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PATRIE ÉCONOMIQUE ?


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Patrie économique ?[1]
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Sur le fil du temps

Patrie économique ?

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Au sein du mouvement prolétarien du début du siècle, pendant la période florissante de la IIe Internationale, la question des nationalités préoccupait les partis socialistes d’Europe occidentale et orientale de manière bien différente selon les pays.

Dans les États dont le territoire était désormais délimité, avec une unité linguistique et nationale, avec d’autre part des institutions libérales et parlementaires consolidées, les partis socialistes considéraient qu’il existait une totale contradiction entre la lutte de classe du prolétariat contre sa bourgeoisie, dans ses aspects économique, social et politique, et toutes les traditions, idéologies, revendications ou perspectives nationales. Le marxisme leur avait clairement enseigné que la formation des États politiques nationaux était un résultat et une nécessité du capitalisme, de même que la révolution antiféodale. Les premiers groupes prolétariens indépendants et conscients avaient donc encouragé et appuyé ce processus, mais seulement dans la mesure où il fournissait la base pour le plein développement de la lutte de classe, depuis les premières revendications économiques jusqu’au renversement du pouvoir bourgeois.

Personne ne mettait en doute qu’en Italie, par exemple, il ne devait y avoir qu’un seul parti socialiste, et que les éventuels adhérents juifs (ou frioulans ou valdostans !) en faisaient tous partie, exactement au même titre que les autres : tous les ouvriers, quelle que soit leur langue, leur race ou leur nationalité, devaient lutter au même titre contre la classe bourgeoise et contre l’État national qui en est l’instrument.

L’Angleterre constituait une exception : on avait du mal à rassembler dans un parti unique des ouvriers anglais, écossais, et surtout irlandais. Mais la question devenait très difficile dans les pays plurinationaux et qui, d’autre part, étaient encore plus ou moins organisés politiquement selon le système féodal : Russie, Turquie, États balkaniques et, cas typique, l’Autriche-Hongrie.

Certes, les socialistes de l’empire des Habsbourg étaient très liés au puissant développement organisatif et théorique de la social-démocratie allemande, orthodoxe et classiste dans son idéologie de façade, malgré ses graves lacunes souvent stigmatisées par Marx et Engels, notamment sur le problème du centralisme ou du fédéralisme régional, ainsi que sur celui de la lutte contre l’État prussien et son hégémonie. Mais par ailleurs, ils ne parvenaient pas à rassembler dans une organisation unique les Allemands, les Magyars, les Bohémiens, les Polonais, les Slovènes, etc. Ils ne parvenaient pas non plus à résoudre le problème de la perspective historique : la question à l’ordre du jour était-elle directement celle de la lutte politique du prolétariat socialiste de tout l’empire contre l’État monarchique de Vienne et de Budapest ? Ou devait-on d’abord lutter pour libérer les divers territoires nationaux « opprimés », revendication qui trouvait un écho dans les couches bourgeoises et petites-bourgeoises de ces zones, mais aussi dans des couches ouvrières et paysannes ?

L’école marxiste autrichienne s’efforçait, vers 1910, de donner à ce problème une solution qui puisse s’intégrer au programme socialiste. Des marxistes de droite, ou du moins du centre, comme Springer et Bauer, exposaient leurs théories sur la question[2].

Cette question intéressait également beaucoup à la même époque les socialistes russes, dont les centres travaillaient à l’étranger, le mouvement étant illégal depuis la défaite de la révolution de 1905. La social-démocratie russe était divisée en deux partis, le parti bolchévik et le parti menchévik. Les bolchéviks attachaient une grande importance à la lutte non seulement contre les droites et les « liquidateurs », qui voulaient renoncer à la lutte illégale et insurrectionnelle, mais aussi contre les mouvements socialistes nationaux des Polonais, des Finlandais, des Caucasiens, et surtout contre le Bund, parti socialiste des ouvriers juifs.

Il existe une lettre célèbre de Lénine à Gorki, datant de février 1913, où il parle avec de grands éloges d’un essai sur ce thème écrit par un « merveilleux Géorgien », le bolchévik Staline, qui militait en Russie sous le nom de Koba et qui, après la brève parenthèse qui lui avait permis d’écrire ces trois articles pour la revue du parti, était tombé dans les griffes de la police tsariste[3].

Dans cet essai, Staline prend résolument position contre les conclusions erronées des Autrichiens, dont se rapprochent les déviations des menchéviks et des bundistes. La formule de Bauer et Springer était, au point de vue de l’organisation, d’admettre l’existence de partis par nationalités fédérés entre eux; ces partis finissaient d’ailleurs par adhérer directement pour leur propre compte à l’Internationale socialiste de Bruxelles, ce qui suscitait l’étonnement, pour ne pas dire plus, des marxistes de gauche occidentaux que nous étions. Staline soutient la formule du parti unique sur le territoire d’un État donné, parti qui accueille au même titre des ouvriers et des camarades de toute langue et de toute race. Les Autrichiens voulaient qu’on inscrive dans le programme socialiste l’« autonomie nationale culturelle » qui devait être garantie, y compris sous le régime de la bourgeoisie, par des lois particulières. Staline repousse avec la plus grande vigueur cette formule, à laquelle il oppose celle de l’autodétermination des peuples, pouvant aller jusqu’à la séparation territoriale. Il reproche avec raison à la formule autrichienne d’être évolutionniste et non révolutionnaire, et d’aboutir à remplacer la position internationaliste et classiste par le nationalisme.

Le sujet est délicat, et peut prêter à confusion. Si l’argumentation de Staline apparaît comme radicale et marxiste dans sa partie négative, elle pourrait en effet, dans sa partie positive, être rapprochée – à tort – de la position démocratique des diverses « Ligues pour la Paix et la Liberté ». Aussi est-il nécessaire de bien la comprendre. Aujourd’hui, en effet, les staliniens ont tous glissé, sur le plan des principes, sur ce terrain antimarxiste. Staline lui-même, du vivant de Lénine, a commencé à faire quelques dérapages en direction du nationalisme géorgien. Mais à l’époque, face à ces adversaires, sa formule était, si on la comprend correctement, aux antipodes de la déviation révisionniste et opportuniste. On ne le voit pas facilement, car même à cette époque sa mentalité était fortement « concrète », même lorsqu’il traitait de « positions de principe », et prudente dans les généralisations, ne serait-ce d’ailleurs que parce que les textes devaient pouvoir circuler en Russie. Mais ce texte contient de nettes intuitions de l’approche de la guerre impérialiste mondiale (les guerres balkaniques étaient à peine achevées), et l’affirmation résolue du caractère international des luttes qui s’ensuivront.

Dans l’analyse du fait national, Staline s’écarte de Bauer en ce qu’il donne moins de poids au fait racial (ethnographique) et linguistique, et davantage au fait territorial, et surtout historique. La définition que Staline donne de la nation est bien différente de celle de Bauer. Celui-ci dit :
« Une nation est l’ensemble des hommes réunis en une communauté de caractère basée sur une communauté de destin ». Staline dit au contraire : « La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture »[4].

Il faut toujours replacer les polémiques passées dans leur contexte. A un examen hâtif, les deux formules pourraient paraître peu différentes. Au contraire, c’est précisément la première qui glisse vers le « nationalisme », c’est-à-dire vers les différentes idéologies qui considèrent que les « valeurs nationales » sont naturelles, indépassables et éternelles, et en déduisent que toute lutte économique, sociale et politique devra en tenir compte, car il existera « toujours » et « partout » un certain degré d’intérêts communs à toutes les classes économiques qui constituent une nation, et ce sera toujours une folie de dire que pour l’ouvrier salarié le patron est « un étranger ». Or c’est précisément sur cette pente que descendent toujours plus les staliniens actuels.

La nation en tant que processus historique a, pour Staline, un commencement, une durée et une fin. Il le dit clairement, et sa formule n’est autre que celle de Marx et de Lénine : la nation est
« une catégorie historique d’une époque déterminée, l’époque du capitalisme ascendant ».
Cette montée du capitalisme industriel s’étant produite et étant devenue la base de l’économie, Staline réaffirme la position du « Manifeste ». La lutte nationale est toujours, dans son essence, une lutte bourgeoise, celle d’une bourgeoisie plus puissante contre une autre. Elle naît du fait que toute bourgeoisie lutte pour avoir un marché, et doit pour cela avoir un territoire. Tout mouvement national commence de la manière suivante :
« la bourgeoisie de la nation opprimée […] en appelle à ses frères du « petit peuple » et commence à invoquer à grands cris la ‹ patrie ›, en faisant passer sa propre cause pour celle de tout le peuple ».

L’auteur se demande alors :
« le prolétariat se rangera-t-il sous le drapeau du nationalisme bourgeois ? Cela dépend du degré de développement des contradictions de classes, de la conscience et de l’organisation du prolétariat. Le prolétariat conscient a son propre drapeau, un drapeau éprouvé, et il n’a nul besoin de se ranger sous celui de la bourgeoisie ».

Les thèses de principe sont donc parfaitement sûres. Elles correspondent à la formulation de Lénine :
« Les nations sont un produit et une forme inévitables de l’époque bourgeoise de l’évolution des sociétés […] le développement du capitalisme […] substitue les antagonismes de classe aux antagonismes nationaux. C’est pourquoi dans les pays capitalistes développés, il est parfaitement vrai que les ouvriers n’ont pas de patrie ».[5]

Il est donc établi, d’une part, qu’est antimarxiste, antiléniniste et… antikobiste toute politique qui, comme celle des communistes staliniens d’aujourd’hui en Italie, postule des valeurs, des traditions, des destins nationaux communs aux ouvriers et aux classes possédantes à la seule condition qu’on accepte certaines revendications « populaires » et pacifistes, et en admettant qu’un gouvernement italien « fondé sur cette constitution » puisse en politique étrangère se ranger dans l’une ou l’autre coalition pour des raisons autres que l’intérêt de sa bourgeoisie locale. Une fois mis en place ces principes vitaux, nous pouvons maintenant examiner la critique faite par Staline de la solution doctrinale et programmatique de l’« école autrichienne » d’il y a quarante ans.

La proposition constitutionnelle qui dérivait de la thèse de l’« autonomie nationale culturelle » était la suivante : l’État plurinational restait unitaire, mais il accordait à chaque communauté nationale une autonomie dans le domaine culturel : langue, école, presse, théâtre, etc., en ne délimitant pas de régions territoriales mais en permettant à chaque citoyen, selon sa race et sa langue, de choisir de s’inscrire à un registre d’état civil en vue d’élire une sorte de « curie nationale ». Même les habitants d’une petite ville auraient été divisés et auraient voté dans des conseils différents, selon leur appartenance à la nationalité juive, slave, allemande, italienne, etc. (pour fixer les idées, qu’on pense par exemple à ce qui se passerait à Fiume !). En conséquence, cet État était considéré comme un modèle de la future société socialiste, qui serait elle-même divisée en différentes communautés nationales. C’est précisément ce que combattent Marx, Lénine et le Staline de 1913 : le capitalisme lui-même efface peu à peu les différences de race, de langue et de nation; là où ses institutions sont à leur point de perfection, les différentes nationalités peuvent avoir le même statut juridique : exemple typique, la Suisse. Ceci est une constatation polémique, non une apologie (il s’agit de le comprendre) et n’empêche pas, comme le rappelle le texte de Lénine cité plus haut, que
« la forme même la plus libre et la plus progressive de l’État bourgeois, la république démocratique, n’élimine nullement ce fait [que l’État représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation des salariés par le capital, comme le dit Engels] mais en modifie seulement l’aspect (liaison du gouvernement avec la Bourse, corruption directe et indirecte des fonctionnaires et de la presse, etc.) ».

Le programme du socialisme prolétarien dépasse donc la nation, il ne l’organise pas sous des formes nouvelles. Il prend acte de ce que la forme capitaliste développée est elle-même capable de la dépasser.

Que la formule de Bauer mène à l’opportunisme, Staline le prouvait par l’exemple de nombreux partis ouvriers nationaux qui, dans certains cas, firent bloc avec les partis bourgeois de la même nationalité dans leurs parlements, diètes et doumas, contre les marxistes. C’est ce même bloc que Togliatti offre à De Gasperi et Di Vittorio à Costa pourvu que l’Italie reste en dehors du Pacte Atlantique[6]. Une autre grave critique, c’est qu’on en était arrivé à des syndicats ouvriers par nationalité, qui jouaient réciproquement le rôle de jaunes dans les grèves.

Quant au Bund juif, il alla jusqu’à revendiquer la fête du sabbat, prescrite par la religion israélite, et la langue yiddish (sorte de mélange d’hébreu et d’allemand) à la place du russe. Staline a toujours tenu à la langue russe littéraire, et à ce moment, d’ailleurs, il avait raison. Il se moquait de l’hypothèse de communautés culturelles et linguistiques dans le Caucase, où il aurait fallu en créer plus d’une demi-douzaine, avec des peuples absolument primitifs et sans aucune culture en dehors des superstitions religieuses ou païennes : les Mingréliens, les Abkhases, les Adjars, les Svanes, les Lesghiens, les Ossètes, les Kobouletz, etc.

Il reste à comprendre la formule des marxistes de gauche à l’époque et dans ces pays : autodétermination des peuples qui vivent sur un certain territoire commun. Cette formule proclame un droit et une égalité des nations : or ceci, comme nous l’avons souvent démontré d’après les thèses de Marx et de Lénine, n’a pas de sens dans notre théorie. Il s’agit d’en comprendre le sens politique. Pour penser de façon concrète à l’autodétermination, il faut avoir délimité une frontière à l’intérieur de laquelle une certaine autorité réalisera une consultation, un plébiscite : qui établira la frontière et dirigera le vote ? Et quel sens aura la majorité dans une masse indistincte de bourgeois, d’intellectuels et de travailleurs ?

Mais il ne s’agit pas ici des plébiscites dont est remplie l’histoire des luttes de libération nationale et qui ont d’ailleurs toujours sanctionné des luttes armées, qui étaient, au fond, des luttes entre les classes. Il s’agit de s’opposer vigoureusement à la « superstition de l’État » qui était le fait des révisionnistes allemands d’une part, des menchéviks russes de l’autre. Les premiers parlent d’une évolution graduelle, les seconds excluent les « actions audacieuses et résolues », les uns et les autres manient de stupides formules programmatiques qui peuvent être insérées dans la législation de l’État sans modifier les rapports de pouvoir entre les classes, ni les territoires gouvernés. Dire que la nation a le droit de décider de son propre sort et que personne n’a le droit de lui en imposer un de l’extérieur est indéniablement une formule de Propagande un peu littéraire, qui ne s’accorde pas bien avec la doctrine du déterminisme marxiste. Mais le sens est clair : cette formule condamne tout « légitimisme » et toute répression de mouvements insurrectionnels; elle rejette tout expédient qui, en cas de conflits inévitables nés de mouvements nationaux séparatistes et indépendantistes, tendrait à réunir deux déviations du mouvement ouvrier : d’une part la solidarité dans la révolte entre bourgeois et travailleurs, qui est toutefois tolérable dans certaines phases historiques; d’autre part la solidarité des socialistes avec l’État de la nationalité dominante pour affirmer que la chose peut être réglée légalement et que le recours aux armes doit donc être réprimé – ce qui est défaitiste et réactionnaire. En ce sens Marx était révolutionnaire en 1848, quand il disait qu’il fallait soutenir en Pologne le parti ouvrier qui était pour l’émancipation du joug tsariste. Etaient au contraire des traîtres les disciples des Bauer-Springer qui, en 1914, soutenaient la guerre austrohongroise contre la révolte slave; tandis que les socialistes serbes qui surent être contre la guerre, même s’il s’agissait dans leur cas d’une guerre « de défense », furent de bons marxistes et de bons révolutionnaires

L’autodétermination, Staline le dit dix fois dans ce texte, cela ne veut pas dire favoriser la séparation du Caucase pour que celui-ci tombe sous la coupe des mollah féodaux et théocratiques; cela ne veut pas dire favoriser le pouvoir de la bourgeoisie dans une Finlande indépendante au lieu de celui des ouvriers, etc.

Favoriser les mouvements séparatistes, cela voulait dire porter des coups puissants aux États russe ou autrichien, en facilitant les coups de classe que leur porteraient, de l’intérieur, les travailleurs de la nationalité majoritaire. C’est ce qui arriva en Russie, même si Lénine dut encore se battre vigoureusement pour éviter qu’un nationalisme ne renaisse en tirant prétexte du fait que le pouvoir tsariste avait été remplacé, en février 1917, par un pouvoir « légal ». Et c’est ce qui aurait pu arriver avec succès en Hongrie, en Bavière, en Saxe, en Pologne, etc., si les ravages de l’opportunisme au cours de la première guerre mondiale n’avaient pas eu de si terribles conséquences.

Dans le but de rassembler des ennemis contre la légalité constitutionnelle bourgeoise, la doctrine marxiste opposait donc aux convoitises de classe des bourgeoisies impérialistes les plus avides le soutien à la séparation des nations et des colonies opprimées; elle disait dialectiquement que tout en tendant à la lutte de classe contre les bourgeoisies dominantes et dominées, le prolétariat n’est pas indifférent à ces formes d’oppression et tend à les détruire pour dépasser toutes les sources d’antagonismes nationaux. Cette thèse ne peut être confondue avec une renonciation au programme internationaliste intégral. Elle ne peut se traduire par l’affirmation de valeurs et de destins nationaux, interclassistes, qui permettrait de conclure que les luttes de classe doivent être subordonnées à la défense d’un intérêt national supérieur et que dans chaque pays, capitalistes et ouvriers doivent les uns et les autres défendre ces « conquêtes » bien connues que sont la « production », l’« investissement », les résultats du commerce extérieur, le budget de l’État, et la circulation…

Devant un interlocuteur qui aurait tenu ce langage de falsification, Lénine, tout comme Marx et Engels, aurait fulminé de colère. Quant à Koba, personnage moins loquace, il aurait bien trouvé, en fouillant dans ses vastes poches, quelque bombe de format réduit pour se débarrasser du falsificateur.

Aujourd’hui

L’attention du monde est tournée vers la Perse et son pétrole.

On donne du principe de l’autodétermination la version suivante : tout peuple est souverain sur son territoire et maître de son sol, de son sous-sol et des installations existantes dans ses villes et dans ses campagnes. Quel que soit le régime et le gouvernement, celui-ci a la faculté d’ « exproprier » et de « nationaliser » non seulement les gisements de son sous-sol, mais aussi les installations d’extraction et de traitement, ainsi que celles des ports d’embarquement. Dans cette revendication, tout le peuple de l’Iran est uni par un même intérêt : monarques, féodaux, prêtres, bergers du désert, petits paysans de la maigre zone fertile, ouvriers des mines et des établissements industriels et portuaires, bureaucrates et, dans la mesure où il y en a, bourgeois nationaux, industriels, banquiers et commerçants persans. Donc les grandes manifestations de Téhéran ou d’Abadan sont un mouvement national révolutionnaire, que la Russie appuie et que la classe ouvrière mondiale doit considérer avec sympathie.

Sans prétendre le moins du monde qu’on doive considérer avec sympathie l’Anglo-Iranian et l’affairisme capitaliste de l’Angleterre et des autres pays, il nous importe de relever ici que cette question nationale et cette revendication d’autodétermination présentent des caractères nouveaux et intéressants si on les analyse à la lumière des données du matérialisme historique. Non seulement les éléments raciaux, linguistiques, culturels, psychologiques et tous ceux dérivés de la tradition disparaissent ou presque devant les grandes forces motrices du conflit extrêmement aigu qui se développe aujourd’hui, mais on voit même s’estomper les éléments historiques soulignés par Staline, au profit de ceux que la « vie économique » rend brûlants.

Si l’on considère la race, la Perse en connaît une grande variété qui se mélangent et s’entrecroisent : aborigènes et importées, aryennes et mongoles, et rien n’expliquerait, de ce point de vue, la lutte des Iraniens contre les Anglais plutôt que contre les Russes ou, disons, les Américains, qui finiront du reste par exploiter toute l’affaire.

Pour ce qui est de la langue, de la culture, du caractère persans, on peut les trouver largement attestés avec de profondes racines dans une tradition historique; mais quelle contribution le pétrole, qui est connu depuis cinquante ans, a-t-il apportée à ces caractères transmis depuis des millénaires ? Les Perses furent à l’avant-garde de la civilisation et de la culture avant les Grecs, mais à l’époque ils ne savaient pas qu’ils avaient du pétrole, et encore moins ce que c’était et à quoi cela servait ! Des racines d’une tradition, nous en trouvons tant que nous voulons dans la langue persane, qui est une des premières et des plus parfaites, mais… qui ne connaît pas le mot « pétrole ». Nous en trouvons sous la forme d’une littérature et d’une philosophie qui sont parmi les plus hautes. De même, nous trouvons une histoire glorieuse, faite de conquêtes, de victoires et d’organisation de peuples, avec des cités qui étaient, paraît-il, bien plus grandes et plus belles que les villes actuelles. Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’affaire qui nous intéresse ? Rien.

Les Perses entreprirent la conquête du monde méditerranéen, ils se servirent dans leurs expéditions de troupes occidentales d’élite (même si elles n’étaient pas… parachutées ou motorisées). Mais lorsque « Daréiou kai Parusàtidos gignôntai pàides dùo », c’est-à-dire quand Darius et Parysatis donnèrent naissance aux deux rivaux Cyrus et Artaxerxès, quelle fut la pomme de discorde entre les deux frères ? Non pas des puits de pétrole mais d’immenses troupeaux, des masses d’esclaves, et des cités babéliques. C’est Xénophon, sorte de journaliste moderne, bourgeois et commercial, pourrait-on dire, qui en fit la chronique; mais lorsqu’il battit en retraite avec ses dix mille compagnons et cria « Thalassa, Thalassa » à la vue de la mer, il ne se rendit pas compte qu’il avait suivi le tracé de l’oléoduc moderne qui va du golfe Persique à l’Euphrate et à la Méditerranée. On n’en trouve pas un mot dans son Anabase et il ne revendique pas la propriété intellectuelle du projet !

La tradition et le destin de la communauté nationale iranienne semblaient avoir achevé leur cycle depuis que l’orgueil des grands Rois, savants et prêtres, avait dû plier devant les armes des Grecs, des Romains, des Islamiques, puis devant les impérialismes modernes, russe et anglais, qui l’enfermèrent dans un étau impitoyable.

La communauté de vie économique n’était plus qu’une pauvre chose depuis que le contenu n’en était plus la construction d’énormes enceintes urbaines et de digues sur les fleuves sacrés, construites par le travail de millions d’esclaves. Avec une densité de population inférieure à dix habitants au kilomètre carré, le pays ne possédait pas de chemins de fer avant la découverte du précieux liquide. L’agriculture elle-même, dominée par une organisation féodale immobile ayant pour sommet la monarchie et l’État, ne couvrait qu’une petite partie du territoire, car la zone semi-désertique et stérile était encore parcourue par des tribus nomades non sorties de la barbarie, tribus de pasteurs, incapables de se fixer dans des territoires stables sur un sol inhospitalier. Pas la moindre tendance, donc, vers une vie nationale moderne, aucune exigence de constitutions politiques nationales comme celle que provoque la naissance des formes modernes de production, de l’industrie et du capitalisme.

Tout est venu, en quelques dizaines d’années, de l’extérieur et d’outre-mer : la découverte du précieux liquide, la connaissance de son utilité en tant que combustible, la technique qui permet de l’extraire, de le raffiner, de le transporter, de l’utiliser, le réseau organisé pour le distribuer, le vendre et en tirer profit. Tout cela a bouleversé le pays, mais pas encore toute la communauté nationale. Les bouleversements profonds ont eu lieu sur la côte sud, au bord du golfe Persique, le long de laquelle sont situés géologiquement les gisements, ce qui a permis aux colonisateurs et aux capitalistes étrangers d’ouvrir des ports et d’installer à proximité des raffineries et des dépôts, tout en y amenant leur importante flotte pétrolière moderne, avec des navires d’un type tout particulier.

Alors que des siècles et des siècles n’ont pas suffi à changer le visage de régions très anciennes, comme celle de Naples par exemple, qui ne trouvent pas le moyen de remédier à la vétusté de leurs installations et de leur organisme anachronique et malade de misère, tout est flambant neuf dans ces agglomérations côtières, et les hommes d’affaires ou les techniciens qui arrivent en avion y trouvent, quelques minutes après avoir débarqué dans des aéroports ultramodernes, des hôtels de luxe, des jardins, des serres, des lieux de plaisir et aussi de corruption là où, il y a dix ans peut-être, les troupeaux piétinaient encore le sable.

Djeddah, sur la côte arabe de la mer Rouge, est un de ces lieux de faste et de luxe fébrile. On dit que la location d’une villa y coûte dix millions de lires italiennes, et qu’elles sont très demandées. C’est tout près de la zone de l’Aramco, la société pétrolière araboaméricaine. A quelques kilomètres vers l’intérieur se trouve… La Mecque, la mystérieuse capitale religieuse des mahométans, et nous ne savons pas quelles réactions provoque la rencontre entre cette orgie ultramoderne d’affaires et de plaisir et la sévère tradition du Prophète.

Cette nouvelle version du droit national qu’on exalte dans le congédiement de l’Anglo-Iranian par le gouvernement persan mérite d’être étudiée par les marxistes.

Pour les tribus nomades à demi-barbares, la terre n’appartient encore à personne, elle est une nourrice peu fertile, qui vous oblige à déménager après quelque temps pour trouver une autre nourriture. Vient la civilisation, et les organisations humaines se fixent : la terre appartient au conquérant, au Roi. Les millénaires passent : durant toute l’époque féodale la terre appartient au Roi, qui l’attribue à ses généraux et à ses vassaux. La bourgeoisie moderne réunit le sol et le capital, elle fait de la terre un article de commerce et sépare la propriété de la souveraineté. Rien n’interdit au propriétaire d’un certain morceau de terrain d’être en même temps citoyen d’un État étranger éloigné : il aura les mêmes droits, la même protection.

Depuis Marx, nous savons que les régimes bourgeois ne sont en rien incompatibles avec la nationalisation de la terre, qui n’implique pas la collectivisation des entreprises et la fin du capitalisme. Dans l’hypothèse de la nationalisation, le sol et le sous-sol deviendraient un support commun du monopole que la bourgeoisie capitaliste mondiale exerce sur les moyens de production et sur les produits du travail social dans le monde entier.

Que la nationalisation du pétrole par le gouvernement iranien signifie une entrave pour le profit et le surprofit capitalistes britanniques, et une conquête pour le bien-être des pauvres ouvriers du pétrole ou des pauvres serfs et bergers nomades persans : voilà l’énorme mensonge que l’analyse marxiste doit réduire à néant.

Pour le marxisme, le fait que celui qui sait, qui peut, qui est outillé pour extraire et exploiter techniquement le pétrole, s’installe au-delà des mers là où l’on découvrira du pétrole, est un fait utile et révolutionnaire; son droit, comme tous les droits, dérive de la force et des ressources productives et économiques, mais il ne vaut pas moins que le droit de l’arrière-petit-fils d’Artaxerxès, du premier ministre du Shah, ou du romantique berger errant de l’Asie.

Ce n’est pas en remettant les puits à un régime impuissant pour qu’ils s’ensablent, ou en les passant à une autre bande d’habiles exploitants, qu’on améliorera la situation des masses pauvres de la Perse : c’est par la lutte internationale contre les centres de pouvoir des métropoles impérialistes. On ne pourra leur arracher leurs concessions qu’en détruisant celles qu’ils ont sur le sol des comtés anglais ou des États américains dont l’ensemble forme le pouvoir politique capitaliste, et non en enfermant dans des compartiments étanches le réseau toujours plus gigantesque de l’organisation mondiale du travail.

Notes :
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  1. « Patria economica ? », « Battaglia Comunista » № 12/1951, 6 juin 1951. Ecrit après la nationalisation des installations pétrolières de l’Anglo-Iranian Oil Corporation par Mossadegh fin avril 1951. Un autre « fil du temps » intitulé « Sous-sol et monopole » (« Sottosuolo et monopolio », « Battaglia Comunista » № 13/1951, 20 juin 1951) reprendra la question sous l’angle de la théorie marxiste de la rente foncière. [⤒]

  2. Springer est le pseudonyme de Karl Renner. Des extraits de son ouvrage « État et nation » (Vienne, 1899), ainsi que de l’ouvrage d’Otto Bauer « La question des nationalités et la social-démocratie » (Vienne, 1907), ont été traduits en français dans le recueil de Haupt, Löwy, Weill, « Les marxistes et la question nationale », 1848–1914, Paris, 1974. [⤒]

  3. Lettre de Lénine à Gorki, « Œuvres », tome 35, p. 80. L’article de Staline « Le marxisme et la question nationale » parut en 1913 dans les numéros 3 à 5 de la revue « Prosvechtchénié », à laquelle collaborait Lénine. [⤒]

  4. Cet extrait de Staline et les suivants sont cités d’après la brochure « Le marxisme et la question nationale », Paris, Editions du Centenaire, 1978, respectivement pp. 15, 21, 24. La formule de Bauer est reprise telle qu’elle est citée par Staline op. cit., p. 17. Dans le recueil « Le marxisme et la question nationale » (op. cit., p. 236), la formule de Bauer traduite directement de l’allemand est :
    « On peut définir la nation comme communauté de caractère qui se constitue à partir d’une communauté de destin ». [⤒]

  5. Cette citation de Lénine et la suivante sont tirées de son article « Karl Marx » (1914), « Œuvres », tome 21, p. 68. [⤒]

  6. Togliatti, De Gasperi, Di Vittorio, Costa : à l’époque respectivement secrétaire général du P.C. italien, président du Conseil, secrétaire général de la CGIL (équivalent italien de la CGT) et président de la Confindustria (équivalent italien du CNPF). [⤒]


Source : « Editions Prométhée », novembre 1979, ISBN 2–903210–01–2

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