps ? Sa hiérarchie, faisant la paix avec l’ordre bourgeois, a-t-elle, pour autant, renoncé à sa propre manière inquisitrice et bornée du champ politique ? Devant cette persistance l’athéisme a-t-il poursuivi et intensifié sa lutte contre « l’obscurantisme » ?

Rien de tout cela ne s’est produit. Bien au contraire. La seconde guerre mondiale, faute d’avoir accouché d’une révolution sociale, a rejeté vers la superstition religieuse tous les désespoirs et misères de cinq années de crimes et de destructions. La où ne jaillit pas la révolte il n’y a de place que pour la religion. Celle-ci est sortie renforcée de la tourmente, y reconquérant un prestige de charité et d’humanité depuis longtemps perdu. Elle a retrouvé son influence séculaire dans les pays latins. Elle l’a affermie dans les démocraties anglo-saxonnes où c’est un chef d’accusation d’opter pour un « système social sans Dieu ». Elle l’a reconquise dans les pays de démocratie populaire et jusque dans la très communiste Russie dont les derniers rapports officiels signalent la recrudescence de la pratique religieuse comme « survivance du capitalisme dans la conscience des gens ». Disposant dans plusieurs États de grands partis politiques qui sont les arbitres de la stabilité gouvernementale, elle a même obtenu ce qu’elle n’avait pu acquérir auparavant, une audience réelle au sein de la classe ouvrière, des centrales syndicales qui se déterminent officiellement par l’adhésion à la doctrine du äChrist.

Par contre, en face de ces progrès impressionnants, combien est pâle la flamme de l’athéisme militant ! La propagande anti-religieuse a quasiment disparu. L’argument anticlérical s’est évanoui, même dans les polémiques électorales. « L’esprit laïque » n’est plus qu’une pure et simple clause de style dans le programme des partis athées et on a même pu assister à son bannissement officiel au berceau historique de la social-démocratie.[1] Il s’agit d’ailleurs d’organisations qui sont prêtes à n’importe quel apparentement électoral avec la démocratie chrétienne, qui siègent à ses côtés dans les gouvernements de coalition et qui ont partagé avec elle la responsabilité du pouvoir dans l’orgie nationaliste de la « libération ». Avec un pareil pedigree politique, ses représentants parlementaires peuvent-ils sérieusement envisager de « relever le défi » que leur lance l’offensive cléricale ? Parviendront-ils à faire oublier de quel tissu de reniements et de faillites est faite leur récente histoire ? La SFIO est venue au pouvoir, la dernière fois en date, en 1956. De même qu’elle avait promis la paix en Algérie et y fit la guerre, elle s’était engagée à abroger la loi äBarangé, cette première atteinte au principe de la laïcité, et maintint le statu quo. Qui la prendrait au sérieux aujourd’hui dans une opposition qui, tout en dénonçant l’offensive de la religion, ne dispose d’autre cri de guerre que celui-ci : surtout ne troublez pas l’unité nationale !

Tandis que l’enseignement libre s’empresse de monnayer politiquement l’importance qu’il a prise grâce à la carence de l’enseignement public, que la droite se promet de mettre au pas une corporation coupable, à ses yeux, de ne pas inculquer une soumission assez aveugle aux valeurs sacrées du capitalisme, les héritiers spirituels des äJaurès et des äGuesde abjurent le chef du gouvernement et le chef de l’État de ne pas commettre une « erreur grave et même tragique » parce qu’elle « sèmerait le plus terrible ferment de discorde au moment où l’union des Français est indispensable ». Devant pareille pusillanimité ce ne sont pas seulement les mânes du grand tribun méridional ou du doctrinaire qui accepta avec äLafargue le programme de äMarx pour les socialistes français, qui doivent tressaillir, mais même celles du « petit père Combes » qui, bien que bourgeois, radical mais pas seulement en paroles, sut faire expulser manu militari les frères chrétiens sans se soucier des aboiements de la réaction. Un « ferment de discorde » ? Ce socialisme de renégats ne se borne plus à le redouter lorsqu’il se développe à la suite de la lutte de classe du prolétariat, il se préoccupe de le conjurer lorsqu’il peut naître des propres contradictions internes de la bourgeoisie

Ce qui a donc changé, depuis le début du siècle, c’est d’une part l’alignement politique de l’Église, autrefois auxiliaire de la propriété foncière et du grand capital, aujourd’hui passée au service de l’État capitaliste, de l’autre le progrès du réformisme chrétien et le déclin de la petite bourgeoisie radicale et athée qui a renoncé à toute joute autre que oratoire et parlementaire entraînant avec elle dans cette démission l’opportunisme ouvrier qui prétendait assurer sa relève dans la défense de la laïcité. Tout comme son acolyte « d’extrême gauche » (concurrent du gaullisme en matière de « grandeur française ») le gérant-loyal du capitalisme ne peut opposer que de vaines protestations à une concurrence qui, sous couvert de sauver les âmes, sait parfaitement sauvegarder les biens temporels du capitalisme, et peut exhiber à ce propos un certificat historique de « bons et loyaux services » auprès duquel pâlit le dossier, pourtant riche en bassesses et reniements, des deux Internationales dégénérées. Jusqu’à la dernière guerre le « civisme républicain » était chasse gardée des partis laïques, radicaux, social-démocrates, « communistes » de l’école de Moscou. Pendant la Résistance s’est scellé le « coude-à-coude » des croyants et des athées, s’est soudé le front unique antifasciste des réformistes, des opportunistes et des démocrates-chrétiens. Dès lors c’est toute la hiérarchie catholique qui a gagné ses galons de civisme, comme le président du Conseil n’a pas manqué de le rappeler à l’opposition socialiste, lorsque, invoquant l’attitude de certains établissements confessionnels au cours de l’occupation allemande, il a affirmé avec force que l’enseignement libre avait gagné « ses lettres de noblesse républicaine ». Ce qui signifie en clair que les laïques ne peuvent plus rehausser leurs mérites républicains au repoussoir d’une éducation religieuse entichée autrefois d’une tradition réactionnaire et anti-démocratique. Désormais, athées et croyants, laïques et « confessionnels » appartiennent à la même famille : tous frères, non pas en Jésus-Christ, mais en la sainte république bourgeoise. Gageons qu’il n’est, dans l’opposition actuelle, aucun « extrémiste »qui prendrait sur soi de gâcher une si belle harmonie

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S’il n’y a aucune combativité dans le camp des défenseurs de la laïcité, si l’offensive de leurs adversaires est essentiellement déterminée par des préoccupations électoralistes et d’appétit sordide à l’égard des crédits de l’État, peut-on ignorer que cette offensive exprime aussi une profonde rancœur de classe ? Ce serait oublier la virulence réactionnaire que toute société bourgeoise « prospère » tient en réserve pour les jours amers qui précèdent les crises. Pour détourner les ouvriers de la cause perdue à laquelle on veut une fois de plus les lier, il faut d’abord identifier, au-delà de l’agitation maladroite de quelques réactionnaires bruyants, le véritable adversaire du prolétariat, qui réside dans l’ensemble des partis de la conservation bourgeoise et dont l’habileté consiste essentiellement à se diviser le travail de contrôle des masses sociales en créant des « conflits » politiques qui, en réalité, n’en sont pas.

Divers indices que nous avons relevés par ailleurs montrent que le capitalisme français s’efforce de conjurer la crise qui le menace en opérant des coupes sombres dans sa structure politique et sociale et en sacrifiant une partie des privilèges et de la stabilité des classes moyennes. De cette volonté fortement impulsée par la crise politique du 13 mai, la nouvelle législation scolaire n’est qu’un aspect, secondaire sans doute, mais non des moins significatifs.

Le premier coup porté à la petite-bourgeoisie fut le triomphe du gaullisme qui simplifia la procédure parlementaire, dépouilla l’Assemblée nationale de ses prérogatives, réduisit à l’extrême le nombre des députés des partis petit-bourgeois et leurs acolytes de l’opportunisme ouvrier : socialistes SFIO et « communistes » d’obédience moscovite. Il est fatal désormais que cette élimination qui frappa la coterie parlementaire de « gauche » dans les méthodes politiques qui assuraient sa prospérité passée se poursuive dans divers autres domaines. Le milieu « laïque », la corporation des enseignants, le réseau électoral auquel elle se rattache, voilà précisément un nouveau point de mire pour l’offensive contre la petite bourgeoisie.

A la nécessité économique et politique de réduire l’importance d’une catégorie sociale qui contrarie la transformation profonde que veut accomplir le grand capital s’ajoute ici un mobile plus général qui exprime la nouvelle attitude de la bourgeoisie dans son ensemble face à l’échéance historique qu’elle redoute : elle a perdu toute confiance dans ses auxiliaires « démocratiques », les partis petits-bourgeois. Leur bavardage libéral et progressiste ne lui parait plus seulement inutile mais dangereux au moment où elle sent craquer sous ses pieds toute la croûte de ses traditionnelles « valeurs » historiques. Et c’est ce qui explique la virulence de la droite contre le corps enseignant, dépositaire attitré de la tradition républicaine et quarante-huitarde, ce qui impose la coalition de toute une fraction de la bourgeoisie avec la clique cléricale et aboutit à l’offensive générale en faveur de la reconnaissance des « droits » de l’enseignement privé.

Mais ce qui estompe considérablement le caractère de classe de cette offensive, par ailleurs complètement défigurée par l’attitude des « gauches », et réduite par leurs soins à l’image factice de l’éternelle opposition entre le « progrès » et la « réaction », c’est l’incroyable enchevêtrement des positions politiques dans un pays qui veut se libérer du monopole politique des partis petits-bourgeois mais qui doit puiser en leur sein même les hommes et la majorité qui doit procéder à cette liquidation. Ainsi voit-on l’opposition de M. äMollet proposer une nationalisation de l’enseignement qui ne peut être, à la longue, que la dissolution de « l’esprit laïque » qu’elle prétend défendre. Tandis que M. äDebré, dont les attaques contre cet esprit sont demeurées fameuses, est amené à se poser en modérateur du déchaînement des « droites ».

Sous ce chassé-croisé des manœuvres parlementaires se manifeste en effet un aspect particulièrement complexe de l’actuelle situation politique dans un pays où la bourgeoisie, sans voir le moins du monde contester sa puissance sociale et son initiative d’action politique, s’inquiète toutefois de l’affaiblissement souterrain de ses forces, qu’elle pressent avec plus ou moins de conscience. C’est ce qu’expriment même les partisans les plus modérés de la coalition antilaïque : « le véritable enjeu c’est, non pas l’école, mais la confrontation du monde libre, humaniste et chrétien avec le monde communiste », a déclaré l’un d’eux. Apparemment cette hargne contre le « communisme » russe n’est guère que l’argument électoral d’une droite plus bruyante que forte, mais elle cristallise pourtant une crainte véritable de la crise sociale et une haine réelle du prolétariat. Longtemps demeuré un pur artifice de propagande électorale, le conflit entre les deux écoles offre aujourd’hui à tout le relent politique et social réactionnaire d’une société en décomposition un moyen d’extériorisation d’autant plus puissant que le conformisme bigot n’a cessé de progresser à l’ombre des « réalisations sociales », que la religion et l’Église, à la honte des fanfaronnades athées, n’ont pas perdu, dans des régions entières, leur traditionnel rôle d’auxiliaire direct de l’exploitation capitaliste. L’enseignement confessionnel, qui doit à cette coalition du clergé et de la bourgeoisie bigote de province, d’avoir subsisté aux beaux jours de la IVe République, est logiquement conduit, dans les circonstances actuelles qui lui sont particulièrement favorables, à réclamer le paiement de ses services, c’est-à-dire la reconnaissance de ses droits à la subvention de l’État de classe. Il est normal qu’il trouve derrière lui les partis qui servent les mêmes maîtres que lui. Il est fatal que la rancœur accumulée durant des décades à l’adresse des « laïques », des ouvriers et, pêle-mêle, des syndicats réformistes et de l’appareil stalinien pourtant complice aussi du capitalisme, ne laisse pas passer cette occasion d’exprimer par la bouche des « confessionnels » la haine bourgeoise que la décadence de la France impérialiste, avec la menace qu’elle contient pour de nombreux secteurs productifs, pousse à son paroxysme.

Sous son apparente prospérité, la IVe République dissimulait la corruption idéologique du prolétariat industriel des grands centres contrastant avec l’impuissance et la misère des ouvriers de province sous-rétribués et sous-alimentés : sous la bonhomie des bavardages démocratiques traitant du « progrès social », la surexploitation des jeunes et des femmes, la tyrannie du petit patron et enfin, derrière l’épique, grotesque, mesquine et lamentable guerre entre l’instituteur et le curé du village, la réapparition de l’idéologie cléricale que le gouvernement n’a plus qu’à reconnaître officiellement en lui accordant l’accès aux écoles publiques… Tandis que durant tout ce temps, les tirades, lamentations et homélies du chœur des « laïques » n’ont eu d’autre effet que d’amplifier le divorce entre le prolétariat et cette lutte de classe sans laquelle, non seulement il n’est plus possible de défendre son bifteck mais même, simplement, de se refuser aux momeries religieuses que veulent imposer les bien-pensants.

Eh bien, aujourd’hui, au terme d’une défaite totale du prolétariat, faut-il se lamenter que, d’une façon ou d’une autre, la comédie de la « liberté de pensée » touche à sa fin et que les batteries, dans la bataille de classe qui se prépare soient démasquées ? Un siècle d’opulente et parasitaire « prospérité »… bourgeoise, présente ses traites historiques à payer. Devant la crise algérienne et les exigences compétitives du marché européen le Capital est disposé à en finir avec le jeu électoral et les « fausses querelles » du type de celle de la laïcité. Clochemerle ne sera plus le théâtre des imprécations contre le cléricalisme, mais l’enseignement confessionnel est invité, de son côté, à rationaliser ses méthodes et à s’élever au niveau de son concurrent laïque. Dans le nouveau statut qui lui est offert, il n’y a plus simplement des prébendes destinées à conserver une clientèle électorale. Il s’agit d’une tentative sérieuse d’en finir avec l’un des plus importants foyers de la rhétorique démocratique à laquelle la bourgeoisie ne veut plus confier son sort. Même si l’actuelle majorité fait preuve, dans la question scolaire, d’une exigence et d’une impudence qui pourrait la mettre en difficultés si elle trouvait en face d’elle un prolétariat organisé au lieu des histrions de la « gauche » française, elle n’en agit pas moins dans la ligne logique d’un capitalisme décadent dont la balance des comptes est favorable, le chiffre d’affaires mirobolant et le monopole de la paix sociale intact, mais qui doit briser, pour survivre, toutes ses traditions démocratiques, toute son idéologie, en un mot tout ce qui constitue son principal armement contre la menace révolutionnaire du prolétariat.

Les sphères dirigeantes agissent comme s’il fallait faire vite, se hâter de mettre à profit l’apathie ouvrière pour inscrire dans les textes et institutions l’impératif d’austérité, d’obéissance et de conformisme que l’appareil classique de la démocratie n’a plus la force d’imposer. Les « ultras » survivant à leur ridicule, accablent les « bradeurs » de l’empire colonial. Mais il leur faudra bien à leur tour accepter et en faire accepter la liquidation. Pour leur salut il faudra que cela s’accomplisse dans un climat d’unité nationale et on veut s’y préparer en suscitant un néo-nationalisme d’autant plus ambitieux que dépourvu de base. Dans cette tâche, le conformisme religieux se trouve en meilleure posture que le conformisme laïque, encombré de scrupules, de nuances, et d’une dangereuse passivité. Mais il est normal qu’il soit aveugle et maladroit parce qu’il exprime, non pas la clairvoyance mais l’aveuglement, non pas la sûreté mais l’inquiétude. La bourgeoisie française ne peut se résigner, en tant que classe, à entériner une décadence dont la crise coloniale a été le catalyseur. Ne pouvant admettre que cette déchéance est d’ordre historique et non pas humain, elle s’en prend, non aux causes mais aux effets. Elle ne voit pas dans le démocratisme que symbolise la laïcité le reflet vacillant de sa splendeur passée mais l’élément destructeur des « valeurs » qu’elle sent lui échapper. A défaut de s’en prendre à ce protagoniste impalpable qu’est l’histoire, elle choisit un bouc émissaire en la personne de cette « gauche » pusillanime qui, avec ses alliés des organisations « ouvrières » et cette corporation enseignante dotée d’une centrale syndicale encore puissante, représente, sinon un véritable adversaire, du moins une cible toute désignée, la victime expiatoire de la faillite de ceux qu’elle a servis.

Mais c’est un triomphe trop facile, car il n’y a pas de véritable combat. Les adversaires en sont factices. Ce n’est pas la lutte d’il y a un siècle entre la propriété terrienne et le capitalisme industriel. Ce n’est pas la réaction de la grande banque contre le radicalisme bourgeois. Ce n’est pas la contre-révolution capitaliste qui veut briser la pression prolétarienne. Cette exaspération d’un nationalisme qui évoque Dieu, la famille et la nation pour sauver un impérialisme qui se lézarde ne peut guère tromper son monde. Tout comme le démocratisme qui affecte de le combattre n’a guère de chance d’usurper le visage de violence de l’athéisme d’antan. La véritable lutte reprendra avec le réveil du prolétariat dont elle ne sera qu’un des multiples aspects, tous convergeant vers la destruction du seul mobile de toutes les « réactions » : le mode capitaliste de production.

Dans quelles conditions historiques la classe ouvrière dut-elle effectivement soutenir les réformes et revendications démocratiques ? C’est là qu’il faut revenir pour élucider le « faux problème » de la laïcité. C’était a une époque où le conservatisme s’appuyait encore essentiellement sur le clergé et la réaction monarchique, ou financiers et industriels, dans leur optique bornée et dans l’aveuglement de leurs préjugés sociaux, craignaient par-dessus tout les « libertés républicaines » comme autant d’attaques à l’ordre établi et aux « valeurs » qui garantissaient leurs privilèges. Sur le plan qui nous intéresse, la loi äFalloux, en 1850, plaçait les instituteurs sous la surveillance des curés. Il fallut attendre 1886 pour que soit définitivement promulguée la loi sur l’école laïque gratuite et obligatoire, et 1905 pour que soit intégralement réalisée, dans tous les domaines, la séparation de l’Église et de l’État. Devant cette persistance – au pays du jacobinisme ! – de l’influence cléricale, on comprend combien il fut facile au radicalisme bourgeois d’entraîner dans son sillage une masse ouvrière face à laquelle, clergé et patronat, réaction et religion, se présentaient toujours en étroite coalition. Réflexe d’autant plus inévitable, chez les travailleurs que, sur le plan politique, le véritable parti prolétarien tardait à se former. De cette situation il devait rester, dans le mouvement syndical en général, et dans le corps enseignant en particulier, une tradition de lutte de caractère spécifique, courageuse et radicale parce que son anti-conformisme se doublait d’un énergique refus du colonialisme et du militarisme, mais indélébilement marquée de républicanisme petit-bourgeois.

Ce dernier, dans la vague de décomposition opportuniste qui a ruiné le mouvement syndical, a dépouillé sa généreuse tradition du XIXe siècle des dernières pointes de révolte qui donnaient encore à l’anticléricalisme un sens social. Dès lors que l’idéologie laïque de réforme remplit le même rôle que l’idéologie religieuse de résignation, celle-ci promettant le bonheur dans l’autre monde, celle-là dans un avenir tout autant fantasmagorique, la défense de la laïcité de l’enseignement n’intéresse le prolétariat que comme élément d’agitation sociale, comme tremplin lui permettant de poser sa propre revendication historique : la prise du pouvoir et la dictature révolutionnaire. Mais cette perspective suppose un décisif préalable : celui de la rupture totale entre les travailleurs et l’idéologie républicaine, démocratique… et laïque. La sanglante aventure de la croisade antifasciste, qui s’est soldée par la mort de millions de prolétaires sacrifiés, en définitive, au triomphe, social sinon politique, du totalitarisme qu’on prétendait abattre, est venue depuis nous confirmer qu’en tout état de cause la perte de ces conquêtes de la bourgeoisie athée et la destruction du vieux mécanisme démocratique qui en était la garantie, eut été préférable, même si elle était survenue, non pas sous les coups de l’insurrection prolétarienne mais sous ceux du parti unique du capital, à la mobilisation des ouvriers sous le drapeau des « valeurs républicaines ».

Il est bien clair pour nous que s’il existait un véritable parti de classe, il n’épargnerait sans doute aucun sarcasme à cette société qui est contrainte de saper les structures et principes qui firent sa force : il ridiculiserait à la fois ces « ultras » qui comptent sur le bon Dieu pour conserver leur place dans la hiérarchie des impérialismes et le défaitisme de ces partis de « gauche » qui ne savent même plus lutter pour le démocratisme dont ils se réclament; il dénoncerait chez eux le souci crapuleux de « gagner des voix » qui est la seule armature de leur laïcisme, de même qu’il démasquerait, derrière les principes sacro-saints du « droit des parents » invoqués par leurs adversaires, la prêcherie la plus bornée en faveur du conservatisme social. En un mot il stigmatiserait la décadence d’une bourgeoisie encore plus odieuse à l’heure où elle refuse sa déchéance historique qu’à l’époque où elle écrasait dans le sang les troupes de son allié prolétarien de la veille contre l’absolutisme, la monarchie et la religion.

Mais il n’appellerait pas un seul ouvrier à « l’union sacrée de tous les républicain »… fut-ce pour empêcher le crucifix de faire sa rentrée honteuse dans la salle de classe de l’école publique.

Notes :
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  1. Le programme du Parti social-démocrate d’Allemagne proclame :
    « Le socialisme démocratique qui plonge en Europe ses racines dans l’éthique chrétienne… n’entend pas proclamer des vérités dernières… par respect devant les décisions que la foi peut dicter aux hommes et sur la teneur desquelles un parti politique ou l’État ne saurait se prononcer. »[⤒]


Source : « Programme Communiste », № 11, avril-juin 1960

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