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BATAILLE DANS LA BOUILLIE


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Bataille dans la bouillie
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Sur le fil du temps

Bataille dans la bouillie

La guerre de Corée touche à son épilogue et la majorité des gens a l’impression que le sinistre spectre-vampire de la guerre universelle a quelque peu soulevé ses ailes fuligineuses et membraneuses du sol sur lequel une humanité grise traîne ses pas, parmi les ombres de l’incertitude.

Les gazettes de chez nous attirent notre attention sur une autre bataille, que, dans un domaine plus restreint, les grands partis italiotes seraient sur le point de se livrer de toutes leurs forces. La bataille d’automne les grands guides qui sélectionnent ce qui intéresse le public et qui digèrent l’information qu’on doit lui fournir, avertissent qu’il faut abandonner les développements estivaux sur les miss en deux-pièces et sur les mouvements des divisions blindées, et passer à ceux de la mi-saison sur les seins rehaussés par de sages sweaters et sur les accrochages parlementaires sur fond de redondances oratoires et de dessous de couloir.

De passer donc de l’Iliade à la Batrachomyomachie. Une étrange Iliade, à y repenser un moment; une véritable Troie moderne, assiégée pendant dix ans et tombée en dix minutes, où, ô vieux mais toujours jeune reporter Homère, aveugle bien sur mais non payé pour l’être, le fracas des coups de lance et d’épée sur les boucliers et les cuirasses est presque toujours couvert par les apostrophes de stentor que les héros s’adressent, avant le choc et du haut de leur char de guerre, en poussant à pleins poumons un chant de défi.

Il n’est pas nécessaire d’être des théoriciens de la science (ou bien de l’art) militaire pour avoir de sérieux doutes au sujet de ce qu’on a raconté sur cette guerre, et pour estimer qu’on se trouve dans un des cas classiques où la vieille illusion que la vérité sort de la discussion entre deux versions contradictoires, tombe dans le vide parce que les deux adversaires ont intérêt à dire des bêtises communes.

Il n’avait pas été très difficile d’affirmer, si vous considérez comme juste la thèse claironnée de l’agression nordiste du fait des décisions et des initiatives russes, que la Corée et Formose représentaient deux immenses fausses manœuvres. Celui qui, quel qu’il soit, a avancé le premier pion (même si l’on enlève à ce conflit estival beaucoup de l’importance qui lui a été donnée), ne peut pas tout ramener, comme c’est la mode, à une pure fin de « propagande », c.-à-d. de bobards à faire croire, ici pour la démocratie sauvée contre le totalitarisme, là pour l’émancipation populaire, spontanée et héroïque, où tous, volontaires et convaincus, accourent pour des motifs à la fois national-patriotiques et sociaux dictés par les intérêts alliés d’au moins … quatre classes, toutes révolutionnaires et progressistes, selon Mao Tsé-toung.

Si l’ouverture a été russe, ce fut une ouverture malheureuse. Il était évident que, dans une péninsule comme la Corée, la décision reviendrait aux flottes et aux aviations, du fait de la possession d’une base aussi proche que le Japon, et malgré le peu de valeur des infanteries sudistes et yankees. On se devait donc de prévoir la clameur américaine et américanoïde lorsque les troupes, qui étaient sur le point, hurlait-on, d’être jetées à la mer, sont revenues d’un bond jusqu’au fameux 38e parallèle. Si Antée reprenait des forces en touchant la terre, l’impérialisme capitaliste reprend des forces en touchant la mer; de même qu’Hercule étrangla le premier en le soulevant du sol, le Moustachu aurait dû attirer son ennemi loin de la mer, s’il s’agissait d’une lutte à mort.

Quant à Formose, elle était propriété japonaise depuis la guerre de 1896, mais MacArthur avait dû se limiter à en sentir l’odeur, perce que L’hypocrisie des Nations-Unies le contraignit à la donner à la « Chine libre » après l’avoir enlevée au Mikado. Quel meilleur prétexte que ce dernier conflit pour établir garnison à Formose, où s’était réfugié le peu en forme Tchang, avec les griffes du « loup » MacArthur et la formule du « renard » Truman Formose reste chinoise (comme Tokyo et Yokohama sont restés japonais !) mais les forces américaines n’y sont que pour « en garantir la neutralité ».

Ouverture faible de la partie, « gambit » de l’adversaire sur la Corée et Formose; perte des deux pièces; échec au Roi, qui en l’occurrence est le Président de la République Populaire Chinoise, et qui a en commun avec l’autre héros populaire Tito, pour des raisons de topographie, l’habitude de passer l’hiver à la montagne et l’été à la mer.

Du point de vue militaire, on n’a pas bien compris les chroniques d’une campagne qui, à deux semaines de distance, s’est transformée d’une guerre de positions où les « cotes » changeaient six fois de mains, en une guerre de mouvement, au point que les divisions sudistes font cent vingt kilomètres en une journée.

Du point de vue politique, il était naturel que les pro-Américains sonnent du clairon, et que nos démocrates-chrétiens perdent la mesure jusqu’à dire qu’à la place des Allemands, les généraux et les soldats des États-Unis auraient pris Stalingrad. Là, les pauvres « gardiens du fil du temps » ne savent pas à quels souvenirs remonter soit à ceux de la campagne de 1944 le long des Apennins, où l’on a vu à l’œil nu comment les armées américaines combattent, ou mieux ne combattent pas, et en combien de mois l’une d’elles liquide un bataillon allemand – soit à ceux d’une année auparavant, quand tout le monde admettait que Stalingrad avait décidé de la permanence du Pape au Vatican, puisqu’il pouvait y bénir le retour d’Alcide et de Palmiro.

Il fallait les chroniques de la guerre de Corée pour faire du soldat américain le premier du monde, et pour ajouter cette suprématie à celles de l’acier, du dollar, de la corruption politique, de l’arrivisme intellectuel et du super-imbroglio politique. Et il fallait le contre-chœur des pro-Russes sur cette guerre de la mi-été, effroyable, désespérée et partisane, pour donner de la vigueur aux histoires des correspondants de guerre.

La personne de bon sens lit l’histoire du cheval de Troie avec moins de difficultés que les correspondances de guerre des agences d’Amérique, c.-à-d. les entières et fidèles premières pages estivales de notre grande presse italienne. Et elle se demande, pensive quelle est la véritable Troie ?

Hier

Comme Ulysse après différents détours, revenons au pays natal, et examinons, après les différentes villégiatures de nos hommes d’État, leurs approches nouvelles de la politique intérieure.

Ici aussi, il existe une complicité souterraine entre les champions adverses pour surestimer l’acharnement de la lutte, pour dépeindre sous de sombres couleurs le danger qui consisterait dans la victoire de l’autre. Et même les « petits partis » se plaignent désormais de ce jeu plutôt morbide parce qu’ils se voient contester la moindre miette de notoriété et de popularité par le siège que se livrent les « deux grands ».

Dans les premiers temps de la lutte ouvrière, la bataille politique était chez nous, malgré certaines naïvetés, mille fois plus directe et plus résolue.

L’avertissement de Marx selon lequel toute lutte sociale est une lutte politique a eu des lectures variées, et des applications inadéquates et inattendues durant l’histoire convulsive d’un siècle. Malgré les épisodes de la Commune de 1871 et de la révolution de 1917 qui l’éclairèrent de façon aveuglante, il reçut, dans les périodes intermédiaires, des versions écœurantes de la part de gens qui pourtant ont prétendu et prétendent s’en réclamer.

Un bon socialiste du début du siècle, désintéressé et loyal, prenons un vieux camarade et désignons-le par G.A., longtemps secrétaire de ligues et de Bourses du Travail, avocat, plusieurs fois candidat, fidèle au parti, tracassé par la police sa vie durant, puis mourant finalement député et toujours très pauvre, faisait sa bonne propagande en raisonnant de la manière suivante.

On vous appelle à élire vos représentants et on vous propose des noms ou des listes de partis afin de vous faire choisir parmi ceux qui vous expliquent des programmes, des systèmes d’opinions et des théories compliquées. Vous devriez vous prononcer après vous être préparés sur de difficiles problèmes philosophiques ou confessionnels, par exemple si vous croyez au Christ ou non, s’il vous semble, dans le premier cas, que les prêtres suivent ses préceptes ou bien en ont dévié, si le régime monarchique est préférable au républicain, si le droit de vote doit être accordé seulement aux gens qui savent lire ou à tous, s’il doit être donné aux femmes etc., etc. Nous, nous ne vous disons rien de tout cela. Vous n’avez pas besoin de faire de longues études ou de nombreuses lectures nocturnes pour vous faire une opinion personnelle parmi toutes celles qu’on vous propose, et, selon le résultat de ce travail mental, pour prendre place dans un parti ou pour donner votre vote à un candidat. La politique n’est pas une lutte d’idées mais d’intérêts. Les intérêts de chacun dépendent de sa position économique. Les propriétaires terriens ont des intérêts communs entre eux qui sont en contradiction avec ceux des autres couches, comme les industriels, les boutiquiers, et comme vous, les travailleurs. A chaque strate sociale et à ses intérêts, correspond un parti qui les défend dans le domaine politique et cherche à les faire prévaloir sur les autres, lorsqu’il est plus fort que les autres. Toi, ouvrier, voteras-tu pour le parti noir ? Tu serais idiot puisqu’il s’agit de celui des agrariens. Pour le vert ? C’est celui des patrons d’usine. Pour le blanc ? C’est celui des commerçants et des boutiquiers qui te vendent cher. Le nôtre, c’est le rouge, c’est le parti des ouvriers qui soutient, sur chaque question, ce qui améliore leurs conditions de vie, des salaires plus élevés, des mesures sociales, des taxes sur les riches, un coût de la vie moins cher, etc. Toi, ouvrier, tu ne dois pas peser des théories mais des intérêts, tu dois voir ton intérêt qui est celui de tes camarades et voter pour nous.

En donnant cette version du marxisme, faible mais pas indécente, convaincus d’être sur la ligne d’un socialisme « légalitaire » qui fut opposé aux anarchistes dans les polémiques de la première Internationale, ces propagandistes, dont la voix retentit à peu près de cette façon des milliers de fois sur cent places italiennes, ne se limitaient pas au vote obtenu mais, comme ils étaient en même temps des organisateurs dans les syndicats et dans le parti, ils parvenaient à tracer la perspective de la lutte de classe et de la transformation sociale, qui naîtrait finalement de cette disposition précise des intérêts économiques.

Pour ces agitateurs et propagandistes de 1890–1914, le sens de la critique de Marx à Bakounine sur l’autorité et l’État n’était pas très évident, ou bien ils pensaient qu’il n’était pas important de discuter cette question « devant les masses ».

Tout doucement donc, mais pas tous, ils glissèrent dans l’erreur social-démocrate, en admettant implicitement la thèse selon laquelle « le mécanisme de la démocratie parlementaire peut accepter la représentation de tous les intérêts de classe et l’exercice de la lutte de classe jusqu’au socialisme ».

Marx avait tiré au clair contre Bakounine une affaire complètement différente de celle-là. La révolution n’est pas seulement la rupture violente et par le moyen des armes d’un ancien État et d’une ancienne autorité, mais elle est par elle-même « un fait autoritaire » et elle exige la constitution d’un organe politique de lutte (le parti), et après la victoire, d’un organe politique de pouvoir (État prolétarien, dictature prolétarienne). Marx et Bakounine disaient tous deux que l’État bourgeois démocratique, de même que les régimes qui le précédèrent, ne tomberait que par la révolution armée et violente et non par la conviction ou les votes (mais Bakounine, s’il affirmait cette thèse, était bien loin de la comprendre à fond et dans le sens historique de Marx). Ils divergeaient sur la possibilité, admise par les anarchistes, d’éviter toute organisation politique; de parti, pour la lutte contre la bourgeoisie dominante; d’État, pour la lutte contre la bourgeoisie dépossédée.

On peut donc dire du marxisme qu’il est une théorie autoritaire puisque la révolution du prolétariat aura aussi, selon Marx, des formes autoritaires – l’équivoque naît de son expression légalitaire, parce que celle-ci faisait référence non à la doctrine du procès révolutionnaire, mais à la tactique de l’époque, laquelle, à la différence de celle soutenue par les libertaires, admettait la participation aux luttes électorales. Marx pressentit une légalité ouvrière révolutionnaire qui naîtrait de la lutte impitoyable et destructrice contre la légalité bourgeoise d’aujourd’hui, mais les mauvais interprètes parlèrent d’une autorité et d’une légalité uniques, dans les limites desquelles les classes antagonistes pourraient lutter pour leurs intérêts, dans les limites desquelles on pourrait se frayer un passage de l’économie capitaliste vers le socialisme.

Oublieux de ce point bien compris selon lequel il ne s’agissait pas de donner à la classe laborieuse et aux masses une culture et une éducation leur permettant de choisir parmi les « libres opinions », mais d’ouvrir le chemin au jeu des intérêts qui déterminent l’action, ils perdirent de vue le centre du marxisme pour qui la lutte politique, si elle peut être, à certaines époques données, polémique et discussion, est, dans la phase décisive, une guerre ouverte dans le domaine social, et à laquelle se prépare longuement et avec continuité de théorie et cohérence d’action l’organisme de minorité qu’est le parti révolutionnaire. Puisque, concernant cette action, les masses seront poussées non par toutes sortes de leçons, de discours ou d’articles, mais par le développement historique, le parti doit, à chaque instant de ce long cycle, greffer aux luttes contingentes et aux chocs d’intérêts, l’engagement vers son illégalisme final, la préparation à la rupture des limites constitutionnelles actuelles.

Cette position juste revint en pleine lumière avec les grandes années de Lénine; un certain nombre de ces vieux propagandistes aux longs états de service rejoignirent la troisième Internationale – le reste partit à la dérive.

Malgré tout, ce langage à bon marché n’avait pas été dénué d’effets, puisqu’il avait enseigné que les intérêts de classe se défendent à partir de bords opposés, et que mener une lutte politique signifie suivre son propre intérêt social et non aller dans un sens opposé à celui-ci, ou dans le sens des intérêts de l’autre classe, pour des raisons idéologiques qui s’appuient sur des préceptes d’église, de patrie, de nation, d’humanisme vague, sur l’invocation de « valeurs » supra-classistes et inter-classistes…

Aujourd’hui

L’expression prends parti ou vote pour celui qui te fera gagner un peu plus ou perdre un peu moins, est très incomplète, mais elle est certainement moins triviale que les raisons invoquées par ceux qui participent à la course politique entre partis dans l’arène actuelle de la vie italienne.

Ces raisons sont d’autant plus marquées de duplicité, de fausseté et de haine, que les parties opposées prétendent, par de basses habiletés de propagande, les réduire aux mimes valeurs « suprêmes ». Et les valeurs sacrées qui dansent de préférence et qui sont mises à la disposition de tout salaud qui aspire à devenir l’assesseur de Borgocollefegato, ce sont celles de l’intérêt national et de la civilisation humaine. La « campagne » pour une vespasienne sur la place du village était plus sérieuse !

Les anciens partis ouvriers étaient en règle générale pacifistes. Si le travailleur se porte mal en temps de paix parce qu’il trime et mange peu, il se porte encore plus mal en temps de guerre quand il risque carrément sa peau et que tout laisse prévoir qu’il se produira une misère plus grande, que la guerre soit perdue ou gagnée. Simple. Mais les partis bourgeois étaient alors aussi pacifistes. Pour eux, c’en était terminé des guerres saintes, des aventures nationales qui avaient coïncidé avec la période de démolition des régimes féodaux et avec le triomphe du capitalisme industriel. En Italie du moins, il n’existait pas de parti ouvertement militariste et nationaliste, et si ces mouvements existaient, dans leur fonction légitimiste, ils faisaient rire. Il y avait bien l’irrédentisme, plus ou moins couvé confusément par des bourgeois de gauche et de tendance radicale. Vinrent les guerres d’Afrique : non seulement la parti socialiste s’y opposa, mais également les bourgeois de gauche.

En Italie et ailleurs, la première guerre impérialiste éclata en 1914–15. Toute la grande question du léninisme repose sur ceci : aucun ouvrier pris isolément n’a intérêt à la guerre dans aucun pays des deux groupes; la classe laborieuse comme ensemble n’y a aucun intérêt; ceux qui y ont intérêt ce sont les groupes super-industriels, ploutocratiques, impérialistes et les différentes strates de leurs gigolos. Les partis ouvriers s’opposèrent à la guerre, « votèrent » contre elle, mais cela ne suffit pas pour empêcher qu’il y ait des guerres générales, il n’y a pas d’autre voie que d’abattre le pouvoir bourgeois en tentant l’insurrection dès que possible, pendant ou après la guerre. Par conséquent, non seulement condamnation et blâme de l’entreprise impérialiste, mais défaitisme pratique et exploitation de la défaite. Tout aussi simple.

La majeure partie du mouvement dans les principaux pays avait pris une autre direction, en tombant dans le mensonge de la défaite de la patrie. La contradiction des intérêts, la lutte de classe, l’antagonisme social génèrent, en temps de paix, un mouvement politique qui accepte complètement cet état de fait; mais dès que la guerre éclate, on prétend que tout cela doit disparaître de la réalité et de l’histoire pour laisser la place à un front unique sacré et national des bourgeois et des prolétaires.

Mettez sur pied cette thèse et il ne reste plus rien du socialisme et du marxisme déterministe et classiste. Si l’économie détermine la politique, elle le fait pour les rapports intérieurs et pour les rapports internationaux; si au contraire, à chaque passage des uns aux autres, la lutte antagoniste doit se mettre en sommeil, toute notre vision déterministe est une ânerie.

Otez cette antithèse entre défensisme patriotique et voie prolétarienne et aussitôt, c’est tout Lénine, toute la fondation de la Troisième Internationale, toute la Révolution russe d’Octobre qui s’évaporent.

Admettez que, bien que conduisant avec sérieux cette antithèse d’intérêts de classe dans les faits contingents intérieurs, il y ait, à l’horizon des rapports entre États, des intérêts nationaux qui se profilent en même temps pour les classes opposées la même chose arrive à tous les coups; le communisme s’en va pareillement en fumée.

Aujourd’hui, encore une fois, les rapports internationaux entre les États sont en fièvre et la guerre serait à l’horizon. Sur quoi porte la querelle ? Sur la meilleure façon de sauvegarder, non pas les intérêts ouvriers pour les uns et les intérêts bourgeois pour les autres, mais pour les deux, en compétition, l’intérêt national. Lisez les articles, écoutez les discours social-communistes : Patrie; Nation; Italie; liberté, défense, indépendance, bien-être du « Pays ».

Quatre-vingts ans de propagande de classe pour en arriver au « Pays » ! Et qu’est-ce que ce Pays ? Que d’autre peut signifier cette invocation concordante des mêmes « valeurs » de la droite à la gauche, sinon une identité d’intérêts, désormais de nature professionnelle entre tous les groupes de dirigeants politiques nichés dans les corps parlementaires et étatiques ?

Les idéaux ne sont pas pour nous des agents économiques; en revanche, le pouvoir concret est une force économique, parce qu’il est une machine visible de violence, virtuelle ou en action. Nous sommes donc en mesure de définir un État italien, machine réelle, précise et complexe, en mouvement dans ses différents organes et engrenages. Toutes ces limites, ces liens, ces devoirs, nous ne pouvons que les mettre en relation qu’avec l’État organisé. La race italienne ? Ce n’est pas une entité très définissable, entre les aborigènes pré-romains et quarante siècles d’arrivées des quatre points cardinaux de gens à la peau claire ou sombre, au crâne en forme de balle ou de melon. D’autre part, il y a des États unitaires qui, de la même façon, claironnent haut et fort la patrie et la nation, alors qu’ils contiennent une centaine de races, comme en Russie, ou bien qu’ils n’en possèdent aucune, parce qu’ils l’ont saignée à blanc, comme en Amérique. Il y a donc peu de chose à hisser sur le pylône race. La langue ? Certes, nous avons le toscan national depuis peu avant le Père Dante et nous n’avons pas beaucoup de gens qui parlent une autre langue officielle et qui s’en tirent avec quelques autonomies alpines, mais nous connaissons de nombreux États multilingues où la propagande est à peu près la même qu’ici, avec les mêmes bobards nationaux. Et la nation, dans le sens d’une unité historique sous l’égide d’un État ? Eh bien, elle n’a pas même un sillon entier de tradition, elle n’a pas les origines limpides des grands États nationaux européens et elle s’est constituée par une série de coups qui profitèrent, à la Sisal, des guerres européennes et des recrutements de mercenaires ou – encore pire – de volontaires. Le capitalisme européen, cette pire des saloperies qu’il nous faut traverser, tiendrait debout sans l’aventure nationale unitaire italienne.

Et malgré cela faudrait-il prendre au sérieux l’émotion qu’éprouveraient pareillement le trivial Scelba et le fin Terracini à tout rappel de ces mythes et de ces souvenirs d’un langage et d’un passé communs ?

La position des partis de ces messieurs est fonction de la politique de l’État italien, en cas de guerre.

Après la première guerre et l’échec de la progression prolétarienne sur le terrain internationaliste et révolutionnaire, nous eûmes un parti bourgeois ouvertement militariste et nationaliste : le fascisme. Aucun parti de la défense capitaliste la plus extrémiste ne déclarera jamais ses finalités de classe : les fascistes s’affirmèrent plus nationalistes et populaires que tous : la formule de l’unité dans le peuple et dans la nation des classes sociales se révèle être en cela une formule propre aux bourgeois et aux conservateurs du privilège de classe : il suffirait donc d’éviter de l’utiliser contre eux dans la propagande. Mais, tandis que les fascistes accablèrent leurs opposants de la qualification d’antinationaux et d’anti-italiens, l’opposition (qui se serait engagée dans la voie juste en revendiquant cette position et en disant : tant que l’État italien et national est entre les mains de votre classe, on ne peut en détruire la force politique que sur un plan anti-national) se laissa glisser dans le marécage trouble des proclamations d’italianité, de patriotisme, et même de bellicisme anti-allemand.

Vaine espérance que de faire comprendre aux staliniens qui se cognent la gueule contre les porte-avions géants et les blindés ultra-lourds, que ce sont eux qui ont construit tout cela puisqu’ils ont imposé au prolétariat de les suivre dans le bloc avec l’Amérique.

Non moins vaine l’espérance de faire entendre ce qu’ont été les conséquences de la politique des comités de libération nationale, aujourd’hui on ne peut plus évidentes : le système fasciste, qui est le propre du capitalisme moderne, est complètement debout chez nous, même si le « monopartisme » semble avoir disparu. Le système qui a permis au capitalisme de garder son pantalon et qui a été construit durant les vingt ans de fascisme (et avant), ne fait que s’étendre partout. La police est plus forte que celle de Mussolini, au minimum dans le rapport où celle de Mussolini était plus forte que celle de Giolitti. Nous en sommes déjà à la milice politique contre les anti-nationaux.

Les porte-avions, les tanks et les milices de sécurité nationale, c’est vous qui les avez faits, messieurs du Kominform, grâce à votre « manœuvre » dont vous êtes très fiers.

Est-ce donc un rêve qu’à la place de la bataille dans la bouillie et pour la bouillie entre les délégués d’Amérique et les délégués de Russie, puisse se dessiner l’antithèse des positions de classe ? Et non le déhanchement de De Gasperi en direction des travailleurs et de Togliatti en direction des bourgeois, pour la place de miss Italie ?

L’État italien et le groupe qui le détient se font armer pour pouvoir soutenir la pression et la future entreprise de l’impérialisme américain. Ce groupe déclare hautement que sa politique est une politique de paix et de sécurité contre l’agression projetée par la Russie.

Pour une réplique de classe, il n’y a que deux hypothèses possibles.

Première hypothèse : La Russie est un État prolétarien et l’Amérique un État capitaliste. Si le conflit éclate, l’Italie se coupera en deux : les bourgeois soutiendront l’Amérique et travailleront à sa victoire; les travailleurs feront le contraire.

Seconde hypothèse : La guerre sera une nouvelle guerre impérialiste. Dans ce cas, cela n’intéresse pas le prolétariat d’établir qui est le premier à agresser. Ce qui l’intéresse, c’est de profiter de la guerre pour étrangler « son » État, à savoir celui qui gouverne chez lui.

Il n’en faut pas plus pour rendre le pire des services aux armées de Pacciardi et aux sbires de Scelba. Qu’ils passent même pour les plus pacifistes et les plus italiens de tous : l’intéressant est de les rouler.

Qu’on les roule en prêchant que la Russie veut la paix et la liberté italienne, cela ne courra être cru, et encore, que par la première camériste de Mme Molotov.[1]

Notes :
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  1. Note des traducteurs  :
    Borgocollefegato est une commune de la province de Rieti, dans le Latium, qui a été rebaptisée Borgorose en 1960. C’est le lieu de naissance de l'antipape Nicolas V (1258–1333).
    La Batrachomyomachie, ou combat des rats et des grenouilles, était attribuée dans l’antiquité à Homère, c’était une satire burlesque de l’Iliade. Leopardi l’appréciait beaucoup, Bordiga l’utilisa encore en 1953 dans un autre Filo, dirigé contre Chaulieu et Socialisme ou Barbarie. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 19 – 1950, traduit dans Invariance, Mai 1993. Traduction incertaine, se reporter à l’original.

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