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STENTERELLO Y IRA-T-IL ?


Content :

Stenterello y ira-t-il ?
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Aujourd’hui
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Sur le fil du temps

Stenterello y ira-t-il ?

Hier

Pipetto y réfléchit pendant 294 jours, puis il y alla. Politiquement, Pipetto n’était pas un imbécile; mais, militairement, il n’avait pas « le physique du rôle »[1]. Non seulement il ne pouvait pas se comparer aux guerriers des époques de fer, et il aurait fait une drôle de figure s’il avait essayé d’endosser l’armure du Grand Can ou celle d’Hector Pieramosca; mais, quand nous nous sommes présentés en costume d’Adam devant le Conseil de révision, le carabinier compétent nous a expliqué qu’on avait abaissé la taille minimale d’un centimètre, afin que Pipetto ne soit pas obligé, dès le départ, de faire une croix sur une carrière sûre, y compris dans l’infanterie.

Quoi qu’il en soit, les hommes ne se mesurent pas en pouces; la technique militaire avait bien évolué depuis les alentours du Moyen-Âge, et Pipetto était une personne sérieuse qui fit des études correspondant à son rôle, qui ne s’exalta pas pour les galons sur son béret, et qui gagna une belle épithète : le Roi soldat.

Celui qui se vanta de l’avoir décidé à y aller le 294ème jour du conflit européen, et c’était durant un mois de mai radieux, avait aussi le monopole du maniement des adjectifs; et celui de soldat ne lui plaisait pas, à lui, Gabriele D’Annunzio. Le mot soldat n’est pas, bien sûr, la traduction du mot latin miles, et ne répond pas à la définition de celui qui part à la guerre pour son plaisir, ou par devoir civique. Soldat vient de solde, c à d de la paye que recevait le mercenaire qui combattait par profession; et qui s’enrôlait chez le plus offrant. Il exprime donc la vénalité; et Gabriele forma pour lui-même le terme de Poète-Héros lorsque, y étant lui-même allé, quelqu’un se hasardait à l’appeler Poète-Soldat. Le Héros, c’est bien connu, s’offre gratuitement.

Plusieurs y allèrent, il faut le dire. Un autre homme simple y alla, comme caporal d’infanterie, sans ôter son pince-nez et sans prétexter de sa mauvaise vue pour ne pas y aller, comme le firent bassement ceux que la nature n’avait pas dotés d’un souffle héroïque : il s’agissait de Leonida Bissolati, socialiste qui avait dégénéré dans le réformisme et le patriotisme et qui, s’il paya de sa personne, ne fît qu’aggraver l’importance de la défection progressive de la jeunesse pour la politique révolutionnaire. Quelqu’un de l’extrême-gauche comme Filippo Corridoni y alla et tomba non moins courageusement; beaucoup d’autres y allèrent comme Pipetto, et y alla le plus célèbre d’entre eux, qui ne tomba pas mais fut blessé dans un accident d’apprentissage d’embuscade, ou taché de sang, un traître est un traître. Le bon Scalarini dessina dans l’Avanti ! une illustration comportant deux personnages ayant même visage mais des habits différents, et dont la légende était : Le socialiste Mussolini fusillé par le caporal des Bersagliers, Mussolini.

Pour en revenir à Pipetto, à qui nous n’avons pas pu effectivement reprocher le classique : armons-nous et allez-y, il aurait dû partir le 4 août 1914 pour faire honneur à sa signature. Il s’agissait de celle qui avait été apposée sur le traité de la triple alliance avec l’Autriche et l’Allemagne, constituée dans le but évident de participer à la lutte entre les deux groupes qui visaient à l’hégémonie européenne. Mais il ne marcha pas conformément à ce qui avait été signé, car une guerre contre la France et l’Angleterre aurait provoqué des troubles graves : des monarchistes de gauche aux anarchistes, tous auraient refusé l’ordre de mobilisation; et les théoriciens pacifistes de la lutte politique, comme Turati, n’hésitèrent pas à proclamer ouvertement qu’à une telle déclaration de guerre, ils auraient répondu, même eux et parmi les premiers, par l’insurrection de rue.

Ces journées, tant de fois racontées, s’écoulèrent, et petit à petit, la « satisfaction d’avoir évité le carnage » se transforma – ça s’est toujours passé ainsi – en envie irrésistible de faire la guerre, en agitation en faveur de l’intervention contre l’Autriche.

« Vaincu ou vainqueur, je me souviendrai de toi » – le terrible télégramme envoyé par Berlin n’empêcha pas le monarque constitutionnel de suivre d’un pas prudent le jeu des événements : des catholiques et des giolittiens s’opposèrent, dans la manœuvre parlementaire, à la nouvelle politique, mais ils déclarèrent explicitement qu’ils n’auraient jamais créé de difficultés en cas de mobilisation contre l’Allemagne. Seul, le parti socialiste, que le caporal Benito n’avait amputé en octobre 1914 que de rares plumes de peu d’importance, posait un problème. Les socialistes auraient-ils gêné la mobilisation et la guerre, ou bien se seraient-ils contentés de la désapprouver ?

Le 19 mai à Bologne, la Direction du Parti, le Groupe Parlementaire et la Confédération, discutent pour savoir s’il faut faire la grève générale contre la mobilisation. L’extrême-gauche met en avant depuis lors que seul le parti, et non les députés et les chefs syndicaux, devrait prendre la décision sur ce problème politique, et elle lui reproche de craindre non pas l’échec mais la réussite de l’action. Alors que la majorité hésite, la voix loyale de Turati répond, depuis l’extrême-droite, que c’est la vérité; il reconnaît la logique organique de la position du défaitisme révolutionnaire, et il désapprouve ouvertement avec des arguments patriotiques les conséquences qu’aurait un quelconque sabotage pendant que l’armée se dirige vers la frontière.

Malgré les socialistes italiens, Pipetto y alla. Il arrêta avec une fermeté suffisante et une bonne dose de chance la fuite de Caporetto; et, encore une fois, Turati pria avec lui les dieux de la Patrie qui balançaient sur le Piave et le Grappa; les jeunes ingénus de la gauche auraient, s’ils l’avaient pu, adressé des prières à l’ombre de Marx pour que ne tombe pas également sur le socialisme italien la honte du défensisme allant jusqu’au vote des crédits de guerre et aux ministères d’union nationale.

Le déroulement de ces phases historiques fît chanceler quelque peu la bourgeoisie d’Italie, et lui enseignèrent pas mal de choses : l’aptitude à apprendre de nouvelles voies à partir de nouveaux événements ne lui a jamais manqué. Malheureusement, elle ne manque pas non plus aux chefs prolétariens, qui en apprennent rapidement de toutes les couleurs. La guerre trouve toujours une moitié d’Italie qui la veut et une autre moitié qui ne la veut pas; peu après, la première moitié devient neutraliste et la seconde moitié veut la guerre, mais renverser tout cela augmente les risques de la grande affaire politique et économique que la guerre comporte. Deux moitiés d’Italie ne signifient pas deux moitiés des Italiens : quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’entre eux ne veulent certainement pas de la guerre dans n’importe quel sens, mais tout se passe chez le pour cent qui reste : c’est lui en réalité « l’Italie », dans notre langage : hiérarchies, bureaucratie, cadres des organisations et des partis, différentes représentations politiques… La bourgeoisie, et nous ne reviendrons pas sur cette narration, s’est consacrée à se doter d’une hiérarchie unique. Lorsque la seconde guerre se profila, elle la possédait.

C’est très étrange; cette fois encore, 284 jours s’écoulèrent, dix de moins que la fois précédente. On comprend bien qu’il y avait quatre-vingt-dix-neuf pour cent des 43 millions d’Italiens (et des huit millions de baïonnettes) qui ne demandaient rien d’autre que de rester à la maison. Parmi les éléments politiques actifs, il y en avait indubitablement qui étaient favorables à la guerre et à l’engagement signé du « Pacte d’acier », et ils étaient maîtres de la situation : on s’aperçoit que l’acier était plus malléable que prévu. Bien plus nombreux étaient les partisans de l’ennemi, mais ils ne pouvaient parler, si ce n’est depuis l’étranger pour quelques-uns. Ils rouspétèrent et s’agitèrent dans l’ombre. Tout de suite, comme toujours, la gauche démocratique anglophile et francophile à tous crins, dont les catholiques, ayant « mis le Mahomet de Voltaire de côté », étaient venus à en former une partie décisive. Un peu plus tard, les communistes liés à la Russie. Ceux-ci durent attendre un bon moment, et on leur laisse faire le compte des jours : Staline stipule le 28 septembre 1939 le pacte d’amitié et de délimitation des frontières avec l’Allemagne, et le 22 juin 1941, il échange les premiers coups de canon avec les Allemands. Benito et Joseph, voilà des personnes réfléchies.

Quoi qu’il en soit, si le caporal Mussolini y était allé le 24 juin, le maréchal du même nom y alla le 10 juin : ils y vont toujours finalement. De la même façon, Hiro-Hito y va le 8 décembre 1941, et Delano [Roosevelt], entendant du bruit, y va aussi.

Pipetto aurait réfléchi encore plus avant de décréter la mobilisation, au risque de recevoir de nouveaux télégrammes de Berlin : cette fois, il avait appris que les vaincus ne sont pas en mesure de se souvenir de quiconque depuis que la civilisation moderne s’est approprié, en les intégrant, les données éthiques du christianisme et du libéralisme bourgeois. Il resta donc au Quirinal, méditant comment un roi de tradition constitutionnelle pouvait s’insérer dans une grève de patriotes et de bien-pensants contre la guerre en cours, dans cette opération difficile de l’histoire qui a été appelée « résistance ».

L’élégante manœuvre : maintenant passage de l’autre côté; ce n’était pas là toute la tradition radieuse d’une dynastie et d’un peuple. Nous n’en étions même pas à la neutralité. Le 10 juin 1940, de la « non-belligérance » à la guerre. Le 25 juillet 1943, changement de maréchal, mais « la guerre contre l’Angleterre continue ». Le 8 septembre 1943, de la guerre à la paix : armistice signé par Pipetto et fuite rapide à Pescara. Dans un second temps, l’Italie passera de la paix à la nouvelle guerre anti-allemande. L’Italie ? Nous voulons bien admettre que nous en faisons tous partie, depuis la Vetta d’Italia jusqu’à la pointe de Cala Mano. Dans la république sociale du Nord, le devoir légal est d’« y aller », le devoir politique et moral disent-ils, est de résister : ce devoir s’impose à tous ceux qui font crédit au large cercle des Pacelli, Churchill, Truman, De Gaulle, Spaak, Staline (et plus on en a, plus il en faut). Au Sud, le devoir est pour un certain temps la neutralité, et le devoir éthique l’enrôlement volontaire chez les Alliés, jusqu’à ce que l’Italie démocratique, déjà romaine, encore monarchique, « déclare la guerre à l’Allemagne ». De nouveau, on y va : l’événement est cette fois si grand que nous sommes pris en faute, la date échappe à notre culture historique et le compte des jours nous fait défaut : ce tortillard des événements mémorables s’arrête à trop de gares. Pour arriver à celle, finalement, de façon pipettesque, de la Victoire, voyez comme nous sommes braves : 9 mai 1945. Recette infaillible de tous les départs. Citoyen faisant partie des listes d’appel aux armes, tu les as tous vus, ces départs, et tu as une riche expérience la déflagration du 4 août, le mai radieux, Munich, Danzig, la douzième heure et le jour V.

Sache te comporter. Sache que tous s’en souviendront, de toi.

Aujourd’hui

Encore une fois, l’interrogatif est là : y va-t-on ? Si le monde s’embrase, resterons-nous trois cents jours à attendre; ou bien entendrons-nous tout de suite l’invitation courtoise : messieurs, en train ?

Quel est alors l’impératif ? Nous n’avons pas l’intention de parler de l’impératif du carabinier, cet être étrange qui quelques fois exécute les ordres du Chef de gouvernement, ou du ministre de l’Intérieur; d’autres fois le met dedans. Nous parlons de l’impératif historique, éthique, catégorique, politique et civil, et nous nous raclons la gorge. Après tout, c’est un métier de vérifier quelque peu le « Fait », que nous avons eu l’honneur d’exposer brièvement plus haut, à la lumière de là… Philosophie du Droit.

Sous l’aspect strictement juridique, si l’on suppose que les aspects juridiques et contractuels à l’échelle internationale n’aient pas été des « chiffons de papier »[2] et étant donné que l’ordre de mobilisation de la Triplice avait été donné, le citoyen devait y aller le 4 août 1914. Qu’y avait-il à objecter ? Il y avait une constitution, il y avait eu des élections, il y avait un gouvernement légal, il y avait un traité avec tous les sceaux à la cire à cacheter, le roi et la lampe du carabinier du district étaient constitutionnels au même degré : donc, y aller. Pourtant, si nous avions pris comme sibylle du Devoir historique et civique, non pas le dernier des crétins, mais Filippo Turati, désormais partisan des moyens légaux d’agitation politique et sociale, adversaire de l’emploi de la violence, ennemi de toute dictature et de tout coup de force dont les partis se servent pour faire entendre raison aux non-convaincus, il aurait dit : ne te présente pas, n’y va pas, déserte, descends dans la rue, tire sur la police, abats le gouvernement partisan de la Triplice.

Mais pourquoi Turati : il aurait suffi de consulter un nouveau Cavallotti, ou pire, un Orlando, professeur de droit constitutionnel. Eh bien ?

Il n’y eut pas de guerre aux côtés de la Triplice et cet exploit est passé comme une lettre à la poste; il y eut en revanche la guerre contre la Triplice et nous savons déjà ce qu’il arriva : vous avez tous obéi. Cette fois-ci, les considérations de procédure juridique concordent avec les considérations éthiques; il était tout au plus permis de penser, jusqu’au 23 à minuit, qu’il aurait été mieux de ne pas faire la guerre, mais, une fois les ordres de marche envoyés, personne ne discute. La guerre est légale, elle est belle, elle est démocratique, elle est sainte, tout à la fois. Transeat.

Les années passent et de nouvelles dates arrivent. Le 28 octobre 1922. Juristes et philosophes se divisent en deux camps. D’un côté, non seulement tout va bien, mais le nouveau gouvernement fasciste a tous ses papiers en règle et surtout l’accord de tout le peuple italien, unifié et oublieux des divisions de partis; de l’autre, on dénie radicalement toute légitimité au nouveau pouvoir, et on la lui déniera encore davantage plus tard, après les crimes de 1924 et les lois d’exception de 1926. Le gouvernement de l’État est illégal, il a été porté au pouvoir en violant aussi bien la constitution que la volonté populaire souveraine, et Pipetto, en déchirant le projet de décret d’état de siège réclamé par Badoglio, a commis une faute vis-à-vis de la philosophie, vis-à-vis de la jurisprudence.

Consultons des monarchistes comme Agnelli, Albertini, Amendola, sans parler des républicains, des socialistes et petit à petit des partisans de Pipetto eux-mêmes, et nous entendrons dire que les ordres du gouvernement, de la police, et à l’occasion de l’État-Major, sont illégaux : tu n’obéiras pas.

Une fois la guerre commencée, et tant que le gouvernement, la police et l’autorité militaire tiennent réellement tout le territoire, celui qui la refuse est fusillé comme déserteur devant l’ennemi; mais pour toute cette bande politique, il est non seulement licite, mais c’est un devoir de se rebeller et de s’organiser en formations de « patriotes » ou de « partisans ». On invite aussi ceux qui suivent tous ces partis (et nous faisons constamment référence aux partis non-révolutionnaires, donc en principe non-anticonstitutionnels) non seulement à l’action armée et au meurtre des adversaires, mais précisément à courir le risque majeur qui distingue le soldat par force de l’irrégulier : ce dernier ne peut être fait prisonnier; s’il est vaincu et pris, il est fusillé sur place.

Officiers, magistrats, curés, et même officiers des forces de police, l’ont non seulement fait – ou admis – mais ils l’ont exigé des autres au nom de la morale et parfois en usant de la force.

Quand dans deux parties du territoire national il y a eu deux gouvernements de fait en guerre entre eux, et que chacun d’eux définissait l’autre, à la lumière du droit, comme un gouvernement de rebelles, le simple citoyen n’avait que le choix entre deux positions : ou déserteur et fusillable – ou combattant et fusillable. Et non pas fusillable seulement durant le combat comme dans toute guerre nationale ou civile, mais fusillable « légalement », id est collé au mur.

La conclusion semble évidente : on peut philosopher comme on veut, mais si une telle situation juridique peut être acceptée, elle ne peut être imposée.

La loi sur la conscription attribue au simple citoyen une lourde charge sans dédommagement, celle de porter les armes pour défendre l’État. Cette charge était, dans les sociétés anciennes, et c’était logique, une charge de classe : l’esclave romain ne partait pas à la guerre, au contraire du citoyen libre, qui participait à l’État et en recevait des avantages correspondants. Le serf médiéval ne partait pas à la guerre, mais le seigneur, qui était également tenu de défendre les champs sur lesquels le serf trimait, en cas de menace, y partait pour lui. Si d’autres combattants servaient, c’est qu’ils étaient enrôlés, non seulement contre rétribution, mais aussi grâce à des conventions suffisamment en règle avec une décente « philosophie du droit ». Celui qui, vaincu, jetait son arme était au pouvoir du vainqueur, avait la vie sauve et le droit à la liberté s’il payait son rachat avec l’argent de ses gains professionnels.

L’État bourgeois moderne ne fait pas combattre les seuls bourgeois et possédants, ce qui serait assez opportun, mais, soutenant la doctrine qu’il n’est pas un État de classe mais plutôt un État du peuple, et vu que chaque citoyen a les mêmes droits politiques, il fait combattre tout le monde sans rémunération.

Il y a dans cet engagement quelques garanties conventionnelles qui devraient au moins être respectées comme les garanties données aux mercenaires de l’époque pré-bourgeoise, où philosophie et sens juridique – c’est ainsi ou non ? -n’étaient pas aussi avancés ! Une de ces garanties est qu’un membre des armées d’État régulières, combattant par obligation de la loi, a la vie sauve s’il est pris par l’ennemi, et obtient la liberté une fois l’état juridique de guerre terminé.

Un État qui n’est pas en mesure d’assurer ces garanties, perd la faculté juridique d’« enrôler » ses ressortissants. Et des garanties de ce type existent quand l’État n’est pas exposé à être expulsé du droit par les déclarations d’une partie organisée de la société nationale, pendant et après la guerre.

L’État italien d’aujourd’hui peut-il historiquement offrir de telles garanties ? Non plus la monarchie de Pipetto, ou le régime de Benito, mais cette république de Stenterello ?

La monarchie de Pipetto mena un jeu clair durant le mai radieux, lorsqu’en fin de compte la situation était devenue simple : de nombreux groupes avaient désapprouvé la guerre, mais, étant donné que le petit courant léniniste du PSI n’a pas eu d’action autonome, personne n’avait menacé l’État de la transformer en guerre civile. La seule chose qui comptait pour celui qui partait, c’était la probabilité d’être tué par les Autrichiens. Malheureusement, ils en tuèrent plus de six cent mille. Au fond de ses philosophies, le droit se réduit à un calcul de probabilités. Mais la monarchie de Pipetto, dix mois auparavant, mise en demeure par la menace de l’insurrection anti-Triplice, avait su la sagesse de ne pas s’engager.

Le régime totalitaire, lui, s’engagea bien que sachant que toute une série de groupes plus ou moins secrets le mettait en demeure. Eux-mêmes furent mis en demeure, dès le début, comme anti-nationaux. Celui qui le voulut fit un choix probabiliste d’anti-étatisme et travailla au sabotage de l’action militaire fasciste à l’extérieur et à l’intérieur.

Quand les vicissitudes de la guerre en Italie créèrent deux aires différentes de droit et de pouvoir, ce fut le désastre; la pratique de la guerre civile (qui n’a pas de pardon pour le vaincu, et qui historiquement n’a jamais pu en avoir) entra en vigueur dans les représailles entre groupes adverses et il y eut une série de répercussions tragiques sur toute la population que les différents partis et pouvoirs avaient engagée dans la lutte et parfois mobilisée, avant que les illégaux et les irréguliers de la résistance parviennent à déclarer hors la loi les réguliers d’hier, et à fonder leur État.

La république de Stenterello a été fondée et est conduite par des partis et par des rassemblements qui affirment tous qu’il est possible, même de la part de minorités, de « dénoncer » le pouvoir légal lorsque, sur certains points on est en désaccord avec sa pratique, puisqu’ils l’ont fait à l’époque fasciste.

Il est vrai que, dans un premier temps, ils ont « philosophé » de la façon suivante : le fascisme est le seul mouvement qui, ayant foulé aux pieds les droits sacrés de l’homme, doit être traité ainsi. Une fois ce dernier balayé, par tous les moyens possibles, on reviendra aux garanties normales et aux règles démocratiques « du jeu ».

Bien peu d’années après, ils ont pourtant tous déjà déclaré qu’il existe des possibilités de devoir traiter les groupes actuellement organisés de la même manière que furent traités, en leur temps, le fascisme et le nazisme.

Cette république, qui a juré partout et devant tout le monde qu’on devait tout supporter pour pouvoir la fonder, et qui, en contrepartie, a pris l’engagement d’une unité civile de « coexistence » et d’« émulation » des opinions différentes, cette république donc est divisée aujourd’hui, dans son personnel politique d’hier, en deux branches : si, malgré tout et des deux côtés, elle fait l’appel des volontaires irréguliers et partisans noirs et rouges, qu’elle comprenne (puisque Pipetto hésita, et cela lui a réussi à moitié, alors que Benito risqua tout, et mal lui en prit) qu’elle a intérêt à ce que Stenterello mal soutenu par son bâtonnet, et avec Pacciardi comme colonel, évite la mobilisation. Il manque en effet à cet État, issu d’un illégalisme aussi récent, les conditions juridiques pour mettre en œuvre la conscription en vue de la guerre, et la comédie, qui transforma le revers militaire en succédané de victoire, ne peut pas entraîner le peuple italien dans un pétrin plus grave que celui qui est arrivé au Japon et même à l’Allemagne. Le premier dit : vous m'avez fait faire une cure contre le militarisme : bien, maintenant je ne porte plus le fusil pour personne. Quant à la seconde, toujours divisée en deux morceaux, ce ne sera pas une plaisanterie pour aucun des deux régimes de faire l’expérience des mobilisations et des conscriptions.

Deux groupes de partis ont vaincu l’ancien parti de gouvernement, non dans une guerre civile mais en profitant des vicissitudes d’une guerre entre États étrangers. À peine ont-ils fondé un nouvel État de droit qu’ils se sont scindés et réciproquement dénoncés comme coupables de la même faute, la menace d’agression, qui fut à la base de l’illégalisme antérieur. Quel que soit celui des deux groupes qui détienne le pouvoir, il n’a, historiquement, philosophiquement et juridiquement, ni la faculté de m'obliger, à moi citoyen Tartempion, à faire la guerre, ni celle de me poursuivre en justice pour désertion.

À qui vas-tu exposer cette philosophie ? Au carabinier du district ? Ou au ministre de la guerre, qui ne le serait pas s’il n’avait pas organisé les déserteurs ?

Tartempion, respectueux de l’autorité, conformiste, naïf, voudrait, à la vue de l’ordre de marche, en faire l’objet d’un recours régulier devant la Haute Cour Constitutionnelle, afin que ordre de marche et appel soient déclarés nuls et non fondés en droit.

Peut-il s’exposer à être inculpé, poursuivi en justice, condamné et, s’il le faut, fusillé, aujourd’hui, pour ne pas vouloir accomplir des actes de guerre, et demain, pour ne pas avoir choisi le bon moment et avoir tardé pour faire du défaitisme dans la même guerre ? Peut-on l’incriminer une énième fois de chercher à résoudre le terrible problème : qui commandera demain ?

Et si l’on s’en remet à lui, au nom du droit sacré de la personne, pour choisir entre les deux adversaires, il convient alors qu’on le laisse combattre pour qui il veut et s’il le veut.

Les caporaux nous ôtèrent de la mollesse il y a maintenant trente-cinq ans : aujourd’hui, nous les verrons partir, vers l’Orient ou vers l’Occident, tous colonels.

Eh bien, malgré la fragilité de leur position et bien que l’opposition disposée en parole à toute extrémité défaitiste ne soit plus une petite aile dans un parti de quarante mille adhérents (mais qui revendique des inscrits par millions) avec des sièges, des journaux et de l’argent partout, si les Stenterello parviennent malgré tout à fonctionner réellement comme un solide pouvoir policier et militaire, s’ils parviennent à coups de dollars et de triduum au dieu des armées à constituer et à faire marcher des divisions, ce sera un résultat vraiment admirable, dans un pays où, non pas quatre-vingt-- dix-neuf pour cent, mais neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf pour mille des habitants en ont particulièrement ras le bol.

Ce miracle ne peut être accompli que par un magicien au pouvoir démoniaque : c’est celui qui fabrique les alliances et les blocs politiques multicolores et caméléonesques dans les spirales desquels les forces de rébellion sortent vidées et prostrées, enclines et soumises à toutes les suggestions, matériau mûr pour l’esclavage militaire, le plus idiot de tous.[3]

Notes :
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  1. En français dans le texte. [⤒]

  2. En français dans le texte. [⤒]

  3. Notes des traducteurs :
    Stenterello est un masque florentin créé par l’acteur L. Bruno à la fin du 18ème siècle, il représente la figure du bavard, à la fois ingénieux et peureux, en veste bleue claire et pantalon jaune.
    La république de Stenterello est la république née en Italie à la fin de la seconde guerre mondiale après que se fut incliné Humbert II, fils de Victor-Emmanuel III qui abdiqua en mai 1946, devant le référendum constitutionnel du 2 juin 1946 favorable à la république.
    Stenterello y ira-t-il ? Il s’agit bien sûr des guerres impérialistes.
    Pipetto est Victor-Emmanuel III, le roi-soldat.
    La Vetta d’Italia (2911 m.) est une cime des Alpes, c’est le point le plus au nord de l’Italie, la pointe de Cala Mano est l’endroit le plus méridional de l’Italie.
    Tant pour la première guerre impérialiste que pour la seconde, l’Italie attendit à peu près 300 jours pour entrer en guerre.
    Felice Cavallotti (1842–1898), homme politique et littérateur, député à partir de 1873, leader de l’extrême-gauche radicale qui combattit la politique « réactionnaire » de Crispi. Il mourut en duel.
    Victor-Emmanuel Orlando (1860–1952), juriste et homme politique, président du Conseil après Caporetto (octobre 1917), présida la délégation italienne à la conférence de la Paix de Paris, il démissionna en 1919.
    Albertini, il s’agit peut-être de Luigi Albertini (1871–1941), journa1iste, directeur du Corriere della Sera de 1900 à 1925, date à laquelle il fut contraint de démissionner à cause de son opposition au fascisme.
    Les Pipistes sont les membres du Parti Populaire (PP), le parti catholique italien qui devint la Démocratie Chrétienne.
    Le Grand Can est Can Grande Della Scala. Les Della Scala (ou Scaligeri) étaient une noble famille vénitienne qui arriva au pouvoir à Vérone en 1263 avec Mastino 1er et qui en eut la Seigneurie en 1279 avec Albert 1er, ils représentèrent la plus grande force du gibellisme venète. Cette famille atteignit le maximum de sa puissance avec Can Grande 1er, vicaire impérial de Henri VII, qui étendît la seigneurie sur Vicenza, Beluno, Padova, Treviso, etc. et avec Mastino II qui occupa également Brescia, Parme et Lucques. Mais les Della Scala virent ensuite leurs possessions se réduire aux seules Vérone et Vicenza, trouvant comme adversaires Milan, Venise et Florence. En 1397, la puissance des Della Scala s’effondra avec l’occupation de Vérone par Gian Galeazzo Visconti duc de Milan.
    Hector Fieramosca (1476–1515), soldat au service des Espagnols. Il combattit contre les Français dans les luttes pour la possession de la région de Naples (1502–1503) et fut le capitaine des 13 chevaliers italiens de la célèbre défaite de Barletta (1503) : Italiens contre Français (épisode qui fut emphatiquement déformé durant le Risorgimento italien dans le sens d’une lutte de libération nationale).
    Le « Mahomet » est une pièce de théâtre de Voltaire où celui-ci, en s’en prenant au fondateur de l’Islam, visait en fait l’Église Catholique. Hostile au dogmatisme religieux (libre-pensée), Voltaire admirait cependant la civilisation islamique (relativisme et tolérance). Ironiquement, il avait dédié cet ouvrage au pape Benoît XIV.
    Filippo Corridoni était un syndicaliste révolutionnaire – à ne pas confondre avec le nationaliste Corradini co-fondateur du parti nationaliste italien en 1910 – expulsé du parti socialiste italien, il fonda, avec Alceste De Ambris, l’U.S.I. (Union Syndicale Italienne), un nouveau syndicat plus radical que la C.G.L. Il fut interventionniste pendant la guerre de 1915–1918. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 3, 1951. Traduit dans Invariance, Septembre 1994. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

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