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LE MARXISME DES BAFOUILLEURS


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Le marxisme des bafouilleurs
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Sur le fil du temps

Le marxisme des bafouilleurs

La désinfection à laquelle nous consacrons quatre-vingt-dix pour cent de notre pauvre travail ne s’achèvera que dans un avenir lointain et se poursuivra bien après nous : elle consiste à combattre l’épidémie qui sévit en tout lieu et en tout temps, partout et toujours dangereuse, celle des réviseurs, modernisateurs, futurologues[1] et autres innovateurs.

Il est inutile et nuisible de spécifier ou personnaliser, de chercher près ou loin le lanceur de bombes bactériologiques; il s’agit bien plutôt d’isoler le virus et de lui appliquer l’antibiotique que nous nous entêtons à reconnaître dans la continuité de la ligne, la fidélité aux principes, la préférence accordée neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille au rabâchage catéchistique sur l’aventure de la découverte scientifique nouvelle qui exige des ailes d’aigle et à laquelle n’importe quel moustique se sent appelé par le destin.

Qu’ils s’inquiètent pourtant les frémissants volatiles ! Froidement terre à terre, nous les ramènerons à la modeste hauteur à laquelle il nous est donné de nous élever, nous à qui tout héroïsme et tout romanesque sont interdits, qui nous en tenons à l’ironie plutôt qu’au lyrisme et qui nous voyons parfois tenus de rappeler à l’ordre les gens trop fougueux : ne jouez pas les Phaéton !

Tandis que trop de gens ont l’hystérie du calcul sublime, nous les testons au niveau du boulier et vérifions s’ils savent compter sur les doigts.

Malheur à ceux qui croient pouvoir être, comme on dit aujourd’hui, les porte-parole du mouvement prolétarien et se flattent d’exprimer la théorie révolutionnaire alors qu’ils n’ont pas encore digéré ni assimilé le tournant crucial où notre doctrine abandonna les positions traditionnelles.

Malheur à tous et surtout aux groupes qui veulent se situer à l’extrême-gauche du mouvement et incarner la lutte contre sa dégénérescence. D’innombrables fois, il fut trop facile aux opportunistes et collaborateurs de la classe ennemie de diffamer la « gauche » en l’accusant d’illusionnisme, de sectarisme, d’extrémisme formel et d’incompréhension de la dialectique marxiste intégrale.

La réponse et la défense de la gauche internationale consistèrent et consistent encore à démontrer que l’origine de son rejet des concessions, transactions et manœuvres n’est pas une rechute dans la mystique et la métaphysique de l’enfant très naïf qui, telles les vieilles croyances religieuses, ouvre toutes les portes avec la clé de l’antithèse unique entre deux principes opposés, Bien et Mal; le Bien étant le prolétariat, le Mal, le capitalisme. En tout temps, en tout lieu, il ne serait pas besoin d’autre boussole; le capitalisme, mal absolu, serait toujours tel, toujours identique à lui-même, toujours le même. Tout le reste serait balivernes ! Nous avons mené de longues batailles pour montrer que nous ne raisonnons pas ainsi et que nous avons déjà bien compris « la dialectique de l’histoire vivante » en démasquant la fausseté de l’opportunisme post-léninien et en traçant avec suffisamment de précision la courbe de sa trajectoire inéluctable menant, en trente ans, de l’orthodoxie à l’abjuration.

On ne nous désarçonnera certainement pas en nous rappelant qu’à chaque grande phase historique, les termes de l’antithèse changent; si, selon les fidèles de toutes les mystiques, le bien ne peut être que le fils du bien, le mal celui du mal – sinon les valeurs éternelles inhérentes à la lumière de l’esprit s’effondreraient – au contraire, suivant notre doctrine révolutionnaire, le communisme est fils du capitalisme et ne peut être engendré que par lui; malgré ce fait ou plutôt justement à cause de lui, il doit le combattre et le détruire, le moment historique du tournant et du renversement des positions advenant sous l’effet de conditions et de rapports matériels, jamais de la vigilance bouffonne d’homoncules ou de groupuscules qui se sont eux-mêmes désignés pour prévenir toute déviation, ridiculement convaincus qu’ils sont de leur propre importance.

Hier

En Italie, le « Manifeste des Communistes » connut une diffusion tardive. Dans la préface à l’édition italienne, datée du 1er février 1893, Friedrich Engels a évidemment en tête « l’opinion commune » selon laquelle il s’agit là d’un pays et d’un prolétariat en retard. Opinion si commune et persistante qu’on croyait encore un demi-siècle plus tard exactement qu’un second Risorgimento, un second 1848, pas moins, restait encore « à faire ». Et Engels en revient à 1848 pour rappeler que cette révolution contemporaine du « Manifeste » ne fut pas socialiste mais prépara le terrain de la révolution socialiste en Europe.

Nous avons remonté le temps pour saisir deux grandes vérités qui sont à la hauteur des « deux et deux font quatre et quatre et quatre font huit », mais auxquelles il faut encore, à l’évidence, donner une « affectation ». Les voici :
« Le Manifeste rend pleine justice à l’action révolutionnaire du capitalisme dans le passé. La première nation capitaliste fut l’Italie ».
Veillons à bien mastiquer. La fin du Moyen Age féodal et l’aube de l’ère capitaliste moderne, Engels les situe non pas à l’époque de Walter Audisio[2] mais de Dante.

Nous avons dit bien des fois que le « Manifeste » est une apologie de la bourgeoisie. Et aujourd’hui, ajoutions-nous, après la seconde guerre mondiale et la réabsorption de la révolution russe, il faut en écrire une seconde. Sans adhérer aux philosophies des valeurs - qui projettent dans le domaine de l’idéologie l’économisme implacable et la passion du gain propres à une classe et à une époque déterminées – nous avons besoin de faire l’apologie de l’accusé pour en conclure qu’il est temps de le condamner à la peine capitale.

Pour prouver ce qui précède, il faudrait citer l’ensemble du « Manifeste ». Bornons-nous à faire apprendre par cœur les mots suivants :
« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ».

Arrêtons-nous sur un passage ultérieur. La raison essentielle du caractère en quelque sorte statique des rapports de production pré-bourgeois du point de vue des besoins de la classe dominante et, à l’inverse, du dynamisme vertigineux des rapports de production bourgeois, réside dans la rupture par les seconds des cercles étroits de satisfaction des besoins, des îlots autarciques de production – consommation. Voici, parmi tant d’autres, une formulation ancienne et pourtant très moderne :
« A la place des anciens besoins satisfaits par la production locale [épelez : lo-ca-le], d’autres apparaissent qui exigent, pour leur satisfaction, les produits des pays et des climats les plus lointains ».

Le Capital de Karl Marx (que ceux qui y sentiraient le moisi et le momifié lui substituent de grands textes neufs) contient un paragraphe, le quatrième du 1er chapitre, qui résume en une dizaine de pages toute l’œuvre et sa matière : par « toute », nous entendons l’œuvre écrite et non écrite de Marx, quitte à indisposer les prébendiers de la dernière littérature à la mode et de celle encore à écrire. Cette partie s’intitule : « Le caractère-fétiche de la marchandise et son secret ». Il suffit pour le comprendre d’être un manuel analphabète, mais une cinquantaine d’années de classe élémentaire seraient nécessaires à l’intellectuel qui voudrait s’en rendre maître.

En guise d’ordre du jour d’un Parteitag, occasion de se creuser la tête pour ceux qui voudraient donner à celui-ci une assise vraiment politique (prière de s’éclaircir la gorge), nous pourrions proposer : lecture et application – en regardant par la fenêtre – du paragraphe 4, chapitre I.

Marx était confronté à une thèse qu’avait déjà établie l’économie politique classique. Il donne ce nom à l’école qui étudia sans ménagement la production capitaliste naissante sans en voiler aucun aspect
« par opposition à l’économie vulgaire qui ne fait que tourner autour des connexions apparentes (…) tout en se limitant à systématiser, à rendre pédantes et à proclamer vérités éternelles les représentations banales et autosatisfaites que les agents de la production bourgeoise se font de leur monde, le meilleur des mondes »[3].
École vulgaire encore vivante à laquelle nous rattachons les grands économistes du type de Sombart et Keynes. Marx accepte donc une thèse, une découverte de l’économie classique : La valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production.

D’un côté, la science prolétarienne fait sienne cette vérité, de l’autre, elle démontre que, si cette « vérité scientifique » contient implicitement la conviction non exprimée selon laquelle tant que le monde sera monde, les objets dont se servent les hommes pour satisfaire leurs besoins auront le caractère de marchandises, elle déchoit alors au rang de proposition arbitraire et mystique, de fétiche, autrement dit de bourde fallacieuse, semblable à celles dont se moque la science bourgeoise (elle ne s’en moque plus autant et ce phénomène aussi était prévu) sous les traits des idéologies et croyances qui précédèrent son époque.

Examinons quelques-uns des passages suggestifs de Marx après avoir, à notre tour, anticipé à des fins didactiques ce à quoi il voulait en venir. Les objets de consommation n’ont pas toujours été des marchandises – aujourd’hui ils sont marchandises et sont donc affectés de prix et de valeurs d’échange provenant du temps de travail humain cristallisé en elles –, ils ne demeureront pas toujours marchandises; une fois faite l’analyse scientifique complète du mode industriel capitaliste de production, on infère non seulement qu’il n’est pas nécessaire que toutes les choses satisfaisant nos besoins vitaux soient marchandises et qu’il faille les acheter à leur prix et valeur, mais même qu’à un moment donné elles ne le seront plus.

Dès la classe élémentaire, nous savons donc ce que signifie cet énoncé « politiquement » (d’accord ?), à savoir : le mode de production capitaliste n’est pas éternel et s’effondrera avec la victoire de la classe laborieuse. Il sera détruit lorsqu’il n’y aura plus de marchandises ni de valeurs d’échange, c’est-à-dire quand il n’y aura plus ni distribution mercantile des objets de consommation ni monnaie en circulation.

Cela signifie encore quelque chose de plus précis : il ne pourra exister dans l’avenir d’économie encore mercantile et qui ne soit plus capitaliste. Avant le capitalisme, il y eut des économies en partie mercantiles, mais le capitalisme en est la dernière.

Adversaires obstinés des nouveautés, nous montrerons que ceci, pour qui sait lire, était écrit.

Je dispose, admettons, d’une bougie et j'ai besoin de lumière. Je m'en sers et je l’allume; elle sera brûlée en quelques heures. Jusque là, rien de mystique dans la bougie ni dans la lumière.
« Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d’usage [la propriété qu’a la bougie de donner de la lumière]. Il ne provient pas davantage du contenu des déterminations de valeur [tant de grammes de stéarine] »[4].

D’où vient donc, s’interroge Marx, le caractère énigmatique qu’acquiert l’objet de consommation en revêtant la forme-marchandise ? Évidemment de cette forme même. Ne prenez pas pour banal ce qui est profond !

La forme-valeur, c’est-à-dire le rapport qui s’établit entre la bougie et les cinquante lires que nous payons, n’est pas un rapport entre choses : stéarine et malpropre papier républicain; elle dissimule un rapport social entre les hommes qui participent à la production. Le rapport monétaire mercantile apparaît comme un simple moyen d’échanger la bougie que je brûle avec, disons, les allumettes que je produis; il apparaît comme un rapport entre produits; en réalité, c’est un rapport entre producteurs, un rapport social, mieux encore un rapport entre classes sociales. C’est ici que Marx dévoile le mystère du « fétiche » – marchandise.

« Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image du caractère social de leur propre travail comme étant [mais ça n’est pas !] le caractère objectal des produits de ce travail (…), qu’elle leur renvoie [illusoirement], par conséquent aussi l’image du rapport social des producteurs au travail d’ensemble comme étant un rapport social qui existerait en dehors d’eux, un rapport social d’objets. C’est par ce qui pro quo[5] que les produits du travail deviennent marchandises, choses sensibles – suprasensibles, choses sociales » [6].

Marx veut mieux expliquer par quel « tour » l’innocente bougie, à la différence de la branche arrachée à l’arbre et frottée par l’homme primitif dans sa tanière, se fait l’expression, en étant porteuse de valeur d’échange, du rapport d’exploitation entre le fabricant de bougies et ses ouvriers. Il établit une comparaison avec la stimulation rétinienne qui se manifeste à nous comme objet existant hors de l’œil qui le perçoit. Mais la lumière émise par l’objet et la stimulation de l’œil sont des réalités physiques tandis que la forme-valeur n’a rien de physique et ne consiste pas en stéarine, lumière ou stimulation de nerf optique.
« C’est simplement le rapport social déterminé entre les hommes mêmes qui revêt ici pour eux la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses »[7].
C’est pourquoi, afin de trouver une analogie à un tel phénomène,
« nous devons nous aventurer dans les régions nébuleuses du monde religieux »[8].

De même qu’en mystique, « les productions de la tête semblent être des figures autonomes », de même en est-il « des productions de la main dans le monde des marchandises« . Ce fétichisme « est inséparable de la production mercantile »[9].

Marx, qui n’est pas un littérateur mais un combattant, voit, à chaque ligne qu’il écrit, l’adversaire de classe se dresser devant lui. Il n’est pas un penseur, il ne monologue pas mais dialogue avec l’ennemi. Vous avez cru, théoriciens de la bourgeoisie, vous élever au dernier degré du développement en débarrassant l’esprit humain du fétiche des croyances divines qui justifiaient l’autorité des classes auxquelles vous succédez. Vous avez érigé un nouveau et plus triste fétiche qu’à son tour nous jetterons au bas de vos autels, les comptoirs[10], et hors de vos temples, les Bourses.

« Mais c’est précisément cette forme achevée du monde des marchandises – la forme-monnaie – qui occulte et réifie le caractère social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés, au lieu de les mettre à nu. (…) Ce sont des formes de ce genre qui constituent les catégories [concepts fondamentaux] de l’économie bourgeoise. Ce sont des formes de pensée socialement reconnues, donc objectives au regard des rapports de production propres à ce mode de production social historiquement déterminé qu’est la production mercantile »[11].
Tout mysticisme s’évanouit si nous nous référons à d’autres types, non mercantiles, de production.

Ayant demandé à Karl Marx de démontrer le caractère transitoire des formes mercantiles et de nous en confirmer le corollaire - ces formes apparurent à une certaine étape de l’histoire et c’est seulement avec leur disparition que nous serons parvenus à l’étape communiste –, il nous conduit d’un seul coup d’aile de Robinson Crusoé à la société de demain. C’est notre méthode habituelle et classique : à l’aide de données indiscutables du passé, mener l’analyse du développement futur. Que ceux qui, ayant lu sans lire, prétendent que Marx s’en tient à la connaissance prudente des faits contemporains et compose une photographie du capitalisme de son temps (ergo, le crétin moyen de 1952 en saurait plus que lui), aillent nettoyer leurs yeux chassieux et ils verront le communisme réalisé dès la page 47[12].

Puisque l’économie aime les robinsonnades, dit Marx, partons de là,. Robinson a des besoins et les satisfait avec des objets qu’il range ensemble : il a sauvé encrier, plume, livre de compte et en dresse l’inventaire, mais… du calme ! Il ne tient pas de partie double, il n’encaisse ni ne verse d’argent; il n’y a pas autour de lui de marchandise qui tienne.

Marx nous transporte ensuite « de l’île lumineuse de Robinson dans le sombre Moyen Age européen ». Le coup est pour vous, liquidateurs des hontes féodales et glorificateurs de la moderne et éblouissante civilisation du néon. Tout ce que vous comprenez, c’est que la lumière vient de la lumière, l’obscurité de l’obscurité : deum de deo, lumen de lumine. Nous reconnaissons, quant à nous, la nécessité de passer de la lumière du généreux communisme originel, sans marchandises, aux ténèbres de la société féodale, puis au cloaque puant de la civilisation bourgeoise afin d’aller au-delà. Rien n’est fétiche pour nous, pas même notre haine du capital.

Eh bien, au Moyen Age, il n’existe pas encore de marchandises à l’échelle de toute la société; le privilège de la classe dominante a sa source dans de franches prestations personnelles de travail, visibles pour tous. La forme sociale du travail en est aussi la forme naturelle, c’est-à-dire la particularité et non pas, comme dans la forme mercantile, la généralité. Essayons de comprendre. J'ai tourné le pressoir pour toi et tu boiras, étendu, la bonne rasade. C’est moins ignoble que d’acheter le liquide capitaliste empoisonné chez le marchand de vin dont la marge bénéficiaire s’accroît par adjonction d’eau et de colorant.

Clarté des rapports dans la nuit médiévale. Le mensonge du prêtre y domine ? Mais « la dîme à fournir au prêtre est plus intelligible que sa bénédiction »[13]. L’infect subterfuge du rapport d’esclavage entre êtres humains présenté comme rapport d’égalité entre objets d’échange sera le propre de la moderne époque bourgeoise qui lui succède.

Mais peut-il exister une activité humaine propre à satisfaire des besoins vitaux sans l’aide de ce mensonge moderne et en dehors du fétiche mercantile ? Oui, répond Marx, qui tire ses exemples de trois périodes : passé, présent, avenir.

Passé. Robinson, figure totalement abstraite et utilisée à des fins analogiques, ne nous intéresse pas. Pour nous, l’homme c’est l'espèce et non la personne; cet être étrange, solitaire et évidemment stérile, ne connaît que des biens de consommation et non d’échange; n’habitant pas l’Éden, outre l’avantage de se passer d’Eve, il se procure ses biens d’usage par son propre travail. Notre exemple du passé a trait aux communautés primitives : entre le Manifeste et le Capital, la recherche archéologique positive a prouvé que toutes les populations et pas seulement quelques-unes s’organisèrent, à l’origine, sur la base du travail pour tous et de la propriété pour aucun. Il s’agit là du « travail en commun, c’est-à-dire immédiatement socialisé » dans « sa forme organique primitive[14] que l’on rencontre au seuil de l’histoire chez tous les peuples civilisés »[15].

Présent. Du travail en commun,
« l’industrie rurale patriarcale d’une famille paysanne produisant pour ses besoins propres grain, bétail, fil, toile, vêtements etc.…, offre un exemple plus proche. Ces différentes choses se présentent, vis-à-vis de la famille, comme autant de produits divers de son travail familial sans se faire mutuellement face comme marchandises. Les différents travaux (…) sont, sous leur forme concrète, des fonctions sociales puisqu’ils sont des fonctions de la famille, laquelle possède tout autant que la production mercantile sa propre division organique primitive du travail. Les différences d’âge et de sexe, de même que les conditions naturelles du travail, qui changent au gré des variations saisonnières, règlent la répétition de celui-ci au sein de la famille ainsi que le temps de travail de chacun de ses membres »[16].

Nous avons indiqué bien des fois que de tels îlots d’organisation autonome existent non seulement dans les continents arriérés où le marché mondial n’a pas pénétré mais aussi dans les pays bourgeois : en 1914, une dame calabraise, grande propriétaire, se vantait de dépenser un sou par an pour les aiguilles et de ne rien acheter d’autre. Si nous n’étions pas dialecticiens, nous verrions notre « idéal » en de tels îlots. Il est utile, disons-nous au contraire, qu’ils soient tous engloutis au plus tôt, que ce soit en Calabre ou au Turkménistan, dans l’infernal giron du capital mercantile.

Avenir.
« Représentons-nous, enfin, pour changer [le ton familier utilisé pour tenir à distance le style utopiste laisse ignorer aux gens superficiels qu’il s’agit là du programme de la révolution sociale prolétarienne], des hommes libres associés [pour nous, libre équivaut historiquement à non salarié] qui travaillent avec des moyens de production collectifs et dépensent consciemment leurs multiples forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. (…) La totalité du produit de l’association est un produit social. Une partie de ce produit sert à nouveau comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l’association [attention ! Cherchez la précision « à parts égales » : vous ne la trouverez pas]. La modalité de ce partage variera suivant le type particulier d’organisme social de production et le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. »[17]

Pour bien établir que cet « état de choses » (lequel, ô censeurs, ô distraits ? Mais le communisme ! L’impossible communisme) est la négation de la production mercantile, Marx fait le parallèle avec l’une des modalités de répartition où « la part de moyens de subsistance revenant à chacun des producteurs est déterminée par son temps de travail » (ce serait le stade inférieur du communisme, selon l’illustration limpide de Lénine fondée sur la « Critique du Programme de Gotha », autre martèlement formidable des principes fondamentaux). Eh bien, dans l’organisation communiste,
« les relations sociales des hommes à leurs travaux et aux produits de leur travail demeurent, dans la production comme dans la distribution, d’une simplicité transparente »[18].

La dernière partie du paragraphe traite des idéologies qui reflètent nécessairement les trois stades : économies antiques pré-mercantiles, économies mercantiles, organisation non mercantile ou socialiste.

Les vieilles religions nationales sont propres au premier stade, barbare et semi-barbare, fondé sur des conditions de despotisme et d’esclavage.

La société du marché universel trouve sa religion adéquate dans le christianisme, surtout dans sa variante bourgeoise-réformée.

Ce n’est que dans le troisième stade, communiste, que la vie sociale arrachera le voile mystique qui la dissimule. Comme nous l’avons dit d’autres fois, il y a un MAIS.
« Ceci requiert toutefois une base matérielle de la société, une série de conditions matérielles d’existence, elles-mêmes, à leur tour, productions spontanées d’un long et douloureux développement historique. »[19]

Et Marx conclut par la dérision en assimilant la « connaissance de soi » dont est capable l’époque bourgeoise aux sornettes de la superstition.

Il choisit Bailey, mais nous pourrions choisir Einaudi[20]. Le savant capitaliste dit : « La valeur (valeur d’échange) est une propriété des choses. La richesse (valeur d’usage) est une propriété des hommes ».[21] Ainsi peut-il déduire scientifiquement qu’il y aura des marchandises in eterno et des riches in eterno (dans la version la plus stupide : tous les hommes seront riches).

Quant à nous qui abolirons les marchandises et les riches par la révolution, nous démontrons pour l’heure à ces prétendus savants que, bien au contraire, ce sont les choses qui ont la propriété d’être d’un usage utile pour l’homme et que ce sont les hommes et leurs rapports actuels qui sont porteurs du caractère mercantile de sorte que la valeur d’échange exprime un attribut des hommes, celui d’être exploiteur ou exploité.

Plus l’avis de la science officielle est à la page et à la mode, plus elle en vient à conclure que les rapports capitalistes sont irremplaçables et « naturels » et plus nous voyons en elle une connerie achevée, du calibre des sottises que la vis comica de Shakespeare met dans la bouche de son plaisant personnage Dogberry : « être un homme de belle apparence est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, c’est quelque chose qui vient de la nature ».[22]

Aujourd’hui

Alors que l’affaire est si simple (mais le simple est une dure conquête tandis que le complexe est à la portée d’un quelconque marchand de culture), il se présente des gens pour réclamer des « formules nouvelles ». Et pourquoi ? Pour expliquer la Russie et l’embarras de l’édifice marxiste, vu que, là-bas, les moyens de production ne sont plus propriété et qu’y règne pourtant un capitalisme ne différant pas d’un iota de celui d’Occident ! Toute la vaste bande internationale des staliniens explique bruyamment qu’y existe le socialisme intégral. Toute la non moins vaste bande capitaliste dit la même chose, à savoir qu’y existe le communisme, ce dernier n’étant rien d’autre que la dictature centralisée et étatique sur tous les biens et tous les hommes (ce dont on a horreur dans le délicieux monde libre).

Chercheurs de formules nouvelles, venez un peu vous affronter aux anciennes. J'ai grand peur qu’au lieu de vous permettre d’ouvrir votre institut supérieur de recherche, il conviendra de vous mettre le « bonnet d’âne ».

Il est peut-être vrai que Démosthène devint le plus grand des orateurs et vainquit son bégaiement naturel en faisant rouler de petits cailloux dans sa bouche; quant à nous, nous nous méfions absolument des « cacagli » marxistes. Vous aurez compris qu’en dialecte méridional « cacaglio » signifie « bègue ». L’usage du dialecte est-il scandaleux ? Pour Staline, sans doute, qui nie que la langue nationale soit un produit transitoire de classe. A l’opposé, le dialecte est parfois plus proche des modes de penser de la classe dominée. Dante anticipait la révolution en ce sens que les bourgeois opposèrent le toscan populaire au latin des seigneurs et des prélats. En Russie, les aristocrates susurraient le français et les révolutionnaires prolétariens désertaient en allemand; Staline, ignorant les deux langues, exprime bien ce fait que l’un des traits caractéristiques de la formation du pouvoir bourgeois est l’exaltation de la langue nationale.

Si cela vous effraie quand même de passer pour des « ploucs[23] », souvenez-vous que Stenterello[24] est un personnage florentin. Après nous être ainsi rafraîchis dans l’Arno, retournons dans la Moskova.

Pour classer la Russie parmi les trois stades, pré-mercantile, mercantile ou socialiste, il n’est pas besoin d’hésiter. A l’époque d’Engels, le premier stade se manifestait encore de manière suggestive non seulement dans les principautés asiatiques mais dans le mir, dans les communautés tribales de la Russie d’Europe. Etait-il possible de faire fusionner ce premier communisme rudimentaire fait d’îlots fermés avec le communisme de toute la société, outillée de manière moderne ? Engels, grand et sage diplomate de la révolution, rappela, en présentant le « Manifeste » aux Russes, ce que Marx avait dit en 1882 : peut-être le mir pourra-t-il fournir un point de départ si la révolution russe anti-féodale donne le signal à la révolution prolétarienne en Occident. Si les choses ne se passaient pas ainsi ou si le signal était insuffisant, la Russie devrait traverser le stade mercantile; c’est ce qu’elle est en train de faire. La rupture du pilier féodal tsariste a eu ce résultat : emporter tous les îlots fermés d’Europe orientale et d’Asie, moyennant une industrialisation accélérée des territoires arriérés, dans les flots irrésistibles du mercantilisme.

Résultat révolutionnaire. Marx et Engels ont toujours pensé qu’un second 1848, non pas bourgeois mais prolétarien, ne serait pas victorieux tant qu’existerait en Russie une puissante armée féodale. Cette situation contre-révolutionnaire a disparu depuis 1917.

Nous pensons, comme eux, que la victoire du prolétariat révolutionnaire en Europe est la base indispensable pour qu’en Russie la révolution anti-féodale évolue en révolution prolétarienne (ligne de Lénine).

Dans la situation de 1952, la Russie ne construit pas le socialisme mais le capitalisme, comme le firent l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie après 1848.

Aujourd’hui Angleterre, Amérique, France ainsi que d’autres pays industriels ne construisent plus le capitalisme intérieur mais conservent et défendent le capitalisme mondial. Leurs machines d’État travaillent uniquement dans un sens contre-révolutionnaire. Leurs artilleries sont pointées uniquement contre l’avenir et non partie contre le passé, partie contre l’avenir.

Dans cet article, nous conclurons la question de la nature mercantile de l’organisation économique actuelle en traitant plus à fond la dissolution des îlots fermés dans l’océan unique du commerce universel et en tirant les conclusions historiques du fait que dans certains pays, le processus est en cours, tandis que dans d’autres « il n’existe plus d’îlots économiques ». Nous montrerons que cette distinction se trouve dans les pages où Marx développe l’histoire de la transition du travail parcellaire au travail associé, base nécessaire de la révolution prolétarienne et de l’organisation sociale communiste.

Il a été annoncé que d’ici deux ou trois ans, la Russie pourrait échanger des marchandises avec d’autres pays pour une valeur annuelle de 40 milliards de roubles, soit 10 milliards de dollars ou 6300 milliards de lires.

La propagande atlantique prétend faire croire que ce sont de simples bobards et que si 40 milliards de roubles seront bien dépensés, c’est dans le seul but d’influencer les électeurs de Trifouilli pour qu’ils élisent le syndicat kominformiste.

Nous voudrions que les experts économiques d’Occident nous expliquent comment les capitaines d’industrie en voyage à Moscou pourraient être, tous autant qu’ils sont, non pas des fiancés à la fenêtre comme l’a dit romantiquement « L’Unità », mais des fiancés de Potemkine, autrement dit des gogos.

Il serait préférable qu’ils se penchent sur d’autres phénomènes tels que la décision stalinienne de Truman de réquisitionner l’industrie sidérurgique et de fixer par décret étatique les prix et les salaires laissant une marge bénéficiaire de 18 $ par tonne, ou tels que la fondation par les capitalistes d’une Société financière internationale pour le développement économique se fixant pour tâche de résister à l’intervention des gouvernements dans les affaires.

Non seulement l’orientation actuelle du capitalisme vers la planification du profit a été prévue par la doctrine marxiste, mais il est tout aussi clair qu’il n’y a pas là-dedans un soupçon de socialisme, même si, aux dires de l’économie qui lui est dialectiquement opposée, l’économie bourgeoise, cette politique dirigiste est précisément le « socialisme ». Vilfredo Pareto[25], par exemple, n 'entend pas par socialisme la même chose que nous, c’est-à-dire l’organisation sans marché ni entreprises, mais au contraire l’intervention arbitraire d’éléments moraux et légaux dans le fait économique naturel (le marxisme défend la thèse opposée, à savoir l’intervention du fait économique dans la fabrication de l’artifice légal et moral !). Quoi qu’il en soit, Pareto est cohérent lorsqu’il dit que les systèmes socialistes (tels qu’il les comprend) ne diffèrent pas des divers systèmes protectionnistes. Ceux-ci représentent à proprement parler, ajoute-t-il, le socialisme des entrepreneurs et des capitalistes. Ce « socialisme », tel que le voyait Pareto voici plus d’un demi-siècle, nous le laissons volontiers à Truman ainsi qu’à Staline. Il n’a jamais été aussi clair qu’aujourd’hui que le socialisme soviétique est celui des capitaines d’industrie. Pourtant en Russie, n’ont-ils pas été éliminés ? Eh bien aujourd’hui, on les réimporte.

6300 milliards de lires représentent le double de l’importation de la Grande-Bretagne, le sextuple de celle de l’Italie et égalent celle de l’Amérique. Ils correspondent au travail annuel de 26 millions d’ouvriers, soit probablement la totalité ou presque des travailleurs russes déjà engagés dans la production – pas celle des îlots fermés –, et assurément à celui de toute la population d’un pays développé comprenant la moitié des habitants de l’actuelle URSS. Si la moitié de l’effort productif de ce peuple, part non absorbée par des types de consommation pré-mercantiles ou asiatiques, égale en prix, sur le marché mondial, celui des pays capitalistes, il n’est nul besoin d’autres données pour définir l’économie russe comme capitaliste.

Et qui peut douter qu’elle soit immergée en plein stade mercantile si son reflet idéologique consiste en une domination totale de la religiosité populaire encouragée et manipulée par le pouvoir d’État ?

Quant au dialogue échangiste entre la marchandise russe et le dollar qui l’achète, entre la marchandise américaine et le rouble qui l’achète, il est à peine besoin d’en faire ressortir le « caractère-fétiche ». Les choses ne parlent pas, les marchandises non plus, mais ce rapport, là où les marchandises, les unes à l’égal des autres, sont produites, est en réalité un rapport d’exploitation du salariat.

Au moment présent, tout indique de manière visible et patente que l’échange a lieu. Il a fonctionné pendant la guerre, de 1941 à 1945, sous diverses formes : armes et munitions d’Occident contre effort industriel et « militaire » d’Orient. Aujourd’hui, les industries respectives développent l’accumulation du capital (c’est aussi un fait social en régime bourgeois) en vue de l’armement pour une guerre impérialiste (Truman invoque des motifs de défense nationale pour réquisitionner les installations industrielles et militariser les grévistes) ou en vue de la satisfaction mutuelle de leurs besoins dans l’échange international.

Pour dire des paroles neuves sur la Russie, il n’est pas besoin de savoir si on sert du caviar à la table de Staline et de la bouillie de millet sur le banc de l’ouvrier. Cela pourrait être compatible avec le stade inférieur du communisme. Au stade supérieur, nous donnerons du caviar à tous et du millet… aux élèves recalés que démange l’envie de jouer les professeurs.

La question qui nous intéresse, c’est de savoir si, ayant des roubles en poche, nous pouvons nous payer le caviar et le millet, et si, après calcul du change, nous pouvons le faire avec des dollars ou des lires italiennes.

Après ça, le caractère-fétiche du caviar et du millet n’aura plus de secrets pour nous, pas plus que celui, au plus haut point stupide, des paroles neuves.

Notes :
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  1. ital. : contemplatori. [⤒]

  2. Walter Audisio : membre du Parti communiste italien, il participa à l’exécution de Mussolini. [⤒]

  3. Cf. Marx-Engels-Werke (MEW), t. 23, p. 95. [⤒]

  4. Cf. Marx-Engels-Werke (MEW), t. 23, p. 85. [⤒]

  5. Marx : quidproquo. Nous reprenons ici la graphie de Bordiga. [⤒]

  6. Cf. Marx-Engels-Werke (MEW), t. 23, p. 86. [⤒]

  7. Cf. Marx-Engels-Werke (MEW), t. 23, p. 86. [⤒]

  8. Cf. Marx-Engels-Werke (MEW), t. 23, p. 86. [⤒]

  9. Cf. Marx-Engels-Werke (MEW), t. 23, p. 86–87. [⤒]

  10. En français dans le texte. [⤒]

  11. MEW, t. 23, p. 90. mise en évidence par Bordiga. [⤒]

  12. Edition italienne non précisée. Cf. p. 92–93 de l’édition allemande. [⤒]

  13. MEW, t. 23, p. 91. [⤒]

  14. All. : naturwüchsig. [⤒]

  15. MEW, t. 23, p. 92. [⤒]

  16. MEW, t. 23, p. 92. [⤒]

  17. MEW, t. 23, p. 92–93. [⤒]

  18. MEW, t. 23, p. 93. [⤒]

  19. MEW, t. 23, p. 94. [⤒]

  20. Financier et homme politique italien (1874–1961). [⤒]

  21. MEW, t. 23, p. 97. [⤒]

  22. MEW, t. 23, p. 98. [⤒]

  23. Terroni : Désignation péjorative des Italiens du Sud. [⤒]

  24. Personnage de la comédie florentine. Cf. « Partirà Stenterello ? » (« Battaglia comunista » no. 3, 1951) : cet article traite de la question du défaitisme dans la république démocratique en général. [⤒]

  25. Vilfredo Pareto (1848–1923) : économiste, théoricien du bien-être. [⤒]


Source : traduit de « Il marxismo dei cacagli », « Battaglia comunista » № 8, avril 1952

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