Parodie de la Praxis
BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[last] [home] [content] [end] [search]

PARODIE DE LA PRAXIS
If linked: [English] [German] [Italian] [Spanish]


Content

Parodie de la praxis
Encore une équipe d'innovateurs

Hier
Deux visions opposées
Resurrection de Lassalle
Tout vole en éclats

Aujourd'hui
Parti et classe
Du «Manifeste» à «Que Faire?»
Pauvre Lénine
La Conscience à la mer
Une ligne droite et sûre
Source


Sur le fil du temps

Parodie de la praxis
[top] [content] [next]

(«La Batrachomyomachie», le premier des trois «Fils du Temps» consacrés à réfuter les thèses des rénovateurs du marxisme connus par le nom de leur revue «Socialisme ou Barbarie», a été publié dans le n° précédent de la revue)

Encore une équipe d'innovateur
[prev.] [content] [next]

La petite école qui publie la revue «Socialisme ou Barbarie» dont il a été question dans notre article «La Batrachomyomachie» se définit en substance par l'idée que la forme moderne du capitalisme est caractérisée par la substitution de la bureaucratie à la bourgeoisie. Constituée sur le modèle d'un cénacle de quelques éléments dont chacun est autorisé et même prié d'apporter sa «contribution» à un «libre débat» continuel qui peut ainsi aboutir n'importe où, elle se dit cependant «marxiste»; mais elle affirme qu'il est nécessaire d'élaborer la théorie de la «nouvelle société de classes» historiquement située entre le capitalisme «privé» et le socialisme, dans laquelle c'est désormais la «bureaucratie» qui domine et exploite le prolétariat, et que Marx n'avait pas prévue.

Nous nous sommes attachés à démontrer qu'une telle position non seulement n'est pas une amélioration du marxisme, mais qu'elle revient à en nier toutes les parties intégrantes: économie, histoire des luttes de classes, théorie matérialiste de la société humaine.

Nous avons également montré que cette nouvelle contestation du marxisme, loin d'avoir plus de force que les critiques classiques existantes, reproduisait des positions anti-marxistes déjà connues en défendant des conceptions apparues antérieurement au marxisme, mais encore soutenues aujourd'hui par ceux qui n'arrivent pas à se hisser aux résultats de celui-ci, que ce soit par intérêts de classe ou par simple impuissance.

Une image nous a permis d'illustrer la différence entre une telle position et la position révolutionnaire: c'est la comparaison entre la Batrachomomyachie et l'Iliade, la première racontant la lutte burlesque entre les rats et les grenouilles, dans laquelle toute la «théorie de la praxis» se réduit à cette banalité: je me vois rat, et je prends donc place dans la lutte contre les grenouilles aux côtés de ceux qui sont des rats comme moi (ou vice-versa); la seconde retraçant au contraire le heurt épique de deux formes historiques de la vie sociale humaine, l'asiatique et la méditerranéenne, séparées dans l'espace par des milliers de kilomètres et dans le temps par des millénaires.

«On ne peut juger de telles époques de subversion sociale sur la conscience qu'elles ont d'elles-mêmes»: ceci, que nous avons dû rappeler à des gens qui se vantaient bien imprudemment de leur orthodoxie, vaut aussi pour les Grecs et les Troyens! Donc notre comparaison convient, même si nous ne croyons pas comme le poète aveugle que la conscience des combattants se réduisait aux cornes que Pâris avait fait porter à Ménélas.

Batrachomyomachie, donc la «révolution anti-bureaucratique» parce que les forces qui s'y affrontent sont artificielles et non réelles, et que les buts de leur lutte ne se haussent même pas à la hauteur d'une croisade pour un cocu. Batrachomyomachie, parce que la formation et le mouvement de ces forces n'y sont pas «expliquées par les contradictions de la vie matérielle et par le conflit existant entre les forces productives sociales et les rapports de production», mais recherchées dans une statistique sociale figée, immobile, métaphysique, dans une «analyse» vide de sens parce qu'elle ne se réfère pas au grand passage mondial du capitalisme au socialisme, mais se réduits à un froid recensement des revenus et à une enquête de détectives privés sur des appropriations illégitimes. Batrachomyomachie enfin, parce que du marxisme qu'ils prétendent corriger, ces gens n'ont pas assimilé la première syllabe!

Ce n'est pas ce petit groupe qui en réalité a de l'importance, mais le fait que de semblables tentatives de rénovation du marxisme se répètent régulièrement dans l'histoire. Et c'est cela qui mérite que nous poursuivions la clarification.

Hier

Deux visions opposées
[prev.] [content] [next]

L'emploi continuel du bagage d'expériences des luttes passées, qui furent menées sous forme de luttes de «tendances» et conduisirent à des «scissions» dans le mouvement, est pour nous d'un grand poids pour la formation du parti révolutionnaire parce que, dans des conditions et des lieux différents et sous des formes diverses, les mêmes «agressions» contre l'intégrité de la doctrine révolutionnaire se sont réitérées; et cette longue dispute a toujours eu le même débouché. Nous en faisons le bilan grâce à une méthode qui est non pas scolastique mais historique justement parce qu'elle part de faits acquis et certains permettant de s'appuyer sur les points d'arrivée de ces luttes de tendances, pour fournir la preuve, dès lors nettement expérimentale, de la juste orientation du marxisme originel qui s'est cristallisé au seul moment de l'histoire où il pouvait et devait apparaître.

La première des deux visions de la société moderne est indubitablement influencée par la puissance de la perspective révolutionnaire destructrice de tous les préjugés traditionnels, mais c'est seulement pour en copier certaines formules. Elle n'est donc, comme nous le disions, qu'une parodie, servant ainsi en dernière analyse de point d'appui aux forces contre-révolutionnaires. Elle semble faire un pas en avant par rapport à la sociologie courante de l'illuminisme bourgeois qui s'imposa après la destruction (au moins théorique) de la doctrine d'une société divisée en ordres ou en états (à ne pas confondre avec l'Etat, organe du pouvoir politique dans un pays). La théorie des bourgeois libéraux a détruit cette «forme de production» qu'étaient les ordres, aussi impénétrables entre eux que les castes antiques, étant donné qu'était à peu près exclu tout commerce de génération et de reproduction. Elle déclara: il n'y aura plus de nobles et de plébéiens mais seulement des citoyens, tous égaux devant la loi, quelle que soit la famille ou la demeure où ils auront vu le jour.

La première des deux conceptions sociales dont nous avons parlé est arrivée à une critique embryonnaire de cette société des égaux; elle nie que la société soit formée d'un seul type de composants et, considérant le facteur économique, elle la subdivise en deux sections. N'allant guère au delà de la distinction millénaire entre riches et pauvres, elle ne nous a «volé» le terme de classe que pour en restreindre la notion aux dimensions d'une colonne de statistiques alors que chez Marx elle a plus de puissance que le processus physique de production d'énergie par la fission nucléaire de la matière. Elle scinde ainsi le groupe social homogène entre travailleurs et patrons, en comprenant vaguement que les intérêts des premiers sont opposés à ceux des seconds.

S'il est vrai que les idéologues «classiques» de la bourgeoisie et de sa révolution avaient tenté dans un premier temps de rejeter cette démarcation au sein des citoyens et du peuple, il n'est pas moins vrai que de tous côtés on reconnut bien vite cette réalité et ce problème qui fit l'objet de mille propositions de solution (dont il n'est certainement pas question de rappeler une fois encore l'ennuyeuse rengaine) de la part des réformistes, des sociaux-chrétiens, des mazzinistes, etc., jusqu'aux fascistes.

Quiconque se limite donc à reconnaître l'existence dans la société industrielle moderne de classes luttant les unes contre les autres pour la défense de leurs intérêts, ne sort désormais plus du camp bourgeois; et Marx protestait que ce n'était pas lui qui avait découvert les classes et la lutte des classes.

La deuxième vision, toute différente, dont nous avons parlé et dont nous nous réclamons, n'ignore évidemment pas la divergences des intérêts même quotidiens et locaux, ni l'antagonisme de classe à classe; mais elle les considère comme l'expression d'un fait plus profond et déterminant, s'étendant à une grande partie du monde contemporain et se développant au long de décennies et de siècles: la lutte entre un nouveau mode de production rendu possible par le développement des forces productives et parfaitement définissable, le socialisme, et le mode capitaliste actuel que défendent les formes présentes de production, de propriété et d'Etat.

Le but que la classe doit atteindre «préexiste» à la classe elle-même, à sa conscience et à sa volonté, si l'on attribue à tort celles-ci à chacun de ses membres. Ce but se pose parce qu'actuellement la production matérielle dispose de ressources techniques et scientifiques telles qu'elle peut se développer dans des rapports bien différents de ceux d'aujourd'hui; ces derniers seront donc brisés. Pour cela l'action de la classe est indispensable, mais non de toute la classe; ni même de sa majorité. Mais la connaissance, la conscience ou la culture, elles, ne sont pas indispensables, et c'est non seulement une illusion mais une trahison de les «sonder» dans la classe telle qu'elle est aujourd'hui: elles viendront après l'action, ou plutôt après la victoire.

Prolétaires contre bourgeois est la formule pour décrire d'une façon marxiste la société actuelle; ce n'est pas la formule marxiste de la révolution qui est: communisme contre capitalisme. Mais, pourtant ce sont des hommes qui luttent entre eux! Et qui donc le nie? Dans l'infini entrelacement de l'histoire, la forme sociale qui meurt et celle qui naît déterminent l'alignement de leurs agents et de leurs partisans, qui entrent en lutte, mais qui ne sont au courant qu'à des degrés très variables du cours de cette transition. Ce n'est pas après des leçons de philosophie de l'histoire, mais à la suite d'un alignement organisationnel et politique qu'il sera possible de parler de communistes contre capitalistes, si toutefois l'on comprend dans ce terme non les possesseurs de capitaux, mais les partisans et les défenseurs du système capitaliste.

Resurrection de Lassalle
[prev.] [content] [next]

La très étrange théorie qui décrit une société divisée en travailleurs salariés d'une part, et bureaucratie ou haute bureaucratie de l'autre, et qui voit tout le secret de la distribution dans le fait que la plus-value soustraite aux ouvriers se convertit en hautes payes pour les fonctionnaires d'Etat, s'est complètement fourvoyée par rapport à la succession historique des formes de production. Elle reste en outre loin en arrière de la vision «économiste» qui se limite à distinguer les intérêts immédiats des travailleurs au sein du corps social. Est travailleur en effet quiconque n'a d'autres ressources qu'un salaire en argent dépendant de son temps de travail; est bourgeois quiconque tire son revenu de l'appropriation des produits du travail (que ce soit sous la forme de profits, d'intérêts ou de rentes). Du point de vue descriptif au moins, ces deux groupes se définissent par des rapports bien différents avec les facteurs de production qui sont aujourd'hui la terre, les usines, les marchandises produites, le numéraire, etc..., d'un côté, et la force de travail de l'autre. Mais cette formule froide et stérile échoue à définir la bureaucratie. Le fonctionnaire est payé, plus ou moins bien, au temps et avec un traitement mensuel ou annuel en argent. Qu'il soit commissaire à I'électrification de l'URSS ou ouvrier chez Dynamo, celui qui s'approprie un coussinet de moteur ou se sert sans payer dans une boutique va en prison. Quelle espèce de société de classes est-ce donc là?

Une solidarité de catégorie limitée à la perception du même traitement de X roubles et qu'on ne peut donc définir qu'en coupant la fameuse «pyramide des revenus» (ce cheval de bataille de tous les polémistes anti-marxistes) par un plan horizontal arbitraire ne peut aboutir à une solidarité d'intérêts dans la conduite de l'Etat et l'orientation du pouvoir. Ou alors c'est qu'une nouvelle société divisée en ordres avec une nouvelle aristocratie des ronds-de-cuir, serait née! Exclurait on par hasard du prolétariat le gardien d'usine payé au mois, pour la seule raison qu'il n'ajoute rien à la matière des objets fabriqués qui sortent de celle-ci? Ou le pauvre petit comptable, qui gagne moins que le chef-monteur? etc., etc. Nous avons déjà montré que le niveau de rétribution n'est pas un critère de classe.

Ou n'est donc pas seulement au dessous du marxisme et dans une basse vision socialitaire digne de bourgeois modernes. On retombe carrément dans une société pré-bourgeoise, avec un réseau de familles privilégiées nichées autour du pouvoir.

L'histoire ne pourrait-elle pas prendre une telle tournure? Nous pensons que non, et cela à cause de toutes les raisons qui font que nous sommes marxistes. Mais si quelqu'un vient affirmer le contraire, prétendant le prouver par l'exemple de la société russe ou par tout autre, et si l'on admet cette preuve ne serait-ce qu'un seul instant, c'est Marx qui tombe à l'eau pour toujours, et avec lui tous nos textes classiques!

Et c'est donc vous, Ferdinand Lassalle, agitateur de premier ordre, mais théoricien de peu de valeur, même dans la simple imitation, qui ressuscitez? On sait la fin tragique de Lassalle, tué d'un coup de pistolet le 30 août 1864 par «un pseudo-prince aventurier polonais» dont il avait séduit la jeune fiancée. Marx, qu'on décrit souvent comme cruel et plein de rancune, fut tellement affecté par cette nouvelle que sa polémique en resta figée; et le calme Engels chercha à le consoler:
«cela ne pouvait arriver qu'à lui, avec le bizarre mélange de frivolité et de sentimentalisme, de judaïsme et de chevalerie qui lui était absolument personnel».

Peu de temps auparavant, le 28 février 1863, Marx écrivait à Engels son jugement sur un travail que Lassalle lui avait envoyé, «Rede über den Arbeiterstand» («Discours sur l'Etat ouvrier» et il vaudrait mieux dire: sur l'ordre ouvrier): «Comme tu sais, il ne s'agit que d'une mauvaise vulgarisation du Manifeste et d'autres doctrines que nous avons prêchées si souvent qu'elle sont devenues en quelque sorte des lieux communs (un exemple: le brave homme appelle état (Stand, ordre) la classe ouvrière (Arbeiterklasse)!».

En Italie, ces titres résonnent encore à nos oreilles: Ordine Nuovo, Stato Operaio [Ordre Nouveau, Etat Ouvrier: noms des revues d'inspiration gramsciste - NdlR].

Dans une autre lettre du 12 juin 1863 nous trouvons cette critique de Marx à d'autres écrits de Lassalle:
«Il fit sensation lorsqu'il communiqua au tribunal les découvertes qu'il avait faites au cours de veilles terribles dans la science la plus profonde, dans la science de la Vérité. - Au Moyen Age prédominait partout la propriété foncière; -Dans les temps modernes c'est au contraire le capital; - A l'heure actuelle, par contre, c'est le principe de l'ordre ouvrier, ou le principe moral du travail.

«Mais le jour même où Lasalle faisait connaître cette découverte aux travailleurs, le Conseiller d'Etat Engel l'exposait devant un public bien plus cultivé, à l'Académie de Musique. Ils se félicitèrent mutuellement et par écrit d'être parvenus en même temps aux mêmes résultats scientifiques. «L'état ouvrier» et le «principe moral».sont bien en effet des conquêtes dont la paternité revient à Lassalle et au conseiller d'Etat».

La «découverte» de la bureaucratie-classe que Marx pourtant si méfiant, n'avait pu soupçonner (!) se ramène au même schéma. Du moment qu'il n'y a plus de bourgeois, les ouvriers russes forment un état, un ordre, exploité et opprimé par l'ordre opposé des hauts fonctionnaires. Le «principe moral» est violé puisque les magnifiques émoluments des bureaucrates proviennent de la «tonte» des salaires ouvriers. Voilà tout. Et naturellement, après avoir découvert ce nouveau type historique de société, il faut découvrir aussi les nouvelles lois de la révolution.

Nous qui, comme Marx, considérons les travailleurs comme une classe, nous cherchons les buts et les termes historiques précis de la nouvelle société qui surgira de leur révolution et nous les connaissons dans la mesure où il nous est donné de connaître les éléments matériels des forces productives les plus modernes. Mais une «révolution d'ordre», c'est autre chose. Sa méthode et son but, personne ne les connaît: c'est une affaire «intérieure à l'ordre», qui les découvrira et les établira selon son «autonomie de conscience et de volonté». Une autonomie qui n'est autre que la petite sœur travestie de la démocratie constitutionnelle des bourgeois, et du «principe moral» de Lassalle, et que nous voyons pourtant être pompeusement découverte en l'an 1950 et des poussières!

Tout vole en éclats
[prev.] [content] [next]

Si elles ne prétendaient pas être le fruit des derniers développements et de l'expression moderne du marxisme, d'ou devrait partir la reprise contre la dégénérescence causée dans le mouvement mondial par la prédominance, au delà même de ses frontières, de la bureaucratie moscovite d'Etat et de parti, il est clair que nous ne nous soucierions fort peu de faire la chasse à ces âneries. Mais il y a plus grave, quand des partisans prétendument fidèles et cohérents des oppositions de gauche qui, il y a trente ans s'engagèrent ouvertement dans la lutte contre les premiers symptômes de l'opportunisme stalinien, avancent des choses de ce genre et parfois avec une confusion de thèses et de termes plus grande encore.

Il faut donc répéter que si ces étranges positions (introduites peu à peu selon la méthode de Lassalle: copier des pages et des pages de textes marxistes et mieux, les paraphraser de travers, puis se donner l'air d'y ajouter une «découverte» supplémentaire qui les complète et les rectifie) étaient un tant soi peu admises, cela conduirait directement à réduire à néant tous les chapitres du marxisme.

Il peut sembler innocent de dire: nous sommes sortis de l'ère capitaliste dans laquelle le conflit était entre gros industriels et ouvriers; aujourd'hui il est entre managers, c'est-à-dire organisateurs, dirigeants de la production, et salariés manuels et intellectuels. Que ce schéma soit avancé par les apologistes d'une société dirigée par des techniciens, par un trust des cerveaux, à la place de ploutocrates ignorants, ou qu'il soit affirmé - plus insidieusement encore - par ceux qui voudraient se faire les promoteurs d'une révolution où la classe ouvrière, rectifiant le tir, ne s'en prendrait plus aux bourgeois privés, mais à ce nouvel appareil «dirigeant» monstrueux, l'erreur est totale dans les deux cas. D'un mouvement de transition d'une forme générale de production à une autre, en tant que doctrine, organisation, combat unitaire et international s'étendant sur des générations entières, on tombe à une révolte locale et accidentelle d'«exploités» pour la niaise défense du «principe moral»; et l'on se tourne textuellement, de la défense contre le patron, à la défense de l'exécutant contre le dirigeant, cette nouvelle forme qu'a voulu prendre le millénaire Génie du Mal!

Nous pensons avoir tranché le côté économique de la question dans l'article précédent. Si l'on examine la société russe d'aujourd'hui sous l'angle du passage d'un mode de production à un autre en étudiant les rapports dans lesquels les hommes qui travaillent se trouvent à l'égard de leurs produits et de la consommation de ceux-ci, tout devient parfaitement clair, strictement conforme à la terminologie et à la méthodologie marxistes ainsi qu'aux prévisions du schéma fondamental des révolutions historiques. En Russie nous sommes en pleine palingénésie qui substitue le mode de production capitaliste au mode féodal, asiatique et de petite production. Nous voyons les îlots de consommation locale se fondre à un rythme imposant dans le marché intérieur et mondial, et le travail en masse se développer pour la première fois. Grâce au potentiel accru des nouvelles forces productives rendues disponibles par la science et la technique, la technique planifiée s'instaure dix fois plus vite que dans les capitalismes du dix-neuvième siècle. En un mot les moyens de production éparpillés se transforment en capital. Et donc s'il y a, comme c'est le cas, des organismes bureaucratiques, ce sont les agents du mode capitaliste de production, unique partout et toujours.

Nous avons déjà développé longuement, et en particulier dans Dialogue avec Staline, cette thèse, qui n'est pas une opinion, mais une constatation. Le point important est que si au lieu d'un pouvoir capitaliste, il s'agissait d'un nouveau pouvoir, d'une soi-disant nouvelle classe, la bureaucratie, il faudrait abandonner la théorie selon laquelle les époques de subversion sociale font suite à un nouveau développement des forces productives. Il ne faudrait plus les faire dépendre que du développement des appétits d'un groupe social formé à la suite de circonstances fortuites et qui, par une impulsion «autonome», voudrait prendre la place du groupe précédent. Et au fond c'est là la conception pré-marxiste et anti-marxiste de l'évolution historique.

Voilà le reniement de la dialectique historique marxiste. Ensuite c'est naturellement l'habituel quiproquo économique qui s'est transmis de Proudhon à Lassalle, à Dühring, à Sorel et à Gramsci: le socialisme est la conquête par le travailleur de la marge de profit de l'entreprise. Nous ne le répéterons jamais assez: le socialisme est la conquête de tout le produit par les travailleurs associés non pas en entreprises mais dans la société totalement internationale; ce n'est donc pas la conquête de la plus-value, dont on dit banalement qu'elle va aux patrons, alors qu'elle est un prélèvement social que le capitalisme a introduit utilement, mais la conquête de toute la valeur, après quoi la valeur elle-même sera détruite, de même que c'est en conquérant tout le pouvoir que le pouvoir sera détruit.

C'est seulement quand la collectivité aura conquis tout le produit que l'accroissement de la productivité servira à réduire le temps de travail à un minimum qui sera à peine supérieur au temps de travail donné à la société - aujourd'hui: surtravail - pour dépasser la division ouvrier-entreprise, entreprise-société, qui reste la même sans la personne du patron. Sans ce résultat, c'est une fumisterie de parler de conscience et de culture prolétariennes.

Les super-traitements étant très rares, la pyramide des revenus est en fait plutôt une cuspide qui finit très pointue. Même si le nombre des bureaucrates s'élevait au cinquième de celui des prolétaires, chose absurde, le «volume de la pointe» serait minime. Admettons qu'il corresponde à une masse des salaires double de celle des quatre cinquièmes restants de la pyramide, ce qui voudrait dire un revenu moyen des bureaucrates au maximum 15 à 20 fois supérieur à celui des prolétaires. Etant donné que tous ces employés seraient occupés à... se gratter le nombril, on pouffait bien parler de surtravail «extorqué»; mais ce surtravail ne représenterait encore que 10 ou 15% de tout le produit. La bureaucratie une fois défenestrée, le niveau de vie n'augmenterait que d'une quantité imperceptible, ou le temps de travail ne diminuerait que d'une heure. Est-ce si difficile à comprendre? La révolution ne se fait pas pour «la dernière heure de Senior»; elle se fait pour toute la journée, c'est-à-dire pour toute la vie, ce que les imbéciles appellent liberté. Le prolétariat qui ferait la révolution uniquement pour couper la pointe de la pyramide serait vraiment le plus inconscient qu'on puisse imaginer.

En Russie l'accumulation de capital social devant se faire en dix ans quand il en avait fallu cent à l'Occident, elle ne pouvait se réaliser sans longs temps de travail et sans plus-value élevée: aucune économie de transition n'aurait pu échapper à cette nécessité. Et si au lieu du simple passage du féodalisme au capitalisme, on avait pu aborder la société de transition du capitalisme au socialisme, l'effort aurait été encore plus démesuré. Il n'était pas possible de l'envisager sans que le prolétariat d'Occident s'empare au moins en Europe de l'énorme capital accumulé au cours de la période mercantiliste et d'entreprises, si obstinée à ne pas mourir. C'est une chose connue et dite en toutes lettres depuis 1917.

Tous ces auteurs prétendument originaux feraient donc bien de laisser tranquille la «dernière page» du marxisme pour retourner lire la première, qui les dépasse de beaucoup. Puissent-ils briser leur plume bavarde et fermer leur clapet de pédant!

Aujord'hui

Parti et classe
[prev.] [content] [next]

Après avoir réglé leur compte à l'économie, à l'histoire et au matérialisme dialectique marxiste, il ne restait plus qu'à se jeter de la même façon sur les questions de l'action, sous l'angle de l'organisation et de la tactique. En vérité ici les avis sont loin d'être uniformes. Les groupes se dissolvent, puis se réunissent, subissent de temps à autre des remaniements, se font des courbettes, se consultent et écrivent dans les mêmes journaux et revues: après avoir été chassée à coups de pieds de I'histoire et de la société, Mademoiselle la Liberté est réintroduite, plus pétulante que jamais, dans la «classe» et dans le «parti» qui du reste disparaissent de la conception de ces Messieurs. Si la classe est dégradée au rang d'un ordre, le parti est abaissé au rang d'un conseil héraldique ou d'une assise populaire. Ces gens entreprennent de décrire le prochain millénaire et ils ne se rendent pas compte qu'ils vivent encore dans celui des tables rondes et des cours des miracles.

Un fait prouve bien qu'ils parcourent la route de l'histoire à reculons: ils divergent sur la date de la mort du «parti» (qui leur fait horreur parce qu'il y a, selon eux, des Chefs et des Dirigeants), mais ils sont tous d'accord avec la thèse selon laquelle le parti devient progressivement moins nécessaire à la classe. Il n'y a pas besoin de gratter beaucoup leur vernis pour trouver dessous l'idéalisme, le moralisme, l'individualisme et la sanctification de la personne humaine. Tout ce qu'ils ont compris de la question russe, c'est qu'une bande de malhonnêtes assoiffés de pouvoir et de luxe a fait un croche-pied au prolétariat en lui insinuant qu'il avait besoin de ces deux sinistres instruments: un gouvernement et un parti politique, centralisés par dessus le marché! Quant à leur argument suprême contre cette bande: avoir étouffé l'autonomie, il est caractéristique de la crasse mentalité bourgeoise dans laquelle ils ont grandi et qui persiste derrière leurs attitudes creuses de réfractaires... existentiels.

La thèse exacte est en effet exactement le contraire: dans son long chemin historique vers la révolution, la classe ouvrière a besoin toujours plus de son parti politique!

Les premières formes d'organisation meurent successivement: mutuelles, coopératives; formes d'organisation syndicales (après la révolution), d'entreprise, d'Etat (soviets ou autres qui naissent après la révolution et dans la mesure où il y a dictature de classe); pendant tout ce cours le parti ne cesse par contre de se renforcer. En un sens on peut dire qu'il ne disparaît pas, même après la disparition des classes, puisqu'il devient l'organe d'étude et d'organisation de la lutte entre l'espèce humaine et les conditions naturelles.

Pour ces messieurs le parti doit au contraire périr. Seulement, tandis que les uns trouvent nécessaire de développer leur petit cénacle actuel en parti pour remplacer ceux qui sont tombés dans l'opportunisme, d'autres (badaboum!) ont déjà tonné:
«la notion de parti révolutionnaire est liée à une époque dépassée de l'histoire du prolétariat».

Puisque le maître Sartre a introduit dans la littérature un certain vocable gaulois, qu'il nous soit permis de dire, en français existentialiste: quelle putainade!

Du «Manifeste» à «Que faire?»
[prev.] [content] [next]

En tout cas, ceux qui parlent timidement de parti à construire (toujours acte de conscience! de volonté! de concurrence aux Fondateurs qui n'ont jamais rien fondé ni rien détruit!) lui assignent par rapport à la classe une tâche non pas de direction (pouah!), mais de simple orientation!

Vous souvenez-vous de ce que le bon Engels disait aux anarchistes de 1872?:
«Alors que je soumettais ces arguments aux plus furieux antiautoritaires, ils ne surent me répondre que ceci: ah, tout cela est bien vrai! Seulement il ne s'agit pas ici d'une autorité que nous donnons à nos délégués, mais d'une mission! Ces Messieurs s'imaginent avoir changé les choses quand ils les ont appelé autrement! Voilà comment ces profonds penseurs se moquent du monde!».
Notre Frédéric pouvait-il soupçonner avant de mourir qu'en 1953, fort de 80 ans d'histoire, on découvrirait à Paris qu'il ne s'agit pas de direction, mais d'orientation? Si
mission est peut-être plus impératif que délégation, la nouvelle trouvaille est bien plus stupide. Au lieu de dire au pilote: «cap à 135 degrés!», le capitaine se contentera de lui hurler «Proue au Sud-Est!». Et les modernisateurs auront prouvé à l'histoire l'urgence de leur apparition...

Ce n'est certainement pas la première fois que nous commentons le passage du Manifeste où il est dit que les communistes se distinguent des autres partis ouvriers seulement par le fait qu'à chaque épisode de la lutte ils mettent en avant les buts finaux du mouvement général, bien qu'il ait également proclamé qu'il était temps, en 1848, d'opposer au spectre du communisme le manifeste du parti. En 1848 tout parti était en soi révolutionnaire dans la mesure où il était anti-constitutionnel (un siècle plus tard les partis qui osent s'appeler communistes sont les partis les plus grossièrement constitutionnels). L'Etat bourgeois interdisait tout parti qui se définissait non par une opinion, mais par une division sociale: il aurait autorisé le parti communiste, considérant le communisme comme un simple credo, mais jamais le parti ouvrier. Depuis lors nous n'avons jamais cessé d'expliquer que le communisme n'est pas un credo; et que le parti communiste est a la fois la manifestation historique de la doctrine propre à une classe, et une organisation politique et l'organisation politique de ses adhérents, qui peuvent provenir de n'importe quelle classe. Cela ennuie beaucoup, nous le savons, les démagogues qui courtisent stupidement l'ouvrier et qui fondent leur succès su l'ouvriérisme. en prenant l'air bourgeois de ne pas vouloir diriger mais servir (leur place est au Rotary club des capitaines d'industrie), mais surtout cela gène au plus haut point la contre-révolution.

A l'époque, même la simple ligue syndicale était anti-constitutionnelle, et la Ligue des Communistes ou la Première Internationale accomplissaient un acte révolutionnaire en envoyant des contributions financières aux caisses de grève économique. Marx aimait rappeler que la révolution jacobine avait interdit les premiers syndicats ouvriers comme une tentative de recréer les corporations. Lettre du 30 janvier 1865 à Engels:
«Soit dit en passant, la loi prussienne contre le droit de coalition, et toutes les lois continentales de même espèce ont leur origine dans le décret du 14 juin 1791 par lequel les bourgeois français punissaient sévèrement (par exemple par la privation des droits civiques pendant un an) tout ce qui pouvait y ressembler, même de loin, y compris n'importe quelle sorte d'association ouvrière, sous le prétexte que ce serait le rétablissement des corporations (dissoutes par la Constitution de 1789), chose contraire à la liberté constitutionnelle et aux droits de l'homme».

C'est donc pour une raison historique bien claire qu'en 1848 la vieille formule de l'organisation ouvrière regroupe tous les partis ouvriers dans le mouvement politique unique et qu'elle y fait adhérer en même temps le syndicats et les cercles politiques. Par contre, dans la phase moderne de la politique bourgeoise, c'est-à-dire de 1871 à aujourd'hui, la formule labouriste devient toujours plus conservatrice et contre-révolutionnaire. Dès lors, c'est la formule du parti politique prolétarien, entendu comme organe de la révolution et non du parlement, qui s'impose de plus en plus dans le courant radical des marxistes et qui est défendue vigoureusement contre le syndicalisme apolitique de la première décennie du siècle; et c'est dans les discussions du parti russe que la fonction du parti est illustrée en lettres de feu. Dans toute la littérature nous trouvons cette question traitée comme fonction de la «social-démocratie», à cause du nom malheureux qui, toujours sous l'influence lassallienne fut donné au parti allemand: nous lirons chaque fois à la place le mot parti. Marx, lettre du 16 novembre 1864:
«Mais quel drôle de titre: le Social-démocrate! Pourquoi ne pas l'appeler ouvertement Le Prolétaire?». Lettre du 18 novembre: «Le Social-démocrate! Mauvais titre! Mais il est mieux de ne pas gaspiller tout de suite les meilleurs titres dans des échecs possibles».

Pauvre Lénine
[prev.] [content] [next]

Orchestrée par un certain Chacal, si nous nous souvenons bien du nom, une véritable tempête se déchaîne à propos des «erreurs commises par Lénine» dans «Que Faire?». Mais la portée de la célèbre brochure dépasse les questions particulières qui se posaient alors au mouvement russe, où le parti marxiste était aux prises avec l'écrasante double tâche de la lutte contre le tsarisme d'abord, et contre la bourgeoisie ensuite. Ce texte rétablit et rappelle les positions fondamentales du marxisme; et s'il est tout entier erroné, il en va de même pour toute la construction de Marx. A des centaines d'occasion, Lénine se rapporte aux thèses classiques pour soutenir ses positions. Par exemple au Congrès d'unification de 1901, où il n'était que peu intervenu sur le programme, il s'insurgea quand on proposa l'amendement suivant: le mécontentement, la solidarité, le nombre et la conscience des prolétaires augmentent.
«
Ce ne serait pas un amendement, mais une aggravation», dit-il magistralement. «Cela donnerait à penser que le développement de la conscience est un fait spontané. Mais en dehors de l'influence du parti, il n a pas d'activité consciente des travailleurs».
Lénine aurait-il renié cette position? Où donc et comment? C'est lui qui souligne le mot conscience. En effet l'activité vient des travailleurs, la conscience de leur parti seulement. L'activité, la praxis, est directe et spontanée; la conscience en est le reflet qui n'apparaît qu'avec retard; c'est seulement dans le parti qu'elle se manifeste de façon anticipée. Et c'est seulement quand ce parti existe et qu'il est à l'œuvre, que la classe cesse d'être une froide catégorie statistique pour devenir une force opérante «
à une époque de subversion» et écraser un monde ennemi sous une action ayant un but connu et voulu. Connu et voulu non par des individus, qu'ils soient troupes ou chefs, soldats ou généraux, mais par la collectivité impersonnelle du parti qui s'étend à des pays lointains et à une suite de générations; ce n'est donc pas un patrimoine fermé dans une tête: mais bien dans des textes, et nous n'avons de meilleur crible par lequel faire passer le soldat et surtout le général. Quelle banalité sans limites, par contre, que ce contraste immanent entre dirigeant et dirigé, la dernière blague insipide qui nous vient de l'autre côté des Alpes.

La droite du parti russe voulait que le membre du parti provienne de milieux d'ouvriers de profession ou d'usine fédérés dans le parti: en russe les syndicats ont été appelés associations professionnelles. De façon polémique Lénine a frappé cette formule historique selon laquelle le parti est avant tout une organisation de révolutionnaires professionnels. Elle signifie qu'on ne demande pas au membre du parti: êtes-vous ouvrier? Dans quelle profession? Mécanicien, soudeur, menuisier? Il peut être aussi bien ouvrier d'usine qu'étudiant, voire fils de noble. Il répondra: révolutionnaire, voilà ma profession! Seul le crétinisme stalinien pouvait donner à cette phrase le sens de révolutionnaire de métier, de fonctionnaire rétribué par le parti. Cette inutile formule aurait laissé le problème au même point: faut-il choisir les employés de l'appareil parmi les ouvriers ou aussi ailleurs? Mais il s'agissait de toute autre chose.

Naturellement cette thèse de Lénine revient à dire: la doctrine et la conscience du but révolutionnaire final ne doivent pas être cherchées au moyen d'une enquête parmi les prolétaires de fait. Elle équivaut à la phrase du Manifeste où il est dit que dans les moments de révolution certains individus désertent leur classe pour se rallier aux insurgés; elle équivaut à ce que Marx écrivit mille fois, par exemple (Notes sur Bakounine):
«
Dans la période de la lutte pour la destruction de la vieille société bourgeoise, le prolétariat agit encore sur les bases de la vieille société, et par suite donne à son mouvement des formes qui lui correspondent plus ou moins».

Les thèses organiques et continues de Que Faire? ne sont donc pas des opinions personnelles de Marx, de Lénine, voire de nous. Nous avons montré qu'avec Lénine, lion encore rugissant, on pouvait bien discuter et émettre des désaccords au sein du parti, mais sur ce point crucial, il n'est pas permis de dévier, sous peine de passer de l'autre côté de la barricade. Ses formidables paroles vont donc nous servir à mettre en pièces la spontanéité et l'autonomie de la conscience de classe.

La Conscience à la mer
[prev.] [content] [next]

«Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience communiste. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L'histoire de tous les pays atteste que, livrés à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste, c'est-à-dire à la conviction qu'il faut s'unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques, élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels».
Brutalité toute juvénile, mais combien utile, encore aujourd'hui, pour fustiger les imbéciles!

«(cité de Kautsky)
Beaucoup de nos critiques révisionnistes imputent à Marx cette affirmation que le développement économique et la lutte de classe, non seulement créent les conditions de la production socialiste, mais engendrent directement la conscience de sa nécessité... Et cela est entièrement faux... Le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre... la conscience est un élément importé du dehors de la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui surgit spontanément (urwüchsig)». Cette longue citation est claire et robuste, et l'on comprend que, par exemple, elle laisse perplexe un gramscien: il faut une longue préparation dialectique pour comprendre que l'illusion de «l'autonomie spontanée de la conscience» est complètement contre-révolutionnaire.

«Mais pourquoi, demandera le lecteur, le mouvement spontané qui va dans le sens du moindre effort, mène-t-il précisément à la domination bourgeoise? Pour cette simple raison que, chronologiquement, l'idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l'idéologie socialiste, qu'elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède des moyens de diffusion incomparablement plus grands» (voir plus haut la citation de Marx).

«La conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons (à prendre et à rapporter à la maison). Le seul domaine où l'on puisse puiser cette conscience est celui des rapports de toutes les classes et de toutes les couches de la population avec l'Etat et le gouvernement, le domaine des rapports réciproques de toutes les classes entre elles. C'est pourquoi à la question: que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques? - on ne saurait se contenter de répondre: aller aux ouvriers. Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les communistes doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée». Amère médecine, mais combien nécessaire pour combattre les pires philistins, les «séducteurs du prolétariat»!

Cela suffit largement à démontrer l'enchaînement inexorable des positions historiques marxistes. Il n'est pas permis à des dilettantes de boulevard d'y «choisir» ce qui leur convient et d'en rejeter ce qui leur déplaît. Qu'ils nous fassent plutôt la grâce de nous abandonner tout notre tissu d'erreurs invétérées et de porter leurs pas ailleurs, dans les allées suggestives de la Vérité absolue dont nous leur faisons volontiers cadeau, en même temps que d'autres fétiches artistiques, les seuls dont ils soient à la hauteur.

Les passages de Marx et d'Engels sur lesquels Lénine s'appuie dans de nombreuses pages montrent déjà qu'il marche exactement sur leurs traces. Mais ont peut citer encore une lettre de Marx du 25 février 1865 à propos de la fondation de la Première Internationale à Londres: «Il s y ajoute la circonstance suivante: les ouvriers semblent viser à exclure tout homme de lettres, ce qui est pourtant absurde. puisqu'ils ont en besoin pour la presse, mais c'est excusable, vu les trahisons continuelles des hommes de lettres. D'autre part ces derniers suspectent tout mouvement ouvrier qui ne marche pas dans leur sillage». 20 novembre 1866: «En vue de faire une manifestation contre Messieurs les Français (qui tout d'abord voulaient exclure tout le monde de l'Internationale, à l'exception des travailleurs manuels, puis s'étaient rabattus sur la suppression du droit d'être élus délégués au Congrès). les Anglais m'ont proposé hier pour la présidence du Conseil Central. Je déclarai que je ne pourrai accepter en aucun cas et proposai pour ma part Odger. Qui fut élu, bien que certains aient voté pour moi en dépit de mon refus. Dupont m'a d'ailleurs donné la clef de la manœuvre de Tolain et de Fribourg. Ils veulent se présenter aux élections législatives françaises comme candidats ouvriers en 1869, en s'appuyant sur le principe que seuls des ouvriers peuvent représenter les ouvriers. Ces Messieurs avaient donc un intérêt extrême à faire proclamer ce principe par le Congrès».

Quoique vous prétendiez, dès 1866, Marx avait su tout soupçonner, et sentir où le bât blessait. Vous aviez vraiment cru que vos stupidités de 1953 étaient des histoires nouvelles et inédites?

Une ligne droite et sûre
[prev.] [content] [next]

Dans les contributions que la Gauche Italienne a apportées depuis 1920 dans la question «Parti et classe», il y a déjà toute la réponse aux «consciencistes» et aux «labouristes» qui, après avoir établi qu'ils étaient incapables d'entrevoir quelque chose de précis sur le «post-capitalisme» s'en remettent pour éclairer leur lanterne à une espèce d'enquête Gallup parmi les travailleurs d'usine qui ont la sensation qu'on leur extorque de la plus-value! Ce qui ne les empêche pas de mettre une limite à cette conscience omnipotente qui parviendrait à revendiquer le renversement de la bourgeoisie, mais n'irait pas jusqu'à la réalisation de la société socialiste.

Si l'on regroupe toutes ces phrases en liberté, on ne peut en conclure qu'une seule chose: la bourgeoisie ayant été, comme ils disent, renversée en Russie, ce prolétariat ne pourra jamais plus être conscient de quoi que ce soit, et le projet de révolution anti-bureaucratique ne saura où puiser, de Paris, ses traits caractéristiques.

Notre théorème est exact. Non seulement c'est dans le parti seul que réside la conscience du cours futur et la volonté d'atteindre des buts déterminés et d'appliquer toutes ses forces à leur réalisation «dans l'époque historique donnée»; insurrection, gouvernement, dictature, plan économique de la classe sont donc des tâches du parti - et les remèdes contre la dégénérescence sont à chercher bien ailleurs que dans un affaiblissement du parti et une atténuation de ses rigides contours.

Mais, bien plus, la formulation exacte de ce théorème est la suivante: la classe n'existe en tant que telle que dans la mesure où elle possède son parti.

Encore une phrase, une seule, de Marx que l'on trouve dans une lettre du 18 février 1865 à Liebknecht, et dans laquelle il déplore l'influence posthume de Lassalle qui avait nourri l'illusion que le gouvernement féodal de Bismarck interviendrait contre la bourgeoisie et en faveur du socialisme:
«
La classe ouvrière est révolutionnaire, où elle n'est rien».

Non, une phrase encore, que nous dédierons à l'héroïsme hors-saison de ceux qui au bon moment molliraient et seraient frappés d'impuissance. Cette fois, la parole est à Engels qui, le 11 juin 1866, alors que les espoirs mis dans une défaite de la Prusse semblaient s'évanouir, s'écriait:
«
Si on laisse passer une telle occasion sans 1'utiliser et que les gens se résignent à cela, il ne nous restera plus qu'à remballer tranquillement nos projets révolutionnaires et à nous rejeter sur la haute théorie».

Source: Apparu dans «programme communiste», n°95, Mai 1997

[top] [content] [last] [home] [mail] [search] [webmaster]



pagecolour: [to the top]