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LE PROLÉTARIAT COMME CLIENT : LA VULGARITÉ DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE DES U.S.A.


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Le prolétariat comme client : la vulgarité de la politique économique des U.S.A.
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Sur le fil du temps

Le prolétariat comme client : la vulgarité de la politique économique des U.S.A.

Depuis quelques semaines, on assiste à la montée du ton dans les leçons que les parvenus d’Amérique, mettant de côté toute trace de timidité, donnent à la vieille Europe, maîtresse du monde en retraite. Les Acheson, les Hoffman, les Eisenhower, les Trygve Lie[1] ne perdent pas une occasion pour pontifier, pour juger a tort et à travers et pour imposer leurs canons lorsqu’ils interviennent sur les thèmes de l’histoire, de l’économie et de l’idéologie de ce vieux continent, avec la grâce habituelle du taureau qui fait irruption, la tête basse, dans un magasin de porcelaine.

L’un vient nous raconter que l’Europe a plus avancé en quatre années d’ERP, d’ECA, d’UNESCO et autres, que dans les quatre derniers siècles de son histoire; un autre nous enseigne comment établir les statuts de fédérations entre des États qui, auparavant, avaient connu des douzaines de guerres de sécession, de succession, d’organisation nationale et de querelle impériale, pour la seule raison de ne pas avoir disposé de ses lumières. Ike passe en revue les troupes et les formations, et il hoche la tête avec patience lorsqu’il découvre les derniers vestiges des méthodes de Frédéric le Grand et de Napoléon, tout en se décidant à faire des compliments à l’armée italienne pour la renaissance de ses forces. Hoffman enfin, daignant apporter les doctrines des plus récents économistes d’Amérique, explique qu’il y a deux capitalismes : l’un inférieur et avaricieux en Europe, l’autre plein de vie et bienfaisant, celui d’Amérique, dont il s’agit d’apprendre la recette. Quelqu’un lui a dit qu’il essayait maintenant de placer les théories économiques de la même manière qu’il essayait auparavant de placer des autos « Studebaker » : mais en général, l’orgueil des chefs de l’Europe bourgeoise et de ses porte-parole n’éprouve plus aucun frémissement, et il encaisse, en courbant le dos, les critiques cinglantes et les dollars des commissions.

Au sommet de ces consignes, campent, sur le versant politique, les principes de liberté et de fédéralisme, et sur le versant économique, ceux du maximum de production et de vente, dont l’économie européenne a peur : c’est pourquoi, au-delà de l’Atlantique, règne la rose prosperity, alors qu’en deçà, c’est la livide austerity.

Le secret de la recette américaine est aussi simple que ceux qui permettent de danser avec le prince et de faire étalage de dents éblouissantes. Bas coûts de production, salaires élevés pour les travailleurs, lesquels, avec tout cet argent, sont en mesure d’acheter tous les produits de l’industrie florissante, jusqu’à la dernière boîte de crème pour les joues ou pour les chaussures.

Les difficiles problèmes du cadre et du cycle économiques, sur lesquels se cassèrent la tête ces petits collégiens de Quesnay, de Sismondi ou de Marx, deviennent un jeu d’enfants. La clé c’est le client, maître de la richesse; de même que le citoyen est le maître du pouvoir. Peu importe qu’il soit un simple travailleur salarié, un petit employé touchant traitement; ou un petit-bourgeois; comme Charles Quint le criait aux paysans d’Alghero : estate todos caballeros ![2], le grand capital étasunien crie aux habitants de la terre entière : estate todos clientes ! titre suprême de noblesse de l’économie mercantile.

Pour que la production de marchandises domine, il faut trouver sur le marché des gens qui possèdent de l’argent pour les acheter : et les clairvoyants patrons d’industrie d’Amérique de payer des salaires énormes, de convaincre les travailleurs de les dépenser en totalité en satisfaisant toujours de nouvelles exigences et de nouveaux raffinements de la vie, depuis le Coca-Cola jusqu’au savon Palmolive, que, même à toi, paisà[3], pauvre imbécile italien, on te donne la possibilité d’acheter à des prix ridicules : cinquante lires pour une petite bouteille de liquide qui assemble de l’eau et des produits chimiques dont le montant s’élève à 0,35 lires !

A toi ? Nous avons blasphémé. Le titre de client, donné à n’importe quel pauvre malheureux à qui on peut faucher les cinquante lires qu’il a en poche, comporte de droit, dans la publicité qui l’assaille sur les pages des journaux, sur les affiches murales ou sur les écrans de cinéma, l’usage papal du vous. Nous, vieux latins, nous avons le tu dans l’oreille, mais, dans la langue du super-capitalisme anglo-saxon, on dit you à monsieur le très illustre client, quel qu’il soit, qu’il ait beaucoup ou peu d’argent en poche ou en banque; et tu seulement pour le bon dieu.

Le pauvre idiot se roule dans cette apostrophe qui lui parvient depuis le haut-parleur et des morceaux de publicité avec des initiales majuscules lui sautent au visage. L’agence de chez nous traduit littéralement, avec le respect suivant lequel on grattait autrefois les manuscrits et les palimpsestes pour restituer les chefs-d’œuvre classiques originaux. Vous, monsieur le client, Vous, honorable et libre citoyen d’une pleine démocratie, vous avez tous les choix Celui de votre « serviteur » pour les places dans le gouvernement le jour des élections, celui aussi de vous faire servir (comme ce verbe est excitant !) le produit qui vous plaît le plus, au son des sous qui sortent de votre poche (tant qu’il y en a).

L’ancienne économie pré-bourgeoise disait clairement au travailleur qu’il était le serviteur du riche, et le riche se proclamait son client, lorsqu’il commandait au petit producteur autonome une paire de chaussures ou de gants.

Aujourd’hui c’est le pauvre qui est le client du riche, aujourd’hui c’est le patron d’industrie qui sert ses employés-acheteurs. Ô, royaume de Cocagne !

Hier

Les premiers cantiques de cette apologie adressée à l’orgie mercantile, laquelle ne peut que constituer une harmonie unique avec l’orgie libérale, et à leur triomphe indéfectible dans l’Amérique civilisée, remontent à des temps anciens.

Nous ne connaissions pas la « page » qui est citée ci-après et qui est tirée de le ne sais quelle œuvre d’un messire bien connu : monsieur Pierre Joseph Proudhon. Mercantile et fédéral à tous crins, il était juste que l’Amérique lui fasse boire du petit-lait. Et à qui manifestait-il son allégresse ? Précisément à Karl Marx, dans une lettre qui serait de 1846. Formidable précurseur !

Proudhon utilise textuellement les mots suivants :
« Le vingtième siècle marquera le début de l’ère des fédérations, ou bien l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans ».

De Gasperi rentre triomphant de la constituante fédéraliste de Paris; et nous sommes assurés du Paradis.

Pour le reste, nous nous contenterons de la paraphrase de G. Santonastaso :
« La fédération économique est la condition de la fédération politique. Contre toute forme d’intolérance et de dogmatisme. Proudhon écrivait à Marx sur les droits de la liberté et sur la nécessité d’un anti-dogmatisme économique pour une lente transformation et évolution de la société (27 mars 1846). Il voulait associer les classes moyennes et le prolétariat en un destin commun (ô prophète ! le Coca-Cola, le Dentifrice du dentiste, les bas en nylon et la poudre de Tokalon !) dans la conception d’une société pluraliste et riche d’un dynamisme interne, mettant en œuvre la justice comme équilibre de liberté et réalisant un ordre dans la liberté et le bien-être dans le travail ».

On sait que Marx vint à Paris comme réfugié après les mouvements de Rhénanie et qu’il noua des liens avec les socialistes français, parmi lesquels Proudhon, mais qu’il rompit très rapidement en raison de la vacuité du bagage de leur littérature humanitaire trop légère. C’est cette lettre qui dut approfondir l’abîme entre eux puisqu’une année plus tard sortait la terrible philippique sur la Misère de la Philosophie dans laquelle l’évolution, le pluralisme, le dynamisme, l’équilibre et l’ordre étaient dispersés à coups de pied.

Les principes de l’optimisme dans la prospérité sont donc étalés depuis 1846; et en 1848, le Manifeste décrira ce système comme étant du socialisme bourgeois et petit-bourgeois. Mais la citation de l’hymne à l’Amérique nous ramène à un écrit postérieur de Proudhon : de 1860. L’Amérique assurera la prépondérance des idées de liberté et d’égalité chez les hommes : par sa force de production et d’expansion, elle réduira de plusieurs siècles le chemin douloureux de leur émancipation. Alors même que la tyrannie pèse sur tout le vieux monde.

« Je dirais que l’humanité est sauvée et qu’en présence de ce développement merveilleux, tout recul est impossible. Les Américains ne ressentent pas la grandeur d’une telle charge parce qu’ils sont encore dans une phase de culture pas très avancée; je vois cela comme si j'étais placé à trois siècles de distance dans la postérité, et c’est pourquoi je propose la jeune Amérique à l’émulation de notre vieille Europe ».

Diable ! Avons-nous donc tort d’affirmer de manière répétée : « nihil sub sole novi » ? Nous avons trouvé l’inventeur de l’émulation, relancée aujourd’hui par le stalinisme pacifiste : dommage qu’il n’était pas russe.

Nous ne suivrons pas le reste de la citation, selon lequel un exemple semblable, s’il était venu avant, aurait sauvé la Grèce et Rome, l’Inde et la Chine, de la chute et de la barbarie (!). Nous ne suivrons pas plus le commentaire de l’auteur de l’article qui patauge dans l’approbation à cette « négation de tout totalitarisme, de la dictature du prolétariat, de la centralisation à outrance » et qui applaudit au fédéralisme européen, au libéralisme, au progrès, à la collaboration de classe; et qui termine en s’en prenant à « toute forme d’autoritarisme de classe et de jacobinisme ancien et nouveau ».

Bien sûr, de 1848 a 1860, l’histoire obligea Marx, maître révolutionnaire du prolétariat moderne, à une série de contacts avec les représentants de cette idéologie écœurante, dans la mesure où il était important que la révolution anti-féodale en Europe finisse par s’accomplir. Cependant, quand ces moutons des ligues « pour la paix et la liberté » répandaient leur bave, non seulement sur la révolution de classe du prolétariat, mais même sur celle d’où le capitalisme avait tiré sa splendeur, il soufflait de façon terrible dans sa barbe hirsute et très noire :
« et qu’y a-t-il donc, messieurs, de plus autoritaire qu’une révolution ? ».

Et si nous voulions aujourd’hui réfuter non seulement la philosophie de la « crème fouettée » sociale mais aussi la science économique du capitalisme porteur d’harmonie et de prospérité, ce que Marx écrivait alors contre Proudhon, contre son « égalitarisme », contre son « justicialisme » économique, serait suffisant pour démolir cette position « américaniste ». Dans sa préface à l’Antiproudhon, Engels y ajoute en appendice le discours de Marx sur le libre-échange du 9 janvier 1848. Tout y est.

« Qu’est-ce donc que le libre-échange. ? C’est la liberté du capital Messieurs, et ne vous laissez pas tromper par le mot abstrait de liberté. (Selon maître Gregori Zinoviev, nous les collégiens, nous devions nous laisser tromper, 78 années après avoir entendu une leçon aussi limpide !). Liberté de qui ? Il ne s’agit pas de la liberté d’un simple individu par rapport à un autre individu. Il s’agit de la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur ».

Voilà ce qu’est la liberté américaine, admirée par le Proudhon de 1860 avec les mêmes arguments de propagande que ceux des Mussolini de 1914, des Staline de 1942, des De Gasperi d’aujourd’hui. Nous n’avons besoin de rien d’autre pour contredire Keynes, le dernier en date (qui ne nous intéresse d’ailleurs pas plus qu’un Kaiser[4]).

« … comme tout est devenu monopole (1848 ! 1848 !) il existe de nos jours des branches industrielles qui dominent toutes les autres (c’était alors le coton, aujourd’hui ce sont l’acier et le pétrole; mais la preuve se trouve dans la puissance de la théorie !) et qui assurent aux peuples qui les mettent le plus à profit le pouvoir sur le marché mondial ».
« Si les partisans du libre-échange ne sont pas capables de comprendre comment un pays peut s’enrichir aux dépens d’un autre, nous ne devons pas nous en étonner (devrions-nous nous en étonner un siècle plus tard ?); puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas même comprendre comment, à l’intérieur d’un pays, une classe peut s’enrichir aux dépens d’une autre classe ».

En 1884, Engels développe la critique de Rodbertus et la joint à un autre court texte de Marx de 1859 critiquant Gray : Engels nous donne là quelques pages d’une très grande clarté sur notre théorie économique, qui battent en brèche le premier socialisme naïf, partisan d’une répartition équitable, avec les bons de travail à la place de l’argent et avec la redistribution aux prolétaires du profit des capitalistes nationaux.

« L’application connue de la théorie de Ricardo (partage du revenu national entre la rente aux propriétaires, le profit aux capitalistes et le salaire aux travailleurs), selon laquelle les travailleurs étant les seuls producteurs réels, toute la production sociale, c’est-à-dire leur produit, leur appartient, conduit directement au communisme. Mais cette application – comme Marx y fait allusion dans le passage cité plus haut – est absolument fausse du point de vue économique, étant donné qu’elle est une simple application de la morale à l’économie… C’est pourquoi Marx n’a pas fondé ses revendications communistes sur cette base mais sur l’écroulement nécessaire, et qui se vérifie sous nos yeux à chaque jour qui passe, du mode de production capitaliste ».

On devrait lire toute la page et la méditer à fond, pour enterrer encore une fois l’imbécillité de la « distribution juste et harmonieuse » du revenu qui traîne depuis plus d’un siècle comme un obstacle insidieux sur le chemin du programme révolutionnaire. Et dans la même critique, Engels, réfute encore une fois la théorie du « minimum vital » laissé à l’ouvrier, évoquant la polémique adressée par Marx à Lassalle contre les balourdises de la « loi d’airain des salaires » et du « produit intégral du travail », que nous avons rappelée à maintes reprises.

A partir de son discours de 1848 et avant qu’il ne l’expose scientifiquement dans le Capital, Marx établit en effet la prévision de l’augmentation du taux des salaires, c’est-à-dire de ce que le langage banal de l’économie officielle dénomme le pouvoir d’achat du salaire, ou salaire réel. Et cela sans rien enlever à la prévision du choc de classe révolutionnaire ni au caractère indéfendable du capitalisme. Le « minimum vital » comme « l’échelle mobile » sont des slogans d’agitation réformistes et non des expressions qu’on puisse admettre en économie marxiste.

Un passage, à ce sujet, du Discours, toujours du fait de l’impossibilité de citer tout le texte :
« Toutes les lois exposées par les économistes, de Quesnay à Ricardo, sont fondées sur la condition nécessaire que les obstacles qui gênent encore la liberté du commerce n’existent plus ».

(Il faut comprendre cela; Marx démontre que les obstacles ne font que croître, mais bien qu’il donne de ce développement un exposé qui s’élève au niveau de véritables prophéties, il suit ses prédécesseurs dans une « probatio ad hominem » monumentale, dans une « reductio ab absurdum » pour établir la thèse suivante : même si la liberté d’échange était illimitée, les lois de la ruine inévitable du capitalisme seraient pleinement valables. En imposant la liberté du fait économique, le capitalisme, ainsi que Marx en fit la prévision, retarde bien sa fin, mais il confirme le caractère inéluctable et grandiose de l’explosion révolutionnaire, vers laquelle il s’avance).

« La première de ces lois est que la concurrence réduit le prix de chaque marchandise au minimum de son coût de production. De même le minimum de salaire est le prix naturel du travail. Et qu’est le minimum de salaire ? C’est exactement ce qui est nécessaire pour faire produire les objets indispensables à la subsistance de l’ouvrier, afin qu’il soit en condition de se nourrir, bien ou mal, et de propager sa classe au mieux.
Si nous ne croyons pas pour autant que l’ouvrier n’aura que ce minimum de salaire, nous croyons encore moins qu’il aura toujours ce minimum de salaire.
Non, selon cette loi, la classe ouvrière aura quelquefois plus de chance. Elle aura quelquefois plus que le minimum; mais ce surplus ne sera que la compensation de ce qu’elle aura en moins du minimum dans les période de stagnation industrielle… la classe ouvrière… se sera… maintenue comme classe après avoir laissé derrière elle tant de malheurs, tant de misères, tant de cadavres sur le champ de bataille de l’industrie. Mais qu’importe ? La classe subsiste toujours et, ce qui est mieux, elle se sera accrue« .

Et Marx contraint les économistes qui font l’apologie du capital à un dilemme insurmontable : ou bien vous reniez toute votre économie fondée sur la supposition du libre-échange; ou bien vous admettez que dans une telle économie les ouvriers sont frappés par toute la rigueur des lois économiques.

Depuis nos premières positions, nous nous en tenons évidemment à la négative pour ce qui concerne le premier terme du dilemme. La libre concurrence conduit au monopole, et le capitalisme, né comme monopole de classe et face au véritable monopole engendré par l’organisation syndicale des travailleurs, confesse le mensonge de ses lois, relève en certains endroits et à certaines époques, du fait de son accumulation irrésistible, les conditions de vie des travailleurs, corrompt même beaucoup d’entre eux, mais, avec cela, il ne fait qu’accélérer les vicissitudes tourbillonnantes d’une tempête de crises, de guerres et désastres, se précipitant ainsi vers celle que depuis Marx nous attendons : la Révolution.

L’analyse du capitalisme est donc inchangée, de Marx à Lénine et à aujourd’hui encore; et les différents stades de l’époque capitaliste concordent avec elle. De même, est toujours inchangée l’utopie petite-bourgeoise impuissante de la libération des échanges; et aussi impuissante demeure l’utopie grande-bourgeoise d’une complète domination centrale des lois économiques, avant que la classe capitaliste et la structure sociale capitaliste aient été broyées et détruites jusqu’à la racine.

Aujourd’hui

Un des plus grands lutteurs en faveur du marxisme fait, presqu’un siècle après le texte que l’on vient de citer, un exposé élémentaire de l’économie marxiste destiné aux travailleurs américains et dans lequel il suit fidèlement le texte du Capital, en en reproduisant à la lettre les passages décisifs. Il s’agit de Léon Trotsky qui sera assassiné peu après. Dans une préface qui constitue une synthèse brillante, il fait le bilan en date de 1939, des prétendus démentis au marxisme intégral que l’on pourrait tirer (à la manière de Proudhon et de ses illustres élèves) de l’histoire économique des États-Unis et du monde contemporain.

Dans cet aperçu, il utilise donc déjà pleinement les données et les apports de la révolution russe et ceux de l’apparition des régimes totalitaires bourgeois; et il donne, dès ce moment, une évaluation on ne peut plus claire de la seconde guerre mondiale.

« Toute tentative de représenter la guerre actuelle comme un combat entre les idées de démocratie et de fascisme relève du règne de la charlatanerie et de la stupidité ».

Pour la grandeur de Trostky, il faut noter que, lorsqu’il écrivait ces lignes, Staline ne s’était pas encore engagé dans la « croisade antifasciste ».

Trotski part des théories d’Alexis de Tocqueville (mort en 1865 et qui n’assista donc pas à la guerre civile américaine[5]), cette autre idole des auteurs américanophiles et proudhoniens d’aujourd’hui. Tocqueville, dans son livre « La démocratie en Amérique » paru en 1840, c’est-à-dire huit ans avant le Manifeste de Marx, essaye de prouver le fractionnement des capitaux et des patrimoines, la thèse de la « démocratie économique » qui complète la démocratie politique, vieux et toujours nouveau dada qui séduit même les anarchistes actuels. Dans un rapide coup d’œil historique et statistique, Trotski rappelle les étapes bien connues de la spectaculaire concentration de richesse en Amérique du Nord.

Un de nos contradicteurs classiques (évidemment un renégat du marxisme), Sombart, prétend dans son Capitalisme[6] que, soixante ans après Marx, nos théorèmes de base, à savoir : a) misère croissante des salariés; b) centralisation du capital; c) disparition des classes moyennes; d) effondrement catastrophique du capitalisme, se sont écroulés. Le pronostic « strictement scientifique » de Sombart est simplement le suivant : « le capitalisme deviendra en vieillissant toujours plus calme, plus tranquille, plus raisonnable ». Par les temps qui courent, on dirait à Rome : Tue-le !

Les données statistiques américaines servent utilement à combattre ces quatre prétendus démentis; et pire encore, les données du rapport économique entre l’Amérique et le monde; et bien pire encore les données de la situation actuelle, dix années après l’assassinat par trahison de Trotski.

Ce dernier montre comment l’augmentation du niveau de vie de certaines couches ouvrières dans certains pays ne confirme pas la loi de Sombart (1928) selon laquelle « le pouvoir d’achat du travail salarié augmente en raison directe de l’expansion de la production capitaliste » – loi qui malgré tout, notons-le, n’est pas antinomique avec la loi marxiste correspondante. Il faut en réalité traduire le terme de misère dans le langage de Marx non pas par le terme bourgeois : bas salaire ou bas niveau de vie, mais par : absence absolue de réserve économique en cas de chômage, probabilité de chômage, probabilité de crise générale.

Il n’y a pas que cela; la participation de la classe ouvrière à la distribution de l’énorme revenu national diminue également en Amérique, bien que la classe prolétarienne augmente en nombre au détriment des petits-bourgeois.

« Avec 6 pour cent de la population mondiale, les États-Unis possèdent 40 pour cent de la richesse mondiale. Pourtant, un tiers de la population, ainsi que même Rooseveit le reconnaît, est sous-alimenté, insuffisamment vêtu et vit dans des conditions sous-humaines. Que faudrait-il dire alors des pays moins privilégiés ? ».

A la prétendue absence de centralisation s’opposent les données sur les « soixante familles » qui contrôlent les milliers de sociétés anonymes et qui représentaient déjà à cette date des chiffres impressionnants, même dans la version officielle et dans ce qu’admettaient les conservateurs spécialistes en économie. Nous préférerions utiliser à la place des expressions : soixante familles et féodalisme capitaliste, employées par certains et qui font tort, comme nous allons le montrer, aux régimes « héréditaires » en politique et en économie, eu égard au système capitaliste anarchique et catastrophique, d’autres termes, comme peut-être « soixante organisations » dans le sens du langage des bandes affairistes, ou « soixante entreprises d’affaires ».

Quant à la concentration, une enquête du Sénat américain établissait déjà en 1937 que, dans les vingt dernières années, les décisions de douze présidences de sociétés anonymes équivalaient à des ordres donnés à la majeure partie de l’industrie américaine. Nous proposons de dire douze bandes, douze organisations, à la place de douze familles. Cette commission indiquait que les membres exécutifs du cabinet du Président étaient également au nombre de douze. Maintenant, de même que la place de Président ou de membre du cabinet n’est pas héréditaire, de même celle de président des super-sociétés anonymes ou des trusts ne l’est pas : et c’est bien cela le cadre de la « sujétion de la société et de l’État au capital ».

En ce qui concerne les classes moyennes, Trotski illustre les vicissitudes malheureuses de la population agricole des États-Unis. Elle est encore nombreuse et les chiffres de son revenu dans les différents États de la Confédération permettent de l’assimiler à une « nation opprimée ».

Il en vient enfin à la « théorie de la crise » et à la « théorie du désastre » ou théorie de la catastrophe. Concernant les crises, il est facile de ridiculiser Sombart qui écrivit en 1928 que le capitalisme avait, « avec son mécanisme propre, aboli les crises périodiques depuis avant la guerre de 1914–1918 ». Un an après, survient la crise de 1929, la fameuse crise du vendredi noir. Le chômage bondit de 2 à 5 millions. Revenu national : maximum en 1920, immédiatement après l’ivresse euphorique de la première guerre et de la première agression contre l’Europe : 69 milliards de dollars; l’année suivante, chute à 50. Course à la prospérité; 1929 : 81 milliards. Crise de quatre ans : en 1932, à peine 40, la moitié ! Trotski définit avec justesse comme extraordinairement modeste donc, eu égard aux ressources productives réelles, le programme de Roosevelt dans son message de 1937 : cent milliards de dollars de revenu national.

Les dollars d’alors valaient sensiblement plus que ceux d’aujourd’hui : dans un « Fil du temps », nous rappelions la perspective de Truman d’il y a deux ans : 1 000 milliards de dollars en l’an… deux mille, un trillion de dollars. Le chiffre actuel tourne autour de 250 milliards de dollars; environ le double, en valeur réelle, de celui du temps de Roosevelt; bonne affaire que la seconde guerre, la seconde agression.

Reste la théorie du désastre. On n’a pas laissé à Léon le temps de voir la bombe atomique, mais il en savait assez. Il rappelle que, le plus subtil des sociaux-démocrates de l’époque classique – encore un qui fut assassiné –, Jean Jaurès, « espérait remplir graduellement de substance sociale la démocratie politique, ce en quoi réside l’essence du réformisme ». Ce en quoi réside, ajoutons-nous, l’essence du programme politique stalinien d’aujourd’hui. Mais ce qui était décent chez Jaurès relève d’une attitude crasse chez les adeptes actuels du double langage.

« Telle était l’alternative des prévisions. Qu’en reste-t-il ? ».
Trotski rappelle la série de crises, de guerres et de révolutions. Le capitalisme de Sombart non seulement n’est pas devenu raisonnable, mais « on pourrait dire qu’il a perdu toute trace de raison ».
De toutes façons « il n’y a aucun doute que la théorie du désastre a triomphé de celle du progrès pacifique ».

Le purgatoire proudhonien, que l’Amérique devait nous éviter, ne conduit pas au Paradis mais à l’Enfer.

Sombart une fois liquidé, c’est Keynes qui vient se fourrer dans nos jambes avec son plan d’harmonie, d’équilibre et de bien-être américain, proposé au monde comme un exemple à la Proudhon, comme une émulation digne du Moustachu, et fondé sur une production à tous crins et une consommation à belles dents. Si l’on admet que, dans l’enceinte du pays de cocagne – la véritable cocagne nous devrions la trouver dans le rapport de la nouvelle commission qui enquête sur les phénomènes de corruption massive de la part des bandes, et de vente effectuée à leur profit des derniers services administratifs de l’État démocratique –, on met en œuvre un revenu minimum élevé; si l’on admet que le citoyen travailleur arrive à le manger bien que l’on destine cinquante milliards de dollars annuels à la fabrication d’armes (un chiffre similaire à celui que Wallace, alors russophile, voulait donner à l’Europe); et si l’on admet que le petit farmer de l’Ouest mange au champagne comment un tel compte peut-il marcher, tant que la science économique payée daignera utiliser l’arithmétique ?

Nous comprenons que notre terminologie lui reste sur l’estomac : dans celle-ci en effet, « le revenu » du travailleur, quel que soit son salaire et sa consommation, est toujours égal à zéro (et il est inutile de rechercher le minimum de zéro), mais ce que nous ne comprenons pas, c’est comment on peut violer la règle de la soustraction lorsqu’on met en opposition le passif et l’actif.

En fait le compte marche, non seulement parce que – comme l’aurait dit Rosa Luxembourg – l’Asie et l’Afrique n’ont pas encore appris à appliquer la recette du capitalisme bienfaisant et tranquille, mais parce que l’Europe l’a désappris, et c’est dans ce but qu’on lui a détruit ses installations et sa trame industrielle.

Le compte ne marche que si l’on comprend ce que le petit-bourgeois ne comprend pas depuis 1848, c’est-à-dire comment l’impérialisme d’un pays, comment les soixante bandes d’un pays sur-armé, pillent dévalisent et agressent le monde, désirant ardemment investir le fabuleux capital accumulé dans l’arme super- productive la bombe atomique.

Le meilleur client de ces représentants en stocks énormes de marchandises à bas coût, ce ne sont pas l’ouvrier indigène ou l’ouvrier étranger, le pauvre comme Job : c’est le cadavre. La vie pas chère; la mort free.

Le mot free en Amérique signifie : libre, et il signifie aussi : gratis, sans rien payer.

Keynes est Keynes, et Hoffman est son prophète !

Notes :
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  1. Dean Acheson, Secrétaire d’État des États-Unis de 1949 à 1953; Trygve Lie, premier secrétaire de l’ONU entre 1946 et 1952. [⤒]

  2. Espagnol : Soyez tous des gentilhommes ! [⤒]

  3. Paisà : paysan en italien méridional. [⤒]

  4. Henry Kaiser J. (1882–1967) avait fondé un des plus grands empires américains (Kaiser-Frazer Co.), et était partisan d’un capitalisme « social » dans lequel les ouvriers seraient intéressés au profit de l’entreprise. [⤒]

  5. En fait Tocqueville en mort en 1859; la guerre de Sécession a éclaté en 1861. [⤒]

  6. Le livre de Sombart est « Le capitalisme moderne » dont la première édition est parue en 1902. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista », no. 1, 1952.

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