BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


SHANGHAI, AVRIL 1927


Content :

Shanghai, avril 1927 – Le bain de sang du prolétariat chinois arrose la victoire du stalinisme
Notes
Source


Shanghai, avril 1927 – Le bain de sang du prolétariat chinois arrose la victoire du stalinisme

Le 22 mars 1927, « L’Humanité » titrait en première page : « Les Rouges victorieux sont entrés à Shanghai ! ». « Depuis un mois », commentait l’article, « Shanghai ouvrier, dans l’allégresse et la sérénité, attendait ses libérateurs. Hier, elle les a reçus ! Elle a fêté sa délivrance par une reprise grandiose de la grève générale ». Et le lendemain, toujours en première page, l’organe du PCF publiait, à côté d’un portrait du « libérateur » Tchang Kaï-chek, le « télégramme » suivant : « Les travailleurs parisiens […] saluent avec enthousiasme la victoire de la Révolution chinoise, l’entrée triomphante des troupes cantonnaises à Shanghai. A 56 ans de la Commune de Paris, à 10 ans de la Commune russe, la Commune chinoise, victorieuse, ouvre une étape nouvelle de la révolution mondiale. »

En réalité, les « troupes révolutionnaires » du Kuomintang n’étaient pas du tout entrées à Shanghai, et ce n’est certes pas à leur arrivée que l’on devait la naissance d’une « Commune chinoise ». Arrêtées à une quarantaine de kilomètres de la ville (comme les armées de Bismarck devant Paris en 1871 et comme l’Armée Rouge de Staline devant Varsovie en 1944), elles attendaient que les tueurs du « seigneur de la guerre » local aient achevé leur besogne et massacré le plus grand nombre possible d’ouvriers (en grève depuis déjà deux jours); elles n’entrèrent dans Shanghai que trois jours après que les prolétaires et les masses populaires, seuls et sans armes, mais fermement décidés à ne pas se laisser intimider par la féroce répression, se soient complètement emparés de la ville. Elles n’y entrèrent, bien entendu, qu’après s’être assurées au préalable que les insurgés, dûment convaincus par leurs chefs politiques et syndicaux que Tchang et ses troupes étaient « un des piliers de la révolution », déposeraient effectivement les armes à leurs pieds et remettraient le pouvoir entre leurs mains.

La veille, la « Pravda » était allée encore plus loin. « Les clefs de Shanghai ont été remises par les ouvriers victorieux à l’armée de Canton. Dans ce geste s’exprime l’acte héroïque du prolétariat de Shanghai », avait écrit l’éditorial du 22 mars. En réalité, depuis déjà deux ans, mais surtout depuis l’« Expédition du Nord » commencée en automne 1926, l’avance des troupes nationalistes dans les plaines de la Chine centrale et orientale, d’abord prudente et pénible, puis impétueuse, n’avait jamais été due à des victoires en campagne dont auraient pu se vanter ses généraux, au premier rang desquels le généralissime Tchang Kaï-chek. C’était l’héroïsme des ouvriers et des paysans, qui s’étaient soulevés en armes pour occuper les villes et les bourgades, chasser les latifundistes, les marchands et les usuriers des terres fécondées par leur sueur, qui avait eu raison des troupes ennemies, provoqué leur déroute, ouvert la voie et donné des ailes aux troupes de Canton. Même les canonnières de Sa Majesté britannique n’avaient pu arrêter ces combattants incomparables. Seuls et mal armés, les ouvriers d’industrie, et avec eux un nombre important d’employés de boutiques artisanales ou de petites entreprises, avaient accompli le miracle de paralyser Hong Kong d’octobre 1925 à octobre 1926 grâce à une des grèves-boycott les plus longues et les plus massives de l’histoire. Seuls et mal armés, faisant preuve d’une audace inimaginable pour un bourgeois, les prolétaires et les masses populaires d’Hankow et de Kiukiang avaient occupé en janvier 1927 les concessions étrangères, à la grande stupéfaction de leurs arrogants gardiens. Grâce à cet héroïsme, l’Expédition du Nord avait été pour Tchang Kaï-chek, non pas une véritable campagne militaire, mais plutôt une grande opération de ratissage et de police visant plus à freiner les « excès » des prolétaires et des paysans qu’à nettoyer les villes et les campagnes des débris d’armées en fuite, qui fondaient comme neige au soleil devant la ferme détermination des masses insurgées à extirper jusqu’à la racine l’odieux ancien régime.

Les portes de Shanghai s’ouvrirent donc devant Tchang Kaï-chek le 26 mars, et la gigantesque vague de grèves reflua en ramenant dans le lit de l’ordre établi ce qui s’était annoncé comme une possible « Commune chinoise ». Mais pour atteindre ce résultat inespéré, le Galiffet de Shanghai n’avait eu besoin ni de ses canons, ni de la menace de ceux d’un Moltke. La victoire avait déjà été arrachée des mains des prolétaires par ceux qui, sur place ou à Moscou, avaient salué dans ses troupes « l’armée révolutionnaire nationale », l’expression armée du « bloc des quatre classes »; et les prolétaires, soupçonnant peut-être le piège dans lequel ils allaient tomber[1], mais ne trouvant aucune confirmation de leur méfiance instinctive dans les actes et les déclarations de leurs dirigeants, ne lui avaient pas seulement remis les « clefs de la ville » : ils lui avaient tout remis.

La contre-révolution n’eut donc aucune raison de déployer son « cannibalisme » avant l’heure. Quinze jours suffirent à Tchang Kaï-chek pour redonner confiance et courage aux industriels, aux banquiers, aux marchands et aux serviteurs locaux de l’impérialisme anglais, et pour obtenir d’autre part que les prolétaires et les masses populaires déjà victorieux se laissent convaincre qu’il fallait, comme le voulait le Komintern stalinisé, « éviter de livrer une bataille ouverte », ne pas compromettre « la tactique de collaboration de toutes les classes opprimées avec le gouvernement local » et, en « cachant ou enterrant les armes pour empêcher un conflit armé », céder l’une après l’autre les positions conquises au premier assaut et tenues avec une magnifique fermeté. Ce n’est qu’après le 13 avril que, sûr de lui et de ses adversaires, le bourreau abattit sa hache.

On ne sait pas, on ne saura jamais combien de milliers de prolétaires, de semi-prolétaires, de paysans sont tombés au cours de ces journées à Shanghai et au cours des mois suivants dans toute la Chine « libérée », au fur et à mesure que les espoirs du Komintern et du PC chinois se déplaçaient vers le « nouveau centre de la révolution » (le gouvernement du Kuomintang « de gauche » à Wuhan) et que le drame se répétait avec d’autres personnages mais avec le même scénario monotone et sinistre. Comme « consolation », il ne restera aux rescapés de cette héroïque bataille que le cynique commentaire d’un porte-parole de Moscou : « La trahison de Tchang Kaï-chek n’était pas inattendue », ou celui de Staline lui-même déclarant que les événements « avaient prouvé que la ligne qui avait été tracée était la seule correcte » et que « la suite des événements a corroboré la justesse de cette ligne »[2]. Certes, à long terme, Tchang Kaï-chek sera en fin de compte battu. Mais l’immense carnage de 1927 effacera de l’histoire pendant plus d’un demi-siècle la perspective d’une révolution démocratique-bourgeoise chinoise poussée jusqu’au bout par le prolétariat en tant que classe hégémonique, pour ne laisser que la perspective d’une révolution démocratique-nationale reposant sur des armées paysannes, et donc arrêtée à mi-chemin, au stade bourgeois et interclassiste : la perspective de Mao.

C’est pourquoi les victimes du féroce massacre de 1927 attendent encore d’être dignement vengées; seul le prolétariat révolutionnaire chinois et international pouvait et pourra le faire.

• • •

Cinquante ans après, on ne peut se contenter de commémorer la tragédie chinoise de 1927, qui est en même temps celle des mineurs de Grande-Bretagne, du parti bolchévik en Russie, et du mouvement ouvrier et communiste dans le monde entier. Il ne s’agit pas non plus de se demander si la victoire aurait été effectivement possible. Il y aura toujours un Boukharine pour justifier le fait accompli en répondant à ses contradicteurs que « ce qui devait arriver est arrivé », que la Chine de 1927 dépassait en arriération économique et sociale la Russie de 1905, que le prolétariat local était trop jeune, inexpérimenté et organisé depuis trop peu de temps, que le parti sortait à peine de ses langes et qu’il avait des origines impures, que les Soviets, même s’ils avaient pu naître, n’auraient pas eu de guide – toutes choses partiellement vraies, mais qui ne justifient rien. Il y aura toujours un Trotski – dont les arguments avaient évidemment un autre poids que ceux d’un Boukharine – pour répondre que dans certaines situations historiques, un jour vaut plus pour le parti que des années et des décennies, car comme en 1905 en Russie les masses prolétariennes et les masses paysannes à leur suite acquièrent alors une expérience et une « éducation politique » qui leur ont été refusées par des cycles entiers de « paix sociale », et ce d’autant plus que la diffusion mondiale de l’impérialisme capitaliste réduit les distances dans l’espace et dans le temps. Sur ce plan, la polémique, qui prolonge les débats enflammés de l’époque, peut durer éternellement; mais l’histoire ne se fait pas avec des si et des mais.

Une répétition d’Octobre 1917 était difficilement envisageable en Chine, non pas tant en raison du contexte de l’année 1927 elle-même, qu’en raison des événements qui avaient précédé à l’échelle internationale depuis quatre ans. Ceci étant, le problème n’est pas de chercher à savoir si, à défaut d’un Octobre, il n’aurait pas pu y avoir au moins une répétition de la Commune de Paris, ou plutôt de la révolution de 1905, comme Lénine l’avait envisagé précisément pour l’Extrême-Orient. Le problème est avant tout de savoir pourquoi le 1927 chinois n’a pas pu être une de ces défaites qui équivalent, dans une perspective non étriquée, à une gigantesque victoire, comme cela avait été le cas sur le plan international pour la Commune de Paris, comme cela avait été le cas sur le plan international et même sur le plan national pour la première Commune de St-Petersbourg. La réponse à cette question est contenue dans la réplique de Trotski à Molotov au plénum d’Août 1927 : « Le Parti, vous l’avez étranglé ! »[3], si on fait référence non seulement au parti russe mais aussi à l’Internationale, et si on recule dans le temps – ce que Trotski n’aurait pas accepté – jusqu’aux racines historiques de la débâcle finale. On avait tué le Parti non seulement en tant que guide du prolétariat et des paysans pauvres qui s’étaient insurgés avec un courage magnifique, on l’avait tué en tant qu’organe qui, parce qu’il n’a pas été responsable de la défaite, survit à celle-ci, et qui est donc en mesure de voir ses thèses confirmées, d’en tirer des leçons universelles et durables, et d’en faire ainsi le prélude de futures victoires, la « répétition générale » de la révolution triomphante de demain, comme Marx avait pu le faire en 1871 et Lénine en 1906–1907.

Quand le léninisme, c’est-à-dire tout simplement le marxisme, affirme (nous citons d’après nos « Thèses de Lyon » écrites un an plus tôt en polémique directe avec l’Internationale en cours de stalinisation) que « dans les pays coloniaux et dans certains pays exceptionnellement arriérés [où] le développement économique interne ou l’expansion du capitalisme étranger n’ont pas encore fourni les bases de la lutte de classe moderne […], la satisfaction des revendications qui se posent exige une lutte insurrectionnelle et la défaite de l’impérialisme mondial », et que « à l’époque de la lutte pour la révolution prolétarienne dans les métropoles, la réalisation complète de ces deux conditions permet le déchaînement dans ces pays d’un combat qui, toutefois, prendra localement l’aspect d’un conflit non pas de classes mais de races et de nationalités », cette considération d’ordre général est inséparable des deux idées fondamentales suivantes : premièrement, « la lutte mondiale doit être dirigée par les organes du prolétariat révolutionnaire »; deuxièmement, « la lutte de classe dans les zones indigènes, ainsi que la constitution et le développement indépendant des partis communistes locaux, doivent être encouragés, et jamais retardés ou étouffés »[4]. Dans cette optique, la seule qui soit véritablement marxiste, la pierre angulaire de la stratégie et de la tactique prolétarienne et communiste dans les révolutions doubles, telle qu’elle est codifiée par Lénine dans « Deux tactiques »… (1905) et précisée plus tard dans les « Thèses sur la question nationale et coloniale » du IIe Congrès de l’Internationale communiste (1920), est tout entière projetée en avant, jamais en arrière. Elle est d’avant-garde, jamais d’arrière-garde. Elle est d’attaque en tête, jamais en retrait par rapport à une bourgeoisie à laquelle on laisserait la direction des opérations; elle est d’autonomie, jamais de suivisme. Elle a pour point de repère non pas le premier terme de la « révolution en permanence » de Marx, le prolétariat qui lutte contre les « ennemis de ses ennemis » aux côtés de ces derniers, mais le second, le prolétariat qui lutte pour lui contre « ses alliés d’hier »; elle s’y tient avec une fidélité rigoureuse, et ne se contente pas de lui célébrer des messes quotidiennes mais se prépare dès le début à en appliquer les règles, quelle que soit l’issue de « l’assaut du ciel » final. Cela implique que dès le début le parti prolétarien surveille avec une froide méfiance « léninienne », sans jamais lui faire confiance, le compagnon de route bourgeois provisoire (à plus forte raison si c’est un allié), qu’il dénonce sans cesse ses oscillations et ses reculs, qu’il arrache jour après jour à la bourgeoisie les positions avancées que celle-ci considère comme définitives, qu’il la dépasse dans chaque initiative, qu’il élargisse à ses dépens sa propre influence sur les paysans et qu’ainsi il agisse pour pousser la révolution démocratique-bourgeoise à son extrême limite et pour jeter en même temps les bases de son dépassement dans le cadre de la révolution prolétarienne mondiale.

Dans la vision du stalinisme désormais triomphant, cette gigantesque perspective est renversée. L’hégémonie du prolétariat et l’indépendance et la direction du Parti[5] n’ont pas disparu du vocabulaire (ces termes sont au contraire repris à satiété), mais en fait ils sont niés sur le plan doctrinal et détruits dans la pratique, aussi bien dans les pays de capitalisme avancé et pourrissant, que dans le seul pays où la révolution ait vaincu, ou encore dans l’immense Chine secouée par un puissant réveil. Ainsi au cours de la grève générale en Angleterre en 1926 et de la longue grève des mineurs poursuivie jusqu’au début de 1927[6], le « parti mondial unique du prolétariat » est à la remorque du conseil général des Trade Unions, ce repaire de jaunes et de traîtres, dans lequel il voit « le représentant légitime de la classe ouvrière britannique », ou bien il attend des bons offices de fantomatiques « gauches » syndicales la grande réconciliation avec l’Internationale jaune d’Amsterdam. Ainsi en Russie où le pouvoir dictatorial bolchévik isolé avait pour tâche de diriger et de contrôler le développement du marché national capitaliste et du mode de production qui lui correspond, mais sans jamais s’y subordonner et sans jamais cesser d’agir comme « détachement avancé de la révolution mondiale ». l’hégémonie de la classe ouvrière sur les classes moyennes et la bourgeoisie inévitablement renaissante est transformée en subordination à leurs diktats sur le plan économique, dans les rapports sociaux, dans la superstructure politique et juridique. Ainsi en Chine, le stalinisme découvre que « les particularités » de ce pays semi-colonial empêchent l’application non seulement des « Deux tactiques » de la révolution russe, mais même des « Thèses » de 1920, qui avaient été explicitement rédigées pour ces pays dominés par l’impérialisme, et qui étaient universellement valables et donc contraignantes pour tous. Au centre de la théorie marxiste des révolutions doubles, le stalinisme découvre qu’il y a le soutien en soi et pour soi aux mouvements démocratiques bourgeois révolutionnaires, et il conçoit ce soutien non comme la revendication de l’hégémonie du prolétariat révolutionnaire à la tête des paysans en révolte, mais comme la subordination à l’hégémonie de la bourgeoisie nationale. Il conçoit l’éventuelle alliance avec des partis révolutionnaires bourgeois – qui selon les « Thèses » du IIe Congrès de l’Internationale devait être limitée à « certains cas » – non comme exceptionnelle et transitoire (et soumise à la condition préalable de l’autonomie politique et organisationnelle du parti), mais comme une alliance normale et durable pendant au moins deux étapes successives, et impliquant au contraire l’abandon de toute autonomie politique et organisationnelle du Parti de classe.

Bref, le stalinisme découvre qu’un parti jeune et inexpérimenté – c’est-à-dire un parti qui a besoin de se former à la dure école de l’isolement par rapport à la classe dominante et à son parti, et de la liaison étroite avec la classe opprimée qui se développe rapidement et se révolte avec audace – doit en somme être jeté dans la gueule de l’ennemi. On poussera les militants du PC chinois à adhérer individuellement au parti de la classe dominante, à respecter sa discipline, pire, à « faire un travail de coolies pour le Kuomintang », comme dira Borodine, c’est-à-dire à donner au Kuomintang cette organisation politique et militaire qu’il aurait été incapable de se donner par lui-même. On canalisera dans ses rangs les grandes masses en pratiquant de façon répétée ces « transfusions de sang ouvrier et paysan » qui lui font défaut et qu’il ne peut acquérir par lui-même. On invitera à ne pas critiquer son idéologie à la Sun Yat-sen pour ne pas « le repousser dans le camp de l’impérialisme ». De même, le stalinisme découvre que si le prolétariat a bien pour perspective l’« hégémonie dans la révolution national-démocratique », c’est uniquement au terme d’une série d’étapes; avant la dernière de ces étapes (si lointaine qu’elle se dissout dans le néant), non seulement il n’est pas classe hégémonique (ce qui peut arriver pour des raisons objectives) mais il refuse par principe de le devenir parce que, selon le calendrier scolastique du stalinisme, c’est à la bourgeoisie nationale et à elle seule qu’il incombe de porter ces étapes à leur terme. Ce refus se traduit, au sommet, par l’entrée du parti prolétarien dans un « bloc des quatre classes » dont le parti sait et dit pourtant qu’il est « dirigé par la bourgeoisie libérale »[7]. Pendant et après le coup de Shanghai, ce refus mène à l’adhésion au gouvernement « de gauche » du Kuomintang considéré comme un « embryon du futur gouvernement révolutionnaire chinois », voire comme un gouvernement révolutionnaire tout court (du reste pour Staline, en 1925 déjà, le Kuomintang était un « parti ouvrier et paysan » !), tandis qu’à la base ce même refus se traduit par la limitation à leur plus simple expression (toujours pour ne pas remettre en cause le bloc fatidique) des revendications ouvrières, des exigences du programme agraire (pour ne pas s’aliéner la petite bourgeoisie !) et surtout de l’armement du prolétariat et de la paysannerie (pour ne pas semer la terreur parmi les bien-pensants !). De façon tout à fait cohérente, loin de sauvegarder sa propre indépendance, le parti accepte non seulement de dépendre du parti nationaliste-bourgeois, mais de « s’efforcer de faire du Kuomintang un véritable parti du peuple »[8]; après la rupture avec Tchang et l’alliance avec Wang, il accepte même de se fixer comme « tâche principale » le « recrutement plus énergique, dans les villes comme dans les campagnes, des masses travailleuses dans le Kuomintang, qui doit aussi vite que possible être transformé en une large organisation de masse »[9]. Bref il travaille pour que l’organisation centralisée et unitaire des classes dominantes, rendue plus forte et plus solide, rende aux prolétaires et aux paysans pauvres le service tout à fait désintéressé de préparer les conditions de leur victoire sur la bourgeoisie grande et petite et sur les propriétaires fonciers absentéistes, et donc sur le Kuomintang lui-même qu’il soit de droite, du centre ou de gauche !

Le coup terrible du 13 avril 1927 s’abattit donc sur un prolétariat politiquement, organisationnellement et militairement désarmé contre son propre instinct de classe, et auquel on avait l’impudence de faire entrevoir une possible « voie chinoise au socialisme » au moment précis où l’on détruisait les bases mêmes, qui sont et qui ne peuvent être qu’internationales, d’une telle perspective[10]; il s’abattit sur un parti incité à se sacrifier pour renforcer son adversaire de classe en lui cédant jusqu’au secret de la centralisation organisationnelle et de l’unité de direction politique – un Parti suicide. Mais loin de sombrer après la tragédie de Shanghai, l’illusion qu’on pouvait « pousser à gauche » la bourgeoisie et son parti pour obtenir d’eux la construction des maillons successifs de la victoire prolétarienne, fut renforcée par la constitution à Wuhan d’un « gouvernement alternatif » dont les ministères de l’Agriculture et du Travail furent confiés à des communistes, ce qui ne fit qu’aggraver et achever le désarmement complet du parti et du prolétariat. Il fallut de nouveaux massacres pires que ceux d’avril, et plus cuisants parce que perpétrés par les idoles les plus récentes du camp nationaliste, pour qu’on reconnaisse enfin – mais parce que l’ennemi l’imposait – que la rupture nette et résolue était inévitable; mais ce fut pour se retrouver encore plus désarmés, avant d’être jetés dans le putsch absurde et définitivement catastrophique de Canton à la fin de l’année.

Faut-il s’étonner que dans ces conditions le Parti de classe n’ait pas survécu pour tirer les leçons du passé et préparer les bases d’un avenir moins sombre ? Faut-il s’étonner que le parti petit-bourgeois-paysan de Mao n’ait eu à combattre que l’aile la plus réactionnaire de la bourgeoisie nationale, et n’ait jamais eu en revanche à affronter un ennemi prolétarien, ni donc à s’allier avec la bourgeoisie contre cet adversaire commun ?

C’est ainsi que le stalinisme célébrait l’année de son triomphe avec une des plus terribles défaites prolétariennes, la première d’une longue série.

• • •

Le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, ou plus exactement le Politburo du PCUS, avait donné des ordres. Le comité central du PCC, tout en exprimant des réserves, les avait exécutés. La non-indépendance du Parti de classe n’avait été que l’autre volet de la direction non communiste, ou mieux, de la direction menchévique des organes mondiaux du prolétariat révolutionnaire.

« Comprenez bien », dira Trotski au terme de sa lutte désespérée pour libérer le prolétariat chinois et son parti du piège fatal dans lequel on les avait poussés à mettre la tête, « comprenez bien : Il ne s’agit nullement de trahisons individuelles de militants chinois du Kuomintang, de condottières chinois de droite ou de gauche, de fonctionnaires syndicaux anglais, de communistes chinois ou anglais. Quand on voyage en chemin de fer, il semble que c’est le paysage qui se déplace. Tout le malheur consiste en ce que vous avez eu confiance en ceux qui n’auraient jamais dû vous l’inspirer, que vous avez sous-estimé l’éducation révolutionnaire des masses, qui exige avant tout qu’on inocule la méfiance envers les réformistes et les vagues centristes de ‹ gauche ›, ainsi qu’envers tout esprit de juste milieu en général. La vertu cardinale du bolchévisme est de posséder cette méfiance à un degré suprême. Les Partis jeunes doivent encore, pour le moment, l’acquérir et se l’assimiler. Tandis que vous, vous avez agi et vous agissez dans un sens diamétralement opposé. Vous inculquez aux jeunes Partis l’espoir que la bourgeoisie libérale évoluera plus à gauche, et la confiance dans les politiciens libéraux ouvriers des Trade Unions. Vous entravez l’éducation des bolchéviks anglais et chinois. Voilà d’où viennent des ‹ trahisons › qui chaque fois vous prennent à l’improviste »[11].

Ce fut une bataille gigantesque pour reconquérir au communisme révolutionnaire et rendre au prolétariat de tous les pays son Internationale, son Parti mondial unique, une bataille que le centre stalinien garda jalousement à huis clos de peur qu’elle ne contamine la voie glorieuse du « socialisme dans un seul pays ». Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on peut en connaître presque tous les textes, les discours, les articles, les lettres et les télégrammes dont le Comité Exécutif du Komintern ou le Politburo du PCUS furent bombardés, de la deuxième moitié de 1926 à l’automne 1927, surtout (mais pas uniquement) par Trotski. En dépit de ses incertitudes et de ses lacunes, cette bataille fut la seule dans la Russie d’alors à laisser aux militants prolétariens et communistes de l’avenir un patrimoine de principes réaffirmés, de grandes leçons générales opposées à l’empirisme vulgaire des « communistes pratiques », de rappels constants de la théorie contre la trahison du « tacticisme » éclectique pratiqué par les « constructeurs » d’une réalité tournant le dos à toute doctrine.

Mais c’était, il faut bien le souligner, une bataille perdue dès le premier jour, car l’infection menchévique du Parti russe et de l’Internationale avait désormais fait trop de chemin. L’opposition unifiée eut beau se débattre avec toute l’ardeur des grands militants révolutionnaires, elle était condamnée à l’échec dans sa tentative pour rompre les mailles d’un filet qu’elle avait elle-même, bien qu’involontairement, contribué à tisser.

« Nous avons déjà pris trop de retard » : telle est la phrase pleine d’angoisse qui revient constamment dans les textes de Trotski consacrés au cours de ces quelques mois à rappeler la nécessité urgente de restituer au Parti son « autonomie complète » et au prolétariat mondial sa direction bolchévique. Mais ce retard tragique n’était autre que le retard du mouvement communiste international lui-même, et il ne datait pas de 1926–1927 mais remontait à 1918–1920. C’était ce même retard qui, en condamnant la Russie bolchévique à l’asphyxie par isolement alors que son unique garantie de salut résidait dans la révolution mondiale, avait condamné le Parti de Lénine à un travail de Sisyphe : essayer de le rattraper en trempant et en transformant au feu de la révolution d’Octobre des partis et des morceaux de partis qui avaient poussé sur le tronc de la vieille social-démocratie et que seuls l’attrait du moment et la pression des masses avaient rapprochés – mais rapprochés seulement – de Moscou. La tentative était généreuse, et elle aurait peut-être pu réussir sans le reflux de la vague révolutionnaire de l’immédiat après-guerre; mais en fin de compte, elle avait échoué. Et ainsi s’était trouvé confirmé l’avertissement lancé en vain par la Gauche « italienne » contre un processus de formation non rigoureusement sélectif et sévère des sections du Komintern; faute de ce processus, non seulement « l’espoir que la bourgeoisie libérale se déplace plus à gauche » et « la confiance dans les hommes politiques libéraux-ouvriers » ne s’étaient pas heurtés à l’antidote de la « suprême méfiance » bolchévique – cette « vertu cardinale » du parti de Lénine – mais ils s’étaient implantés à la longue dans les rangs même du parti.

C’est à l’école de cette méfiance, non pas morale évidemment, mais idéologique et politique, qu’auraient dû grandir les jeunes partis sous peine de connaître un désastre inévitable, dira Trotski en 1927. Et c’était plus que vrai. Il fallait, dès la formation de l’Internationale Communiste, repousser les « politiciens libéraux-ouvriers » de l’USPD en Allemagne et du centre de Cachin-Frossard en France ou de Smeral en Tchécoslovaquie, qui se pressaient à sa porte. Il ne fallait pas envoyer le parti anglais, faible et inexpérimenté, « faire son éducation politique » au sein du Labour Party, même en lui injectant constamment du « Renégat Kautsky » et du « Terrorisme et Communisme » pour l’immuniser. Il ne fallait pas, comme on le fit malheureusement en Italie, se lancer à la poursuite du fantôme maximaliste, qu’on croyait malgré tout « récupérable », en détruisant du même coup la plus grande partie du travail poursuivi avec ténacité par le parti de Livourne pour arracher à son influence mortelle le gros de l’armée prolétarienne. Il ne fallait pas élargir les mailles du front unique en y incluant (ou en n’en excluant pas) les ententes entre partis et la collaboration au parlement avec les sociaux-démocrates et les indépendants allemands. Il ne fallait pas, en 1924–1926, appeler le Parti italien à placer la lutte contre le fascisme naissant sous le signe de la « liberté », pêle-mêle avec les démocrates retranchés sur l’Aventin.

Il ne fallait pas, au IVe Congrès mondial, cautionner par la casuistique du « gouvernement ouvrier » l’entrée des communistes au gouvernement en Saxe et en Thuringe, bras dessus bras dessous avec les héritiers de Noske et de Scheidemann – cette année 1923 était la première année de terrible défaite, et Trotski aura raison d’y voir par la suite une des causes objectives de la débâcle due au stalinisme en 1926–1927. Dans le discours d’août 1927 que nous avons cité à plusieurs reprises, l’indomptable Trotski indiquera lucidement que les directives données par l’Internationale stalinisée au Parti chinois étaient telles que ce dernier, jeune et inexpérimenté, devait nécessairement en tirer « des conclusions qui devaient le conduire au centrisme ». Combien de fois le même phénomène ne s’était-il pas produit (sous des formes moins virulentes qu’en Chine), à la grande stupéfaction de la direction du Komintern mais conformément à nos prévisions, dans l’aire historicogéographique bien plus vitale de l’Europe pleinement capitaliste, c’est-à-dire au sein des PC occidentaux jeunes et mal constitués ? On avait dit que la vertu suprême du bolchévisme et de Lénine avait été l’art de la « manœuvre » : en réalité, sa véritable, son inestimable vertu avait plutôt été d’inscrire la manœuvre tactique scientifiquement élaborée dans la plus absolue rigueur de principes. Mais à cette école de la rigueur des principes, on n’avait fait grandir aucun des grands Partis européens déterminants. En 1927, l’histoire présenta son addition tragique, et il fallut la payer.

L’autre voie était, somme toute, celle que le bolchévisme avait suivie au cours de la période qui va de 1902 à Octobre. Elle était longue, difficile, risquée. Peut-être n’aurait-elle pas pu éviter la défaite dans l’immédiat. Elle était longue et le temps et les faits matériels eux-mêmes pressaient. Mais pour reprendre encore une fois les paroles de Trotski en 1927, la défaite est venue quand même, et elle a tout détruit. La « voie longue » aurait permis, dans la défaite, de préserver la victoire – celle de la théorie, du programme, de l’organisation. Les grands militants de l’Opposition russe le sentirent, et ils eurent la force de livrer leur dernière bataille. Là est leur grandeur. Mais la dure réalité des faits est que ce fut une bataille tardive et désespérée.

Quand les thèses de Boukharine-Staline pour le VIIIe Exécutif Elargi de l’Internationale donnèrent comme directive au PC chinois de « conserver son indépendance », Trotski répondit : « La conserver ? Mais jusqu’à ce jour, le Parti Communiste [chinois] n’en a pas eu, d’indépendance »[12]. Il l’avait en effet perdue quand en juin 1922, un an après sa fondation, le délégué du Komintern lui avait imposé contre son gré de faire adhérer individuellement ses membres au Kuomintang et que le Politburo – contre l’avis de Trotski il est vrai, mais ce dernier n’avait pas insisté – avait ratifié la décision fatale. Il l’avait sacrifiée depuis que les communistes chinois, entrés dans le parti de Sun Yat-sen, avaient reçu l’ordre de travailler à son renforcement sur le plan organisationnel et à l’extension de son influence, elle-même soutenue par l’aide militaire soviétique et l’assistance politique fournie par le Komintern à travers ses nombreux envoyés qui se succédèrent auprès du Kuomintang à partir de 1924. Ce n’est pas en 1927 mais en mars 1926, alors que Zinoviev était encore président de l’Internationale, que le parti de Sun Yat-sen, devenu celui de Tchang Kaï-chek, avait été accueilli dans les rangs du Komintern comme « parti sympathisant ». Ici encore, seul Trotski avait voté contre cette décision – mais c’est contre la notion même de « parti sympathisant » que notre courant s’était élevé deux ans plus tôt, au Ve Congrès mondial; et il est hors de doute que la formule adoptée dans la résolution du VIe Exécutif Élargi sur la question chinoise (« Le gouvernement de Canton, qui représente l’avant-garde du peuple chinois dans sa lutte pour l’indépendance, constitue un modèle pour la future structure démocratique-révolutionnaire du pays ») annonçait par son imprécision les formules honteuses – et très précises, celles-là – de Staline -Boukharine. On avait ouvert trop de brèches au frontisme pour pouvoir les colmater à temps. On avait fourni trop de points d’appui à la « logique formelle » des liquidateurs pour ne pas rester pris au piège. Tout le mouvement international – et c’est cela la véritable tragédie – avait passé la tête dans la corde que le bourreau s’apprêtait à serrer. L’Opposition ne pouvait que se rebeller devant les terribles forces matérielles qui, telles d’irrésistibles forces de la nature, faisaient pression, depuis le sous-sol économique et social, sur l’Internationale et sur son parti-guide. Elle ne pouvait plus les maîtriser.

• • •

Le terrain sur lequel naissent et se développent les révolutions doubles est hérissé, de par leur nature même, de contradictions que seule la révolution internationale est en mesure de résoudre. En effet, ces révolutions doivent à la fois revendiquer des tâches nationales et démocratiques et les nier, aplanir la voie pour leur réalisation complète et poser les bases de leur dépassement global. Sur le plan intérieur, le problème prend la forme dialectiquement contradictoire de l’expansion mais en même temps de la domination des forces de production capitalistes libérées des entraves du féodalisme. Sur le plan extérieur, il prend la forme de l’édification de l’État national mais en même temps de sa subordination au principe de la « capacité et de la volonté, de la part de la nation qui a vaincu sa propre bourgeoisie, d’accomplir les plus grands sacrifices nationaux pour abattre le capitalisme international »[13]; si ce principe n’était pas respecté, le parti prolétarien et communiste se renierait lui-même en reniant sa fonction dans tout le cycle de la « révolution en permanence ». Seule la lutte de classe internationale peut résoudre ces nœuds gordiens. C’est pour cela que dans les derniers textes de Lénine avant sa mort, la question : « Qui vaincra ? » revient avec insistance. C’est pour cela que, dans la lettre envoyée par Bordiga à Korsch en octobre 1926, la vraie question posée à ceux qui voulaient former un courant de gauche international est la suivante : quel est le destin qui attend la révolution victorieuse dans un pays, surtout quand il s’agit d’un pays arriéré, si la révolution dans les centres vitaux du capitalisme impérialiste est en retard ? Le rapport entre les deux termes de la révolution double – révolution démocratique-bourgeoise d’une part, « transcroissance » de celle-ci en révolution socialiste d’autre part – n’est pas un rapport d’équilibre. L’un des deux termes – pour nous, c’est bien entendu le second – doit l’emporter sur l’autre. La montée du stalinisme en Russie ne fut que le reflet superstructurel de l’inversion du rapport de forces originel en l’absence de la propagation de l’incendie révolutionnaire dans le monde entier – une inversion qu’il serait antimarxiste de se représenter autrement que comme un processus moléculaire se déroulant en profondeur, bien au-dessous de la surface des faits empiriquement constatables. Seul le dilettantisme des « communistes de la phrase » peut se représenter comme un jeu d’enfant le problème extraordinairement difficile qui consiste à subordonner la « politique extérieure » de l’État ouvrier victorieux aux exigences supérieures de la lutte internationale pour la destruction du capitalisme, en évitant de se laisser emporter par la pression des tâches locales immédiates.

Dans « Mieux vaut moins, mais mieux » (mars 1923), le regard anxieux de Lénine passe des pays capitalistes d’Europe, qui ne progressent pas vers le socialisme avec la rapidité espérée, aux pays d’Orient que la guerre capitaliste a « rejetés hors de l’ornière », en les entraînant « définitivement dans le tourbillon du mouvement révolutionnaire mondial »[14]. De même, dans une lettre confidentielle au comité central du PC russe le 5 août 1919, tout de suite après l’effondrement de la République des Conseils en Hongrie, Trotski voit la révolution européenne se « retirer à l’arrière-plan » au moins provisoirement, et l’Asie « devenir peut-être le théâtre des prochains cataclysmes sociaux », mettant la dictature bolchévique, et nous tous avec elle, face à la nécessité de « déplacer » dans cette direction, « au moment opportun, le centre de gravité de notre orientation internationale »[15].

Mais dans cette perspective d’une clarté fulgurante, les deux aspects contradictoires déjà mentionnés apparurent immédiatement. Il était tout à fait légitime que l’État ouvrier victorieux se crée, sinon des avant-postes, du moins des postes d’observation et des « points d’appui » (encore défensifs) en Extrême-Orient. Mais il était par contre tout à fait périlleux d’escompter que, pour être entrés tour à tour dans le jeu diplomatique changeant et très délicat de l’URSS, le régime de Wu Peifu, ou l’« armée du peuple » de Feng Yü-hsiang à Pékin, ou le gouvernement nationaliste de Sun Yat-sen à Canton, allaient se transformer en drapeaux politiques de la stratégie communiste mondiale. Il était tout à fait hasardeux de penser que les « bureaux » ouverts en Sibérie orientale, ou en Chine même, pourraient avoir en même temps le caractère d’agences de l’État russe et de représentants de l’Internationale, et que leurs dirigeants défendraient nécessairement en même temps les intérêts du premier et les objectifs de la seconde – intérêts et objectifs qui pouvaient jusqu’à un certain point coïncider, mais qui au-delà, comme ce fut le cas, pouvaient et devaient finalement diverger.

Il aurait été infantile de ne pas conclure de traités avec la Chine du Nord ou du Sud, ou de se scandaliser que de tels traités aient été conclus. Mais subordonner la signature des accords avec Sun Yat-sen à la reconnaissance publique et solennelle du fait que « étant donné l’inexistence de conditions favorables à leur application avec succès en Chine, il est impossible de réaliser en Chine soit le communisme, soit même le système soviétique »[16], voilà qui était matériellement annonciateur de catastrophes à venir. Il en va de même de l’affirmation selon laquelle le problème prioritaire pour la Chine était « l’achèvement de son unification nationale et la réalisation de sa pleine indépendance totale », comme si, qu’elles soient immédiatement réalisables ou non, le marxisme les concevait autrement que dans le sillage d’un mouvement prolétarien luttant pour le socialisme. Cela est encore plus vrai pour les tournées périodiques à Moscou de généraux chinois élevés tour à tour au rang de héros avant d’être traités de brigands et vice versa, et pour les fournitures d’armes faites en fonction de critères dont il serait difficile d’établir s’ils relevaient avant tout de considérations d’État, ou des exigences (par principe supérieures) de mouvement prolétarien et communiste mondial.

Le danger grave, qui était devenu rapidement une réalité, était que, pour maintenir ou instaurer de bons rapports de politique étrangère avec telle ou telle formation politique ou militaire nationaliste, on finisse soit par sous-estimer, et finalement par ignorer, le véritable appui qu’était la dictature du prolétariat en Russie, soit par mettre cette dernière au service d’ « alliés » peu sûrs, exprimant les intérêts exclusifs de la classe dominante. En d’autres termes, le danger était que des considérations diplomatiques et militaires d’État dictent la stratégie internationale du mouvement communiste, et non le contraire. Le stalinisme, est-il besoin de le dire, tirera prétexte de situations de ce genre pour identifier les intérêts de l’URSS avec ceux de la cause mondiale du prolétariat, et il se justifiera de surcroît en diminuant et en méprisant de façon arrogante les potentialités révolutionnaires de la classe ouvrière au-delà des frontières du « seul pays du socialisme »; c’est là son infamie. Mais le processus en tant que fait matériel était en cours dès 1920–21[17], et il était assez impersonnel pour faire plier devant sa loi les individus, quelle que soit leur orientation politique : c’est la signature de Joffé qui figure au bas de l’accord de Canton avec Sun Yat-sen en janvier 1923, celle de Karakhan au bas du traité de 1924 avec Pékin, celle de Trotski au bas du rapport de mars 1926 déclarant qu’ « il est nécessaire de gagner un répit, ce qui signifie en fait ‹ renvoyer › la question du destin politique de la Mandchourie, c’est-à-dire accepter que la Mandchourie du Sud reste, dans la période à venir, aux mains des Japonais »[18]. La tragédie de 1927, à la fois chinoise et russe, et donc mondiale, est au point de rencontre de cet enchevêtrement de faits et de forces objectives si lourdes qu’aucune force ou volonté subjective n’arrive plus à s’en dégager.

• • •

Inclinons-nous devant cette tragédie, nous communistes de l’Occident capitaliste avancé qui n’avons pas su apporter aux Communes de Petrograd et de Shanghai le soutien d’une Commune européenne. L’armée de ses innombrables victimes prolétariennes est le prix qu’ont dû payer deux grandes révolutions, l’une victorieuse puis battue, l’autre vaincue avant même d’arriver à la victoire, à cause de notre propre incapacité à extirper entièrement de nos rangs les mythes paralysants de la démocratie, du frontisme, du bloc des classes, pour prendre la voie claire et droite de la préparation révolutionnaire centralisée par le parti de classe ! C’est en le reconnaissant que nous pourrons clore à jamais le chapitre de notre préhistoire, et ouvrir le chapitre de l’histoire de la révolution – dictatoriale, d’une seule classe, d’un seul parti – du prolétariat mondial. Dans l’élan de cette révolution, les milliers d’ouvriers et de paysans pauvres tombés dans le bain de sang de 1927 renaîtront dans les nouvelles générations de prolétaires chinois, fermement décidés à combattre et à vaincre.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Sur ce point au moins, on peut se référer à la description de Malraux dans « La condition humaine ». [⤒]

  2. Désormais, pour le stalinisme, il n’y aura plus d’événement jugé « impossible » la veille qui ne devienne le lendemain « prévu d’avance ». Ce sera sa justification continuelle, qui impliquera en même temps la condamnation sans appel des boucs émissaires – masses ou dirigeants – appelés au banc des accusés pour ne pas avoir eu l’infaillible prévoyance du Père des Peuples… Les citations faites dans cette partie sont tirées du livre de Harold Isaacs, « La tragédie de la révolution chinoise, 1925–1927 », Paris, Gallimard, 1967 (chap. IX à XI), dont nous recommandons la lecture à tous ceux qui ne connaissent pas les tragiques événements que nous ne pouvons qu’évoquer dans le cadre de cet article. [⤒]

  3. Discours au plénum du CC et de la CCC du PCUS, 1° août 1927, reproduit dans « La révolution défigurée », Paris, 1929, p. 162. [⤒]

  4. « Projet de Thèses présenté par la Gauche au IIIe Congrès du PC d’Italie » (Lyon, 1926), reproduit dans « Défense de la continuité du programme communiste », Éditions Programme Communiste, Paris, 1973, pp. 128–129. [⤒]

  5. A propos de l’indépendance politique du Parti, rappelons aux jeunes militants ce qu’écrit Lénine : la social-démocratie peut garder « son « indépendance » formelle et sa physionomie propre comme organisation » et pourtant « apparaître en pratique dépendante » si elle ne réussit pas à « marquer les événements de l’empreinte de son indépendance prolétarienne » (« Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique », « Œuvres », tome 9, p. 49). Quant à l’hégémonie du prolétariat, Lénine réagit violemment en 1907 contre la tentative des menchéviks d’affaiblir le rôle du prolétariat dans la révolution démocratique bourgeoise en le désignant comme « moteur principal » au lieu de le désigner comme guide de la révolution : « C’est là que se trouve, peut-on dire, la principale différence entre les tactiques opportuniste et révolutionnaire de la social-démocratie dans la révolution bourgeoise, la première acceptant pour le prolétariat le rôle de moteur principal, la seconde s’orientant vers la réalisation de son rôle de guide, et nullement de ‹ moteur › seulement » (« Attitude envers les partis bourgeois », « Œuvres », tome 12, pp. 505–506). [⤒]

  6. En 1926, les deux « conditions » indiquées dans nos « Thèses de Lyon » en étroite conformité avec les « Thèses » de 1920 de l’Internationale étaient réunies : luttes de classe pleinement en cours dans la métropole impérialiste la plus directement engagée en Chine, qui était en même temps la clef de voûte de l’ordre impérialiste mondial; lutte à caractère national et même racial en Extrême-Orient. On mesure à cet exceptionnel concours de situations la profondeur de la trahison stalinienne. [⤒]

  7. Voir la polémique voilée de Boukharine avec Martynov au VIIIe Exécutif élargi de l’Internationale en mai 1927 (« Die chinesische Frage », Hambourg, 1928, pp. 11–12). [⤒]

  8. « Thèses » du VIIe Exécutif élargi de l’Internationale, décembre 1926, reproduites dans : P. Broué, « La question chinoise dans l’Internationale Communiste », Paris, 1976, p. 78. [⤒]

  9. « Résolution sur la question chinoise » du VIIIe Exécutif élargi de l’Internationale, mai-juin 1927, ibid., p. 355. [⤒]

  10. Il faut dire que Trotski – et c’est tout à son honneur – fut le seul à ne pas se laisser prendre à la tentation de proposer au prolétariat chinois hic et nunc une « voie socialiste » calquée sur le modèle russe du « socialisme dans un seul pays », mais qu’il la repoussa comme purement démagogique. Cf. en particulier la lettre à Alsky du 29 mars 1927 reproduite dans : Trotski, « On China », New York. Monad Press, 1976, pp. 128–132. Dans cette lettre Trotski soutient bien avec force l’idée d’un « gouvernement ouvrier et paysan » comme forme de dictature révolutionnaire des deux seules classes vraiment intéressées à pousser à fond la révolution démocratique-nationale, mais il met en garde contre toute confusion entre le problème de la lutte pour cet objectif, et le problème d’une « voie non capitaliste » de développement de la Chine. « Ce dernier problème », écrit-il, « ne peut être posé qu’au conditionnel et dans la perspective du développement de la révolution mondiale. Seul un analphabète de l’espèce social-réactionnaire peut croire que la Chine d’aujourd’hui, avec ses bases techniques et économiques actuelles, peut, par ses propres forces, sauter par-dessus la phase capitaliste ». De façon caractéristique, au contraire, tant Radek que Zinoviev (de même que Staline et Boukharine, mais ceux-ci par pure démagogie) se berçaient d’une perspective immédiate de ce genre. Trotski retombera par la suite dans cette illusion. [⤒]

  11. Discours du 1° août 1927, « La révolution défigurée », op. cit., p. 154. [⤒]

  12. « La révolution chinoise et les thèses de Staline », 7 mai 1927. Broué, op. cit., p. 204. [⤒]

  13. « Thèses sur la question nationale et coloniale » du IIe Congrès de l’Internationale Communiste, 1e partie, § 10. [⤒]

  14. « Œuvres », tome 33, pp. 513–514. [⤒]

  15. « Trotski Papers », tome I. 1917–1919, La Haye, 1964, pp. 623–627. Trotski n’exclut pas que dans cette nouvelle situation, l’Armée Rouge puisse jouer un rôle décisif, en tant, bien entendu, que bras armé de l’Internationale Communiste, et il pense moins à la Chine qu’à l’Inde. On peut remarquer aussi qu’au Congrès des Peuples d’Orient (Moscou, janvier 1922) l’appréciation de la perspective révolutionnaire en Chine dans le discours de Zinoviev reste très prudente. [⤒]

  16. « Manifeste commun » de Sun Yat-sen et A. Joffé, 26 janvier 1923, reproduit dans Broué, op. cit., p. 39. [⤒]

  17. Nous ne pouvons qu’effleurer ici une question qui devra faire l’objet d’une étude de Parti, et que l’on ne peut pas limiter au cadre chinois. Nous nous limitons à soulever un des problèmes les plus difficiles de la dictature du prolétariat dans une phase d’isolement prolongé, pour la solution duquel il n’y a pas de recettes. [⤒]

  18. Voir le texte du rapport de la commission présidée par Trotski dans « On China », op. cit., pp. 102–110. [⤒]


Source : « Programme Communiste », numéro 73, avril 1977
Corrigé et révisé en fĂ©vrier 2022 par sinistra.net, les noms chinois ont été corrigés ou adaptés à l’orthographe usuelle.

About the romanisation of chinese names etc. consult our page « A Non-Exhaustive Euro-Hannic Transcription Engine »

[top] [home] [mail] [search]