Que ce soit dans les grandes ou les petites questions, tout détour opportuniste du mouvement de classe a eu le caractère suivant : substituer, aux yeux du prolétariat, à l’adversaire, à l’ennemi, à l’obstacle constitué par l’ordre social présent et par la classe capitaliste, un autre objectif sur lequel diriger les coups, sous le prétexte que ce serait un objectif transitoire et intermédiaire, qui, une fois atteint, permettrait de revenir à la grande lutte. Et pour accréditer de manière démagogique cette méthode que l’on peut appeler intermédisme (si ce mot est laid, il ne l’est pas plus que la chose qu’il désigne), le meilleur moyen pour les bonimenteurs a toujours été la personnification de l’ennemi.
Dans les partis socialistes d’avant, on a toujours lutté, parfois avec succès, contre ces voies d’eau qui s’ouvraient de tous côtés. Dans les faux partis socialistes et communistes d’aujourd’hui, qui pourtant se prétendent faussement des partis de la classe ouvrière, cette méthode défaitiste n’apparaît plus dans une série d’épisodes et de parenthèses, mais elle constitue le cœur de leur vie : ils ne savent rien faire, ou dire, ou agiter sans utiliser cet objectif fantoche qu’ils situent dans un personnage : qu’ils l’appellent tyran, dictateur, césar, énergumène ou criminel.
Ces bouffons se prétendent toujours « marxistes » et ils ont cependant l’infini toupet d’affirmer : bien sûr, nous sommes d’accord avec les bases économiques des luttes historiques, avec les classes qui se heurtent et qui luttent, avec la substitution du communisme au capitalisme, mais en ce moment, ce qui est important, c’est de taper sur Un tel ou sur Un tel (exemples : Guillaume II, Cecco Beppe, Mussolini, Hitler, Franco, Pavelić, de Gaulle…) lequel, du fait de sa vaste personne, fait barrage au chemin de l’histoire, suspend les lois du marxisme, ajourne le retour à la lutte de classe. Une fois débarrassé de celui-ci, ah, soyez alors certains que la doctrine et la méthode classistes nous verront parmi leurs partisans les plus enflammés. Mais ces quilles historiques tombent l’une après l’autre, et le moment de revenir à ses moutons n’arrive jamais.
Nous ne démordons pas de notre croyance qu’on ne peut pas être marxiste à temps partiel, mais admettons pour un instant qu’il soit possible, comme on le voit aujourd’hui dans toutes les manifestations, de faire passer l’habit d’Arlequin pour un drapeau rouge. Le fait est que la théorie du césarisme, la doctrine de l’énergumène, détruit TOUT le marxisme, efface sur cette tenue ratée la dernière pièce rouge recousue tant bien que mal sur le damier (ils l’ont en effet découverte et revendiquée, la stratégie en damier) multicolore.
Même si l’on nous compare à Pie XII lorsqu’il cite Isaïe ou Mathieu à coups de livres et de versets, nous allons ouvrir Marx. Si cela vous choque, nous nous en réjouissons.
C’est dans le « Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte » que l’affaire du 2 décembre 1852, au cours de laquelle Napoléon III se proclama empereur des Français, est illustrée dans des pages écrites pratiquement à la même époque et que l’auteur renonce à corriger en aucune façon (ceci rend évident le fait qu’il s’agit en même temps de positions scientifiques et politiques, valables pour la critique théorique aussi bien que pour la propagande de parti, Messieurs qui vous réclamez de l’âme double, peut-être parce que vous avez vendu la seule que vous possédez au Capital). Marx dit : « J’espère que cet ouvrage contribuera à écarter le terme couramment employé aujourd’hui de césarisme », et il a l’air de dire, il y a de cela un petit siècle : j’espère que celui qui criera au césarisme daignera se déclarer anti-marxiste.
De la distinction décisive qui se trouve dans cette même page entre la fonction du césar (souvent bénéfique) dans les sociétés anciennes et la nature des luttes civiles modernes qui ont pour protagonistes des classes et non des individus, jusqu’à la puissante analyse organique contenue dans l’œuvre, tout est là pour établir l’antithèse impitoyable qui existe entre les deux méthodes ennemies de déchiffrer l’histoire.
Dans le préambule déjà cité, Marx parle de deux autres auteurs.
« Parmi les ouvrages qui, à peu près à la même époque, traitaient le même sujet, deux seulement méritent d’être mentionnés : « Napoléon le Petit », de Victor Hugo, et « Le Coup d’État », de Proudhon. Victor Hugo se contente d’invectives amères et spirituelles contre l’auteur responsable du coup d’État. L’événement lui-même lui apparaît comme un éclair dans un ciel serein. Il n’y voit que le coup de force d’un individu. Il ne se rend pas compte qu’il le grandit ainsi, au lieu de le diminuer, en lui attribuant une force d’initiative personnelle sans exemple dans l’histoire. Proudhon, lui, s’efforce de représenter le coup d’État comme le résultat d’un développement historique antérieur. Mais, sous sa plume, la construction historique du coup d’État se transforme en une apologie du héros du coup d’État. Il tombe ainsi dans l’erreur que commettent nos historiens soi-disant objectifs ».
Reprenez votre souffle, Messieurs, et remarquez que, tout au long de cette avenue[1] bien pavée de la Marche Arrière, non seulement vous avez glissé vers le proudhonisme, diagnostic qu’on pouvait et qu’on a établi sur des éléments certains il y a vingt ans, mais vous avez désormais dépassé l’Hugolisme tout en restant à mille lieues de sa puissance expressive et littéraire. Pour pouvoir jouer à votre vil jeu du succès politique, vous avez en réalité grandi les Benito, les Ante et les Francisco en en faisant une apologie risible ; quant aux historiens officiels objectifs, on peut en lire une réévaluation complète et pleine d’admiration dans le discours de Togliatti sur Gramsci, discours qui semble vouloir faire pardonner à tous deux ce qui était précisément un titre de mérite, à savoir qu’ils s’étaient tenus éloignés du seuil glissant des Académies.
Marx n’a pas fini :
« Quant à moi, je montre, par contre, comment la lutte des classes créa en France des circonstances et une situation telles qu’elle permit à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros. »
Si les discussions objectives existaient et si le meilleurs moyen pour polémiquer n’était pas de ne pas écouter, on devrait, à cet instant, hocher la tête et dire : effectivement, là on n’avait pas compris un pajetta ! … On continue au contraire à prendre des cuites de « bonapartisme », et l’entêtement est si grand qu’on pèche aussi de cette façon à « gauche » dans la mesure où très nombreux sont ceux qui sont convaincus que la dégénérescence russe doit trouver des explications, non pas dans les rapports économico-sociaux, mais dans les coups de main ou les coups d’État de Napoléon-Staline ou de son ignoble « clique ».[2]
Tous vos Barbe-Bleue, poglavnici ou conducators – pas moins que vos Meilleurs, Excellents ou Suprêmes – sont, à la lumière du marxisme, des personnages médiocres et grotesques, et nous en avons ras le bol de nous entendre demander à chaque rencontre par des gens humbles ou très cultivés qui aspirent ardemment à s’orienter, le plus souvent dans le but de se remplir la panse, quel type d’homme est Tartempion, quelle est sa valeur ? Et sur le même ton, ils sont capables de le demander de Lénine et de Velio Spano. Car il y en a, comme les Tito et les Dimitrov, qui, d’un instant à l’autre changent de couleur en passant subitement du Walhalla à l’entourage de Judas. Ils sont toujours trop exposés à la lumière, et nous pensons que l’histoire n’a jusqu’à présent forgé un adjectif que sur un seul personnage aux profils vraiment tous deux remarquables : la Divine Poppée.
De même que l’on cite dans les génériques des films à grand spectacle le nom du technicien responsable des « effets spéciaux », de même il existe, dans les officines politiques et dans les rédactions des journaux « populaires », des spécialistes dont le rôle est de lancer avec éclat l’énergumène de service. Parfois, on est à court de ce type de personnage et on ne sait pas si on doit effectuer d’habiles coups de sonde parmi les nouveaux de la scène ou s’en tenir, pour plus de sécurité, aux anciens. On lance le personnage en fonction des situations. En Italie, le succès de Mussolini n’aurait pas été aussi rapide s’il y avait eu des hommes sortant de la médiocrité et du grotesque. L’épithète de chancelier attribué à De Gasperi a eu pour effet une polyurie à l’évocation de l’ombre de Bismarck ; quant à Scelba, ils en sont arrivés à l’accuser d’être un mauvais carabinier, et nous recommandons vraiment au bureau des personnages la figure de Giuliano, il n’ y a rien de mieux sur le marché intérieur. Avec un de Gaulle à sa disposition, ne fût-ce que pour le nez, il y a de quoi envier ceux de l’« Humanité ». Dans ce genre d’affaire, les traits des personnages sont de première importance. Son sous-héros (et non anti-héros comme disaient les imbéciles) faisait suer Marx (pour utiliser une expression française) même en effigie : « l’aventurier Louis Bonaparte qui s’efforçait de dissimuler ses traits triviaux et répugnants sous le masque de bronze de Napoléon ».
Dans le domaine mondial, on fait lancer les sondes à des experts de premier rang. Chez les Américains, il ne semble pas qu’il y ait beaucoup à pêcher : Truman a tout au plus le style d’un greffier d’un tribunal de première instance ; Roosevelt avait, paralysie à part, des traits marquants, mais il est crevé et donc, mieux vaut en faire une statuette pour le Musée des élus afin d’accréditer l’invraisemblable bobard que l’Amérique n’est ploutocratique et négrière que dans la mesure où elle a abandonné l’orientation rooseveltienne. Vous auriez entendu, s’il était encore vivant ! Les autres Américains, diplomates ou généraux, sont en nombre, ils vont et viennent, mais ils n’offrent pas une grande prise au harponneur. Les Anglais au gouvernement sont travaillistes ; ils ne semblent pas de grande importance, ils singent la politique économique soviétique et pourraient avoir quelques différences avec les Américains.
Comme vous le savez déjà, la sonde ayant été placée entre les mains capables de Togliatti – sans oublier la sûre vibration d’un La donné depuis Moscou – c’est le cétacé Churchill qui est remonté à la surface. Comme nous l’avons expliqué, ce n’est pas précisément une révélation. Mais, si on devait commencer le montage en grand, le choix, faute de mieux[3], pouvait aller, ne fût-ce que pour son museau de chien bouledogue ; et puis, quel cigare ! Et voilà le commentaire des discours de Churchill en Amérique, voilà les citations appropriées, voilà le rappel de son anti-bolchévisme invétéré, voilà le cri triomphal : nous avons découvert qui a fait éclater la guerre ! Le capitalisme, l’impérialisme, la ploutocratie ? Fi donc, laissons tomber ces vieilles théories qui ne font pas recette. C’est LUI, l’énergumène, qui, selon le succédané du marxisme, fera la même fin « que cet autre énergumène fauteur de guerre qui s’appelait Hitler ».
Mais le fait est que l’histoire Hitler-Churchill est là justement pour démontrer que le petit jeu du meurtre des énergumènes est sans fin : le second a promis que, si on l’aidait à supprimer le premier, la paix éternelle triompherait ; à présent, parbleu, sommes-nous revenus au point de départ ? Un des théorèmes les plus solides de la doctrine togliattienne (en vérité très pré-togliattienne) de l’énergumène est le suivant : les énergumènes ne viennent jamais seuls.
La sonde n’a rien pu pêcher de mieux, dans la mesure où Winston est aussi vieux que coriace et pourrait disparaître avant le déclenchement de la guerre, ce qui serait très gênant pour la doctrine. Car ce serait la troisième guerre qu’il fabrique : saintes les deux premières, diabolique la troisième. Y réussira-t-il ? Au bureau des « effets spéciaux », nous n’avons pas de marchandise plus fraîche, nous sommes un peu à court de Dardanelles.
Mais la sonde pourrait être carrément halée à bord et non lancée ultérieurement s’il advenait cet autre mirage magnifique, à usage interne et externe, et à usage également des Dardanelles, la détente. On pourrait alors voir Churchill, dans une rencontre de grands, donner le bras aux staliniens, ou faire partie avec eux d’une Présidence d’Europe. Élasticité, bon dieu ! Ministère De Gasperi-Nenni-Giuliano !
Palmiro avait annoncé cette découverte dans son latin quasi académique : habemus confitentem reum. Nous avons fait avouer le coupable, en la personne du vieux mâtin anglo-saxon. Mais dans des situations, phases et tournants nouveaux de la politique mondiale éclairée, nous pouvons nous passer du coupable confessé. Il y a cependant une chose dont on ne peut se passer, c’est du con.
Con le public qui lit ou écoute, et, par malheur, mais non éternellement, le prolétariat.
Il n’y avait qu’une page à tourner :
« Les révolutions prolétariennes se critiquent elles-mêmes constamment, (…) paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! »
C’est du latin, marxiste celui-là, qui rappelle à la classe ouvrière par où elle devra passer, sans eux, contre eux, au-dessus d’eux.[4]
Notes :
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En français dans le texte (NDT). [⤒]
En français dans le texte (NDT). [⤒]
En français dans le texte (NDT). [⤒]
Notes du traducteur :
A la page 3 de ce filo, Bordiga écrit qu’on avait pas compris un Pajetta ; c’est une boutade pour dire qu’on n’avait rien compris. Pour Bordiga, Pajetta, dirigeant du PCI de l’époque, marxistement parlant, est équivalent à rien !
Même page plus bas, Velio Spano est un dirigeant stalinien italien des années 40–50.
La « divine Poppée » est bien sur la femme de Néron (voir les Annales de Tacite) ; la comparaison entre elle et les dirigeants du PCI de l’époque nous reste assez obscure.
Salvatore Giuliano, dont Bordiga parle ici et dans d’autres fili, était un bandit sicilien « politisé ». Au début il collabora avec les étasuniens, au moment du débarquement en Sicile en 1943. Il y eut certainement également une alliance avec la mafia sicilienne et la Cosa nostra sicilo-américaine. Il devint ensuite partisan d’un sécessionnisme sicilien avec l’appui des secteurs réactionnaires siciliens. Le 10 mai 1947, fête des travailleurs, il fit un massacre d’ouvriers et d’ouvriers agricoles « rouges » à Portella della Ginestra. Curieusement il ne fut jamais capturé ; il restait introuvable, alors que les journalistes réussissaient à l’interviewer tranquillement. Evidemment il était protégé. En 1950, il fut assassiné par un « repenti », Pisciotta, son beau-frère. Pisciotta lui-même fut assassiné ensuite en prison « mystérieusement ». [⤒]