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BOUSSOLES AFFOLÉES


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Boussoles affolées
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Sur le fil du temps

Boussoles affolées

Les premiers navigateurs de haute mer, quand aucune terre n’était visible à l’horizon comme point de repère, se dirigeaient grâce au soleil et aux étoiles, mais la méthode était mise en défaut par ciel couvert.

La découverte de l’aiguille magnétique, constituée au début semble-t-il d’une tige de minerai de fer qui se trouve dans la nature, la magnétite, et ensuite par une barrette d’acier magnétisée en la frottant sur le minerai, porte en Occident le nom de l’Amalfitain Flavio Gioia; mais on sut par la suite que les Chinois l’avaient précédé depuis longtemps. De jour ou de nuit, avec un ciel clair ou couvert, une des extrémités de l’aiguille indique le nord et permet de contrôler le cap du navire.

Mais quand les navigateurs des siècles derniers tombent dans une tempête magnétique, à savoir dans une zone de mauvais temps où les décharges électriques des éclairs et d’autres perturbations sont fréquentes, la boussole « s’affole » L’aiguille tourne follement sur son pivot et prend toutes les directions au hasard; il devient alors impossible de tenir un cap certain jusqu’au retour au calme.

Si, cependant, les « champs » que l’aiguille a subis pendant la crise ont été de force et d’intensité comparables à ceux auxquels la barrette magnétique devait sa charge et sa polarisation, cette dernière peut également les perdre pour toujours et le navire ne trouvera plus sa route, pas même par calme plat. La boussole ne pourra plus « revenir à la raison ».

Parce qu’il est clair qu’aujourd’hui les avant-gardes, infimes et dispersées, du courant prolétarien révolutionnaire traversent une période de désarroi indiscutable et semblent trop souvent ne plus savoir où est le sud du capitalisme et le nord du communisme, l’occident de la réaction et l’orient de la révolution, on peut dire que nous sommes dans une « tempête magnétique » de l’histoire, dans laquelle il est très facile de perdre toute orientation … Pourquoi donc, diront les sceptiques, les cyniques et les dégourdis auxquels malheureusement 99 % de la classe ouvrière s’en remet aujourd’hui, appeler ces groupes avant-gardes ? Et de quelle armée ? Et pour quelle bataille, s’ils avancent désormais à l’aveuglette, si, de temps en temps, ils s’accusent mutuellement de prendre l’avant pour l’arrière, le Zénith pour le Nadir ? Nous avons voulu faire référence aux mouvements peu nombreux qui n’ont ni avoué ni été convaincus d’être aux gages ou sous le joug d’une des grandes « administrations » du mouvement politique, dont les centrales se tiennent à l’ombre des grands armements et des grandes polices du monde. Nous avons fait allusion à des groupes descendant de tendances décidées du mouvement révolutionnaire des années écoulées qui cherchent à avancer sans s’abandonner au courant comme des débris passifs, sans se limiter aux impulsions que sont le fouet pour l’animal de trait et le morceau qu’on lui tient suspendu devant la gueule pour le crocodile de l’histoire. Qu’on ne peut assimiler aux troupeaux bureaucratisés, pour lesquels la seule boussole qui serve est celle qui permet d’échapper au coup de pied au derrière et de gagner le pain du repas quotidien.

Mieux vaut errer pour quelque temps sans boussole que prendre pour règle certaine les « instructions supérieures » et les gages mensuels. Pour peu nombreuses que puissent être dans une situation donnée les forces indépendantes du prolétariat, ce sont elles qui renoueront le fil avec les époques de grandes reprises, dans lesquelles des forces imposantes se rejoignent en une direction commune et sure.

Quelques tentatives ont été faites pour remettre de l’ordre dans l’explication de ce qui est arrivé en Russie, en Occident et dans le monde, surtout depuis le déclenchement de la première guerre européenne en 1914 jusqu’à cette veille d’un éventuel troisième conflit mondial. Ces tentatives ont pour centre la démonstration que l’ensemble des évènements répond bien au « cours » que la doctrine marxiste a depuis près d’un siècle tracé comme cycle du capitalisme moderne.

Nous faisons référence ici au camp d’avant-garde, car dès maintenant nous mettons à part les camps des mouvements organisés puissants et modernes, pratiquement dans tous les pays, qui donnent à ce thème des réponses réductibles aux trois types suivants.

Premier type. La doctrine marxiste est dépassée et à jeter. L’élément de base de l’histoire n’est pas la lutte entre les classes pour des intérêts économiques inconciliables. Travailleurs et possédants se trouveront encadrés dans des systèmes politiques nationaux ou même mondiaux; la force sera utilisée, au cas où cet ordre sera troublé, par les pouvoirs constitués et légaux.

Second type. La doctrine marxiste est comprise dans ce sens que les travailleurs doivent affirmer de plus en plus leurs intérêts communs, mais les possibilités de le faire ne sont données que là où l’organisation politique est parvenue à la conquête de la liberté civile et électorale. L’utilisation de ce moyen éliminera de plus en plus les « distances sociales » les plus ressenties jusqu’à la réalisation d’un bien-être général moyen.

Troisième type. La doctrine marxiste de la lutte révolutionnaire armée du prolétariat pour conquérir le pouvoir et construire la société communiste s’est imposée dans la révolution russe. Depuis lors, la Russie est le Pays du socialisme : il n’entrera pas en conflit avec les pays du capitalisme, même si le prolétariat y reste indéfiniment classe dominée, mais il s’arme pour se défendre s’il est agressé. En évitant l’agression, ce qui est le but du mouvement des ouvriers de tous les pays, on développera la coexistence et l’émulation pacifiques entre le socialisme du secteur russe et le capitalisme occidental.

Et certes ils ne sont ni nombreux ni tordus les groupes politiques qui dans les différents pays rejettent les trois types : le premier qui se réclame d’idéaux chrétiens, maçonniques, fascistes – le second, celui du socialisme à préalable démocratique, riche d’une histoire semi-séculaire de contre-révolutionnaires néfastes – le troisième, celui du stalinisme, recordman désormais depuis un quart de siècle de l’anti-révolution.

Maintenant, même au sein de ce mouvement restreint de groupes marxistes auxquels nous appartenons et que nous appelons d’avant-garde même lorsqu’ils manquent de force, la tentative de remettre de l’ordre, par quelques thèses, dans l’explication à laquelle nous avons fait allusion, a soulevé des doutes et l’expression de certaines manifestations indique qu’ils proviennent malheureusement de la perte d’une orientation claire.

Les thèses qui se sont heurtées à une méfiance certaine et pleine de doutes, sont principalement les suivantes

1) Le contrôle moderne (dirigisme et gestion économique) exercé par l’État est une étape comprise et prévue dans le cours du capitalisme pur. Non seulement ce n’est pas un pont qui permet le passage du capitalisme au socialisme, mais ce n’est pas non plus une forme sociale interposée dans le temps entre les deux et qui aurait comme protagoniste une troisième et nouvelle classe entre bourgeoisie industrielle et prolétariat : une classe de bureaucrates d’État, de techniciens, de managers économiques et de politiciens.

2) La forme russe actuelle résulte d’une révolution commencée avec le double élan historique d’une révolution anti-féodale et anti-bourgeoise et développée comme révolution uniquement capitaliste; c’est pourquoi elle ne construit pas le socialisme mais le capitalisme. Alors qu’avec les dix-neuf vingtièmes de ses forces sociales elle pousse les formes asiatiques et médiévales dans le cercle d’enfer du capitalisme contemporain, avec le dernier vingtième elle a dévoré les formes économiques socialistes peu nombreuses des années héroïques en les réduisant également à des formes capitalistes, car elles sont mercantiles, de salariat et de propriété.

3) La forme occidentale actuelle, dont l’expression la plus achevée se trouve en Amérique, développe elle aussi sans aucun doute le capitalisme, déjà mûr et puissant, vers les formes de haute concentration et de totalitarisme, en pleine adéquation avec la perspective marxiste. Cela devient clair dès qu’on distingue le fait essentiel, à savoir que le vainqueur a hérité de la théorie et de la pratique des ennemis fascistes vaincus mais précurseurs, l’exploitation publicitaire de l’idéologie démocratique n’étant que pure efflorescence. Les maxima historiques de militarisme de terre, de mer et de l’air, de capacité organisée de conquête, de soumission et d’agression, atteints là, concordent avec le potentiel anti-révolutionnaire maximum.

4) Le mouvement d’avant-garde révolutionnaire communiste doit se préparer à la lutte contre deux vagues « croisadistes » et « intermédistes » destructrices qui mobilisent des masses de travailleurs pour des buts qui ne sont ni de classe ni de révolution; d’une part pour que vainque la « démocratie » du mondé libre, de l’autre pour que triomphe le « socialisme » stalinien. Dans le même temps et sur le plan de la prospective historique, en cohérence avec toutes les évaluations données depuis 1848 à aujourd’hui des grands conflits militaires, le mouvement marxiste, en appliquant partout la pratique défaitiste et de l’« ennemi intérieur », décidera quel sera le moindre mal entre les différentes possibilités : entente des deux groupes, victoire de l’un ou de l’autre. Le moindre mal sera toujours la ruine du monstre de Washington.

Cette dernière thèse, si elle n’était vue avec exactitude, ferait craindre qu’on ne retombe dans un intermédisme d’une autre nature, ou, si vous voulez un autre mot « cultivé », dans un préférentisme. Aurait-on l’obligation d’une « impartialité » souveraine ? Serait-ce une faute, si l’on pouvait appuyer sur les touches de la révolution mondiale, d’oser dire maintenant : j'appuie sur la touche américaine et ensuite j'appuierai sur la russe ? Mais il ne s’agit pas du tout de cela ! Pour comprendre, il faut, comme d’habitude, dérouler un peu le fil du temps; à l’envers, c’est évident.

Que celui qui hésite sur la thèse 1, à savoir sur la nature capitaliste pure de tout étatisme économique ou économisme politique, hésite sur la seconde de la tendance russe vers le capitalisme pour le petit secteur de conquêtes socialistes de l917–192l, on peut l’expliquer; si le prétendu stade post-capitaliste et pré-socialiste existe, la Russie entière vit de lui.

De toute façon, celui qui assume une telle position d’évaluation devrait, en passant à la thèse 3, convenir que seule l’Amérique tend en effet à ce post-capitalisme dans lequel la Russie patauge. Et alors les partisans d’une impartialité et d’un indifférentisme que notre thèse 4 aurait violés, voient en effet entre la situation sociale en Occident et en Russie, entre l’ossature des « deux impérialismes rivaux et égaux » une différence beaucoup plus profonde que celle que nous y voyons, nous. Ils ne sont donc pas loin, beaucoup moins qu’ils ne le croient, du danger des suggestions de la « guerre révolutionnaire », digne sœur et partner de l’ignoble « guerre démocratique » qui sévit en 1914 et en 1941. Si Marx, Lénine et Engels admettent (et nous avons documenté cela à fond) que les guerres de l789-l87l furent révolutionnaires bourgeoises et qu’elles devaient être soutenues par le prolétariat, et si l’« économisme étatique » est un autre stade historique du capitalisme, prémisse donc nécessaire au communisme, alors une guerre russe pour vaincre l’Amérique, si l’initiative pouvait en être prise et si elle pouvait avoir du succès (et même si elle n’en avait pas, comme ce fut le cas pour Napoléon) pourrait être considérée comme susceptible de « faire avancer la roue de l’histoire ».

Ceci parce que dans beaucoup de positions critiques, sous le désir de chercher de nouvelles formules pour des faits que l’on prétend inattendus, nous sommes incapables de trouver une vision organique, une « analyse » et une « prospective » cohérentes (dont on nous reproche de ne pas avoir le monopole) mais seulement la perte de cap.

Hier

Il faut encore une fois reprendre le fil. Nous sommes dans la phase de la filature, absolument préliminaire. Après avoir filé droit, on pourra recommencer à tisser. « Tisse, Allemagne, ton linceul funèbre; tisse, tissons, tissons » chantait le rebelle Heine. Le linceul funèbre du capitalisme n’en est pas encore au tissage; et trop de prétendus tailleurs parlent déjà de couper l’étoffe. nous, nous filons, parce que nous n’avons pas pu empêcher que l’Internationale révolutionnaire entre 1919 et 1922 coupe l’étoffe alors abondante selon un modèle erroné.

En 1895 mourait Engels, et cette histoire de testament a beau être bourgeoise, tout le monde le définissait comme l’exécuteur testamentaire de Marx. Bernstein passait pour l’exécuteur des volontés du maître Engels, et cela rendit encore plus bruyant l’écho qu’eut, peu après, la sortie de son livre : « Les prémisses du socialisme ». Cette œuvre fondait l’école révisionniste du marxisme, ce courant qui combattait pour les réformes sociales progressives et admettait la collaboration politique et même gouvernementale des partis socialistes avec la bourgeoisie la plus avancée afin d’accélérer l’évolution du capitalisme, laquelle aurait constitué la seule prémisse nécessaire à l’éclosion du socialisme. La polémique éclata de manière très vive et se prolongea entre les bernsteiniens et les marxistes orthodoxes, qui revendiquèrent la lutte intransigeante de classes et la perspective du choc révolutionnaire armé comme unique « prémisse » véritable à la fin du capitalisme.

Pour le réformisme, qui envahissait tout en ces décennies d’apparente idylle sociale et de pause dans les guerres, le marxisme traditionnel « était un fils non reconnu de l’adolescence orageuse du capitalisme et représentait une série de déductions tirées de la période des révolutions comprise entre 1789 et 1848 ».

De la même façon qu’aujourd’hui on prétend que la construction marxiste est prise en défaut dans la représentation de cette « vieillesse orageuse » du capitalisme on prétendit alors que ses théories étaient défectueuses lorsqu’il s’agissait d’en expliquer « la maturité tranquille ». L’histoire écrasa les révisionnistes.

Depuis 1895 le jeune Lénine fait passionnément cause commune avec les radicaux en lutte contre les révisionnistes et traduit en russe la réponse polémique de Kautsky à Bernstein. Dans toute la période qui suit, il est à remarquer que, tandis que Lénine est en désaccord avec les opinions de beaucoup de marxistes de gauche -comme Parvus, Luxemburg, Kautsky – au sujet des questions de la révolution en Russie, il fait au contraire entièrement cause commune avec eux sur les problèmes et les méthodes de la révolution en Europe occidentale.

Nous pouvons distinguer trois « aires » de développement révolutionnaire dans la vision de Marx. L’histoire changera les aires bien sûr, mais confirmera tout à fait la vision de-ce développement. Une aire est formée de l’Europe continentale et spécialement par la France et l’Allemagne avec les pays qui les entourent :c’est le camp mûr pour le combat insurrectionnel de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, que les révolutions de celle-ci soient plus ou moins récentes. Une autre aire est fournie par l’Angleterre et l’Amérique où la lutte de classes apparaît, dans la période entre le « Manifeste » et le « Capital », moins tendue dans ses formes politiques. Lénine donnera ensuite la démonstration classique que, même dans ces deux pays, on est entré en plein dans la phase où l’État bourgeois se dote d’un encadrement bureaucratique, militaire et policier dirigé entièrement vers la répression de toute tentative prolétarienne de contrôle. La troisième aire est la Russie toujours féodale, porte de l’Orient arriéré où doivent encore pénétrer les modes de production modernes et s’imposer les revendications libérales et nationales contre les dominations séculaires.

Si de 1789 à 1848, et dans un certain sens jusqu’en 1871, la classe ouvrière en Europe a dû appuyer, même dans des alliances déclarées, la bourgeoisie jeune et progressiste, Lénine voit clairement qu’une situation semblable doit encore se présenter dans l’aire russe. Si en Occident, la collaboration insurrectionnelle des classes justifie l’appui ouvrier aux mouvements d’indépendance nationale, qui étaient réellement jusqu’en 1871 une condition de la lutte moderne de classe dans la mesure où l’expansion de l’industrialisme moderne en dépendait, Lénine voyait qu’on ne pouvait encore exclure un processus semblable pour la Russie.

Les radicaux d’Occident abhorraient avec justesse toute collaboration politique entre les classes, celle-ci ayant déjà dégénéré jusqu’au possibilisme ministériel, au millerandisme et à la politique de bloc maçonnique. Bernstein avait complètement renversé la vision historique juste : nous sommes sortis, disait-il, de la période de la lutte armée et entrés dans celle de la collaboration légale. On était au contraire sorti de la période de collaboration, non légale mais insurrectionnelle, avec la bourgeoisie, dans la lutte contre la vieille autorité, et on entrait dans celle de la lutte entre prolétariat et bourgeoisie qu’il fallait pousser à son tour à l’insurrection, comme on l’avait vu à Paris en juin 1848 et en 1871.

Lénine voyait cela clairement et cela transparaît dans chaque ligne écrite depuis 1893 à 1923 pour qui sait lire et n’a pas d’intérêt à le déformer. Mais en Russie, il se trouvait confronté à une toute autre forme de dégénérescence, et, pour être plus exact, de la même dégénérescence révisionniste : le marxisme légal. Struve disait : nous sommes en dehors de la phase des alliances avec la bourgeoisie, et en conséquence, ses luttes pour la liberté politique et pour l’indépendance des nations opprimées ne nous intéressent en rien. Et alors ? Lui qui se déguisait en intransigeant, transigeait avec le Tsar, comme Lassalle, autre élève imparfait du marxisme, flirtait un peu avec le Kaiser : laissons, disait-il, toute revendication bourgeoise et inoculons dans le système tsariste la lutte pacifique pour les conquêtes économiques qui importent à la classe ouvrière : les huit heures, l’augmentation des salaires, les lois sociales etc. Le révisionnisme qui s’était contenté en Occident de troquer la révolution ouvrière contre les réformes sociales, allait plus avant en Russie, et, en faisant habilement ostentation de la méthode de classe, troquait la révolution ouvrière et également la révolution anti-féodale.

Toute la vie et l’œuvre de Lénine, paraphrasée par mille auteurs, devraient être lues à la lumière de ce combat dialectique entre les stratégies de la révolution dans les deux aires que l’histoire tient séparées jusqu’en 1917. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut comprendre l’accord parfait de la critique théorique de la démocratie bourgeoise et de tout légalitarisme, critique complète, et inchangée depuis le Manifeste, avec la démolition de cette pure folie qui consiste à tendre des ponts au tsarisme, aux satrapies, ou même aux dominations coloniales outre-mer des puissances bourgeoises, sous le prétexte hypocrite d’être anti-bourgeois et au nom d’un marxisme châtré.

En Russie, toutes les forces disposées à se battre avec les armes contre le despotisme, la dynastie et les boyards, sont poussées en avant, qu’elles proviennent des bourgeois, des paysans, des intellectuels ou des populations opprimées; au dénouement de cette lutte, le prolétariat révolutionnaire doit se présenter comme protagoniste, prêt, avec les armes théoriques, d’organisation et tactiques, à sa dictature.

A partir de ce moment, la lutte pour le pouvoir politique provenant de l’insurrection sera, dans une seule et unique aire, la prémisse pour une soudure rapide entre le type de production très avancé de l’Occident et le type russe arriéré et désorganisé. Ce fut la bataille de la IIIe Internationale de Moscou.

Quand Lénine avait lu le livre de Bernstein, il avait prévu la faillite de la doctrine de ce dernier. Et en effet, le 1905 russe était venu remettre l’insurrection à l’ordre du jour de l’histoire et l’amoncellement des nuages de tempête impérialiste était venu remettre à l’ordre du jour des guerres encore plus terribles. Cela voulait dire que les perspectives tirées de la période orageuse de la première moitié du siècle passé étaient pleinement valides.

D’avoir cédé au mensonge du calme de la maturité du capitalisme eut pour conséquence la banqueroute social-démocrate : elle emporta les révisionnistes et de nombreux radicaux. Les deux courants se virent renvoyés à l’époque d’un régime bourgeois adolescent et qu’il fallait aider à grandir … Ils demandèrent aux travailleurs de prendre les armes pour des fins démocratiques, pour des fins nationales

Alors que la survivance médiévale du Tsarisme était une raison pour la campagne chauviniste des socio-démocrates en Allemagne, le scandale énorme fut que la thèse de l’appui à la guerre gagne jusqu’à certains des socialistes russes et des chefs marxistes orthodoxes, de l’aile bolchévique.

C’est fin décembre 1914 que Lénine fait parvenir en Russie ses thèses sur la guerre; les points principaux en sont cités par Trotski dans son « Staline ». On peut les résumer ainsi : 1) guerre à la guerre. 2) Transformer la guerre impérialiste en guerre civile. 3) La défaite du gouvernement tsariste est le moindre mal dans n’importe quelle condition.

Naturellement, tous ceux qui furent déconcertés dirent que Lénine préférait la victoire de l’étranger et de l’impérialisme allemand. Lénine avait écrit à Gorki en 1913 : je n’ose espérer que le Kaiser et François-Joseph nous fassent le grand cadeau de déclarer la guerre à la Russie … Mais c’est le même Lénine qui pousse à fond en Occident la campagne contre l’appui honteux des socialistes allemands et autrichiens à la guerre et tisse la première trame d’où sortiront les rebellions de Karl Liebknecht, de Friedrich Adler

On peut faire un certain parallèle avec l’Italie. Ici aussi, pour les socialistes qui s’opposèrent à la guerre en Italie, il y eut dans l’immédiat après-guerre des éléments favorables dans la mesure où la guerre n’avait pas bien tourné pour la bourgeoisie italienne. Il est-facile de se souvenir qu’à la fin les ennemis du Tsar et de la bourgeoisie démocratique italienne furent vaincus. Cependant, le Tsar ainsi que la classe dirigeante italienne s’étaient cassé le nez à l’issue des vicissitudes de la guerre et de la paix, la situation interne devint favorable à la lutte de classes prolétarienne. Aujourd’hui, des bourgeois et des « léninistes », c’est à qui aimera le plus Trieste !

Si les armées allemandes avaient non seulement percé dans les Carpates et à Caporetto mais avaient aussi foulé le territoire anglais et anéanti l’armée française, la révolution de Lénine aurait envahi l’aire européenne entière et peut-être triomphé. Et surtout à Berlin.

Aujourd’hui

Dans la situation de guerre impérialiste de 1939, toute question de conquête libérale intéressant le prolétariat était tombée au fond du passé pour l’aire européenne entière et les conditions de la production et de l’économie capitalistes y étaient établies partout. Toute distinction de développement social et donc de champ historique révolutionnaire entre aire anglo-saxonne, continentale et russe était dépassée, tout obstacle de survivance médiévale avait disparu .Plus que jamais la formule de Lénine : partout, contre son gouvernement et son armée, devait être en vigueur. L’optimum aurait été la révolution européenne. Y avait-il un moindre mal ? Sans aucun doute. Pour nous c’était, c’est connu, la défaite du super-impérialisme anglais.

Quelle fut au contraire la désastreuse politique stalinienne ? Sans la détermination exacte de la portée de sa trahison et si on ne sait pas la mettre en relation avec les accusations opportunes de la gauche communiste depuis 1920, il est vain d’affronter les problèmes d’une juste stratégie révolutionnaire pour la reprise d’un demain dont nous ne sommes pas à la veille.

A l’époque qui précéda la guerre, face aux phénomènes du totalitarisme capitaliste économique et politique, apparus en Italie en 1922 et en Allemagne en 1933, au lieu d’en tirer les conclusions évidentes sur la vérification de la perspective du marxisme orthodoxe et radical et de la théorie léninienne sur l’impérialisme, on confirma l’énorme balourdise de la mise en doute des présupposés démocratiques et on proclama le bloc pour la liberté.

Lorsque le conflit pour Danzig éclate, la politique russe de pacte avec Hitler contribue fortement au désarroi; en France, en Angleterre et en Amérique, les staliniens déclarent pour nous, Français et Anglais, cette guerre n’est pas démocratique mais impériale, il faut donc appliquer le mot d’ordre de Liebknecht : l’ennemi est à l’intérieure Les documents de la propagande en France sont terriblement décisifs.

Mais quand le pacte avec Hitler est rompu, la guerre « redevient » démocratique et tous les prolétaires communistes du monde sont invités à faire cause commune avec les bourgeoisies impériales anglaise et américaine !!

La clarté des faits contemporains a montré à tous comment la sortie de la situation de guerre a signifié en même temps, dans toute l’aire, sauvetage de la démocratie et mort de la révolution ouvrière. Et cette démocratie sauvée ressemble, sans aucune surprise de la part des marxistes, comme deux gouttes d’eau aux fascismes vaincus. Il est donc juste de dire qu’on ne pouvait envisager un mal plus grand et que le moindre mal aurait été la défaite des puissants centres anglais et américain de l’impérialisme mondial.

Ce n’est que sur cette ligne d’expériences historiques solides que l’on peut examiner la situation d’une troisième guerre mondiale. La perspective maximale d’une attaque de l’intérieur des partis révolutionnaires prolétariens contre tous les gouvernements est absente. Staline ne nous « fera » pas « le grand plaisir » d’attaquer le capitalisme américain dont l’ossature résume le capitalisme mondial : Staline est embarqué à fond, avec tout son mouvement, dans la campagne pour la paix.

Mais si la paix se brisait, comme cela est arrivé tant de fois, en dépit des pacifistes militants qui se transforment alors d’un seul coup en guerriers frémissants, pourquoi ne pas chercher quelle serait l’issue la plus mauvaise ? Et pourquoi ne pas voir que celle-ci serait constituée par le triomphe de l’Amérique pour des raisons qui découleraient de sa prédominance non pas militaire, mais diplomatique et économique ?

Une telle position est supérieure à celle d’un simple indifférentisme, admissible tout au plus pour un troisième rival dont les forces seraient au moins du même ordre de grandeur que celles des deux premiers. Et elle n’a de sens que si elle permet que la somme de toutes les leçons de l’histoire sur les hontes du stalinisme soit exploitée en faveur du retour à l’internationale révolutionnaire. de demain, et non pour l’apologie de la « liberté » et de la « prospérité » américaines, pour l’ombre du doute jeté sur la continuité de la ligne qui va de Marx à Lénine et qui prépare pour la force prolétarienne les ressources, auxquelles on ne peut renoncer, de la dictature et de la terreur anti-capitalistes.

Cette ligne, nous la possédions de manière sûre dans le développement historique et politique, et nous avons voulu encore une fois la reprendre le long de son fil difficile.

Et nous n’aurions pas pu la posséder, si nous l’avions perdue en ce qui concerne le développement économique. On reportera à un autre exposé la démonstration que l’économie d’État contemporaine est un capitalisme classique, comme il a été défini à sa naissance. La formule de l’État instrument de police de la classe bourgeoise, et son instrument économique en même temps, vaut non seulement de 1789 à 1900, mais aussi aujourd’hui. A certains moments, il parvient à occulter sa fonction économique, à d’autres, sa fonction policière; le marxisme les distingue toujours toutes les deux à la fois.

Une vision qui se laisse égarer quand elle ne voit pas les « personnes » des capitalistes individuels au premier rang n’est précisément pas une vision matérialiste. Le capital est une force impersonnelle déjà chez le jeune Marx. Le déterminisme sans hommes n’a pas de sens, cela est vrai, mais les hommes sont son instrument et non son moteur. Le capital peut trouver pleine satisfaction dans le mobile économique des intérêts et celui physique des appétits dans lequel nous allons chercher son origine, même lorsque les bouches qui mangent ne sont pas les mêmes que celles qui parlent et font son apologie. La prétention qu’une telle coïncidence existe est admissible chez l’idéaliste, qui voit, entre la bouche qui mange et celle qui parle, comme élément déterminant le cerveau et la pensée, et qui pleure sur notre infini mépris pour cette intégrale dignité de la personne humaine.

A votre boussole ! En économie, en histoire et en philosophie s’il vous plaît. A votre boussole non affolée, les gars !


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 20, 18–31 Octobre 1951. Traduit dans Invariance. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

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