Très grave révélation, après quatre ans ! C’est ainsi que s’expriment les rédactions de l’« Unità » et de l’« Avanti ! » au comble de la surprise et au sommet de indignation.
Dans l’« Europeo », hebdomadaire politique des plus informés, Luigi Barzini junior, le plus imposteur de sa profession, s’est laissé dire par l’amiral américain, Robert B. Carney (étrange patronyme[1], l’industrie américaine a toujours donné l’impression qu’elle fabrique également, pour le bon moment, les amiraux en boîtes de conserve, en y collant dessus le mode d’emploi), qu’il avait pris, en avril 1948, de sa propre initiative, un certain nombre de mesures, au cas où une guerre civile aurait éclaté en Italie à la suite d’une défaite électorale de De Gasperi face àTogliatti-Nenni. Il lui semblait en effet que les carabiniers et l’armée manquaient d’armes légères (ce n’est qu’après qu’ils ont été dotés, on le voit, de celles des staliniens, qu’on a trouvées immanquablement bien graissées et en parfait état de fonctionnement) et c’est pourquoi un navire américain se tenait à deux cents milles de la côte, chargé de matériel militaire, et prêt à exécuter les ordres : heureusement, il ne se passa rien et le navire retraversa l’Atlantique avec toute sa cargaison (! ?).
C’est un fait historique important et vraiment impensable… Qui l’aurait jamais cru ? disait cet agent qui apprenait l’italien. Et l’« Europeo » nous a privé du fac-similé du télégramme qui devait être fin prêt : D’ici le dix-huit avril débarquer port italien deux millions bulletins écusson croisé ou deux mille mitraillettes légères marchandises appropriées salut démocratie.
Si la haute direction de la politique rouge en Italie s’aperçoit de tout cela après quatre ans, elle fait la preuve qu’elle n’en savait rien auparavant; et elle affecte de croire que le travail de réorganisation de la police en Europe a débuté avec cette « idée » ou ce souvenir d’un officier; elle jette un cri d’alarme concernant la « garantie d’élections libres » que nous aurons en 1953, ou peut-être en 1954.
Mais s’il y a une différence entre hier et aujourd’hui, elle réside dans le fait que les deux cents milles se sont réduits aux deux cents mètres ou moins d’amarre avec laquelle les navires accostent aux quais des bases italiennes, et dans le fait que désormais, comme Carney lui-même, satisfait et soulagé, le fait remarquer, les carabiniers, l’armée et la police, sont équipés et ravitaillés en munitions à foison, sans qu’il ait à s’exposer au risque héroïque de mettre en jeu encore une fois son propre job, sa place, et d’avoir à dire aussi : débitez donc navire et cargaison sur mon compte personnel ! Quels nababs, de l’époque de Louis senior[2], sont devenus ces amiraux américains !
A quoi sert donc aujourd’hui cette découverte sensationnelle ? Probablement pas à provoquer des guerres civiles, exécutables seulement et uniquement dans l’hypothèse (certaine) d’échec numérique aux élections politiques générales.
Il se peut que, parmi les militants de ces partis, on raconte encore une petite histoire de ce genre : premièrement, nous savons parfaitement que les forces et les armes américaines sont à la disposition du gouvernement bourgeois italien, non pas depuis 1948, mais depuis 1943. Deuxièmement : pour émouvoir et faire bouger les larges couches du peuple, il convient de faire croire que nous nous plaçons loyalement sur le terrain de la constitution démocratique pour parvenir au pouvoir à l’aide d’une majorité légale, étant donné que c’est uniquement grâce à cette proclamation que nous pouvons ajouter aux votes des travailleurs salariés, qui sont insuffisants, ceux de tout l’ensemble des classes moyennes. Troisièmement : étant parvenus ainsi à la victoire électorale, quand, comme cela est certain, on utilisera la force italo-américaine pour nous empêcher de constituer le gouvernement, cette grande masse mélangée, indignée qu’on ne respecte pas sa volonté pacifique et notre décision de suivre des méthodes sans effusion de sang, se lèvera comme un seul homme (après avoir voté comme un seul imbécile) et nous portera de force au pouvoir.
Maintenant, disent ces très grands politiques, pour que cela marche, il faut faire croire que nous ne savions pas, que nous n’aurions jamais imaginé, que, tandis que l’on va voter civilement à terre dans la cabine de l’isoloir, en mer, on serait en cabine, les écouteurs sur la tête, à attendre l’ordre de disperser à coups de mitraillette électeurs et élus.
Ce n’est que si les ouvriers et les petits-bourgeois nous ont pris sérieusement pour des constitutionnels, qu’ils se lèveront en armes pour nous défendre, en croyant défendre les libertés piétinées, outragées et lacérées par la réaction en boîtes de conserve des amiraux américains.
Pour les rédacteurs des deux journaux déjà cités, le théorème que, selon eux, Marx et Lénine édictèrent, est indiscutable : vous voulez sauver le prolétariat ? Rendez-le idiot. Voilà la stratégie révolutionnaire suprême, à laquelle seuls les cadres et les groupes d’avant-garde des activistes sont initiés en grand mystère.
Et maintenant, afin de nous rafraîchir un peu la bouche après toutes ces déclarations insupportables et écœurantes qui visent à se réfugier dans la sainteté inviolable et taboue de la constitution électoraliste, que l’Italie s’est donnée quand les activistes cessèrent finalement de rester à deux cents milles de la côte de la patrie sur les navires américains et furent débarqués bras dessus, bras dessous avec les colonels Pacciardi et les journalistes Barzini, laissons parler Lénine, le Lénine de 1918, qui n’avait pas encore, pauvre de lui, été mis sur un piédestal par la théorie historique de Lénine-Staline.
« Le savant M. Kautsky a ‹ oublié › – vraisemblablement par hasard – une ‹ bagatelle › (parenthèse : nous reproduisons les guillemets et les soulignements du texte de Lénine), à savoir que le parti dominant de la démocratie bourgeoise n’accorde la défense de la minorité (Kautsky avait fondé son refus de la dictature prolétarienne sur ce dogme bourgeois de la démocratie, le principe du respect de la minorité) qu’à un autre parti bourgeois tandis que le prolétariat, dans toute question sérieuse, profonde, fondamentale, reçoit en guise de ‹ protection de la minorité › la loi martiale ou les massacres. Plus la démocratie est développée et plus elle est près, en cas de divergence politique profonde et dangereuse pour la bourgeoisie, du massacre et de la guerre civile. Cette ‹ loi › de la démocratie bourgeoise, le savant M. Kautsky aurait pu l’observer à l’occasion de l’affaire Dreyfus dans la France républicaine, du lynchage des nègres et des internationalistes dans la république démocratique d’Amérique, par l’exemple de l’Irlande et de l’Ulster dans l’Angleterre démocratique, des persécutions et des massacres organisés contre les bolchéviks en avril 1917 dans la république démocratique russe. Ces exemples, je les emprunte à dessein non seulement au temps de guerre, mais aussi d’avant-guerre, au temps de la paix ».
Cette remarque de Lénine démontre que le marxisme confirme toujours les « lois » historiques non seulement avec les données, bouleversées comme par un tremblement de terre, du présent, mais avec celles du passé. Depuis lors, nous avons eu un après-guerre, une autre guerre, et nous sommes dans le nouvel après-guerre. Qui s’est permis d’établir que la « loi » de Lénine devait être abolie ? On pourrait dire : le pédant M. Palmiro et l’âne M. Pietro pourraient parfaitement observer cette loi de la démocratie bourgeoise dans la République de Weimar de 1919, dans l’Italie pré-fasciste démocratique de 1920–1921, dans les démocraties on ne peut plus parlementaires, combattantes et victorieuses, d’Amérique, de France, d’Angleterre, etc., au sujet desquelles on annonce tous les jours, au moins depuis 1947, de nouveaux événements funestes. Et pourquoi donc ne débitent-ils, comme le Kautsky de 1918, que des revendications de démocratie majoritaire, de garanties aux minorités, d’orthodoxie constitutionnelle et autres charlataneries ?
Lénine continue :
« Dans l’État bourgeois le plus démocratique, les masses opprimées se heurtent constamment à la contradiction criante entre l’égalité nominale proclamée par la ‹ démocratie › des capitalistes, et les milliers de restrictions et de subterfuges réels, qui font des prolétaires des esclaves salariés. Cette contradiction précisément ouvre les yeux des masses sur la pourriture, la fausseté, l’hypocrisie du capitalisme. C’est précisément cette contradiction que les agitateurs et les propagandistes du socialisme dénoncent sans cesse devant les masses, afin de les préparer à la révolution ! ».
Nous aurions voulu mettre entièrement en majuscules les deux dernières phrases, mais nous avons laissé le soulignement des mots de Lénine : afin de les préparer. C’est que le grand révolutionnaire ne fait pas ici de la pure analyse théorique, mais qu’il parle de lutte et de stratégie prolétariennes; et en effet, dans cette page-même, il explique le sens de l’utilisation, à des époques et des lieux donnés, des possibilités offertes par la démocratie bourgeoise. Mais il condamne précisément l’opinion qu’on puisse, à n’importe quel moment, taire, dans la propagande et dans l’agitation du parti prolétarien, le caractère contre-révolutionnaire du libéralisme bourgeois et de ses institutions, même dans les périodes où il fonctionne de la manière la plus ostentatoire et la plus large.
Les nouveaux renégats, qui sont pires que Kautsky, non seulement taisent tout cela aujourd’hui, mais ils répandent chez les masses l’espoir opposé, à savoir que pour elles l’avantage maximal, la condition optimale, c’est la conservation et la perpétuation de la légalité constitutionnelle, et qu’il ne convient de réagir et de lutter que si celle-ci est violée.
Les défenseurs de ce changement de front, qui est en réalité un véritable renversement du front de classe, essaient de spéculer sur une falsification concernant le vieux thème de l’élasticité de tactique chez Lénine. Selon eux, dans certaines conditions historiques, Lénine aurait admis que l’action révolutionnaire des communistes, la plus avancée et la plus décidée, pourrait trouver à s’insérer même dans une lutte suscitée par la suppression par la classe dominante des garanties libérales, en entraînant les masses vers des objectifs bien plus radicaux que la restauration des libertés compromises.
Lénine dit seulement que, s’il existe un vigoureux parti « bolchévik », celui-ci doit et peut essayer de greffer son action dans chaque fracture et dans chaque convulsion internes de la société bourgeoise, en s’emparant de la direction des masses qui se sont mises en mouvement pour des finalités secondaires et immédiates, et en les détournant vers la lutte pour le renversement de l’État et du capitalisme. Mais la condition qu’il existe un parti communiste de classe, véritable et fort, est tombée, quand ce parti est absent et que ceux qui sont à la tête du prolétariat dans son organisation la plus vaste ont abandonné toute préparation « qui révèle la contradiction entre le démocratisme formel et l’oppression de classe ». Et cela se passe de la façon la plus scandaleuse et la plus défaitiste qui soit, quand non seulement on met ces tâches fondamentales aux oubliettes, comme le faisaient après la première guerre les Kautsky, les Hasse, les Longuet, les Turati, mais qu’on va beaucoup plus loin, jusqu’à la politique des staliniens de ce second après-guerre, lesquels font de la démocratie non pas une possible piste utile pour l’avancée prolétarienne, mais la ligne d’arrivée de celle-ci.
Du reste, la preuve qu’il n’est pas possible de profiter de forces plus amples que celles qui sont purement de classe, lorsqu’il se produit une « suspension » du libéralisme bourgeois; la preuve qu’il n’est pas possible avec un front plus large de ce type d’éviter un changement de programmes et d’objectifs, ce n’est plus la peine de la demander à des débats de parti et de congrès sur la tactique, puisqu’elle a été fournie par l’histoire.
On en a eu justement un exemple classique en Italie. Après le passage du pouvoir bourgeois aux fascistes, on voulut imposer au parti communiste, à partir de 1923, une politique de blocs avec tous les partis que le fascisme combattait, et petit à petit avec ceux qui s’étaient retournés contre le fascisme, après l’avoir préparé et soutenu, pour la seule raison que le fascisme leur avait refusé une quelconque participation ultérieure aux nouveaux gouvernements. Le parti communiste seul, disait-on, ne pourra jamais renverser le gouvernement de Mussolini; en revanche, le grand front de libération nationale et partisane le pourra fort bien un jour. Mussolini tomba en effet, non pas parce que ce front, formé par une gamme incroyable qui allait jusqu’aux catholiques et aux monarchistes, fut plus fort en raison de sa vaste base, au regard d’un seul parti au programme anti-bourgeois, mais plutôt par un concours de circonstances de nature internationale et qui découlait de la guerre. Mais on ne greffa pas sur la ruine du fascisme la manœuvre espérée consistant à conduire les masses de l’avant, une fois qu’elles furent mises en mouvement; celles-ci furent satisfaites et devinrent inertes une fois atteint l’objectif démocratique bourgeois commun de récupérer journaux, meetings, élections et parlement. Le parti communiste de 1923 non seulement ne put pas faire converger des forces plus vastes que celles qu’il avait au départ, dans un mouvement pour le pouvoir prolétarien, mais il se transforma lui-même, au cours de ce long processus, en un parti constitutionnel et constitutionnaliste, c’est-à-dire qui n’était plus révolutionnaire.
Et la rupture-même du grand front anti-fasciste de la période mussolinienne et de la guerre, qui s’est produite parallèlement sur le terrain international et sur celui de la politique intérieure, n’a pas vu le parti revenir sur une base de classe et reprendre le programme consistant à lutter et à gouverner seul, mais voit le mouvement actuel, qui n’a de communiste que le nom, non seulement revendiquer la méthode égalitaire pour arriver au pouvoir, mais répéter l’offre incroyable de gérer le pouvoir lui-même avec des gouvernements de collaboration de classe.
Même le Kautsky de 1918 n’aurait pas osé, en dehors du temps de guerre, contester à Lénine la thèse marxiste selon laquelle la participation d’un parti ouvrier au gouvernement ne signifie pas un compromis entre les intérêts des capitalistes et ceux des travailleurs, mais simplement le concours apporté par des chefs traîtres des organisations ouvrières au gouvernement d’oppression bourgeoise. Et en effet, Lénine ne cesse de reprocher à Kautsky d’avoir renié, lorsqu’il s’est transformé en 1914 de marxiste radical en vulgaire social-patriote, non seulement la doctrine de Marx sur l’État, la révolution et la dictature, mais même sa propre bataille dans la Seconde Internationale, avant la guerre, contre la droite révisionniste et possibiliste qui prônait la participation et le soutien parlementaire aux cabinets bourgeois.
Depuis 1844, dans sa polémique avec Bauer sur la question juive, Marx mit en relief de façon suggestive, même si c’est dans une forme qui fut établie différemment à partir de l’époque du « Manifeste », la contradiction inhérente à la conception bourgeoise de la liberté qui oppose Lénine et Kautsky en 1918. La révolution bourgeoise a mis en place un État où tous les citoyens sont égaux. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Marx effectue alors l’examen critique approfondi des deux classiques « Déclarations des droits de l’Homme » françaises de 1791 et 1793. Quatre droits sont proclamés « naturels et imprescriptibles » par le bourgeois : l’égalité, la liberté, la sécurité et la propriété. Les droits que l’on attribue « formellement » au citoyen en général, expriment en réalité « l’égoïsme individuel du membre de la classe bourgeoise ». Le droit de propriété et de sécurité, qui ne concerne évidemment pas celui qui ne possède rien et ne peut être menacé en rien se trouve à la base de la définition de la liberté, qui n’est autre que la « liberté de la propriété ».
Et l’égalité[3] ? C’est là que le droit devient purement formel : l’égalité (dit la constitution) consiste en ce que « la loi est la même pour tous, qu’elle protège ou qu’elle punisse ».
Eh bien, lorsqu’un parti qui se dit marxiste et prétend sans cesse refléter et représenter les classes laborieuses, dit d’une part que la société, la nation dans laquelle il œuvre, est divisée en classes sociales dont les intérêts sont contradictoires, et déclare d’autre part qu’il s’en tient, dans son action politique et dans son programme de revendications, au terrain constitutionnel, il en vient à admettre que la loi en vigueur « est égale pour tous ». Mais là où la loi est égale pour tous, là où la même loi protège tout le monde et punit tout le monde, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une loi de classe, et qu’il n’y a pas d’État de classe : toute doctrine et tout programme révolutionnaires sont caducs.
Ce qui est en vigueur dans le rapport formel entre État et citoyen individuel, à savoir la prétendue unicité de discipline juridique dans la punition et la protection, vaut et est en vigueur aussi pour les partis politiques en lutte, c’est-à-dire pour leur régularité ou leurs écarts dans les batailles pour s’emparer du pouvoir. Le pivot-même sur lequel a été érigée, par un travail plus que séculaire, l’explication marxiste de l’histoire, est brisé, pour si peu que l’on admette, comme le font les partis pseudo-ouvriers actuels, qu’on accorde souverainement une même légalité et légitimité aux classes qui s’affrontent et à leurs partis politiques. Le jeu bourgeois conservateur est accompli, et à la place de l’affrontement inexorable des intérêts de classe contre les formes de production, on élève le monument philistin des droits « naturels » et imprescriptibles, c’est-à-dire éternels, c’est-à-dire constitutionnels. On consolide le conformisme, et la contre-révolution exulte.
Si le discours est trop philosophique, réduisons-le en petite monnaie. La loi est égale pour tous. Cette devise est écrite dans toutes les salles de tribunaux, depuis qu’il n’y a plus de juges différents pour le noble, le plébéien et le clerc. Il y a depuis lors aussi une loi, ou mieux cette loi elle-même, pour les exécutants du pouvoir, pour les fonctionnaires, pour les policiers, et pour le gouvernement politique lui-même. Par conséquent, celui qui s’écarte de la loi sera puni. Et le juriste bourgeois traditionnel semble toujours avoir admis que face à un « abus de pouvoir » flagrant, à une violation des droits reconnus par la loi, le citoyen peut non seulement engager une action judiciaire avec tous ses recours devant le juge de l’affaire, mais même carrément, à chaud, utiliser la force et résister. Si, tout compte fait, l’abus s’est bien produit, le citoyen qui s’est fait justice lui-même n’a pas commis de délit. C’est le principe du soi-disant « illégalisme bourgeois » dont nous avons parlé ailleurs. L’usage de la violence se justifie en cas de violation du droit et de la liberté fondamentale. La philosophie bourgeoise ne pouvait pas ne pas admettre cela, puisqu’elle ne dit plus que la raison provient de l’autorité, mais qu’elle prétend avoir trouvé un système (le système électoral) pour lequel l’autorité découle de la raison. Est-ce clair ? Par exemple : au poste de police, l’agent veut s’amuser avec une péripatéticienne qu’il a ramassée; si celle-ci le tue, elle est acquittée.
Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire d’être révolutionnaire et « anticonformiste » pour admettre qu’il reste un champ à l’usage de la violence.
Sortons maintenant du domaine des affaires privées, et entrons dans celui de l’activité collective, publique et politique. La question devient plus scabreuse. Le système démocratique a voulu donner une plate-forme telle que tout peut être résolu sans que cives ad arma veniant, les citoyens se saisissent des armes. Mais dans les faits, il se produit de temps en temps une pagaille, qui va de l’échauffourée au coup d’État, et qui constitue désormais l’information quotidienne, de l’Orient à l’Occident, de la commune de Panicocoli aux capitales des empires millénaires de l’histoire.
Eh bien, là aussi, le bien-pensant en arrive à admettre que, si le gouvernement au pouvoir enfreint la constitution qui représente une espèce de contrat entre le peuple et le gouvernement, les citoyens « ont le droit » de s’opposer à lui non seulement par les voies légales, mais aussi par la force matérielle.
Une fois que l’affrontement fatal a eu lieu, trouvera-t-on un juge qui établira si le groupe, le parti, le mouvement, qui a prêté la main à cet acte de force, avait ou n’avait pas raison ? Ici aussi la réponse du marxisme date de longtemps : Marx la donna lors du procès « politique » qu’on lui fit à Cologne en 1849. Dans des cas semblables, un seul juge peut revendiquer une investiture efficace; il s’appelle : succès.
« Quand on fait une révolution, il est licite de pendre ses adversaires, mais non de les condamner. On peut les écraser en tant qu’ennemis vaincus, mais non les juger comme des délinquants ».
On peut traduire cette thèse marxiste pleine de clarté dans la formule suivante : lorsque deux parties en lutte s’accusent mutuellement d’avoir violé une loi commune, attenté à une valeur commune (patrie, liberté, civilisation, etc.), aucune de ces parties ne représente la révolution de classe.
La résistance armée de l’adversaire à la révolution de classe est plus qu’un droit, mot qui pour nous n’a pas de sens, mais elle est la manifestation prévisible et nécessaire des forces sociales telles que nous les considérons. Les bourgeois résisteront : et outre qu’ils feront bien de résister, ils seront dans l’obligation de résister : notre objectif sera de les écraser non pas comme traîtres ou criminels, mais comme bourgeois et capitalistes.
Les changements de pouvoir à l’intérieur d’un pays deviennent donc raison et loi grâce à la victoire, c’est-à-dire grâce à la force, base sur laquelle on pensera ensuite à codifier un nouveau droit. Ici surgit le problème suivant : que doivent penser et faire les « pouvoirs » stables des États étrangers ? Reconnaîtront-ils le nouveau gouvernement, en entretenant des relations diplomatiques avec lui ? Historiquement, dans toutes les révolutions et coups de force, les souverains et les gouvernements vaincus ainsi que leurs partisans ont revendiqué, quand ils ont pu se réfugier au-delà de la frontière, une reconnaissance de leur légitimité, et dans des formes plus modernes, ils ont institué sur un terrain ami des « contre-gouvernements » à l’étranger, les fameux « gouvernements fantoches ».
Le droit bourgeois international, qui erre dans le vide parce qu’il ne trouve pas l’ubi consistam[4] d’un pouvoir supérieur capable de sanctions matérielles (la Société des Nations et l’O.N.U. ne peuvent affirmer qu’elles ont dépassé le stade de la vie intra-utérine), n’a pas su édicter de meilleure formule que celle-ci : un pouvoir est considéré comme légal lorsqu’il contrôle un territoire donné sans résistances militaires appréciables. C’est un pouvoir de fait qui, s’il n’est pas renversé, se donnera par la suite une constitution légale. A Moscou, en 1920, on riait de bon cœur, sur les scènes des théâtres prolétariens, de la farce de la reconnaissance « de facto » et « de jure » de la Russie rouge par les États capitalistes.
Une semblable comédie advient quand, en temps de paix générale, une nation change brusquement de gouvernement, comme la Bolivie, la Perse et l’Egypte durant ces derniers mois.
En temps de guerre, la chose présente des complications ultérieures. En 1914, presque partout, les partis prolétariens tombèrent banalement dans le piège du « patriotisme de facto ». Le raisonnement des bourgeois est simple. En dehors du fait que dans toutes les nations ils prétendent toujours être de purs pacifistes, mais obligés de repousser une agression naturellement « criminelle », ils disent : admettons que l’on pouvait et que l’on devait discuter dans le peuple et entre partis si l’on devait faire la guerre, et avec quels groupes la faire; supposons pour un instant qu’un des partis partisans de la guerre ait, par un coup de force, entraîné le gouvernement dans la guerre (comédie italienne, par exemple, du rocher de Quarto en 1915[5]); désormais, des deux côtés, la mobilisation est en cours, les armées avancent, et chacune vise à envahir le territoire de l’adversaire. Celui qui s’élève contre la guerre, qui déserte les rangs de l’armée, et pire, qui sabote l’action militaire, la cinquième colonne, provoque la débâcle du front, travaille à augmenter la probabilité physique de l’invasion. Celle-ci représente en soi le désastre, la ruine, pour tous et pour toutes les classes (?). Supposons que nous soyons le syndicat ou le parti des « chiens et des chats » italiens : nous devons souhaiter que l’armée autrichienne ne franchisse pas le Piave parce qu’ensuite, nous aussi, nous en subirions les conséquences.
Vieille histoire ! Même Turati qui s’était opposé nettement à la guerre et avait refusé de voter les crédits militaires, dit le 24 mai 1915 : le pays est désormais engagé, nous avons fait ce que nous pouvions, nous devons nous aussi travailler à conjurer le désastre.
Dans la deuxième guerre mondiale au contraire, que s’est-il passé ? Ceux qui condamnèrent, avec les arguments de la défense des chenils et ceux du patriotisme à la Turati, le défaitisme révolutionnaire de classe « léniniste », devinrent ensuite tous, d’une façon ou d’une autre, des suppôts de la « résistance partisane » que nous pouvons appeler « illégalisme bourgeois de guerre ».
Allons-y directement et avec des concepts simples. Le pouvoir fasciste de Mussolini, né d’une violation des principes libéraux sacrés, est « illégal », disent-ils. En revanche, Giolitti, neutraliste en 1914, était légal, et Salandra, interventionniste, était légal aussi. Mussolini et Hitler sont illégaux parce qu’ils ont dissous les parlements. La bourgeoisie, née de la répression terroriste des féodaux légitimistes, s’est donnée son propre légitimisme ! On compara le pouvoir des chemises noires à celui d’« une armée ennemie campant en Italie ». Mais en réalité elles contrôlaient le territoire, elles avaient réprimé les réactions ouvertes, et elles étaient, chefs et troupe, de race et de langue italiennes; est-ce tout ? Tous les soirs, elles se soûlaient d’italianité outrée. Et en effet, tous les États étrangers reconnurent en applaudissant et sans hésitations le « gouvernement légal » du Duce, avant et après l’Empire. Les émigrés pouvaient toujours courir pour qu’on prenne au sérieux leur « conclusion » d’illégalité, s’il n’y avait pas eu la deuxième grande guerre !
Eh bien, les Turati (les noms sont pour nous des symboles algébriques et l’on pourrait citer bien d’autres personnages tellement, tellement plus vils que le vieux Filipo) trouvèrent juste, d’une part, que les armées ennemies envahissent le « sol de la patrie », et, de l’autre, que des groupes armés de citoyens tirent dans le dos des combattants, qu’ils fussent de la milice ou de l’armée.
C’est en Italie que l’on eut peut-être la complication maximale de ces rapports entre pouvoirs et formations militaires opposées, indigènes et étrangères. A un certain moment, le territoire fut coupé en deux parties, chacune avec un gouvernement « italien » et chacune s’appuyant sur une armée étrangère; et chacune souhaitant que cette armée puisse déborder et détruire dans l’autre demi-Italie, et y pendre et y fusiller les compatriotes résistants, constitués en corps réguliers ou irréguliers.
Comment démêle-t-on un tel écheveau ? En distinguant les méthodes ? En distinguant les valeurs ? Pour tout marxiste et classiste, ce ne sont que deux bestialités. Vingt procès ont montré que, de part et d’autre de la Ligne Gothique, celui qui l’emportait « ne faisait pas de prisonniers », et qu’on se permettait d’autres procédés semblables en raison des « représailles ». En somme, ce serait une distinction subtile que celle qui devrait établir si les méthodes suivantes sont civilisés; celle des Marocains qui violent toutes les femmes et les coffres-forts, ou celle des Américains qui payent avec de fausses cartes la transformation en bordel de chaque « sanctuaire familial ». C’est encore pire si l’on va à la chasse aux valeurs universelles et si l’on voit avec quelle facilité on peut en intervertir le monopole revendiqué : reprendre cette analyse signifie exposer encore une fois toute notre littérature d’école et de parti, classique et ordinaire.
Tentons une distinction d’ordre historique positif, même si, pour des raisons de brièveté, nous devons utiliser des mots du langage courant.
Quand les deux mouvements qui s’opposent, se saluent et s’étudient tout d’abord sur le terrain démocratique comme des duellistes chevaleresques, liés tous deux à un code de combat, puis en viennent à se saisir la gorge en sortant le couteau court, le « surin » des voyous, tous les deux jacassent d’incarner le même idéal : le pays, la nation, la patrie, le peuple, et si vous voulez, l’humanité, la civilisation, la paix; alors il n’y a vraiment pas d’autre discrimination que de s’écraser l’un l’autre; la discrimination des coups licites et prohibés est risible : le camp qui tient ou saisit le contrôle territorial du pouvoir aura la voie libre et logiquement beau jeu – naturellement nous ne glissons pas dans l’idiotie du jugement moral – pour bombarder l’autre camp avec les épithètes de traîtres et de vendus à l’ennemi. En définitive, quand l’un l’emporte et que nous voyons que l’autre s’est fait avoir, il n’y a pas lieu d’éprouver beaucoup de compassion.
Là où notre position de révolutionnaires et de communistes n’a aucune hésitation à choisir, c’est quand la lutte s’élève au-delà de la compétition écœurante et vile de celui qui est le plus patriote, de celui qui reflète le mieux, en jouant son jeu quel qu’il soit, l’intérêt et le soi-disant salut de tout le peuple, de la nation, et des mêmes classes économiques sur lesquelles l’organisation adverse s appuie.
Mais si, à l’intérieur d’un pays donné, par exemple, pour la clarté de l’exposé, dans cette Italie, un mouvement se relie ouvertement à l’objectif international de classe et déclare qu’il dirige tous ses efforts pour faire prévaloir un type historique d’organisation humaine donné – capitalisme ou communisme –, prévalence qui ne peut exister que sur une échelle mondiale et extra-nationale; alors, il est historiquement logique que la classe qui est en train de perdre la partie, que ce soit la bourgeoisie conservatrice ou le prolétariat révolutionnaire, se lie avec des forces de par-delà la frontière et recherche le secours et l’alliance de forces étrangères contre le pouvoir qui prévaut dans le pays. Parce qu’alors, pour un mouvement semblable, la destruction d’un gouvernement, d’un territoire, d’une partie de la population humaine ou… canine, à l’intérieur de l’Italie, peut être un fait secondaire par rapport à la victoire mondiale du principe d’organisation qu’il défend et qui – en étant victorieux – mettra en place à sa façon États, peuples, hommes et bétail.
C’est pourquoi le parti révolutionnaire acquiert le « droit et le devoir » d’utiliser la force illégale, le défaitisme militaire – tout en refusant l’alliance des armées et des groupes d’insurgés avec des forces anti-classistes de l’extérieur –, non pas contre un certain gouvernement d’Italie de fait et en faveur d’un gouvernement de l’extérieur, mais contre les capitalistes italiens et étrangers, aux côtés des prolétaires de tous les pays et donc en fonction des groupes de classe déterminés en lesquels la population d’Italie se divise socialement. Seul celui qui n’y est jamais allé au nom stupide de l’Italie-tout sera indifférent à l’effet de l’épithète empoisonné et démagogique de traître. Et pour lui, sa faction de classe aura raison, qu’elle utilise ouvertement la violence ou le piège astucieux, qu’elle parvienne à vaincre de façon généreuse ou de façon cruelle, qu’elle porte des coups à l’ennemi sur des fronts rangés en ordre de bataille ou dans les centres vitaux de ses arrières, qu’elle s’élève à la lumière du triomphe ou qu’elle paye son tribut de sang à la contre-révolution.
Notes :
[prev.] [content] [end]
En italien, carne (Carney) signifie viande. [⤒]
Luigi Barzini (1874–1947), journaliste et sénateur italien. Il acquit une importante renommée grâce aux reportages qu’il envoya en Italie de différents pays du monde sur des événements d’intérêt international : la guerre russo-japonaise de 1905, le raid Pékin-Paris de 1907, les premières tentatives de décollage d’avions plus lourds que l’air, etc. [⤒]
En français dans le texte. [⤒]
Ubi consistam : un point d’appui. Archimède se promettait de soulever la Terre avec un tel bon point d’appui. [⤒]
Le Rocher Quarto : figure mythique du Risorgimento italien du XIXe siècle. C’est de ce Rocher Quarto qu’embarquèrent, avec le soutien tacite de Cavour, Garibaldi et ses mille le 5 mai 1860 pour une expédition contre le royaume de Naples des Bourbons. En 1915, les bellicistes italiens, gouvernementaux ou non, utilisèrent cette figure pour leur propagande tendant à présenter la guerre qui venait et à laquelle ils aspiraient pour l’achèvement du Risorgimento. [⤒]