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LA CRISE DE 1926 DANS LE P.C. RUSSE ET L'INTERNATIONALE - II
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Content:

La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale
Le VIème Exécutif élargi de l'Internationale Communiste
Introduction
Interventions d'A. Bordiga au VIème Exécutif élargi de l'internationale Communiste
Discours à la cinquième séance (23 février 1926)
La bolchévisation
La question de l'organisation
Le régime interne du parti et de l'Internationale
La situation actuelle et les tâches de l'avenir
Le gouvernement de gauche
Neuvième séance (25 février 1926)
Seizième séance (8 mars 1926)
Dix-neuvième séance (14 mars 1926)
Vingtième séance (15 mars 1926)
Motion présentée à la vingtième séance
Notes
Source


La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale - II

Le VIème Exécutif élargi de l'Internationale Communiste

Introduction
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Il y a cinquante ans exactement, au VIème Exécutif élargi de l'Internationale Communiste réuni du 17 février au 15 mars 1926, la Gauche communiste d'Italie livrait une bataille solitaire pour la défense des bases d'existence même du parti mondial unique de la révolution communiste, contre les forces qui travaillaient en sourdine à les miner et à les détruire. Nous reproduisons dans ce numéro les principales interventions d'Amadéo Bordiga à ces réunions (54), en nous réservant de reprendre dans un article ultérieur l'analyse du débat au sein du parti russe au cours de l'année 1926 (55). Nous ne cherchons pas, ce faisant, à sacrifier au culte formel des commémorations historiques, mais à fournir la documentation la plus complète possible sur l'autre volet des questions soulevées dans la «lettre à Korsch»: il ne s'agit plus ici de la convergence avec l'Opposition russe dans la dénonciation (sur la ligne de Lénine) du cours de la politique étatique de l'U.R.S.S. dans le jeu de plus en plus serré des rapports de force entre les classes, mais du désaccord de fond sur les problèmes - en partie identiques, en partie différents, mais liés par leur interaction réciproque - de l'orientation, des méthodes d'action et du régime intérieur de l'Internationale Communiste, dans leurs manifestations les plus récentes et dans leurs origines lointaines. Nous aborderons ainsi en même temps l'autre objet de cette étude, l'appréciation dès alors négative que nous portions sur le sérieux et la consistance des «gauches européennes», et particulièrement celles d'Europe occidentale.

Les aspects tragiques ne manquaient pas à ce VIème Exécutif élargi. Pour commencer, deux mois à peine après la conclusion du XIVème Congrès du Parti russe, Zinoviev, président de l'Internationale, gardait, conformément aux décisions des organes supérieurs du parti et de l'Etat (56), le silence le plus absolu sur les graves problèmes qui avaient provoqué d'âpres affrontements entre la Vieille Garde bolchévique et la majorité (sans même parler de la théorie du «socialisme dans un seul pays», désormais semi-officielle à Moscou, et qui faisait depuis longtemps l'objet de vives discussions). Dans sa défense sans réserve de la ligne politique générale du Komintern, il montrait dès ce moment-là l'incapacité ou la réticence de l'Opposition russe à replacer les critiques qu'elle avait déjà soulevées au sein du Politbureau sur les développements particuliers de cette ligne (triste épilogue du Comité anglo-russe, campagnes pour la paix, politique de rapprochement avec Amsterdam, etc.) dans le cadre d'un bilan général d'au moins trois années d'événements négatifs, voire de désastres.

Ensuite, lorsque la Gauche italienne demandait le retour à un sain régime de vie interne dans l'Internationale, Zinoviev répondait par des arguments semblables à ceux qui avaient servi à repousser la revendication analogue que Zinoviev lui-même avait formulée en compagnie de Kamenev, de Kroupskaia, de Sokolnikov, pour le parti russe; en ironisant sur l'isolement dans lequel s'était retrouvée la Gauche du P.C. d'Italie, isolement qui selon lui prouvait bien sa stérilité, il ne faisait qu'anticiper les sarcasmes qui seront bientôt lancés par Staline, Boukharine et autres Molotov pour lui démontrer son «erreur», celle de ses compagnons et celle de Trotsky.

Mais le plus tragique était que pas une voix ne s'était élevée dans les partis «étrangers», pourtant traversés par de profondes dissensions internes, ni en faveur de notre demande insistante pour que la «question russe» soit mise de façon urgente à l'ordre du jour de l'Internationale, ni contre l'atmosphère de plus en plus lourde d'intimidation, de «terrorisme idéologique», de pression (y compris matérielle) accompagnée d'opérations de séduction et d'avances de style parlementaire, et enfin de chasse aux sorcières (de préférence de gauche bien entendu). Après avoir empoisonné le parti russe, ces méthodes commençaient à empoisonner l'atmosphère de l'Internationale, en convergence avec les attitudes officielles d'autosatisfaction, voire de triomphalisme, qui présidaient aux bilans énumérant les succès du mouvement communiste mondial.

Un ancien fidèle de Staline en quête d'une virginité nouvelle raconte qu'au cours d'une réunion de la délégation italienne tenue en marge de l'Exécutif élargi, Bordiga posa comme préalable à toute discussion sur les «problèmes actuels de l'Internationale Communiste» la question: «Où va la Russie?» (57). Cette question avait jailli du sous-sol social russe avec une vigueur telle que les plus éminents représentants d'un cours déjà dénoncé depuis longtemps comme catastrophique par Trotsky et par d'autres (avec des arguments d'un bonheur inégal, mais c'est une autre affaire) avaient été obligés de la poser au XIVème Congrès du P.C.R. La surdité de ceux qui auraient dû alors constituer l'élite de la révolution mondiale donne la mesure de l'isolement dans lequel vivait depuis des années la dictature bolchévique, prise dans l'étau d'un capitalisme encore solide sur ses bases en dépit d' assauts prolétariens répétés en Occident, dans le cadre d'un mouvement communiste mondial qui n'était pas encore mûr. Pour les délégués des trente-deux partis réunis à Moscou, c'était comme s'il ne s'était rien passé, comme s'il ne se passait rien dans l'aire immense de l'Octobre rouge, en pleine année 1926!

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Le retard du «communisme occidental» par rapport aux tâches gigantesques imposées au prolétariat par la première guerre impérialiste et la victoire révolutionnaire en Russie avait des racines lointaines et complexes (58) qui suffiraient à elles seules à expliquer la chute finale du parti qui avait été celui de Lénine. Mais des facteurs subjectifs imputables en partie à la direction de l'Internationale Communiste avaient contribué à rendre difficile la résorption de ce retard. Cette part de responsabilité ne tenait pas, comme voudrait le faire croire une historiographie banale, à la surestimation de la proximité de l'issue révolutionnaire en Occident (cette «faute»-là était plutôt le fait de tous et c'était, dans un sens profondément dialectique, une faute positive!). Elle tenait à ce qu'on n'avait pas su appliquer à l'échelle générale, mais surtout dans l'aire de l'Europe occidentale pleinement capitaliste et en pleine ébullition, des critères de rigueur, d'inflexibilité, de clarté dans la démarcation, identiques à ceux qui avaient été appliqués par le parti de Lénine et dont il avait donné des témoignages inoubliables dans une conjoncture historique et dans un cadre économique et social qui, étant ceux d'une révolution «double», auraient justifié qu'on en atténuât l'application, alors qu'en Occident il aurait fallu, si possible, encore les renforcer.

Dès le IIème Congrès de l'I.C. (59), la Gauche italienne avait lancé une mise en garde contre le danger que représentait pour l'Internationale un relâchement progressif des normes rigides de sélection imposées comme condition à l'adhésion de partis socialistes ou d'ailes de partis socialistes: les conséquences de ce relâchement - maintes fois dénoncées par la suite, mais en vain - allaient être l'entrée dans l'Internationale d'organismes hypertrophiés sur lesquels pesaient encore des traditions social-démocrates, centristes, parlementaires, invétérées, et cette entrée allait provoquer par contrecoup des réactions désordonnées et des déviations de type ouvriériste, syndicaliste, anticentraliste et même antiparti. Dès la fin de 1921, alors que la tactique mal définie du front unique prenait corps, la Gauche avait mis en garde contre les risques graves qu'il y avait à transposer mécaniquement en Occident des manœuvres qui en théorie étaient parfaitement légitimes (dans la pratique les bolchéviks ne s'étaient jamais laissé lier les mains par elles, et c'était là le secret de leur victoire) dans une aire géo-historique profondément différente (60). Cette différence était due à l'existence d'une longue tradition de démocratie parlementaire qui infectait les partis ouvriers eux-mêmes, à la solidité d'institutions étatiques et représentatives s'appuyant sur une expérience séculaire de tromperie, de corruption, et bien entendu de répression, à la rigidité de l'alignement des forces politiques au sein du prolétariat, avec une social-démocratie et un centre qui n'avaient pas, au contraire du menchévisme, des limites mal définies et des contours flous, mais qui étaient désormais consolidés dans leurs structures et leurs orientations, et bénéficiaient d'une pratique expérimentée du gouvernement ainsi que de l'appui direct ou indirect, ouvert ou dissimulé, de la classe dominante.

Or plusieurs facteurs contrecarraient le difficile processus de sélection et de délimitation des partis communistes de formation récente, qui était la condition préalable sur le plan pratique aussi bien que théorique pour tout fonctionnement correct de ces partis. C'était d'une part l'entrée proposée ou de fait dans le Komintern de fractions impures de partis fondamentalement centristes (d'où notre opposition tenace, dès le IIIème Congrès, à la fusion avec des ailes plus ou moins vastes du maximalisme italien (61), et auparavant nos réserves sur l'unification avec les «indépendants de Gauche» en Allemagne et l'adhésion de la majorité du P.C.F. au congrès de Tours) (62). C'était d'autre part, surtout à partir de 1922 et en particulier à partir du IVème Congrès mondial, le caractère flou de mots d'ordre comme ceux du front unique et du gouvernement ouvrier (puis ouvrier et paysan) mis au centre de l'action de tous les partis, et les oscillations qui en découlaient entre leur interprétation et leur application dans un sens large («de droite») ou restrictif («de gauche») en fonction des vicissitudes de la lutte des classes ou, pire encore, des succès ou des échecs enregistrés dans leur mise en application; ces oscillations se traduisaient, c'était inévitable, par des crises disciplinaires et des désordres répétés sur le plan de l'organisation, provoquant l'incertitude et la confusion là où on avait besoin de certitude et de continuité sur le plan programmatique et dans l'action pratique.

Certes, jusqu'en 1923, c'est-à-dire jusqu'à l'éclipse forcée de Lénine et l'isolement de Trotsky dans le parti russe et dans l'Internationale, la situation était différente: les dissensions sur les questions tactiques et sur les critères d'organisation n'avaient pas empêché alors d'aborder les problèmes de principe avec une virile franchise, ni de s'en tenir fermement à ces principes en sachant qu'ils représentaient le bien suprême, la condition même de la vie du parti. Il reste que dès ce moment-là on ne sut pas mesurer toute l'importance des facteurs historiques négatifs contre lesquels il fallait se battre sans relâche dans l'Europe capitaliste avancée, ni prendre suffisamment en considération les voix qui s'étaient élevées, au moins de la Gauche du P.C. d'Italie (et à ce moment-là, de la majorité du parti lui-même), en faveur d'une tactique plus claire et plus directe et de méthodes de sélection plus sévères. C'est dans ce sens que, dans sa lettre à Korsch, Amadéo Bordiga disait que Lénine avait arrêté beaucoup de travail d'élaboration spontané dans son effort - qui n'aboutit malheureusement pas, bien qu'il fût historiquement compréhensible - pour «rassembler matériellement les différents groupes, et ensuite seulement les fondre de façon homogène à la chaleur de la révolution russe».

Cette incompréhension de l'Internationale avait été un fait si matériel - provoqué lui aussi par l'isolement du parti bolchévik (63) - que lorsque Trotsky combattra Staline, il le fera au nom de l'ensemble du bagage non seulement programmatique - ce qui était juste - mais aussi tactique - ce qui ne l'était plus - des quatre premiers Congrès de l'I.C., et c'est sur ce bagage d'ensemble qu'il fera reposer - preuve supplémentaire du caractère flou des directives d'alors et de la possibilité de les interpréter de façons discordantes - les bases de la IVème Internationale.

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Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'au cours des années suivantes la Gauche ait accueilli avec beaucoup de réserves ce qui passe en général pour un revirement de la direction du Komintern dans le sens des critiques qu'elle avait formulées: à savoir les thèses du Vème Congrès, rédigées alors que Lénine était mort et Trotsky en absence forcée.

Certes, sans aller jusqu'à accorder à la formule du «gouvernement ouvrier» l'«enterrement de troisième classe» que nous avions réclamé et que le désastre d'octobre-novembre 1923 en Allemagne rendait impératif, on lui avait du moins redonné le caractère de «synonyme» à des fins d'agitation de dictature du prolétariat (64). Mais ceci ne faisait précisément que confirmer le caractère aléatoire et l'éclectisme de chaque «tournant» successif exécuté par les organes supérieurs du mouvement communiste mondial (chaque tournant à gauche, avait dit Bordiga au Vème Congrès, nous fait craindre un tournant à droite et vice-versa). Ce caractère aléatoire et cet éclectisme faisaient perdre aux prolétaires en général et aux militants en particulier le sens de la continuité du parti et dans la poursuite des buts finaux et dans la construction des «maillons intermédiaires» qui seuls mènent à ces buts finaux; ils favorisaient et, par la suite, justifiaient l'enracinement dans le mouvement communiste tout entier d'habitudes d'approximation et d'empirisme d'un côté, d'inertie résignée et fataliste de l'autre.

En même temps, on avait de plus en plus la prétention de réagir contre les conséquences effrayantes des trop nombreux revers subis (en Allemagne, en Bulgarie, en Estonie, plus tard en Pologne) par des mesures organisatives et disciplinaires: d'abord la «recherche du coupable» parmi des dirigeants, voire des centrales entières, jugées encore peu de temps auparavant «dignes de toute confiance»; puis, cela ne suffisant pas, l'application de recettes statutaires réunies sous le nom de «bolchévisation», qui étaient un autre exemple de transposition mécanique d'expériences russes à l'Occident, et qui bouleversaient du jour au lendemain - avec les mêmes conséquences désorganisatrices que les zigzags tactiques - la vie et le travail des sections nationales, avec cette circonstance aggravante, comme l'explique le premier discours de Bordiga au VIème Exécutif élargi, qu'elles restreignaient l'horizon de leur «base» alors qu'il s'agissait au contraire de l'élargir, qu'elles augmentaient le poids de «l'appareil» sur la périphérie alors qu'on proclamait la nécessité de l'alléger, et qu'elles alimentaient des déviations «travaillistes» et ouvriéristes alors qu'il était urgent d'aligner tous les partis sur la voie maîtresse du léninisme compris dans son sens réel et non comme une fiction rhétorique.

Il était trop facile d'imputer à la «situation objective» tous les maux dont souffrait l'Internationale, sans se demander s'ils n'étaient pas dus dans une certaine mesure à l'absence de continuité et de cohérence organique dans les orientations tactiques et organisationnelles données centralement. Au lieu de voir dans les crises internes les symptômes de la maladie, on se préoccupait de protéger l'orthodoxie de ces orientations centrales en condamnant les hérétiques qui avaient péché par application erronée d'une ligne à chaque fois proclamée juste par définition. On évitait, ce qui aurait pourtant été salutaire, de procéder à un bilan critique d'années ponctuées d'échecs et même d'authentiques débâcles, en poursuivant l'idéal abstrait et toujours trompeur de l'unité formelle, de l'unité à tout prix au détriment de l'unité de fond qui ne peut naître que d'une façon d'agir saine, parce que normale, de l'organe-parti, de la continuité et de la cohérence de ses fonctions centrales et périphériques, et donc de conditions préalables optimales (nous ne disons pas absolues, ce qui serait impossible) de «discipline physiologique».

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Tout ceci est postérieur à la fatale année 1923. Nous nous gardons bien pour notre part d'établir un rapport de cause à effet entre ce cours de l'Internationale et les carences tactiques et organisationnelles des années glorieuses qui le précédèrent; nous nous gardons encore plus soigneusement de faire dériver le stalinisme ou ne serait-ce que le pré- ou para-stalinisme de... Lénine, comme c'est devenu rituel dans une certaine «ultra-gauche». Mais dès ce moment-là, et à plus forte raison aujourd'hui, il était évident pour nous que ces carences étaient responsables du processus insatisfaisant de formation des partis communistes, occidentaux surtout, de la fragilité de leur consistance théorique et pratique, de la faiblesse ou de la nullité de leur capacité de réaction aux symptômes pourtant déjà alarmants de renaissance du «danger opportuniste» sous la pression de forces objectives et par contrecoup subjectives, internationales et russes, de plus en plus difficiles à contrôler. Jusqu'en 1923-24, nous avions pu condamner les oscillations et l'éclectisme tactique dans le cadre d'une voie dont les lignes générales restaient cependant inchangées et nettement tracées. Par la suite, et surtout début 1926, on se trouva en présence d'une stratégie qui, même si cela n'allait pas sans résistances, sans incertitudes et sans remises en cause, était orientée dans une seule direction: une direction qui, comme le dit la Gauche au VIème Exécutif élargi, était incontestablement de droite, dans sa vision stratégique, ses orientations tactiques, ses méthodes d'organisation, ses règles de fonctionnement interne des partis et de l'Internationale.

Les preuves de cette ligne de droite ne manquaient pas, et ce au VIème Exécutif élargi lui-même. C'étaient tout d'abord les propositions plus ou moins ouvertes de rapprochement «tactique» avec la social-démocratie, que ce soit par la voie oblique du projet de liquidation du Profintern (ou Internationale Syndicale Rouge) et de fusion avec l'Internationale Jaune d'Amsterdam (65), ou par la voie directe de la théorisation du «gouvernement de gauche» comme voie de passage obligatoire et condition en soi favorable de l'attaque révolutionnaire sur le chemin de la conquête du pouvoir. C'était ensuite, en dépit des proclamations officielles de stricte adhésion aux résolutions du Vème Congrès, le retour à des formulations équivoques du front unique, dont on avait d'ailleurs déjà eu peu de temps auparavant des applications franchement parlementaires en Allemagne (tactique suggérée pour des élections présidentielles en fonction du dilemme monarchie-république, front avec le S.P.D. au Landtag de Prusse, etc.), en Italie (alignement désavoué mais tardivement, et pas par le Komintern, sur les diverses oppositions de l'Aventin), et en France (blocs électoraux administratifs). C'était encore la surestimation des «gauches syndicales» dans les trade unions en Angleterre, et par voie de conséquence le départ du mauvais pied dans le Comité anglo-russe de triste mémoire; c'était, pire encore, la tendance à atténuer ou même à effacer les frontières nécessaires entre les partis communistes d'une part et, d'autre part, les partis national-démocratiques révolutionnaires dans les colonies et les partis paysans où que ce soit, et donc à remettre en question la position hégémonique du prolétariat et de son organe-guide par rapport aux classes et aux mouvements qui s'expriment dans ces partis (au VIème E.E. était présent pour la première fois un représentant du Kuomintang élevé au rang de «parti sympathisant» sur une décision prise au sommet, seul Trotsky votant contre), ou la tendance à tirer argument de l'analyse selon laquelle on était dans une période de «stabilisation relative du capitalisme» pour éluder les tâches permanentes de l'Internationale et de ses sections en vue de la préparation révolutionnaire du prolétariat et du parti, dans les situations de reflux aussi bien que dans les situations d'offensive.

C'était enfin la façon dont on voulait «résoudre» les questions internes du parti allemand et du parti français, c'est-à-dire en menant une lutte soi-disant «sur deux fronts» (mais en réalité seul le front «de gauche» était visé) et en remaniant les directions de ces partis sur la base de la... souplesse de tel individu ou de tel groupe; c'était la réticence à tirer de la leçon des déviations, y compris celles de «droite», une expérience collective utile et un résultat positif en vue d'un bilan général dans le domaine de la tactique et de l'organisation; c'était la pratique humiliante et corruptrice des demandes d'abjuration (ou des offres d'accession aux «honneurs») faites aux «réprouvés» et, parallèlement, la remise de labels de «léninisme» à des débris du menchévisme russe et du révisionnisme occidental dont la réapparition à ce moment-là n'était évidemment pas le fruit du hasard. C'était surtout le refus d'engager le débat sur la question russe, avec tout ce que celle-ci pouvait impliquer sur le plan international (voir la partie finale du premier discours de Bordiga) dans le sens de l'atténuation du rôle primordial du parti communiste et de la dilution du programme classiste et internationaliste qui le définit partout et toujours. Ce refus n'était d'ailleurs qu'une autre façon de préparer le terrain pour une «discussion» et une «décision» ultérieures dans un éclairage déformé et devant une cour suprême de bénis-oui-oui ultra-disciplinés. Une partie au moins de l'Opposition russe verra alors retourner contre elle les armes polémiques qu'elle avait malheureusement contribué à forger dans la longue polémique avec Trotsky et, dans un ignoble climat stalinien de chasse aux «antiléninistes» érigée en parangon du «léninisme», elle s'entendra dire par les cyniques suppôts de la contre-révolution montante au cri du «socialisme dans un seul pays»: tu l'as fait avant nous!

Dénonciation de ce cours désastreux; appel non pas à une «démocratie interne» abstraite, mais à un fonctionnement correct de l'organe parti dans l'ensemble de ses manifestations vitales (66) et, surtout, dans sa progression sans hésitations sur la voie tracée par les principes (ce qui veut dire non pas «ignorer les situations» ou «négliger de les analyser», mais ne pas se laisser conditionner par elles, ne jamais perdre de vue, non pas en paroles mais dans les faits, les buts finaux, ne jamais les sacrifier à ce que suggèrent les hauts et les bas inévitables de la conjoncture historique); appel pressant aux communistes de tous les pays pour qu'ils apportent leur contribution à la solution des graves problèmes collectifs de la tactique, avec pour objectif (ce n'était pas le seul, mais, en 1926, l'essentiel) la sauvegarde et la consolidation des conquêtes d'Octobre, en sachant bien que la question russe ne pourrait jamais trouver de solution dans le cadre clos de la seule Russie, et aussi que l'héritage bolchévik ne contenait pas à lui seul la solution automatique de toutes les questions d'orientation du mouvement dans les pays de capitalisme avancé et en pleine putréfaction; et, dans ce sens seulement, affirmation de la nécessité de «renverser, pour la remettre sur sa base, la pyramide» de l'Internationale, qui reposait alors dangereusement sur un sommet désuni: tels furent les thèmes des discours, interventions et motions de Bordiga au nom de la Gauche du P.C. d'Italie (et non d'une gauche internationale inexistante) au VIème Exécutif élargi de 1926. Boukharine déclara dans un de ses discours que le représentant de cette Gauche était, comme il l'avait toujours été, «un pôle fixe dans le mouvement général». La phrase se voulait méprisante et destructrice: elle exprimait en fait involontairement la réalité de la fonction que la Gauche assumait malgré son isolement, c'est-à-dire, pour reprendre les termes dans lesquels le Manifeste de 1848 avait résumé la tâche permanente des communistes, «représenter dans le présent l'avenir du mouvement». A l'heure où la question: «Où va la Russie?» se changeait en: «Où va le parti mondial unique de la révolution prolétarienne?», il fallait rester ferme alors que tout refluait. On nous demanda alors notre «perspective», et on nous accusa de ne pas en avoir. La perspective était implicite dans la conclusion du discours de Bordiga: il fallait avoir la force, si c'était nécessaire, de tout reprendre à zéro.

Au long d'années bien plus difficiles et avares en résultats immédiats, la Gauche devait montrer, seule parmi toutes les «oppositions», qu'elle avait cette force. Il ne s'agit pas de revendiquer un mérite, ni de s'en glorifier stupidement. Il s'agit d'utiliser la leçon et d'agir en conséquence.

Interventions d'A. Bordiga au VIème Exécutif élargi de l'internationale Communiste
Discours à la cinquième séance (23 février 1926)
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Le Rapport et les Thèses de Zinoviev sur «les tâches actuelles du mouvement communiste international» pendant la discussion desquelles Amadeo Bordiga fit son discours le plus important (5ème séance, 23 février 1926) ne nécessitent que peu de commentaires. Partant d'un examen détaillé de la phase de «stabilisation relative» que traversait le capitalisme (ce sera le principal argument invoqué dans le débat interne russe à l'appui de la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays), ainsi que de la constatation des «aspirations à l'unité sur la base de la lutte de classe et de l'abandon graduel des illusions social-démocrates» au sein du prolétariat du monde entier, le Rapport et les Thèses de Zinoviev réaffirmaient la «juste application du front unique» selon les résolutions du Vème Congrès. Ils réaffirmaient également la validité des manœuvres tactiques suggérées en Allemagne, en Italie et en France, mais en laissant cependant la voie ouverte à une grande latitude d'interprétation du mot d'ordre du front unique, d'autant que celui-ci était lié à la revendication de l'unité syndicale internationale en se basant sur l'existence à l'intérieur des syndicats réformistes d'«ailes gauches» (auxquelles on donnait un poids énorme et, rétrospectivement, tout à fait disproportionné) qu'on envisageait d'amener sur un terrain de classe contre les directions officielles (on voyait des formations «de gauche» analogues dans des mouvements et partis paysans). Zinoviev rappelait le principe de la réorganisation des partis sur la base des cellules d'usine et d'entreprise et, après une longue critique des déviations d'ultra-gauche et de droite, il affirmait la nécessité de combiner dans l'Internationale et ses sections la discipline et la centralisation la plus stricte avec la démocratie la plus large et la plus efficace.

Dans leurs formulations, le Rapport et les Thèses prenaient volontiers des tonalités «de gauche»; mais à la lumière de l'action pratique menée au cours des précédents dix-huit mois en conformité, comme cela avait été confirmé, avec les bases de principe du front unique, ils rendaient un son éloigné de la réalité et apparaissaient comme une coquille vide dans laquelle on pouvait verser n'importe quel contenu, alors que le silence le plus complet entourait les questions internes du parti russe et les perspectives de leur développement ultérieur. On ne pouvait en déduire ni dans les faits ni même en perspective une révision du passé, ni l'annonce d'un cours différent à l'avenir. Hors de toute vision locale et contingente, le discours de Bordiga dessine au contraire (ou si l'on préfère, essaie de dessiner) les bases de l'une et de l'autre.

Bordiga: Camarades, nous avons affaire ici à un projet de thèses et à un rapport, mais je crois qu'il est absolument impossible de limiter nos débats à ce projet de thèses et à ce rapport.

J'ai eu l'occasion les années précédentes, aux divers congrès de l'Internationale, de donner mon appui à des thèses et des déclarations qui étaient parfois très bonnes et très satisfaisantes, mais, dans le développement de l'Internationale, les faits n'ont pas toujours été à la hauteur des espérances que ces déclarations avaient éveillées en nous. C'est pourquoi il faut discuter et critiquer le développement de l'Internationale au regard des événements qui se sont produits depuis le dernier congrès ainsi que des perspectives de l'Internationale et des tâches qu'elle doit se fixer.

Il me faut affirmer que la situation que nous connaissons dans l'Internationale ne peut être considérée comme satisfaisante. En un certain sens nous avons affaire à une crise. Cette crise n'est pas née d'aujourd'hui, elle existe depuis longtemps. C'est là une affirmation qui n'est pas seulement avancée par moi et quelques groupes de camarades de l'ultra-gauche. Les faits prouvent que tous reconnaissent l'existence de cette crise. On lance très fréquemment de nouveaux mots d'ordre qui renferment au fond l'aveu qu'il est indispensable de changer radicalement nos méthodes de travail. On a lancé ici à bien des reprises, aux tournants de notre activité, de nouveaux mots d'ordre à travers lesquels on reconnaissait au fond que le travail était sur une mauvaise voie. Il est vrai qu'on explique en ce moment même qu'il n'est pas question de révision, qu'aucun changement ne s'impose. C'est une contradiction flagrante. Pour prouver que l'existence de déviations et d'une crise dans l'Internationale est admise par tous et pas seulement par les ultra-gauches mécontents, nous nous proposons de survoler très rapidement l'histoire de notre Internationale et de ses différentes étapes.

La fondation de l'Internationale Communiste après l'effondrement de la IIème Internationale se fit sur le mot d'ordre selon lequel le prolétariat devait travailler à la formation de partis communistes. Tous étaient d'accord pour penser que les conditions objectives étaient favorables au combat final révolutionnaire, mais qu'il nous manquait l'organe de ce combat. On disait alors: les conditions préalables objectives de la révolution existent, et si nous avions des partis communistes vraiment capables de mener une activité révolutionnaire, toutes les conditions préalables nécessaires seraient alors réunies pour une victoire complète.

Au IIIème Congrès, l'Internationale - tirant les leçons d'événements nombreux mais surtout celles de l'action de mars 1921 en Allemagne - fut obligée de constater que la formation de partis communistes n'était pas à elle seule suffisante. Des sections suffisamment fortes de l' Internationale Communiste étaient apparues dans presque tous les pays importants, et pourtant le problème de l'action révolutionnaire n'avait pas été résolu. Le parti allemand avait jugé possible de marcher au combat et de lancer une offensive contre l'adversaire, mais il essuya une défaite. Le IIIème Congrès dut débattre de ce problème et fut obligé de constater que l'existence de partis communistes n'est pas suffisante lorsque les conditions objectives de la lutte font défaut. On n'avait pas tenu compte du fait que si on passe à une offensive de ce genre il faut au préalable s'assurer l'appui de larges masses. Le parti communiste le plus puissant n'est pas capable, dans une situation généralement révolutionnaire, de créer par un acte de pure volonté les conditions préalables et les facteurs indispensables à une insurrection, s'il n'a pas réussi à rassembler des masses importantes autour de lui.

Ce fut donc une étape à l'occasion de laquelle l'Internationale constata de nouveau que bien des choses devaient être changées. On affirme toujours que l'idée de la tactique du front unique est contenue dans les discours du IIIème congrès et qu'elle a ensuite été formulée lors des sessions de l'Exécutif élargi après le Illème congrès, à la lumière de l'analyse de la situation politique qu'avait faite Lénine au IIIème congrès. Cela n'est pas tout à fait exact, car la situation avait évolué. Au cours de la période où la situation objective était favorable, nous n'avons pas su utiliser correctement la bonne méthode de l'offensive contre le capitalisme. Après le IlIème congrès il ne s'agit plus de lancer tout simplement une deuxième offensive après avoir préalablement conquis les masses. La bourgeoisie nous avait gagné de vitesse, c'était elle qui, dans les principaux pays, lançait l'offensive contre les organisations ouvrières et les partis communistes, et cette tactique de la conquête des masses en vue de l'offensive dont il était question au IIIème congrès se transforma en une tactique de défensive contre l'action entreprise par la bourgeoisie capitaliste. On élabore cette tactique en même temps que le programme que l'on veut réaliser, en étudiant le caractère de l'offensive de l'adversaire et en menant à bien la concentration du prolétariat qui doit nous permettre la conquête des masses par nos partis et le passage à la contre-offensive dans un proche avenir. C'est en ce sens que la tactique du Front Unique a été conçue alors.

Je n'ai pas besoin de dire que je n'ai rien à objecter aux conceptions du IIIème congrès relatives à la nécessité de la solidarité des masses; j'évoque ici cette question pour montrer que l'Internationale a été obligée une fois de plus de reconnaître qu'elle n'était pas encore assez mûre pour la direction de la lutte du prolétariat mondial.

L'utilisation de la tactique du Front Unique a conduit à des erreurs droitières, et ces erreurs sont apparues de plus en plus clairement après le IIIème et plus encore après le IVème congrès; cette tactique, qui ne peut être utilisée qu'en période de défensive, c'est-à-dire dans une période où la crise de décomposition du capitalisme n'est plus si aiguë, cette tactique que nous avons utilisée a fortement dégénéré. A notre avis cette tactique a été acceptée sans qu'on ait cherché à déterminer son sens précis. On n'a pas su sauvegarder le caractère spécifique du parti communiste. Je n'ai pas l'intention de répéter ici notre critique concernant la manière dont la majorité de l'Internationale Communiste a appliqué la tactique du Front Unique. Nous n'avions rien à objecter lorsqu'il s'agissait de faire des revendications matérielles immédiates du prolétariat, et même des revendications les plus élémentaires découlant de l'offensive de l'ennemi, la base de notre action. Mais lorsque, sous le prétexte qu'il ne s'agissait que d'une passerelle nous permettant de poursuivre notre chemin vers la dictature du prolétariat, on a voulu donner au Front Unique de nouveaux principes, touchant le pouvoir central de l'Etat et le gouvernement ouvrier, nous avons protesté et nous avons dit: nous dépassons ici les limites de la bonne tactique révolutionnaire.

Nous communistes, nous savons très bien que le développement historique de la classe ouvrière doit conduire à la dictature du prolétariat, mais il s'agit d'une action qui doit influencer de larges masses, et ces masses ne peuvent être conquises par notre simple propagande idéologique. Dans toute la mesure où nous pouvons contribuer à la formation de la conscience révolutionnaire des masses, nous le ferons par la force de notre position et de notre attitude à chaque phase du déroulement des événements. C'est pourquoi cette attitude ne peut et ne doit pas être en contradiction avec notre position concernant la lutte finale, c'est-à-dire le but pour lequel notre parti a été spécialement formé. L'agitation sur un mot d'ordre comme par exemple celui du gouvernement ouvrier ne peut que semer le désarroi dans la conscience des masses et même dans celle du Parti et de son état-major.

Nous avons critiqué tout cela depuis le début, et je me borne ici à rappeler dans ses grandes lignes le jugement que nous avons porté à l'époque. Lorsque nous avons été confrontés aux erreurs que cette tactique a provoquées, et, surtout, lorsque se produisit la défaite d'octobre 1923 en Allemagne, l'Internationale reconnut s'être trompée. Ce n'était pas un accident secondaire, c'était une erreur que nous devions payer de l'espoir de conquérir un nouveau grand pays à côté du premier pays qu'avait conquis la révolution prolétarienne, ce qui aurait été pour la révolution mondiale d'une importance énorme.

Malheureusement, on se contenta de dire: il n'est pas question de réviser de façon radicale les décisions du IVème congrès mondial, il est seulement nécessaire d'écarter certains camarades qui se sont trompés dans l'application de la tactique du Front Unique; il est nécessaire de trouver les responsables. On les a trouvés dans l'aile droite du parti allemand, on n'a pas voulu reconnaître que c'est l'Internationale dans son ensemble qui porte la responsabilité. Cependant, on a soumis les thèses à une révision et on a donné une toute autre formulation au gouvernement ouvrier.

Pourquoi n'avons-nous pas été d'accord avec les thèses du Vème congrès? A notre avis la révision ne suffisait pas; les différentes formules auraient dû mieux être mises en lumière, mais surtout nous étions opposés aux mesures du Vème congrès parce qu'elles ne supprimaient pas les erreurs graves et parce que nous pensions qu'il n'est pas bon de limiter la question à une procédure contre des individus, qu'un changement s'imposait dans l'Internationale elle-même. On se refusa à suivre cette voie saine et courageuse. Nous avons à maintes reprises critiqué le fait que parmi nous, dans le milieu dans lequel nous travaillons, on développe un état d'esprit parlementariste et diplomatique. Les thèses sont très à gauche, les discours sont très à gauche, et ceux mêmes contre qui ils sont dirigés les approuvent parce qu'ils pensent être ainsi immunisés. Mais nous, nous ne nous sommes pas seulement tenus à la lettre, nous avons prévu ce qui arriverait après le Vème congrès, et c'est pourquoi nous ne pouvions pas nous déclarer satisfaits.

La bolchévisation
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Je voudrais établir ici ceci: on a été plus d'une fois obligé de reconnaître qu'il fallait radicalement changer la ligne. La première fois on n'avait pas compris la question de la conquête des masses, la deuxième fois il s'agissait de la tactique du Front Unique, on entreprit au IIIème congrès une révision complète de la ligne suivie jusqu'alors. Mais ce n'est pas tout: au Vème congrès et à l'Exécutif élargi de mars 1925 on constate une fois de plus que tout va mal. On dit: six ans ont passé depuis la fondation de l'Internationale, mais aucun de ses partis n'a réussi à faire la révolution. Certes la situation s'est dégradée; nous avons affaire maintenant à une certaine stabilisation du capitalisme, mais pourtant on explique que bien des choses devraient être changées dans l'activité de l'Internationale. On n'a pas encore compris ce qu'il faut faire, et on lance le mot d'ordre de la bolchévisation. C'est incompréhensible; comment, huit ans se sont passés depuis la victoire des bolchéviks russes, et nous voilà obligés maintenant de constater que les autres partis ne sont pas bolchéviks? Qu'une transformation profonde est nécessaire pour les élever à la hauteur de partis bolchéviks? Personne n'avait remarqué cela auparavant?

Pourquoi nous n'avons pas dès le Vème congrès élevé une protestation contre ce mot d'ordre de la bolchévisation? Parce que personne n'a pu s'opposer à l'affirmation selon laquelle les autres partis devaient atteindre la capacité révolutionnaire qui a rendu possible la victoire du parti bolchévik.

Mais maintenant il ne s'agit pas que d'un simple mot d'ordre, d'un simple slogan. Nous avons affaire à des faits et à des expériences. Maintenant il est nécessaire de tirer le bilan de la bolchévisation et de voir en quoi elle a consisté.

Je prétends que ce bilan est défavorable à plusieurs points de vue. On n'a pas résolu le problème qu'il s'agissait de résoudre; la méthode de la bolchévisation appliquée à tous les partis ne les a pas fait progresser. Je dois examiner le problème de différents points de vue. Tout d'abord du point de vue historique.

Nous n'avons qu'un parti qui ait arraché la victoire, c'est le parti bolchévik russe. L'essentiel pour nous est de suivre la même voie que celle qu'a adoptée le parti russe pour arriver à la victoire; c'est très juste, mais cela ne suffit pas. Il est indéniable que la voie historique suivie par le parti russe ne peut présenter tous les traits du développement historique qui attend les autres partis. Le parti russe a lutté dans un pays où la révolution libérale bourgeoise n'était pas encore accomplie; le parti russe - c'est un fait - a lutté dans des conditions particulières, c'est-à-dire dans un pays où l'autocratie féodale n'avait pas encore été abattue par la bourgeoisie capitaliste. Entre la chute de l'autocratie féodale et la conquête du pouvoir par le prolétariat s'est étendue une période trop courte pour qu'on puisse comparer ce développement avec celui que la révolution prolétarienne devra accomplir dans les autres pays. Le temps a manqué pour que puisse s'édifier un appareil d'Etat bourgeois sur les ruines de l'appareil d'Etat tsariste et féodal. Le déroulement des événements en Russie lie nous fournit pas les expériences fondamentales dont nous avons besoin pour savoir comment le prolétariat devra abattre l'Etat capitaliste moderne, libéral, parlementaire, qui existe depuis de nombreuses années et qui a une grande capacité défensive. Ces différences posées, le fait que la révolution russe ait confirmé notre doctrine, notre programme, notre conception du rôle de la classe ouvrière dans le processus historique, est d'une importance théorique d'autant plus grande que la révolution russe, même dans ces conditions particulières, a amené la conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat réalisée par le parti communiste. La théorie du marxisme révolutionnaire y a trouvé sa plus grandiose confirmation historique. Du point de vue idéologique, c'est d'une importance historique décisive, mais pour ce qui est de la tactique, cela n'est pas suffisant. Il est indispensable que nous sachions comment on attaque l'Etat bourgeois moderne, qui se défend dans la lutte armée plus efficacement encore que ne le faisait l'autocratie tsariste, mais qui en outre se défend à l'aide de la mobilisation idéologique et de l'éducation défaitiste de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ce problème n'apparaît pas dans l'histoire du parti communiste russe, et si on comprend la bolchévisation dans le sens que l'on peut attendre de la révolution accomplie par le parti russe la solution de tous les problèmes stratégiques de la lutte révolutionnaire, alors cette conception de la bolchévisation est insuffisante. L'Internationale doit se former une conception plus large, elle doit trouver aux problèmes stratégiques des solutions en dehors de l'expérience russe. Celle-ci doit être exploitée à fond, on ne doit repousser aucune de ses caractéristiques, on doit l'avoir constamment sous les yeux, mais nous avons aussi besoin d'éléments complémentaires provenant de l'expérience que fait la classe ouvrière en Occident. Voilà ce qu'il faut dire du point de vue historique et tactique sur la bolchévisation. L'expérience de la tactique en Russie ne nous a pas montré comment nous devons mener la lutte contre la démocratie bourgeoise; elle ne nous donne aucune idée des difficultés et des tâches que nous réserve le développement de la lutte prolétarienne.

La question de l'organisation
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Un autre aspect du problème de la bolchévisation est la question de la réorganisation du parti. En 1925 on nous explique soudain: toute l'organisation des sections de l'Internationale n'est pas correcte. On n'a pas encore appliqué le b-a-ba de l'organisation. On s'est déjà posé l'ensemble des problèmes, mais l'essentiel n'est pas encore fait. C'est-à-dire, on n'a pas résolu le problème de notre organisation interne. On reconnaît ainsi que nous avons marché dans une direction totalement fausse. Je sais fort bien que l'on ne prétend pas limiter le mot d'ordre de la bolchévisation à un problème d'organisation. Mais ce problème a un aspect organisatif et on a insisté sur le fait qu'il est le plus important. Les partis ne sont pas organisés comme l'était et l'est le parti bolchévik russe, parce que leur organisation ne repose pas sur le principe du lieu de travail, parce qu'ils sont encore du type de l'organisation territoriale, qui serait absolument incompatible avec les tâches révolutionnaires, qui relèverait du type caractéristique du parti social-démocrate parlementaire. Si on juge nécessaire de modifier l'organisation de nos partis en ce sens, et si on présente cette modification non comme une mesure pratique propre, dans des conditions particulières, à certains pays, mais bien comme une mesure fondamentale valable pour l'Internationale tout entière, destinée à remédier à une erreur essentielle, à créer les conditions préalables indispensables à la transformation de nos partis en véritables partis communistes - alors nous ne pouvons pas être d'accord. Il est vraiment très surprenant qu'on ne se soit pas avisé de cela plus tôt. On prétend que la transformation en cellules d'entreprises était déjà contenue dans les thèses du IIIème congrès. Il est alors vraiment très surprenant qu'on ait attendu de 1921 à 1924 pour passer à la réalisation. La thèse selon laquelle un parti communiste doit être absolument formé sur la base des lieux de travail est théoriquement fausse. D'après Marx et Lénine et suivant une thèse de principe connue, formulée avec précision, la révolution n'est pas une question de forme d'organisation. Pour résoudre le problème de la révolution, il ne suffit pas de trouver une formule organisative. Les problèmes qui se dressent devant nous sont des problèmes de pouvoir et non des problèmes de forme. Les marxistes ont toujours combattu les écoles syndicalistes et semi-utopistes qui disent: rassemblez les masses dans telle ou telle organisation, syndicat, association, etc., et la révolution sera faite. Maintenant on dit, ou du moins on mène la campagne dans ce sens: il faut reconstruire l'organisation sur la base de la cellule d'entreprise, et tous les problèmes de la révolution seront résolus. On ajoute: le parti russe a réussi à faire la révolution parce que c'est sur cette base qu'il était construit.

On dira certainement que j'exagère, mais plusieurs camarades pourront confirmer que la campagne a été menée sur des thèses de ce genre. Ce qui nous intéresse, c'est l'impression que ces mots d'ordre produisent dans la classe ouvrière et parmi les membres de notre parti. Pour ce qui est du travail de cellule, on a donné l'impression que c'était là la recette infaillible du véritable communisme et de la révolution. Pour ma part je conteste que le parti communiste doive être absolument formé sur la base des cellules d'entreprise. Dans les thèses organisatives que Lénine a présentées au IIIème congrès, on a insisté précisément à plusieurs reprises sur le fait qu'il ne peut y avoir en matière d'organisation une solution de principe valable pour tous les pays et pour tous les temps. Nous ne contestons pas que le principe de la cellule d'entreprise comme base de l'organisation du parti a été bon étant donné la situation en Russie. Je ne veux pas m'étendre trop longtemps sur cette question; dans l'abondante discussion au congrès du parti italien nous avons dit qu'il y avait eu en Russie des raisons diverses en faveur de cette organisation.

Pourquoi pensons-nous que les cellules d'entreprise comportent des inconvénients dans d'autres pays, si on compare leur situation à celle de la Russie? Avant tout, parce que les ouvriers organisés dans la cellule ne sont jamais à même de discuter toutes les questions politiques. On établit précisément dans le rapport du Comité exécutif de l'Internationale Communiste à ce plénum que dans presque aucun pays les cellules d'entreprise ne sont arrivées à s'occuper de problèmes politiques. Il y a eu, dit-on, exagération, on avait réorganisé très rapidement les partis, mais il ne s'agissait là que d'erreurs pratiques secondaires. On peut cependant contester qu'il s'agisse d'un simple détail si on a privé les partis de leur organisation fondamentale qui permettait de débattre de questions politiques, et si la nouvelle organisation ne s'acquitte toujours pas, après une année d'existence de cette fonction vitale; si on aboutit à un tel résultat, c'est bien qu'il ne s'agit pas d'erreurs isolées, mais que la position du problème dans son entier est erronée. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut prendre à la légère. La question est très grave. Nous pensons que ce n'est pas par accident que la cellule d'entreprise ne permet pas la discussion des problèmes politiques; car les ouvriers des pays capitalistes, qui sont rassemblés dans le petit cercle étroit de leur entreprise, n'ont pas la possibilité de se poser des problèmes généraux et de relier les revendications immédiates au but final du communisme. Dans une assemblée d'ouvriers qui s'intéressent aux mêmes petits problèmes immédiats et n'appartiennent pas à des catégories professionnelles différentes, ces questions de revendications immédiates peuvent fort bien être débattues, mais il n'y a dans cette assemblée aucune base pour une discussion des problèmes généraux, des problèmes qui concernent l'ensemble de la classe ouvrière, c'est-à-dire qu'il n'est pas possible d'y développer un travail politique de classe, comme ç'est le rôle du parti communiste.

On nous dira: ce que vous réclamez, c'est ce que réclament aussi tous les éléments droitiers; vous voulez les organisations territoriales, dans lesquelles les intellectuels avec leurs longs discours dominent toute la discussion. Mais ce danger de démagogie et de tromperie de la part des dirigeants existera toujours, il existe depuis qu'existe un parti prolétarien, mais ni Marx ni Lénine, qui ont traité de ce problème de façon détaillée, n'ont jamais pensé un instant le résoudre à l'aide du boycott des intellectuels ou des non-prolétaires. Ils ont au contraire plus d'une fois souligné le rôle historiquement indispensable des déserteurs de la classe dominante dans la révolution. Il est notoire qu'opportunisme et trahison s'infiltrent en général dans le parti et dans les masses par l'entremise de certains dirigeants, mais la lutte contre ce danger doit être menée d'une autre manière. Même si la classe ouvrière pouvait se tirer d'affaire sans intellectuels d'origine bourgeoise, elle ne pourrait pour autant se passer de dirigeants, d'agitateurs, de journalistes, etc., et il ne lui resterait pas d'autre choix que de les chercher dans les rangs des ouvriers. Mais le danger de corruption et de démagogie de ces ouvriers devenus des dirigeants n'est pas différent de celui des intellectuels. Dans certains cas ce sont d'anciens ouvriers qui ont joué le rôle le plus sordide dans le mouvement ouvrier, chacun le sait. Et en définitive est-ce que les intellectuels ne jouent plus aucun rôle dans l'organisation en cellules d'entreprise telle qu'elle est pratiquée maintenant? C'est le contraire qui se passe. Ce sont les intellectuels qui, conjointement avec d'anciens ouvriers, constituent l'appareil du parti. Le rôle de ces éléments ne s'est pas modifié, il est même plus dangereux maintenant. Si nous admettons que ces éléments peuvent être corrompus par leur situation de permanents, cette difficulté demeure, car nous leur avons donné maintenant des responsabilités plus grandes encore, étant donné que les ouvriers n'ont pratiquement pas de liberté de mouvement dans les petites assemblées des cellules d'entreprise, pas de base suffisante pour influencer le parti par leur instinct de classe. Le danger sur lequel nous attirons l'attention ne consiste pas dans un recul de l'influence des intellectuels, mais, au contraire, dans le fait que les ouvriers ne se préoccupent que des revendications immédiates de leur entreprise et qu'ils ne voient pas les grands problèmes du développement révolutionnaire général de la classe ouvrière. La nouvelle forme d'organisation est ainsi moins adaptée à la lutte de classe prolétarienne au sens le plus sérieux et le plus large du terme.

En Russie, les grands problèmes généraux du développement de la révolution, le problème de l'Etat, celui de la conquête du pouvoir, étaient inscrits à chaque instant à l'ordre du jour, parce que l'appareil d'Etat féodal tsariste était irrémédiablement miné et que chaque groupe d'ouvriers était placé à chaque instant devant ce problème du fait de sa position dans la vie sociale et de la pression administrative. Les déviations opportunistes ne représentaient pas en Russie de danger particulier, car il manquait une base à la corruption du mouvement ouvrier par l'Etat capitaliste qui manie parfaitement l'arme des concessions démocratiques et les illusions de l'intérêt commun.

Il y a aussi une différence d'ordre pratique. Nous devons naturellement donner à l'organisation de notre parti la forme la plus apte à résister à la répression. Nous devons nous protéger contre les tentatives de la police pour dissoudre notre parti. En Russie l'organisation en cellules d'entreprise était justement la forme la meilleure, car le mouvement ouvrier était rendu impossible dans les rues, dans les villes, dans la vie publique, par les mesures extrêmement sévères de la police. Il était ainsi matériellement impossible de s'organiser hors de l'entreprise. Ce n'est que dans l'entreprise que les ouvriers pouvaient se rassembler pour discuter de leurs problèmes sans être remarqués. En outre il n'y avait que l'entreprise pour poser les problèmes de classe sur la base de l'antagonisme entre le capital et le travail,

Les petites questions économiques touchant l'entreprise, par exemple la question des amendes soulevée par Lénine, étaient du point de vue historique progressistes en comparaison des revendications libérales que les ouvriers et la bourgeoisie adressaient ensemble à l'autocratie; mais en comparaison de la question de la conquête du pouvoir dans la lutte contre la démocratie bourgeoise comme nouvelle forme d'Etat, les revendications prolétariennes immédiates sont des problèmes d'importance secondaire. Mais comme cette question de la conquête du pouvoir ne pouvait être posée qu'après la chute du tsarisme, il était nécessaire de déplacer le cœur de la lutte dans l'entreprise, parce que l'entreprise était l'unique base sur laquelle le parti autonome prolétarien pouvait développer pleinement son action.

Si la bourgeoisie et les capitalistes étaient en Russie les alliés du tsar, ils n'en étaient pas moins en même temps ceux qui devaient le renverser, ceux qui représentaient en puissance l'effondrement du pouvoir autocratique. C'est pourquoi il n'y a pas eu en Russie entre les industriels et l'Etat une solidarité aussi complète que dans les pays modernes. Dans ces pays règne une solidarité absolue entre l'appareil d'Etat et les patrons, c'est leur Etat, leur police. C'est l'appareil d'Etat qui apparaît historiquement comme l'instrument du capitalisme, c'est lui qui a créé les organes adaptés à cette fin et les met à la disposition des patrons. Si un ouvrier essaie dans l'entreprise d'organiser d'autres ouvriers, le patron appelle la police, il a recours à l'espionnage, etc. C'est pourquoi le travail de parti dans l'entreprise est beaucoup plus dangereux dans les pays capitalistes modernes. Il n'est pas difficile à la bourgeoisie de mettre à jour le travail de parti dans l'entreprise. C'est pourquoi nous proposons de ne pas former les organisations fondamentales du parti à l'intérieur de l'entreprise mais de les déplacer à l'extérieur.

Je ne voudrais rapporter ici qu'un petit fait. En Italie, la police enrôle maintenant un nouveau type d'agents. Les conditions de recrutement sont très sévères. Mais pour ceux qui exercent un métier et peuvent travailler dans une entreprise, l'entrée est facilitée. Cela prouve que la police recherche des gens capables de travailler dans les différentes industries, pour pouvoir les utiliser à détecter le travail révolutionnaire dans l'entreprise.

Par ailleurs nous avons appris qu'une association antibolchévique internationale a décidé de s'organiser en cellules pour faire contrepoids au mouvement ouvrier.

Un autre argument. On a dit ici qu'un nouveau danger a fait son apparition, le danger de l'aristocratie ouvrière. Il est clair que ce danger caractérise les périodes où nous sommes menacés par l'opportunisme, qui tend à jouer un certain rôle dans la corruption du mouvement ouvrier.

Mais le canal le plus aisé pour la pénétration de l'influence de l'aristocratie ouvrière dans nos rangs est sans aucun doute l'organisation fondée sur le principe de la cellule d'entreprise, car dans l'entreprise c'est l'influence de l'ouvrier qui occupe un rang élevé dans la hiérarchie technique du travail qui l'emporte inévitablement.

Pour toutes ces raisons, et sans en faire une question de principe, nous demandons que la base organisative du parti - pour des raisons politiques et techniques - reste l'organisation territoriale.

Est-ce à dire que nous voulons négliger pour autant le travail de parti dans l'entreprise? Contestons-nous que le travail communiste dans l'entreprise soit une base importante pour établir la liaison avec les masses? Absolument pas. Le parti doit avoir une organisation dans l'entreprise, mais cette organisation ne doit pas être la base du parti. Il doit y avoir dans les entreprises des organisations de parti qui soient sous la direction politique du parti. Il est impossible d'établir une liaison avec la classe ouvrière sans organisation dans l'entreprise, mais cette organisation doit être la fraction communiste.

Nous sommes donc pour un réseau d'organisations communistes dans les entreprises, mais à notre avis le travail politique doit être accompli dans les organisations territoriales.

Je ne peux pas ici entrer dans le détail des conclusions qui ont été tirées de notre attitude sur cette question au cours de la discussion en Italie. Au congrès et dans nos thèses nous avons développé en détail la question théorique de la nature du parti. On a affirmé que notre point de vue n'était pas un point de vue de classe: nous aurions réclamé que le parti favorise le développement de l'activité d'éléments hétérogènes, comme par exemple les intellectuels. Ce n'est pas vrai. Nous ne combattons pas l'organisation édifiée exclusivement sur la base des cellules d'entreprises parce que, ainsi, le parti se trouve constitué exclusivement d'ouvriers. Ce que nous craignons, c'est le danger de labourisme et d'ouvriérisme, qui est le pire danger antimarxiste. Le parti est prolétarien parce qu'il est placé sur le chemin historique de la révolution, du combat pour les buts finaux auxquels tend une seule et unique classe, la classe ouvrière. C'est cela qui fait que le parti est prolétarien, non le critère automatique de sa composition sociale. Le caractère du parti n'est pas compromis par la participation active à son travail de tous ceux qui acceptent sa doctrine et qui veulent lutter pour ses buts de classe.

Tout ce qu'on peut dire dans ce domaine en faveur des cellules d'entreprise est de la vulgaire démagogie, qui s'appuie sur le mot d'ordre de la bolchévisation, mais qui conduit directement à désavouer la lutte du marxisme et du léninisme contre les conceptions banalement mécanistes et défaitistes de l'opportunisme et du menchévisme.

Le régime interne du parti et de l'Internationale
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Je passe à un autre aspect de la bolchévisation, celui du régime interne du parti et de l'Internationale Communiste.

On a fait là une nouvelle découverte: ce qui manque à toutes les sections, c'est la discipline de fer des bolchéviks, dont le parti russe nous donne l'exemple.

On prononce une interdiction absolue contre les fractions, et on décrète l'obligation pour tous les membres du parti de participer au travail commun, quelle que soit leur opinion. Je pense que dans ce domaine également la question de la bolchévisation a été posée de façon très démagogique.

Si nous posons la question ainsi: le premier venu est-il autorisé à former une fraction? tout communiste répondra non; mais on ne peut poser la question de cette manière. Il y a déjà des résultats qui nous montrent que les méthodes employés n'ont rendu service ni au parti ni à l'Internationale. Cette question de la discipline interne et des fractions doit être posée d'un point de vue marxiste, de façon sensiblement différente et plus complexe. On nous dit: que voulez-vous? Voulez-vous que le parti ressemble à un parlement, où chacun a le droit démocratique de lutter pour le pouvoir ou de s'assurer de la majorité?

Mais, ainsi, la question est mal posée: si on la pose ainsi, il n'y a qu'une réponse possible: nous serions bien sûr contre un régime aussi ridicule.

C'est un fait que nous devons avoir un parti communiste absolument uni, excluant, en son sein, divergences d'opinion et regroupements divers. Mais cette affirmation n'est pas un dogme, un principe a priori. Il s'agit d'un but vers lequel on doit tendre, vers lequel on peut tendre au cours du développement d'un véritable parti communiste: or cela n'est possible que lorsque toutes les questions idéologiques, tactiques et organisatives sont correctement posées et correctement résolues. A l'intérieur de la classe ouvrière, ce sont les rapports économiques dans lesquels vivent les divers groupes qui déterminent les actions et les initiatives de la lutte de classes. Au parti politique revient le rôle de rassembler et d'unifier tout ce que ces actions ont de commun du point de vue des buts révolutionnaires de la classe ouvrière du monde entier. L'unité à l'intérieur du parti, la suppression des divergences d'opinion internes, la disparition des luttes de fractions fourniront la preuve que le parti se trouve sur la voie la meilleure pour remplir correctement ses tâches. Mais s'il y a des divergences d'opinion, cela prouve que la politique du parti est entachée d'erreurs, qu'elle n'a pas la capacité de combattre radicalement les tendances à la dégénérescence du mouvement ouvrier qui se manifestent d'ordinaire à certains moments cruciaux de la situation générale. Si on se trouve devant des cas d'indiscipline, c'est le symptôme que ce défaut existe toujours dans le parti. La discipline est en effet un résultat, non un point de départ, non une sorte de plate-forme inébranlable. Cela correspond d'ailleurs au caractère volontaire de l'entrée dans notre organisation. C'est pourquoi une sorte de code pénal du parti ne peut être un remède aux cas fréquents de manquement à la discipline. On a institué ces derniers temps dans nos partis un régime de terreur, une sorte de sport qui consiste à intervenir, à punir, à anéantir, et tout cela avec un plaisir tout particulier, comme si c'était justement cela l'idéal de la vie du parti. Les champions de cette brillante opération semblent même persuadés qu'elle constitue une preuve de capacité et d'énergie révolutionnaires. Je pense, au contraire, que les vrais et bons révolutionnaires sont en général les camarades qui font l'objet de ces mesures d'exception et qui les supportent patiemment pour ne pas détruire le parti. J'estime que cette débauche d'énergie, ce sport, cette lutte à l'intérieur du parti n'a rien à voir avec le travail révolutionnaire que nous devons mener. Un jour viendra où il faudra frapper et détruire le capitalisme, et dans ce domaine le parti devra donner les preuves de son énergie révolutionnaire. Nous ne voulons pas d'anarchisme dans le parti, mais nous ne voulons pas davantage un régime de représailles continuelles, qui n'est que la négation de l'unité et de la solidité du parti.

Pour l'instant, les choses se présentent ainsi: la centrale actuelle existera toujours; elle peut faire ce qu'elle veut, car elle a toujours raison quand elle prend des mesures contre celui qui la contredit, quand elle «anéantit intrigues et oppositions.

Le mérite ne consiste pas à réprimer les rébellions; l'important, c'est qu'il n'y ait pas de rébellions. On reconnaît l'unité du parti aux résultats atteints, non à un régime de menaces et de terreur. Nous avons besoin de sanctions dans nos statuts, c'est clair. Mais elles doivent être des exceptions, elles ne doivent pas devenir une procédure normale et générale à l'intérieur du parti. Si des éléments abandonnent manifestement la voie commune, il faut prendre des mesures contre eux. Mais si le recours au code de sanctions devient la règle dans une société, c'est que cette société n'est pas précisément la plus parfaite. Les sanctions ne doivent être prises qu'exceptionnellement, et non pas constituer une règle, un sport, l'idéal des dirigeants. Il faut que cela change, si nous voulons former un bloc solide au vrai sens du mot.

Les thèses proposées ici contiennent à ce propos quelques bonnes phrases. On a l'intention de donner un peu plus de liberté. Cela vient peut-être un peu tard. Peut-être croit-on qu'il est possible de donner un peu plus de liberté à «ceux qui ont été foulés aux pieds» et qui ne peuvent plus bouger. Mais laissons là les thèses et considérons les faits. On a toujours dit que nos partis devaient être édifiés sur le principe du centralisme démocratique. Ce serait peut-être une fort bonne chose si nous trouvions pour démocratie une autre expression. Mais la formule a été donnée par Lénine. Comment réaliser le centralisme démocratique? Au moyen de l'éligibilité des camarades, de la consultation de la masse du parti pour résoudre certaines questions. Il peut bien sûr y avoir des exceptions à cette règle dans un parti révolutionnaire. Il est admissible que la centrale dise parfois: camarades, le parti devrait normalement vous consulter, mais comme la lutte contre notre ennemi vient d'entrer dans une période dangereuse, comme il n'y a pas une minute à perdre, nous agissons sans vous consulter.

Mais ce qui est dangereux, c'est de donner l'impression d'une consultation alors qu'il s'agit d'une initiative prise d'en haut, c'est d'abuser de l'emprise qu'a la centrale sur tout l'appareil du parti et sur la presse. Nous avons dit en Italie que nous acceptons la dictature, mais que nous détestons ces méthodes «à la Giolitti». La démocratie bourgeoise est-elle autre chose qu'un moyen de tromperie? Est-ce peut-être cette démocratie-là que vous nous accordez dans le parti et que vous voulez réaliser? Alors, il vaudrait mieux une dictature qui, elle, a le courage de ne pas se masquer hypocritement. Il faut introduire une véritable forme démocratique, c'est-à-dire une démocratie qui permette à la centrale de tirer de l'appareil du parti tout son profit, au bon sens du mot. Sinon il ne peut y avoir que malaise et insatisfaction, surtout dans les milieux ouvriers. Il nous faut un régime sain dans le parti. Il est absolument indispensable que le parti ait la possibilité de se faire une opinion et de l'exprimer ouvertement. J'ai dit lors du congrès italien que l'erreur qui a été commise, c'est de n'avoir pas fait à l'intérieur du parti une différence nette entre agitation et propagande. L'agitation s'adresse à une grande masse d'individus, auxquels on rend claires quelques idées simples, alors que la propagande touche un nombre relativement restreint de camarades à qui on explique un plus grand nombre d'idées plus compliquées. L'erreur qui a été commise, c'est de s'être limité à de l'agitation à l'intérieur du parti; on a considéré par principe la masse des membres du parti comme inférieurs, on les a traités comme des éléments que l'on peut mettre en mouvement, et non comme facteur d'un travail commun. On peut comprendre jusqu'à un certain point l'agitation fondée sur des formules à apprendre par cœur, quand on recherche l'effet le plus grand au moyen de la plus petite dépense d'énergie, quand il faut mettre en mouvement de grandes masses, là où le facteur de la volonté consciente ne joue qu'un rôle limité. Mais il n'en va pas de même avec le parti. Nous exigeons que l'on en finisse avec cette méthode d'agitation à l'intérieur du parti. Le parti doit rassembler autour de lui cette partie de la classe ouvrière qui a une conscience de classe et dans laquelle règne la conscience de classe; si du moins vous ne revendiquez pas la théorie des élus, qui, parmi d'autres accusations non fondées, nous a été autrefois imputée. Il est nécessaire que la grande masse des membres du parti se forge une conscience politique commune et qu'elle étudie les problèmes que se pose le parti communiste. En ce sens il est d'une extrême urgence de changer le régime interne du parti.

Venons-en aux fractions. A mon sens on peut poser la question des fractions du point de vue de la morale ou du code pénal. Y a-t-il dans l'histoire un seul exemple d'un camarade créant une fraction pour s'amuser? Cela ne s'est jamais produit Y a-t-il un exemple montrant que l'opportunisme a pénétré dans le parti par le moyen de fractions, que l'organisation de fractions a servi de base à une mobilisation de la classe ouvrière par l'opportunisme et que le parti révolutionnaire a été sauvé par l'intervention des pourfendeurs de fractions? Non, l'expérience montre que l'opportunisme entre toujours dans nos rangs sous le masque de l'unité. Il est de son intérêt d'influencer la masse la plus grande possible, aussi fait-il toujours ses propositions dangereuses sous le masque de l'unité. L'histoire des fractions montre en général que les fractions ne sont pas à l'honneur des partis à l'intérieur desquels elles se forment, mais bien des camarades qui les forment. L'histoire des fractions est l'histoire de Lénine, ce n'est pas l'histoire des coups portés aux partis révolutionnaires, mais au contraire l'histoire de leur cristallisation et de leur défense contre les influences opportunistes.

Quand une fraction essaie de se former, il faut avoir des preuves pour dire que c'est, directement ou indirectement, une manœuvre de la bourgeoisie pour pénétrer dans le parti. Je ne crois pas qu'une telle manœuvre prenne en général cette forme. Au congrès italien nous avons posé la question à propos de la gauche de notre parti. Nous connaissons l'histoire de l'opportunisme. Quand un groupe devient-il le représentant de l'influence bourgeoise dans un parti prolétarien? Ces groupements ont trouvé en général un soi favorable parmi les fonctionnaires syndicaux ou les représentants du parti au parlement.

Ou bien, il s'agit d'un groupe qui préconise dans les questions de stratégie et de tactique du parti la collaboration des classes et des alliances avec d'autres groupes sociaux et politiques. Si on parle de fractions à détruire, il faudrait au moins pouvoir prouver qu'il s'agit d'une association avec la bourgeoisie ou avec des milieux bourgeois ou peut-être de relations personnelles. Si une telle analyse n'est pas possible, il est indispensable de chercher les causes historiques de la naissance de la fraction et de ne pas lui jeter l'anathème a priori. La naissance d'une fraction montre que quelque chose ne va pas. Pour remédier au mal, il faut rechercher les causes historiques qui ont suscité l'anomalie et qui ont déterminé la formation ou la tendance à former cette fraction. Les causes résident dans les erreurs idéologiques et politiques du parti. Les fractions ne sont pas la maladie, mais seulement le symptôme, et si on veut soigner l'organisme malade, on ne doit pas combattre les symptômes, mais on doit essayer de sonder les causes de la maladie. D'autre part, il s'agissait dans la plupart des cas de groupes de camarades qui ne faisaient aucune tentative pour créer une organisation ou rien de semblable. Il s'agissait de points de vue, de tendances qui cherchaient à se faire jour dans l'activité normale, régulière et collective du parti. Par la méthode de chasse aux fractions, de campagnes à scandale, de surveillance policière et de méfiance à l'égard des camarades, une méthode qui représente en réalité le pire fractionnisme se développant dans les couches supérieures du parti, on n'a pu que détériorer la situation de notre mouvement et pousser toute critique objective dans la voie du fractionnisme.

Ce n'est pas avec de tels moyens que se crée l'unité intérieure du parti, ils ne font que paralyser le parti et le rendre impuissant. Une transformation radicale des méthodes de travail est absolument indispensable. Si nous ne mettons pas fin à tout cela, les conséquences seront très graves.

Nous en avons un exemple dans la crise du parti français. Comment s'est-on attaqué aux fractions dans le parti français? Très mal - par exemple dans la question de la fraction syndicaliste qui est en train de naître. Certains des camarades exclus du parti sont retournés à leurs premières amours, ils publient un journal dans lequel ils exposent leurs idées. Il est clair qu'ils ont tort. Mais les causes de cette importante déviation ne doivent pas être cherchées dans les caprices des méchants enfants Rosmer et Monatte. Elles doivent bien plutôt être cherchées dans les erreurs du parti français et de toute l'Internationale.

Après notre entrée en lice sur le terrain théorique contre les erreurs du syndicalisme, nous avons réussi à soustraire de larges masses d'ouvriers à l'influence d'éléments syndicalistes et anarchistes. Or maintenant ces conceptions reprennent vie. Pourquoi? Entre autres parce que le régime interne du parti, le machiavélisme excessif, a fait mauvaise impression sur la classe ouvrière, et a rendu possible la renaissance de ces théories ainsi que du préjugé qui veut que le parti politique soit quelque chose de sale et que seule la lutte économique puisse sauver la classe ouvrière.

Ces erreurs de fond menacent de reparaître dans le prolétariat parce que l'Internationale et les partis communistes n'ont pas été capables de fournir la preuve, au moyen des faits ainsi que d'exposés théoriques simples, de la différence essentielle qu'il y a entre la politique au sens révolutionnaire et léniniste et la politique des vieux partis sociaux-démocrates dont la dégénérescence avant-guerre avait fait naître par réaction le syndicalisme.

Les vieilles théories de l'action économique opposées à toute activité politique ont enregistré quelques succès dans le prolétariat français, et cela parce qu'on a toléré toute une série d'erreur dans la ligne politique du parti communiste.

Semard: Vous dites que les fractions ont leur cause dans les erreurs de la direction du parti. La fraction de droite se constitue en France juste au moment où la centrale reconnaît ses erreurs et les corrige.

Bordiga: Camarade Semard, si vous voulez paraître devant le Bon Dieu avec le seul mérite d'avoir reconnu vos propres fautes, vous n'aurez pas assez fait pour le salut de votre âme.

Camarades, je crois qu'il est nécessaire de démontrer par notre stratégie et par notre tactique prolétarienne l'erreur que font ces éléments anarcho-syndicalistes.

On a maintenant l'impression dans la classe ouvrière que les faiblesses qui existent dans le parti communiste sont les mêmes que celles des autres partis politiques, et c'est pourquoi la classe manifeste une certaine méfiance à l'égard de notre parti. Cette méfiance a pour cause les méthodes et les manœuvres qui sont en usage dans nos rangs. Nous donnons l'impression de nous comporter, non seulement à l'égard du monde extérieur mais aussi dans la vie politique interne du parti, comme si la bonne «politique» était un art, une technique, la même pour tous les partis. On dirait que nous agissons en Machiavels, un manuel d'habileté politique dans la poche. Mais le parti de la classe ouvrière a pour tâche d'introduire une nouvelle forme de politique, qui n'a rien à voir avec les basses et insidieuses méthodes du parlementarisme bourgeois. Si nous ne démontrons pas cela au prolétariat nous n'arriverons jamais à exercer une influence solide et utile, et les anarcho-syndicalistes auront gagné la partie.

En ce qui concerne la fraction de droite en France, je n'hésite pas à dire que je la considère de façon générale comme un phénomène sain et non comme une preuve de la pénétration d'éléments petits-bourgeois dans le parti. La théorie et la tactique qu'elle préconise sont fausses, mais elle est pour une part une réaction très utile contre les erreurs politiques et le régime néfaste instauré par la direction du parti. Mais ce n'est pas seulement la centrale du parti français qui porte la responsabilité de ces erreurs. C'est la ligne générale de l'Internationale qui est à l'origine de la formation des fractions. Certes, sur la question du Front Unique, je me trouve en opposition absolue avec le point de vue de la droite française, mais à mon avis il est juste de dire que les décisions du Vème Congrès ne sont pas claires ni absolument satisfaisantes. Dans certains cas on autorise le Front Unique par en haut, mais on ajoute que la social-démocratie est l'aile gauche de la bourgeoisie et qu'on doit se fixer pour but de démasquer ses dirigeants: c'est une position intenable. Les ouvriers français sont fatigués de cette sorte de tactique du Front Unique, telle qu'elle a été appliquée en France. Mais certains des dirigeants de l'opposition française sont, bien sûr, sur une mauvaise voie, diamétralement opposée à la véritable voie révolutionnaire, lorsqu'ils concluent dans le sens d'un Front Unique «loyal» et de la coalition avec la social-démocratie.

Bien sûr, si on limite le problème de la droite à la question de savoir si on a le droit de collaborer à un journal placé hors du contrôle du parti, il ne peut y avoir qu'une réponse. Mais cela ne saurait être une échappatoire. On doit essayer de corriger les erreurs et de réviser soigneusement la ligne politique du parti français, et sur bien des questions celle aussi de l'Internationale. On ne résoudra pas le problème en appliquant à l'encontre de l'opposition, de Loriot, etc., les règles d'un petit catéchisme du comportement personnel.

Pour corriger les erreurs il ne suffit pas de faire tomber des têtes, il faut s'efforcer de découvrir les erreurs originelles qui rendent possible et favorisent la formation des fractions.

On nous dit: pour trouver les erreurs dans notre machine à bolchévisation, il y a l'Internationale; c'est à la majorité de l'Internationale qu'il revient d'intervenir si la centrale d'un parti commet des erreurs graves. Cela doit donner une garantie contre les déviations à l'intérieur des sections nationales. Dans la pratique, ce système a échoué. Nous avons eu l'exemple d'une telle intervention de l'Internationale en Allemagne. La centrale du K.P.D. était devenue toute-puissante et rendait impossible toute opposition dans le parti, et pourtant il s'est trouvé quelqu'un au-dessus d'elle qui a sanctionné à un certain moment tous les crimes et toutes les erreurs commis par cette centrale, c'est l'Exécutif de Moscou par sa Lettre Ouverte. Est-ce là une bonne méthode? Non, certainement pas. Quel écho une telle action trouve-t-elle? Nous en avons eu un exemple en Italie pendant notre discussion pour le congrès italien. Un camarade excellent, orthodoxe, est envoyé au congrès allemand. Il voit que tout va bien, qu'une majorité écrasante se prononce pour les thèses de l'Internationale, que la nouvelle centrale est élue dans un accord parfait, à l'exception d'une minorité négligeable. Le délégué italien s'en retourne et fait un rapport très favorable sur le parti allemand. Il écrit un article dans lequel il le dépeint aux camarades de la gauche italienne comme le modèle d'un parti bolchévik. Il est possible que de nombreux camarades de notre opposition soient devenus après cela des partisans de la bolchévisation. Deux semaines plus tard arrive la Lettre Ouverte de l'Exécutif... On apprend que la vie interne du parti allemand est très mauvaise, qu'il y a une dictature, que toute la tactique est complètement fausse, qu'on a commis de graves erreurs, qu'il y a de fortes déviations, que l'idéologie n'est pas léniniste. On oublie que la gauche allemande a été proclamée au Vème Congrès une centrale parfaitement bolchévique, et on l'abat sans pitié. On use à son égard de la même méthode qu'on avait utilisée auparavant à l'égard de la droite. Au Vème Congrès le slogan était: «C'était la faute à Brandler»; on dit maintenant: «C'est la faute à Ruth Fischer». J'affirme qu'on ne peut gagner de cette manière la sympathie des masses ouvrières. On ne peut pas dire qu'une poignée de camarades soient coupables des erreurs commises. L'Internationale était là, qui suivait de près le cours des événements, et elle ne pouvait et ne devait ignorer ni les caractéristiques propres à chaque dirigeant ni leur activité politique. On dira maintenant que je défends la gauche allemande, de même qu'on a dit au Vème Congrès que je défendais la droite. Mais je ne me solidarise politiquement ni avec l'une ni avec l'autre, j'estime seulement que l'Internationale doit dans les deux cas prendre sur elle la responsabilité des erreurs commises, l'Internationale qui s'était solidarisée complètement avec ces groupes qu'elle avait présentés comme les meilleures directions et dans les mains desquels elle avait remis le parti.

L'intervention de l'Exécutif élargi de l'Internationale Communiste contre les centrales des partis a donc en plusieurs circonstances été peu heureuse. La question est la suivante: comment l'Internationale travaille-t-elle, quels sont ses rapports avec les sections nationales et comment sont élus ses organes dirigeants?

Au dernier Congrès, j'ai déjà critiqué nos méthodes de travail. Une collaboration collective véritable fait défaut dans nos organes dirigeants et dans nos congrès. L'organe suprême semble être un corps étranger aux sections, qui discute avec elles et choisit dans chacune une fraction à laquelle il donne son appui. Ce centre est soutenu, pour chaque question, par toutes les sections restantes, qui espèrent ainsi s'assurer un meilleur traitement lorsque leur tour sera venu. Parfois ceux qui s'abaissent à ce «maquignonnage» ne sont même que des groupes de dirigeants unis par des liens purement personnels. On nous dit: la direction internationale provient de l'hégémonie du parti russe, puisque c'est lui qui a fait la révolution, puisque c'est dans ce parti que se trouve le siège de l'Internationale. C'est pourquoi il est juste d'accorder une importance fondamentale aux décisions inspirées par le parti russe. Mais un problème se pose: comment les questions internationales sont-elles résolues par le parti russe? Cette question, nous avons tous le droit de la poser.

Depuis les derniers événements, depuis la dernière discussion, ce point d'appui de tout le système n'est plus assez stable. Nous avons vu, dans la dernière discussion du parti russe, des camarades qui revendiquaient la même connaissance du léninisme et qui avaient indiscutablement le même droit de parler au nom de la tradition révolutionnaire bolchévique, discuter entre eux en utilisant les uns contre les autres des citations de Lénine et interpréter chacun en sa faveur l'expérience russe. Sans entrer dans le fond de la discussion, c'est un fait indiscutable que je voudrais établir ici.

Qui, dans cette situation, décidera en dernière instance des problèmes internationaux? On ne peut plus répondre: la vieille garde bolchévique, car cette réponse ne résout rien en pratique. C'est le premier point d'appui du système qui se dérobe à notre enquête objective. Mais il en résulte que la solution doit être tout autre. Nous pouvons comparer notre organisation internationale à une pyramide. Cette pyramide doit avoir un sommet et des côtés qui tendent vers ce sommet. C'est ainsi qu'on peut représenter l'unité et la nécessaire centralisation. Mais aujourd'hui, du fait de notre tactique, notre pyramide repose dangereusement sur son sommet; il faut donc renverser la pyramide; ce qui maintenant est au-dessous doit passer par-dessus, il faut la mettre sur sa base pour qu'elle retrouve son équilibre. La conclusion à laquelle nous aboutissons sur la question de la bolchévisation est donc qu'il ne faut pas se contenter de simples modifications d'ordre secondaire, mais que tout le système doit être modifié de fond en comble.

La situation actuelle et les tâches de l'avenir
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Après avoir ainsi tiré le bilan de l'activité passée de l'Internationale, je voudrais passer à l'appréciation de la situation actuelle et aux tâches de l'avenir. Nous sommes tous d'accord sur ce qui a été dit dans l'ensemble sur la stabilisation, de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'y revenir. La décomposition du capitalisme est entrée dans une phase moins aiguë. La conjoncture a connu, dans le cadre de la crise générale du capitalisme, certaines fluctuations.

Nous continuons d'avoir devant nous la perspective de l'écroulement final du capitalisme. Mais quand on se pose cette question de perspective, on fait à mon sens une erreur d'évaluation. Il y a plusieurs modes d'approche de ce problème de la perspective. A mon avis le camarade Zinoviev nous a rappelé ici des choses fort utiles lorsqu'il a parlé de la double perspective du camarade Lénine.

Si nous étions une société savante vouée à l'étude des événements sociaux, nous pourrions tirer des conclusions plus ou moins optimistes, sans que cela influe de quelque façon sur ces événements. Mais cette perspective purement scientifique ne saurait suffire à un parti révolutionnaire, qui prend part à tous les événements, qui est lui-même un de leurs facteurs et qui ne peut décomposer sa fonction de façon métaphysique, en séparant d'un côté la connaissance précise de cette fonction et de l'autre la volonté et l'action. C'est pourquoi notre parti doit toujours être directement relié à ses buts ultimes. Il est nécessaire d'avoir toujours sous les yeux la perspective révolutionnaire, même quand le jugement scientifique nous oblige à tirer des conclusions pessimistes. On ne peut interpréter comme une banale erreur scientifique le fait que Marx ait attendu la révolution en 1848, 1859, 1870, et que Lénine après 1905 l'ait prophétisée pour 1907, c'est-à-dire dix ans avant son triomphe. C'est même une preuve du perçant regard révolutionnaire de ces grands dirigeants. Il ne s'agit pas non plus d'une puérile exagération, qui entendrait constamment la révolution frapper à la porte, il s'agit de la véritable faculté révolutionnaire qui reste intacte malgré toutes les difficultés du développement historique. La question de la perspective est une question très intéressante pour nos partis, il faudrait que nous puissions l'examiner à fond. Je considère qu'il est inadmissible d'affirmer: la conjoncture s'est sensiblement modifiée dans un sens défavorable pour nous, la situation n'est plus celle de 1920 - voilà l'explication et la justification de la crise interne dans différentes sections et dans l'Internationale. Cela peut certes nous aider à expliquer les causes de telle ou telle erreur, mais cela ne les justifie pas. D'un point de vue politique, c'est insuffisant. Nous ne devons pas considérer avec résignation comme une réalité immuable le régime défectueux de nos partis actuels parce que la conjoncture extérieure nous est défavorable. Ainsi formulée, la question n'est pas correctement posée. Il est clair que si notre parti est un facteur des événements, il est aussi en même temps leur produit. Même si nous réussissons à avoir un vrai parti révolutionnaire. En quel sens les événements se reflètent-ils dans ce parti? Dans le sens que le nombre de nos partisans grossit et que notre influence sur les masses s'accroît quand la crise du capitalisme nous fournit une situation favorable. Si la conjoncture nous devient à un moment donné défavorable, il est possible que nos forces baissent quantitativement, mais notre idéologie ne doit pas en souffrir, et ce ne sont pas seulement notre tradition, notre organisation, mais aussi la ligne politique qui doivent rester intactes. Si nous croyons que, pour préparer les partis à leur tâche révolutionnaire, il faut s'appuyer sur une situation de crise progressive du capitalisme, notre perspective relève de schémas tout à fait faux, car alors nous estimons qu'une période de crise longue et progressive est nécessaire à la consolidation de notre parti: mais quand nous en serons là, la situation économique devra nous faire le plaisir de rester quelque temps encore révolutionnaire pour nous permettre de passer à l'action. Si la crise s'accentue après une période de conjoncture incertaine, nous serons incapables de l'exploiter. Car nos partis, par suite de notre manière erronée de voir les choses, se trouveront inévitablement plongés dans le désarroi et l'impuissance.

Cela montre que nous ne savons pas tirer la leçon de notre expérience de l'opportunisme dans la IIème Internationale. On ne peut nier qu'avant la guerre mondiale il y a eu une période de prospérité du capitalisme et que la conjoncture du capitalisme était bonne. Cela explique en un certain sens la décomposition opportuniste de la IIème Internationale, mais cela ne justifie pas l'opportunisme. Nous avons combattu cette idée et refusé de croire que l'opportunisme soit un fait nécessaire et historiquement déterminé par les événements. La position que nous avons défendue, c'est que le mouvement doit opposer une résistance, et de fait la gauche marxiste a combattu l'opportunisme avant 1914 et exigé des partis prolétariens sains et révolutionnaires.

Il faut poser la question autrement. Même si la conjoncture et les perspectives nous sont défavorables ou relativement défavorables, il ne faut pourtant pas consentir avec résignation aux déviations opportunistes et les justifier sous prétexte que leurs causes doivent être cherchées dans la situation objective. Et si une crise interne survient malgré cela, ses causes et les moyens d'y remédier doivent être cherchés ailleurs, c'est-à-dire dans le travail et dans la ligne politique du parti qui ne sont pas encore maintenant ce qu'ils auraient dû être. Cela concerne également la question des dirigeants que le camarade Trotsky pose dans la préface de son livre, «1917»; il y analyse les causes de nos défaites, et propose une solution avec laquelle je me solidarise entièrement. Trotsky ne considère pas les dirigeants comme des hommes que le ciel nous destine tout spécialement. Non, il pose la question de toute autre manière. Les dirigeants aussi sont un produit de l'activité du parti, des méthodes de travail du parti et de la confiance que le parti a su gagner. Si le parti, malgré une situation changeante et parfois défavorable, suit une ligne révolutionnaire et combat les déviations opportunistes, la sélection des dirigeants, la constitution de l'état-major, s'accomplit de manière favorable, et si dans la période du combat final nous n'aurons pas toujours un Lénine, du moins aurons-nous une direction solide et courageuse - ce qu'aujourd'hui, dans l'état actuel de notre organisation, nous ne pouvons guère espérer.

Le gouvernement de gauche
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Il y a encore un autre schéma de perspectives qui doit être combattu et auquel nous avons affaire quand nous passons de l'analyse purement économique à l'analyse des forces sociales et politiques. On estime généralement que nous devons considérer comme une situation politiquement favorable à notre combat celle qui est offerte par un gouvernement de la gauche petite-bourgeoise. Ce faux schéma entre avant tout en contradiction avec le premier, car c'est le plus souvent à une époque de crise économique que la bourgeoisie choisit un gouvernement formé à l'aide des partis de droite, pour pouvoir entreprendre une offensive réactionnaire, c'est-à-dire que les conditions objectives redeviennent pour nous défavorables. Pour atteindre à une solution marxiste du problème, il est nécessaire de renoncer à ces lieux communs.

Il est, en général, inexact qu'un gouvernement de la gauche bourgeoise nous soit favorable; le contraire peut se produire. Les exemples historiques nous montrent combien nous serions fous d'imaginer que, pour nous faciliter la tâche, se formerait un gouvernement issu de ce qu'on appelle les classes moyennes, dote d'un programme libéral qui nous permettrait d'organiser la lutte contre un appareil d'Etat affaibli.

Là aussi, il s'agit de l'influence qu'exerce une interprétation erronée de l'expérience russe. Dans la révolution de 1917 est tombé le premier appareil d'Etat, et il s'est formé un gouvernement appuyé par la bourgeoisie libérale et par la petite bourgeoisie. Mais aucun appareil d'Etat solide ne s'est constitué pour remplacer l'autocratie tsariste par la domination économique du capital et une représentation parlementaire moderne. Avant qu'un tel appareil ait pu s'organiser, le prolétariat, conduit par le parti communiste, a réussi à attaquer avec succès le gouvernement. On pourrait alors croire que les choses devraient suivre le même cours dans les autres pays, qu'un beau jour le gouvernement passera des mains des partis bourgeois dans les mains des partis du centre, que l'appareil d'Etat en sera affaibli, de sorte que le prolétariat n'aura guère de mal à l'abattre. Mais cette perspective simplifiée est complètement fausse. Quelle est la situation dans les autres pays? Peut-on comparer un changement dans le gouvernement par lequel un gouvernement de droite est remplacé par un gouvernement de gauche, par exemple le Bloc des Gauches à la place du Bloc National en France, avec une transformation historique des fondements de l'Etat? Il est possible que le prolétariat mette cette période à profit pour consolider ses positions. Mais s'il ne s'agit que du simple passage d'un gouvernement de droite à un gouvernement de gauche, on ne peut y voir la situation, favorable au communisme, de la désagrégation générale de l'appareil d'Etat.

Avons-nous donc des exemples historiques concrets de cette évolution supposée qui verrait un gouvernement de gauche aplanir la voie de la révolution prolétarienne? Non, nous n'en avons pas.

En 1919 en Allemagne, une gauche bourgeoise a tenu le gouvernement. Il y a même eu des périodes où la social-démocratie se trouvait à la tête du gouvernement. Malgré la défaite militaire de l'Allemagne, malgré une crise très grave, l'appareil d'Etat n'a connu aucune transformation fondamentale de nature à faciliter la victoire du prolétariat, et non seulement la révolution communiste s'est effondrée, mais ce sont les sociaux-démocrates eux-mêmes qui ont été ses bourreaux.

Si, par notre tactique, nous avons contribué à placer un gouvernement de gauche à la barre, la situation en deviendra-t-elle pour nous plus favorable? Non, absolument pas. C'est une conception menchévique de croire que les classes moyennes pourraient créer un autre appareil d'Etat que celui de la bourgeoisie, et que l'on pourrait considérer cette période comme une période de transition pour la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Certains partis de la bourgeoisie ont un programme, et avancent des revendications, qui ont pour but de gagner les classes moyennes. Il ne s'agit pas là en général du passage du pouvoir d'un groupe social à un autre, mais seulement d'une nouvelle méthode du combat que nous livre la bourgeoisie, et nous ne pouvons pas dire, si un tel changement se produit, que ce soit là le moment le plus favorable pour notre intervention. Cette évolution peut être exploitée, mais à la condition que notre attitude antérieure ait été parfaitement claire et que nous n'ayons pas appelé de nos vœux le gouvernement de gauche.

Peut-on par exemple considérer le fascisme en Italie comme la victoire de la droite bourgeoise sur la gauche bourgeoise? Non, le fascisme est plus que cela; il est la synthèse de deux méthodes de défense des classes bourgeoises. Les dernières mesures du gouvernement fasciste ont montré que la composition sociale du fascisme: petite bourgeoisie et demi-bourgeoisie, n'en fait pas un agent moins direct du capitalisme En tant qu'organisation de masse (l'organisation fasciste compte un million de membres) et alors qu'au même moment la réaction la plus brutale s'abat sur tout adversaire qui ose s'attaquer à l'appareil d'Etat, il s'efforce de réaliser la mobilisation des plus larges masses à l'aide des méthodes social-démocrates.

Le fascisme a dans ce domaine essuyé des défaites. Cela renforce notre point de vue sur la lutte des classes. Mais ce qui ressort de là de la façon la plus évidente, c'est l'impuissance absolue des classes moyennes. Elles sont passées au cours des dernières années par trois stades: en 1919-1922 elles ont formé les cadres des chemises noires; en 1923, après l'assassinat de Matteotti, elles sont passées à l'opposition; aujourd'hui les voilà de nouveau du côté du fascisme. Elles sont toujours du côté du plus fort.

Il y a un autre fait à noter. On trouve dans les programmes de presque tous les partis et des gouvernements de gauche le principe selon lequel, même si on doit donner à tous l'ensemble des «garanties» libérales, il faut faire une exception pour les partis dont le but est de détruire les institutions étatiques, c'est-à-dire pour les partis communistes.

A l'erreur de perspective qui ne voit pour nous que des avantages dans un gouvernement de gauche, correspond l'hypothèse que les classes moyennes sont capables de trouver une solution indépendante au problème du pouvoir. C'est sur une grave erreur que repose à mon avis la prétendue nouvelle tactique utilisée en Allemagne et en France, et en fonction de laquelle le parti communiste italien a fait à l'opposition antifasciste de l'Aventin la proposition de former un contre-parlement. Je ne peux comprendre qu'un parti aussi riche de traditions révolutionnaires que notre parti allemand prenne au sérieux les sociaux-démocrates quand ils lui reprochent de faire le jeu de Hindenburg en présentant ses propres candidats. Le plan de la bourgeoisie pour atteindre à une mobilisation contre-révolutionnaire des masses consiste en général à proposer un dualisme politique et historique à la place de l'opposition de classes entre bourgeoisie et prolétariat, tandis que le parti communiste, lui, s'en tient à ce dualisme de classes, non parce qu'il est le seul dualisme possible dans la perspective sociale et sur le terrain des fluctuations du pouvoir parlementaire, mais bien parce qu'il est le seul dualisme capable historiquement de mener au renversement révolutionnaire de l'appareil de l'Etat de classe et à la formation du nouvel Etat. Ce n'est pas par des déclarations idéologiques et par une propagande abstraite, mais par le langage de nos actes et par la clarté de notre position politique que nous pouvons amener les plus larges masses à la conscience de ce dualisme. Lorsqu'en Italie on fit aux antifascistes bourgeois la proposition de se constituer en contre-parlement avec participation des communistes, même si on écrivait dans notre presse qu'on ne peut avoir absolument aucune confiance dans ces partis, même si par ce moyen on voulait les démasquer, on incita en pratique les masses à attendre des partis de l'Aventin le renversement du fascisme, et à considérer que le combat révolutionnaire et la formation d'un contre-Etat sont possibles non sur une base de classe, mais sur la base de la collaboration avec les éléments petits-bourgeois et même avec des groupes capitalistes. Cette manœuvre n'a pas réussi à rassembler de larges masses sur un front de classe. Non seulement cette tactique toute nouvelle n'est pas conforme aux décisions du Vème Congrès, mais elle entre, à mon sens, en contradiction avec les principes et le programme du communisme.

Quelles sont nos tâches pour l'avenir? Cette assemblée ne saurait s'occuper sérieusement de ce problème sans se poser dans toute son ampleur et sa gravité la question fondamentale des rapports historiques entre la Russie soviétique et le monde capitaliste. Avec le problème de la stratégie révolutionnaire du prolétariat et du mouvement international des paysans et des peuples coloniaux et opprimés, la question de la politique d'Etat du parti communiste en Russie est aujourd'hui pour nous la question la plus importante. Il s'agit de résoudre heureusement le problème des rapports de classe à l'intérieur de la Russie, il s'agit d'appliquer les mesures nécessaires à l'égard de l'influence des paysans et des couches petites-bourgeoises qui sont en train de se former, il s'agit de lutter contre la pression extérieure qui aujourd'hui est purement économique et diplomatique et qui demain sera peut-être militaire. Puisque un bouleversement révolutionnaire ne s'est pas encore produit dans les autres pays, il est nécessaire de lier le plus étroitement possible toute la politique russe à la politique révolutionnaire générale du prolétariat. Je n'entends pas approfondir ici cette question, mais j'affirme que dans cette lutte on doit s'appuyer, certes, en premier lieu sur la classe ouvrière russe et sur son parti communiste, mais qu'il est fondamental de s'appuyer également sur le prolétariat des Etats capitalistes. Le problème de la politique russe ne peut être résolu dans les limites étroites du seul mouvement russe, la collaboration directe de toute l'Internationale communiste est absolument nécessaire.

Sans cette collaboration véritable, non seulement la stratégie révolutionnaire en Russie, mais aussi notre politique dans les Etats capitalistes seront gravement menacés. Il se pourrait qu'apparaissent des tendances visant à réduire le rôle des partis communistes. Nous sommes déjà attaqués sur ce terrain, bien sûr pas depuis nos propres rangs, mais par les sociaux-démocrates et les opportunistes. Cela est en rapport avec nos manœuvres en vue de l'unité syndicale internationale et avec notre comportement vis-à-vis de la IIème Internationale. Nous pensons tous ici que les partis communistes doivent maintenir inconditionnellement leur indépendance révolutionnaire; mais il est nécessaire de mettre en garde contre la possibilité d'une tendance à vouloir remplacer les partis communistes par des organismes d'un caractère moins clair et explicite, qui n'agiraient pas rigoureusement sur le terrain de la lutte de classe et nous affaibliraient, nous neutraliseraient politiquement. Dans la situation actuelle, la défense du caractère international et communiste de notre organisation de parti contre toute tendance liquidatrice est une tâche commune indiscutable.

Pouvons-nous, après la critique que nous avons faite de la ligne générale, considérer l'Internationale, telle qu'elle est aujourd'hui, suffisamment armée pour cette double tâche stratégique en Russie et dans les autres pays? Pouvons-nous exiger la discussion immédiate de tous les problèmes russes par cette assemblée? A cette question nous devons hélas répondre non.

Une révision sérieuse de notre régime intérieur est absolument nécessaire; il est en outre nécessaire de mettre à l'ordre du jour de nos partis les problèmes de la tactique dans le monde entier et les problèmes de la politique de l'Etat russe; mais cela ne peut se faire qu'au travers d'un cours nouveau, avec des méthodes complètement différentes.

Dans le rapport et dans les thèses proposées nous ne trouvons aucune garantie suffisante à cet égard. Ce n'est pas d'un optimisme officiel que nous avons besoin; nous devons comprendre que ce n'est pas avec des méthodes aussi mesquines que celles que nous voyons trop souvent employer ici, que nous pouvons nous préparer à assumer les tâches importantes qui se présentent à l'état-major de la révolution mondiale.

Neuvième séance (25 février 1926)
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Au cours de la neuvième séance (25 février 1926), également consacrée a la discussion du rapport présenté par Zinoviev au nom de l'Exécutif de l'Internationale, Bordiga reprit la parole pour répondre en particulier à Boukharine et à Togliatti (Ercoli) dont les discours avaient occupé une grande partie de la séance précédente du même jour.

Utilisant une méthode qui ne lui était que trop familière en ces années-là, et qui consistait à construire de toutes pièces une image tendancieuse de l'adversaire pour pouvoir mieux la démolir ensuite, Boukharine avait accusé le représentant de la Gauche de ne rien savoir faire d'autre que «décliner le mot révolution» sans se préoccuper d'analyser «les rapports entre la perspective révolutionnaire et la réalité sous tous ses aspects»; d'ignorer le caractère particulier de la situation en Europe occidentale, marquée par l'existence de «partis et de syndicats social-démocrates puissants»; de sous-estimer le déplacement en cours vers la gauche au sein de la classe ouvrière dans les différents pays, et donc les tâches tactiques que les partis communistes devaient remplir pour tirer parti de ce déplacement; de s'être contredit en critiquant la bolchévisation avec l'argument que la révolution n'est pas une question de forme d'organisation et en suggérant ensuite comme idéale une autre formule d'organisation, basée sur des sections territoriales plutôt que sur des cellules d'usine et d'entreprise; d'avoir soutenu («position social-démocrate») qu'en Occident les ouvriers ne s'intéressent pas aux grandes questions de principe; d'avoir exalté le fractionnisme et donc d'avoir nié le principe de la centralisation et de la discipline. Tout cela démontrait, selon Boukharine, une conception antidialectique et donc antimarxiste du parti, de la classe et de leurs rapports réciproques, et le seul mérite qu'on pouvait reconnaître à Bordiga, c'était la franchise, le refus de la dissimulation et de la manœuvre. Le bref discours s'était achevé sur l'engagement solennel de l'Internationale d'instaurer un régime de démocratie interne et de faire participer les sections nationales à l'élaboration de la stratégie et de la tactique communes.

Quant au discours de Togliatti, il avait utilisé comme «argument» les grands succès enregistrés par le parti en Italie avant, pendant et après la crise Matteotti, depuis que la Gauche avait été éliminée de la direction, succès qui prouvaient selon lui (comme si c'était, comme si cela pouvait être le problème) que «Bordiga n'est pas le grand chef révolutionnaire» qu'on pouvait croire à première vue.

Nous laissons à la réplique de Bordiga le soin de répondre à de pareils arguments. On remarquera le clair avertissement adressé à la fin du discours à l'Opposition russe quant au sort qui attendait nécessairement des hommes «qui non seulement ont une tradition révolutionnaire, mais restent des éléments précieux pour nos luttes futures», si l'on devait poursuivre avec les méthodes et sur la voie suivies par l'Internationale au cours des dernières années: ils seraient traités de la même façon que la Gauche italienne vilipendée. On sait que quelques mois suffirent pour qu'ils soient accusés, dans un crescendo effrayant, de pessimisme, de social-démocratisme, de kautskysme, d'abstraction, de fractionnisme et ainsi de suite. C'étaient là de «sombres présages» que les travaux de l'Exécutif élargi confirmaient, et qui bientôt, devaient tragiquement se réaliser.

Une seule observation à propos du discours de Togliatti: nous dédions les allusions de Bordiga aux méthodes scandaleuses de «consultation du parti» et de préparation du IIIème Congrès du P.C. d'Italie (Congrès de Lyon, janvier 1926) à ceux qui voient en Gramsci un pionnier de la lutte... contre Staline, en les renvoyant pour plus de détails à la troisième partie des Thèses de Lyon et, au cas où ils obtiendraient de Moscou la permission de consulter les archives du Komintern, au recours envoyé par la Gauche tout de suite après le IIIème Congrès du Parti. On peut aussi consulter, comme exemple de parfait style stalinien, l'année 1925 de «L'Unità»...

Bordiga: Camarades, dans mon discours, je me suis occupé des aspects généraux de la politique de l'Internationale. Or divers orateurs ne se sont pas référés seulement à mes affirmations générales, mais ont aussi parlé un peu des problèmes italiens, que je n'avais presque pas mentionnés. Je suis obligé de répondre très brièvement à ce qui a été dit.

Avant tout parlons donc de ce fameux système, de cette nouvelle théorie de la gauche italienne. On se plaît à répéter: «Le système de Bordiga, la théorie de Bordiga, la métaphysique de Bordiga», et on prétend que je suis tout seul, que je n'expose ici que mes propres idées et ma seule critique. On veut présenter ma position comme m'étant strictement personnelle. Mais, bien qu'on ait récemment proclamé «officiellement» la défaite de la gauche italienne, dont je dirai encore quelques mots, je dois déclarer une fois de plus que, loin d'amuser le congrès avec les productions spirituelles d'un individu, je représente ici les positions soutenues par un groupe au sein du mouvement communiste d'Italie. On dira peut-être qu'il ne s'agit que d'un groupe insignifiant, d'une petite minorité; mais je ne crois pas que ce soit juste. Un camarade, un ouvrier qui appartient à la gauche et qui vit en Russie, me disait voici quelques jours des choses fort intéressantes, en particulier: «Nous jouons d'une certaine façon un rôle international. Car le peuple italien est un peuple d'émigrants au sens économique et social du mot, et depuis le fascisme il l'est aussi au sens politique». C'est un fait qu'après la marche sur Rome, des milliers de bons camarades se sont dispersés dans le monde entier et ont fait de leur mieux dans les différents partis. Ce camarade a fait une remarque naïve que je trouve très intéressante: «Il en va de nous à peu près comme des Juifs, et si nous avons été battus en Italie, nous pouvons nous consoler en pensant que les Juifs, eux non plus, ne sont pas puissants en Palestine, mais ailleurs...»

Ce ne sont donc pas des idées exclusivement personnelles que je défends ici, mais celles de tout un groupe.

Examinons ce fameux système de la gauche italienne. On prétend que la discussion qui a eu lieu à notre conférence a montré que sur plusieurs questions fondamentales, celle de la nature du parti, du rôle du parti, des rapports entre l'activité du parti et la situation générale, du rapport du parti avec les masses, il existerait des divergences de principe entre nous et l'Internationale, entre nous et le marxisme-léninisme. Je ne peux évidemment revenir maintenant sur les grands problèmes théoriques. Tout le matériel de la conférence italienne est là, et on peut y voir que si nous reconnaissons franchement (et je l'ai expliqué dans mon premier discours) que nous nous écartons systématiquement de la ligne de l'Internationale dans les questions tactiques concernant le développement de la stratégie révolutionnaire quand on passe de la révolution russe à la révolution mondiale, nous soutenons d'un autre côté que, sur toutes les questions générales et de programme, celle de la nature du parti et de son rôle historique ainsi que celle des rapports du parti avec les masses, notre position théorique est absolument correcte d'un point de vue marxiste. Je dirai plus: pour nous, ce sont précisément ceux qui nous critiquent qui sont en train de se fourvoyer. Quand, par exemple, le camarade Ercoli, représentant de la majorité officielle du parti italien, intervient dans la question des cellules d'usines en affirmant que ce sont elles qui incarnent la liaison entre le parti et les masses et qu'elles représentent le terrain d'activité essentiel de notre parti, qu'elles réclament même toutes nos capacités de travail, j'estime qu'il s'agit là d'une très grave déviation. Au cours de la discussion du parti italien, nous nous sommes efforcés de définir bon nombre de déviations du groupe auquel appartient le camarade Ercoli, en procédant à une analyse complète et approfondie. Si tout le travail du parti se résume à établir la jonction avec les masses, et si dès que cette jonction est réalisée, tout le reste va de soi, nous sommes en plein menchévisme. La liaison avec les masses est nécessaire, mais un aspect du problème est précisément que les masses trouvent dans notre parti un centre, autour duquel elles puissent se grouper et qui soit capable de les orienter et de les conduire suivant les buts finaux révolutionnaires. Nous avons l'expérience de partis qui avaient bien les masses derrière eux, mais qui, n'étant pas de véritables partis révolutionnaires, menèrent ces masses à la défaite.

On ne peut nier que dans certaines situations les masses sont poussées à s'orienter vers une politique non communiste. Dans un tel cas le postulat d'Ercoli est totalement opportuniste. Quand, au lieu de tendre à la conquête des masses, on fait de cette conquête l'exigence primordiale, c'est du pur menchévisme qu'on nous propose. Il ne suffit pas d'examiner si les cellules nous permettent d'avoir avec les masses une liaison importante - ce qui resterait encore à voir - mais si cette liaison a un caractère révolutionnaire. Car si n'importe quelle liaison organique avec les masses passe, en tant que telle, pour révolutionnaire, cela prouve que nous avons raison d'affirmer qu'en fondant l'organisation sur les cellules d'entreprise, on aboutit à l'ouvriérisme et au labourisme.

Etablir une correspondance automatique entre la base sociale au sens étroit de ce terme et la nature politique d'un parti reviendrait à soutenir que n'importe quel parti qui organise la classe ouvrière est nécessairement, par là-même, un parti révolutionnaire. Mais c'est là du menchévisme. Aussi j'affirme, sans entrer plus avant dans cette question, que ce n'est pas nous qui avons abandonné la voie tracée par la théorie de Marx et de Lénine.

Le camarade Boukharine a critiqué mon discours d'une manière très amicale et cordiale. Il est inutile de dire ici quel bon polémiste est le camarade Boukharine, mais il a procédé cette fois comme à son habitude... Il présente mes positions à sa façon, et à la lumière de la légende depuis longtemps accréditée sur les théories de Bordiga.

Je ne prétends pas être beau, mais l'image que donne de moi Boukharine est affreuse. Il m'impute certaines formulations, puis il s'attaque à ces formulations et les réduit en poussière. Il nous a dit dans son discours que le régime intérieur de l'Internationale Communiste doit être changé. En même temps, sa pratique personnelle de la polémique nous incite à nous montrer très pessimistes quant à ce projet d'amendement du régime intérieur. Le camarade Boukharine fait en effet ici l'agitateur. Ainsi, on ne fait pas seulement de l'agitation parmi les ouvriers, dans le parti, mais même au sein du plénum de l'Exécutif élargi. Permettez-moi de remarquer qu'il est peut-être plus facile d'en faire parmi vous que chez les ouvriers.

Le camarade Boukharine simplifie les idées. C'est chose très méritoire que de savoir simplifier et condenser en peu de mots des positions; mais la difficulté consiste à les simplifier sans tomber dans l'agitation; en participant au contraire au travail vraiment sérieux, au travail commun auquel nous voulons contribuer dans la mesure de nos forces.

Simplifier sans démagogie agitationniste, en cela réside le gros problème révolutionnaire. Ces maîtres en simplification sont très rares. Et le camarade Boukharine possède sans nul doute des qualités exceptionnelles, qu'il devrait employer dans ce sens au sein de l'Internationale. Mais je crois que depuis les discours de divers grands chefs de la révolution russe, nous n'avons pas entendu assez souvent des exposés qui s'élèvent à la hauteur de cette exigence: simplifier sans démagogie.

Je veux à présent dire quelques mots de certaines objections du camarade Boukharine. Il a développé l'argument suivant: les contradictions de Bordiga naissent de l'idée que la révolution n'est pas un problème de formes d'organisation; ce qui ne l'a pas empêché ensuite de traiter le problème de la bolchévisation d'un point de vue purement et exclusivement organisatif, en proposant pour résoudre le problème dans son ensemble une modification uniquement organisationnelle: le renversement de la fameuse pyramide. Rien de tout cela n'est vrai. D'abord, j'ai examiné la bolchévisation à différents points de vue: je l'ai critiquée sur les plans théorique, historique et tactique. Il est donc clair que je ne considère pas uniquement l'œuvre de bolchévisation comme un problème d'organisation, mais comme un problème politique mettant en jeu l'activité et la tactique de l'Internationale. De plus vous devez reconnaître que toute notre opposition concernait des problèmes tactiques, et que c'est surtout pour ces problèmes que nous avançons depuis longtemps des solutions différentes de celles qui ont été adoptées dans les congrès internationaux. Evidemment, la solution du problème ne se réduit pas à une simple modification organisative. C'est pourquoi nous attendons qu'on prouve par l'action et par la tactique que nous avons réellement une direction saine et révolutionnaire.

Autre argument du camarade Boukharine: Bordiga s'oppose au transfert mécanique de l'expérience russe dans d'autres pays; mais, oubliant le caractère spécifique de la situation dans les pays d'Europe occidentale, il commet l'erreur d'opérer lui-même ce transfert mécanique. C'est dénaturer ma position. En effet, j'ai dit: d'une façon générale toute l'expérience russe nous est utile. Nous ne devons jamais l'oublier, mais elle ne nous suffit pas. Je ne refuse donc pas d'utiliser l'expérience russe, mais je soutiens que l'expérience du parti russe ne peut contenir la solution complète des problèmes de la tactique révolutionnaire. Quel serait le caractère particulier de la stratégie révolutionnaire en Occident que j'aurais omis? Le camarade Boukharine a dit que je n'ai pas mentionné dans mon exposé l'existence des grands partis et syndicats sociaux-démocrates. Mais c'est précisément la différence que j'ai développée. Pour montrer en quoi les rapports avec l'appareil d'Etat sont différents dans la révolution russe et à l'Ouest, j'ai dit que dans les pays occidentaux existe depuis longtemps un appareil d'Etat bourgeois-démocratique très stable, qui joue un rôle inconnu dans l'histoire du mouvement russe. Ce rôle peut éventuellement mener à la mobilisation du prolétariat par la bourgeoisie dans un sens opportuniste, et cela précisément au moyen des syndicats et du parti social-démocrate.

Mon analyse repose justement sur cet état de chose caractéristique de la situation en Occident. Les possibilités de mobilisation idéologique de la classe ouvrière sont beaucoup plus vastes dans des pays ayant des traditions libérales qu'elles ne l'étaient en Russie, et c'est pourquoi les organisations social-démocrates connaissent à l'Ouest un important développement. Le camarade Boukharine ne peut donc pas dire que je me contredis, que je me rends coupable de transpositions mécaniques. Certes, je ne suis pas d'accord avec lui quand il dit que l'expérience russe nous impose précisément d'appliquer à l'Ouest sur une vaste échelle la tactique du front unique. Je crois que les camarades russes commettent là une erreur. Certaines manœuvres qui pouvaient réussir avec les partis menchévik ou socialiste-révolutionnaire, moins solidement liés à l'appareil d'Etat, certaines solutions tactiques ne peuvent être transférées sans danger aux pays occidentaux. Si nous essayons de le faire, nous nous heurterons à une mobilisation éventuelle du prolétariat par la bourgeoisie, et nous éprouverons de graves déceptions.

Je ne veux pas poursuivre maintenant cette analyse, que j'ai d'ailleurs déjà faite dans ma première intervention. Je souligne simplement que les contradictions dont parlait le camarade Boukharine n'existent pas.

Pour pouvoir résoudre les problèmes tactiques, nous avons besoin d'autre chose que de la seule bolchévisation, que du postulat suivant lequel il n'y a qu'à se reporter à l'histoire du parti bolchévik pour trouver les solutions. Nous avons besoin d'une plus ample expérience, et cette expérience, l'Internationale doit la puiser dans le mouvement international.

Encore une objection. D'après le camarade Boukharine, j'aurais dit, en parlant de la différence de la question des cellules en Russie et en Occident, que le problème de l'Etat, c'est-à-dire le problème politique central, qui s'est trouvé posé en Russie par l'histoire, ne le serait pas en Occident. Le camarade Boukharine prétend pour cette raison que j'ai une perspective pessimiste, social-démocrate. Mais ce que j'ai dit, c'est que, si nous limitons leur activité au cadre de la cellule d'entreprise, les travailleurs communistes risquent d'oublier le problème central de la conquête du pouvoir. Je pense que ce problème sera posé par l'histoire en Occident aussi, mais que notre rôle à nous, parti communiste, consiste précisément à donner au prolétariat les moyens de le régler d'une façon unitaire. Le parti doit éviter de se livrer à des manœuvres qui sauveraient la bourgeoisie. Il doit éviter de tomber dans le labourisme, qui a déjà souvent aidé la bourgeoisie à rester au pouvoir. Le problème s'est déjà posé, mais nous n'avons pas su exploiter l'occasion; il ne suffit donc pas que l'histoire le pose. Donc cette objection aussi est injustifiée.

Je passe à la question italienne. Le camarade Ercoli a affirmé que ma critique de la tactique envers les antifascistes et de la proposition d'un anti-parlement est erronée, parce que je ne tiens pas compte de l'analyse de la situation, alors que la direction du parti italien s'appuie heureusement sur une analyse exacte de la nouvelle situation. Mais je soutiens que cette analyse est fausse. Nous avons entre les mains un document qui a provoqué beaucoup de discussions durant la préparation de la conférence. C'est le rapport du camarade Gramsci à la direction, rédigé en septembre 1924 (Matteotti a été assassiné en juin), Ce rapport contient une vision totalement fausse; à l'en croire, le fascisme était déjà battu par l'opposition bourgeoise, et la monarchie elle-même allait pratiquement le liquider par la voie parlementaire.

Ercoli: Nous avons simplement prévu le compromis entre le fascisme et l'Aventin, qui a effectivement eu lieu.

Bordiga: Vous avez prévu l'élimination de Mussolini. Le rapport de forces entre le fascisme et l'opposition a été apprécié d'une façon complètement fausse, et par conséquent toute l'analyse de la situation était erronée. Nous avions donc affaire à une erreur de perspective et à une fausse manœuvre du parti. On a utilisé la formule: la situation est à la démocratie. Cette prétendue analyse de la situation est vraiment surprenante: quand la situation est réactionnaire, le parti communiste ne peut rien faire; et si la situation est démocratique, c'est aux partis petits-bourgeois d'agir. Cela revient à supprimer notre parti communiste.

Un autre argument d'Ercoli est: cette manœuvre était bonne, puisqu'elle a produit des résultats. D'abord, la critique que les camarades de la gauche ont faite de la tactique de l'anti-parlement a été dans une certaine mesure reconnue juste par les camarades du centre eux-mêmes. Il est dit par exemple que la décision de retourner au parlement aurait dû être prise beaucoup plus tôt et pas seulement après les vacances parlementaires. Nous disons plus: dès le premier moment, il ne fallait pas suivre l'opposition bourgeoise, il ne fallait pas participer à ses séances ni quitter la chambre avec elle.

Les camarades du centre disent: nous avons bien fait, puisque nous avons remporté des succès, que l'influence du parti a augmenté.

Mais la situation est celle-ci: un effondrement complet de l'opposition antifasciste bourgeoise et semi-bourgeoise. Dans une telle situation, le parti communiste aurait dû acquérir une influence décisive, surtout au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie; il aurait dû se montrer capable, par sa ligne tactique, de tenir le rôle de troisième facteur, indépendant de la lutte des politiciens. Mais le cours des événements n'a pas été utilisé en ce sens. Le succès dont parle Ercoli a consisté dans un accroissement du nombre des adhérents. Mais le problème ne doit pas être confondu avec celui du nombre des adhérents. Actuellement, celui-ci décroît. Cependant notre direction prétend qu'il s'agit d'une diminution numérique accompagnée d'une augmentation de notre influence. Je parlais, moi, du rôle du parti en tant que facteur politique de la situation. Je voudrais bien être optimiste, mais tout prouve que nous n'avons rien gagné, ni exploité une situation très favorable.

J'en arrive à la dernière question dont je voulais parler, c'est-à-dire à la situation intérieure du parti. On nous a accusés d'être une organisation fractionnelle, et on a fondé sur cette accusation toute la préparation de la conférence. J'affirme que la fraction de gauche a fait dès le début de la conférence italienne une déclaration contestant la validité de la conférence et demandant une décision de l'Internationale. Je ne veux pas évoquer ici certaines polémiques; mais je demande que les organes de l'Internationale vérifient certaines questions, telles par exemple les accusations incroyables portées par le camarade Ercoli à cette tribune contre les camarades de la gauche. Nous n'avons jamais incité des permanents du parti à quitter le parti et à travailler pour le Comité d'Entente. Nous ne l'avons jamais fait, car ç'aurait été une grosse faute. Le document sur lequel repose cette accusation n'a encore jamais été produit. Il y a juste une lettre du camarade censé avoir reçu cette suggestion, et on prétend qu'il y a aussi la lettre où elle lui est faite. Mais cette lettre, on ne l'a jamais vue. Maintenant on affirme qu'elle existe; mais s'agissant d'une accusation aussi grave, nous avons le droit d'exiger qu'on l'appuie sur des preuves; alors nous pourrons prouver que toute cette histoire est fausse. Laissons cela. On a parlé de l'activité de la gauche. On a dit par exemple que nous avons été battus dans les fédérations les plus fortes, et que le parti s'est affaibli dans celles où nous avions de l'influence. Mais c'est le contraire qui est vrai. Les fédérations dont parle Ercoli, Milan, Turin et Naples sont précisément celles où la fraction de gauche est la plus forte.

En ce qui concerne la façon dont la conférence a été préparée, il faut dire qu'on a inventé un système de consultation du parti tel que moi, Bordiga, j'ai en tant que membre d'une section du parti, voté pour les thèses de la direction! Comment on y est arrivé, nous le verrons une autre fois. Mais cela donne une idée de la valeur des votes exprimés à la conférence.

Cependant cela nous importe peu. Je veux seulement dire aux camarades que dans notre polémique à la conférence nous avons critiqué l'ordinovisme des positions idéologiques et politiques de la direction de notre parti. Pour finir, considérant le fait qu'on nous forçait à participer à la direction, nous avons fait une déclaration sans équivoque.

Je termine, camarades. En ce qui touche au régime interne et au renversement de la pyramide, je ne peux répondre ici à ce qu'a dit le camarade Boukharine sur cette question et celle des fractions. Mais je demande ceci: y aura-t-il à l'avenir un changement dans nos rapports intérieurs? Cette séance plénière montre-t-elle que l'on prendra une nouvelle voie? Au moment même où on affirme ici que le régime de la terreur intérieure doit cesser, les déclarations des délégués français et italiens suscitent en nous quelques doutes, bien que les thèses parlent de donner au parti une vie nouvelle. Nous attendons de vous voir à l'œuvre.

Je crois, pour ma part, que la chasse au prétendu fractionnisme va continuer et donnera les résultats qu'elle a donnés jusqu'ici. On peut le voir également dans la manière dont on s'efforce de régler la question allemande et diverses autres questions. Je dois dire que cette méthode de l'humiliation personnelle est une méthode déplorable, même quand elle est utilisée contre des éléments politiques qui méritent d'être durement combattus. Je ne crois pas que ce soit un système révolutionnaire. Je pense que la majorité qui prouve aujourd'hui son orthodoxie en s'amusant aux dépens des pécheurs persécutés est très probablement composée d'anciens opposants humiliés. Nous savons que ces méthodes ont été appliquées, et peut-être le seront encore, à des camarades qui non seulement ont une tradition révolutionnaire, mais restent des éléments précieux pour nos luttes futures. Cette manie d'autodestruction doit cesser si nous voulons vraiment poser notre candidature à la direction de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

Le spectacle de cette séance plénière m'ouvre de sombres perspectives pour ce qui est des changements à venir dans l'Internationale. Je voterai donc contre le projet de résolution qui a été présenté.

Seizième séance (8 mars 1926)
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La brève déclaration faite au nom de la Gauche à la seizième séance (8 mars 1926) suit immédiatement le discours final de Zinoviev sur la tactique de l'Internationale.

Zinoviev avait réaffirmé la justesse de la ligne du front unique dans la version déjà illustrée, la justesse de la bolchévisation, de la lutte contre les déviations parallèles de droite et de gauche. Il avait renouvelé aussi l'engagement d'instaurer une démocratie interne croissante au sein de l'Internationale. Quant aux «erreurs de Bordiga», présentées comme à l'accoutumée sous un jour arbitraire (mythe du «parti pur», prétendue «sous-estimation» du problème paysan, «anticentralisme» implicite dans la théorie du «renversement de la pyramide», origines extra-marxistes de l' «abstentionnisme», etc.), l'argument principal de Zinoviev avait été, d'une part, l'isolement dans lequel Bordiga avait fini par se retrouver par rapport à l'ensemble de l'assemblée mondiale et, d'autre part, le démenti apporté à ses positions erronées par le développement impétueux et le renforcement croissant des partis communistes dans tous les pays. Il ne faudra pas attendre six mois pour que l'Opposition russe s'insurge contre les graves déviations qui s'étaient produites au sein de ce qu'on présentait alors comme un bloc unique en progrès constant, les déviations même que son contradicteur de mars avait dénoncées. En décembre elle se retrouvera au VIIème Exécutif élargi aussi seule que la Gauche italienne. Les vengeances de l'histoire sont implacables...

Dans sa déclaration, Bordiga répète qu'ayant tiré des travaux de l'Exécutif élargi l'amère confirmation qu'aucun «cours nouveau» n'était en vue, il votera contre la résolution sur «les questions courantes du mouvement communiste international» (il sera le seul à le faire), tout en appelant ce «cours nouveau» de ses vœux.

Il est à peine utile d'ajouter que la demande de publication par l'Internationale de la partie générale des Thèses de Lyon avant le VIème Congrès (qui ne se réunira que deux ans plus tard, après la victoire du stalinisme et la liquidation de toute opposition interne et internationale) ne fut jamais satisfaite. Quant aux thèses sur la tactique de l'Internationale présentées par la Gauche au Vème Congrès mondial (1924) et publiées dans les éditions allemande et française du Bulletin publié à Moscou pendant le Congrès (67), elles ne diffèrent pas pour l'essentiel des thèses rédigées pour le IVème Congrès (décembre 1922), que nous avons déjà publiées (68).

Bordiga: Pour les raisons que j'ai exposées dans mes deux discours, je vote contre la résolution proposée.

Elle mentionne la nécessité d'un changement du régime intérieur de l'Internationale, mais vu que les travaux mêmes du plénum ne manifestent pas l'emploi d'une nouvelle méthode et n'inaugurent pas une nouvelle voie dans la vie du Komintern, je dois également maintenir mon opposition sur ce point. Cependant, j'exprime en même temps le vœu de voir les faits apporter la preuve d'une sérieuse amélioration.

Je ne présente ici ni des thèses, ni une résolution, mais me réfère aux thèses présentées au Vème Congrès, ainsi qu'à celles proposées par la gauche du Parti communiste d'Italie au dernier congrès du parti.

Je demande à l'Exécutif de publier la partie générale de ces thèses avant le VIème Congrès.

Dix-neuvième séance (14 mars 1926)
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La déclaration qui suit, faite au cours de la dix-neuvième séance (14 mars 1926), tend à préciser le véritable sens de ce que Bordiga avait soutenu lors d'une réunion de la «commission allemande» et que, dans son discours du même jour, Boukharine avait réexposé «à sa façon», c'est-à-dire dans le style démagogique et agitateur déjà dénoncé comme un symptôme caractéristique de la détérioration du régime intérieur de l'Internationale. Elle se passe donc de commentaires.

Bordiga - Comme le camarade Boukharine a eu l'amabilité d'exposer une nouvelle fois ici la critique que j'ai développée en commission, je me vois forcé de préciser encore une fois les deux points que j'ai déjà expliqués à la commission. J'ai protesté contre la méthode de lutte utilisée dans la résolution, la méthode qui consiste à extraire de leur contexte certaines citations des camarades, pour prouver ainsi qu'ils sont déviationnistes. Je crois que cette façon de se battre ne contribue pas à clarifier les idées des masses.

En outre, je me suis élevé en commission contre la pratique excessive de la terreur idéologique, c'est-à-dire contre le fait qu'on se présente en toute occasion devant les simples membres du parti et qu'on leur déclare, avant de leur donner des éclaircissements politiques, que s'ils s'opposent au contenu politique des rapports du Comité central ou de l'Exécutif, ils sont des ennemis de l'Exécutif, des adversaires du communisme, etc. Il ne suffit pas d'affirmer qu'on fait une distinction entre les dirigeants de la gauche et les ouvriers de la gauche; il faut en finir avec cette méthode de terreur idéologique et se décider à expliquer réellement aux ouvriers le contenu politique des questions. Je n'ai pas réclamé qu'on se livre à une étude approfondie des oeuvres des camarades de la gauche, mais je voudrais mettre en garde l'Exécutif et les camarades présents contre le danger qu'il y a à négliger la liaison avec les masses. Il est vrai qu'on me reproche d'avoir moi-même négligé ou ignoré cette liaison avec les masses, mais je tiens néanmoins à rappeler aux camarades qu'ils doivent faire attention à ne pas la rompre eux-mêmes.

Vingtième séance (15 mars 1926)
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Prenant pour la dernière fois la parole lors de la vingtième séance plénière (15 mars 1926) après un discours de Togliatti visant à démontrer que la «lutte contre le révisionnisme» était menée de façon équitable aussi bien à l'égard de la droite que de la gauche (ou de l'ultra-gauche), Bordiga réaffirme avec vigueur la nécessité d'endiguer le réel danger opportuniste dont les travaux de l'Exécutif élargi apportaient une confirmation dramatique dans tous leurs développements. Il répète que «cette réaction saine, utile et nécessaire ne peut ni ne doit prendre la forme d'une manœuvre ou d'une intrigue» comme ce serait inévitablement le cas si elle se solidarisait avec des hommes et des groupes (les différentes «oppositions» allemandes en premier lieu) qui, alors qu' «ils ne trouvent rien à redire à la ligne politique générale [de la direction de l'I.C.] passent parfois à l'opposition parce qu'en tant que groupes, dirigeants ou ex-dirigeants, ils ne sont pas contents des résolutions qui concernent leur parti et leur pays». Il renouvelle aux avant-gardes ouvrières saines du monde entier l'invitation à prendre clairement position sur la tactique de leur propre parti et surtout sur les graves problèmes de la politique du parti russe, clé de voûte du problème de la révolution mondiale. Il annonce en conséquence qu'il votera aussi contre la résolution sur la question allemande (et française).

Bordiga: La discussion sur le rapport de la commission allemande en est arrivée à un point tel que je me vois forcé de faire une seconde déclaration, et même une déclaration très nette, d'autant que le camarade Ercoli a dit que le ton de Bordiga devenait de moins en moins agressif.

Je déclare avant tout qu'à mon avis, un danger droitier existe effectivement. Le camarade Ercoli prétend qu'au cours des discussions politiques, on a effectué une analyse exacte, et établi que le risque droitier réside en France. Je me demande s'il est possible de considérer comme une application sérieuse de la méthode marxiste une analyse qui croit pouvoir nous indiquer jusqu'à l'adresse de ce danger droitier, et suivant laquelle il aurait élu domicile au numéro 96 du quai de Jemmapes ou au 123 de la rue Montmartre, c'est-à-dire à la «Révolution prolétarienne» ou au «Bulletin communiste». Peut-être nous sera-t-il aussi précisé que le danger droitier reçoit le soir de 6 à 8? Cette analyse doit être entreprise de façon toute différente. Le danger droitier existe; il n'apparaît pas seulement dans les résolutions écrites, mais avant tout dans les faits et dans le comportement politique du Komintern, ainsi que je l'ai expliqué dans mon intervention au débat de politique générale.

Ce danger droitier existe également dans les résolutions adoptées ici tant sur les questions de politique générale, que sur les problèmes des divers partis, la question du parti allemand ou du parti français. Il se manifeste aussi dans le refus de soumettre les problèmes russes à ce forum de l'Exécutif élargi. J'ai déjà souligné dans mon discours qu'en leur état actuel, les sections de l'Internationale Communiste ne sont pas en mesure de s'occuper de la question russe, et j'ai dit que cela confirme ma critique. Il est absolument indispensable que l'Internationale s'occupe du problème crucial que constituent les rapports de la lutte révolutionnaire du prolétariat mondial avec la politique de l'Etat prolétarien et du parti communiste en Russie; il est indispensable que l'Internationale acquière la capacité de résoudre ces problèmes.

Il est souhaitable qu'une résistance de gauche se manifeste contre ce danger droitier; je ne dis pas une fraction, mais une résistance des gauches à l'échelle internationale. Toutefois, je dois déclarer franchement que cette réaction saine, utile et nécessaire, ne peut ni ne doit prendre la forme d'une manœuvre ou d'une intrigue. Je suis d'accord avec le camarade Ercoli quand il trouve absurde que des camarades qui ont pleinement approuvé le rapport et les thèses du débat politique, s'opposent maintenant à la dernière minute, non pas à la déviation droitière internationale, mais à la résolution sur la question allemande. Ces camarades, qui ne trouvent rien à redire à la ligne politique générale, passent parfois à l'opposition parce qu'en tant que groupes, dirigeants ou ex-dirigeants, ils ne sont pas contents des résolutions qui concernent leur parti et leur pays. C'est pourquoi je ne peux me déclarer solidaire d'eux, de l'opposition dite ultra-gauche. Je ne dis pas cela pour m'attirer la sympathie de la majorité, que je rends précisément responsable des procédés des opposants d'aujourd'hui, d'autant plus qu'ils ont été soutenus naguère par cette même majorité, qui les considérait comme les meilleurs des dirigeants.

J'arrive à la conclusion: en ce qui concerne plus spécialement la question allemande, je pense qu'il faut dire aux bons ouvriers révolutionnaires allemands de la gauche qu'ils doivent se garder de deux fausses orientations - celle du défaitisme et de la méfiance envers l'Internationale et la révolution russe, qui se cachent sous des approbations unanimes, aussi bien que celle de l'optimisme aveugle qui prétend éviter toute discussion et tout conflit, qui ne veut pas réellement tirer parti de l'expérience de l'avant-garde communiste du prolétariat et ne réclame pas sa collaboration, mais un respect dévot pour des positions dogmatiques. J'ai expliqué en quoi cette dernière attitude est aussi néfaste que la première pour les rapports entre le prolétariat mondial et la révolution russe. Le parti russe et la Russie soviétique possèdent la plus grande expérience révolutionnaire, eux seuls ont remporté la victoire, mais les ouvriers révolutionnaires d'Allemagne ont aussi leur expérience. Ils doivent aussi s'appuyer sur les leçons tirées de leurs luttes et de leurs défaites. Leur tradition et leur instinct de classe méritent d'être consultés au sujet des menaces droitières qui, justement, les ont frappés durement au cours des dernières luttes. Cette avant-garde ouvrière doit prendre clairement position, tant sur la tactique du parti telle qu'elle se manifeste aujourd'hui, avec ses manœuvres très douteuses envers la social-démocratie et la fameuse campagne en faveur de la volonté populaire, que sur la ligne générale du Komintern et sur les problèmes de la politique du parti russe, qui sont au centre de la politique révolutionnaire internationale. Puisque la révolution russe est la première grande étape de la révolution mondiale, elle est aussi notre révolution, ses problèmes sont nos problèmes, chaque membre de l'Internationale révolutionnaire a non seulement le droit mais le devoir de collaborer à leur solution.

Motion présentée à la vingtième séance
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La motion suivante lut présentée à la vingtième séance après un discours au cours duquel Boukharine invitait Bordiga à faire des propositions concrètes en vue d'une discussion internationale sur la question russe. Renvoyée au Plénum, la motion resta lettre morte, alors que l'Exécutif élargi s'achevait au milieu de coups de clairon que l'on ne peut entendre aujourd'hui sans amertume, et sur le cri de Zinoviev: «Le Komintern viendra à bout de tous les obstacles!». En fait, il était à la veille d'être liquidé.

Bordiga: Je voudrais formuler par écrit ma position en ce qui concerne la discussion sur les problèmes russes. J'ai le droit de constater que le Plénum n'a pas discuté les questions russes, qu'il n'a ni la possibilité ni la préparation requise pour le faire, et cela me donne le droit d'en conclure que nous avons là un des résultats de la politique générale erronée de l'Internationale et des déviations de droite de cette politique. C'est la même constatation que j'ai faite dans mon premier discours durant la discussion générale.

Concrètement, je propose que le Congrès mondial soit convoqué l'été prochain, avec à l'ordre du jour précisément la question des rapports entre la lutte révolutionnaire du prolétariat mondial et la politique de l'Etat russe et du parti communiste d'Union Soviétique, étant bien établi que la discussion de ces problèmes doit être préparée correctement dans toutes les sections de l'Internationale.

(On décide à l'unanimité de transmettre cette proposition au Présidium.)

[troisième partie]

Notes:
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  1. Le texte que nous publions est traduit du compte rendu sténographique allemand: «Protokoll der Erweiterten Executive der Kommunistischen Internationale», Moskau, 17. Februar bis 15. März 1926, Hamburg, 1926 (les intertitres sont de la rédaction). [back]
  2. Voir dans Programme Communiste nr. 68: La crise de 1926 dans le P.C. russe et l'Internationale [première partie]: Introduction; Lettre d'A. Bordiga à K. Korsch (octobre 1926); La Gauche communiste d'Italie face au débat dans le parti russe. [back]
  3. Ce sont là des «questions essentiellement russes», avait «expliqué» Staline à Bordiga, et même l'opposition russe était d'accord pour ne pas en faire l'objet d'un débat dans les partis occidentaux, ceux-ci n'étant pas préparés à en discuter. «Je ne crois pas que ces arguments aient une valeur décisive», avait répondu Bordiga. «Tout d'abord, si l'on ne voulait pas discuter des questions russes à cet Exécutif élargi, c'est l'Exécutif élargi lui-même qui devait le décider. Deuxièmement, les problèmes abordés dans la discussion du Parti russe ne peuvent pas être considérés comme exclusivement russes. Ils intéressent les prolétaires de tous les pays. Enfin, le fait que l'opposition ait accepté n'a aucune valeur» (Procès-verbal de la réunion du 22 février 1926 de la délégation italienne au Comité exécutif élargi de l'Internationale communiste avec Staline, Annales Feltrinelli 1966, p. 270. Traduction partielle dans «Programme Communiste» nr. 55, pp. 78-79). Voilà encore une «pyramide» à renverser: l'Etat au-dessus du parti, et le parti, tenu en bride par l'Etat, au-dessus de l'Internationale, alors que ce doit être exactement l'inverse! [back]
  4. G. Berti, «Annali Feltrinelli »1966, p. 259. Berti écrit plus précisément: «Le 21 février […], Bordiga pose le problème: où va la Russie, quels sont les caractères du développement de son économie? Il y a deux possibilités, dit-il, ou bien la Russie avance vers!e socialisme ou bien elle s'arrête dans ce processus, et il observa que dans le projet de thèses de Zinoviev les perspectives de développement du socialisme en Russie n'étaient pas bien précisées et étaient même presque entièrement passées sous silence. [Ici l'auteur de l'article est frappé d'amnésie: dans les Thèses, ces perspectives étaient entièrement passées sous silence; la phrase attribuée à Bordiga n'est donc certainement pas exacte! NdR.] Il déclara alors qu'il n'avait pas de raison d'assister à la réunion et de participer à la discussion, et qu'il avait l'intention de partir. Après quoi il se leva et partit.». En dépit de ses inexactitudes, ce récit met bien en lumière l'importance que la Gauche attribuait à la «question russe», en soi et pour ses conséquences dans l'Internationale: ou bien on tirait la question au clair, ou bien cela n'avait aucun sens de discuter de la tactique de l'Internationale; c'était comme si on discutait d'un fantôme. [back]
  5. Voir sur ce point les chapitres VIII et IX de notre «Storia della Sinistra Comunista» («Histoire de la Gauche communiste») vol. II, 1919-1920, publiés en français dans «Programme Communiste», nr. 58, 59, 60. [back]
  6. Cf. le discours de Bordiga sur les «Conditions d'admission à l'Internationale Communiste», Programme Communiste, nr. 59. [back]
  7. Cf. surtout les articles de fin 1921-début 1922 sur «La tactique de l'Internationale communiste», «Programme Communiste», nr. 51-52. [back]
  8. Nous saisissons l'occasion pour rappeler que contrairement à ce qu'affirme l'«historiographie» routinière, c'était là le seul point sur lequel notre courant était en désaccord avec l'orientation donnée par le IIIème Congrès aux questions générales, y compris les questions tactiques (cf. nos «Thèses de Lyon», IIème partie, point 6 et IIIème partie, point 4, «Défense de la continuité du programme communiste», pp. 123-124 et 137). [back]
  9. Cf. «A propos du cinquantenaire des scissions de Tours et de Livourne», Programme Communiste, nr. 55. [back]
  10. On oublie trop souvent la lettre anxieuse de Lénine à Zinoviev en date du 13 août 1921 sur la nécessité de constituer un «bureau chargé de rassembler et de sélectionner des renseignements corrects sur le mouvement ouvrier international» (y compris, et même en premier lieu, les «nuances et problèmes litigieux au sein du communisme»); en effet, «sans lui nous n'avons ni yeux, ni oreilles, ni bras pour nous permettre de participer au mouvement ouvrier international, et nous nous y insérons à l'aveuglette du fait que nous dépendons (sous l'angle de l'information) de ce qu'un tel est plus près, qu'un tel est à portée de main, de ce qu'un tel a lu par hasard, est entré par hasard, a raconté par hasard, etc.» (Lénine, «Oeuvres», vol. 42, pp. 346-349). [back]
  11. Sur ce point, et sur le caractère acceptable de la formule dans certains cas, et dans des buts bien précis, cf. dans «Programme Communiste» nr. 67 le. «Projet de programme d'action du P.C. d'Italie» (1922) ainsi que notre introduction à ce texte (A propos des déformations du l'historiographie «de gauche»). Quant à notre façon de concevoir le front unique en particulier, cf. le projet de thèses sur La tactique de l'Internationale Communiste présenté au IVème Congrès («Défense de la continuité», op. cit., pp. 59-80) et, pour le «gouvernement ouvrier», le même projet de thèses et le discours de Bordiga au Vème Congrès de l'I.C., «Programme Communiste», nr. 53-54. [back]
  12. Cette question avait déjà été soulevée au Vème Congrès, où Bordiga avait également pris la parole pour exprimer son désaccord à propos d'un projet de fusion basé, comme d'habitude, sur les «tendances à l'unité» manifestées par la classe ouvrière en général et par les «gauches syndicales» social-démocrates en particulier, projet qu'il avait qualifié d'«extrême droite» (29, séance, 7 juillet 1924). Au VIème Exécutif élargi, la question étant devenue tout à fait d'actualité, Bordiga intervint de nouveau (24ème séance, 4 mars, cf. «Protokoll», pp. 407-412) pour redire que son opposition à l'unité syndicale internationale - qui voulait dire unité avec une dépendance de la Société des Nations, elle-même sous contrôle américain par-dessus le marché - n'était pas en contradiction avec la thèse constamment soutenue par la Gauche à propos de la lutte en faveur de l'unité des syndicats, même réformistes, sur le plan national. Nous ne reproduisons pas ici ce discours parce qu'il traite longuement de questions d'orientation syndicale en Italie en polémiquant avec la direction centriste représentée par Togliatti (Ercoli), mais nous y renvoyons ceux qui voudraient voir un exemple du prétendu «sectarisme» de la Gauche ou de son «indifférence» pour les questions concrètes d'action pratique. [back]
  13. Dans l'ensemble, la manière dont Trotsky posait le problème du «cours nouveau» en 1923-1924 convergeait en substance sur ce point avec celle de la Gauche italienne: il ne s'agissait pas de «défendre les droits violés d'une minorité» mais de sauvegarder une juste ligne du parti et un fonctionnement interne non vicié par des pressions - et des préoccupations - étrangères. Cf. encore les «Thèses de Lyon», III, 11. [back]
  14. Bulletin du Vème Congrès de l'I.C., nr. 20, 8 juillet 1924. [back]
  15. «Défense de la continuité.... »op. cit., pp. 59 s. [back]

    [troisième partie]

Source: «Programme Communiste»numéro 69-70 Mai 1976

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