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STRATÉGIE ET TACTIQUE RÉVOLUTIONNAIRES DANS LES POLÉMIQUES LÉNINE - ROSA LUXEMBURG (II)
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Content:

Stratégie et tactique révolutionnaires dans les polémiques Lénine - Rosa Luxemburg (II)
II Guerres impérialistes et guerres nationales
1 La manière marxiste correcte de poser le problème (L'attitude du P.O.S.D.R. à l'égard de la guerre).
2. La social-démocratie allemande, l'Internationale socialiste, les guerres nationales et le mot d'ordre de «défense de la patrie» (1889-1914).
3. La dialectique du facteur national à l'époque de l'impérialisme selon Rosa Luxemburg, et la réponse de Lénine.
Notes
Source


Stratégie et tactique révolutionnaires dans les polémiques Lénine - Rosa Luxemburg (II)

II Guerres impérialistes et guerres nationales
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La position erronée de Rosa Luxemburg sur la question du «droit des nations à disposer d'elles-mêmes», que nous avons illustrée dans notre précédent article (1), devait pour des raisons similaires la mener à une erreur d'appréciation sur la possibilité historique des guerres de libération nationale à l'époque de l'impérialisme. Là encore, son souci constant, et plus que légitime, de se démarquer à gauche de l'opportunisme social-démocrate, joint dans ce cas à l'incapacité de se dépêtrer du réseau idéologique de l'hypocrite centrisme kautskien, ne lui permit que d'entrevoir la solution marxiste correcte.

Pour mettre clairement en évidence l'enjeu et les termes du débat et de la nouvelle réponse polémique de Lénine, il faut rappeler les thèses classiques du marxisme sur ce point, telles qu'elles furent restaurées par Lénine dans sa brochure de 1915 «Le socialisme et la guerre», tout en essayant de démêler l'écheveau embrouillé des diverses tendances de la social-démocratie allemande; ce n'est qu'ainsi qu'on peut mettre en lumière à la fois le côté fort et les graves limites de l'analyse et de la tactique de la gauche «luxemburgienne» vis-à-vis et de la guerre en général, et des guerres nationales en particulier.

1 La manière marxiste correcte de poser le problème (L'attitude du P.O.S.D.R. à l'égard de la guerre)
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C'est le 4 août 1914 que se décomposa définitivement la IIème Internationale. L'acceptation officielle de l'union sacrée par la plupart des sections nationales, la suspension de la lutte de classes pendant la durée de la guerre, le vote des budgets militaires, la presse des partis mise au service de la propagande chauvine, liquidaient en une seule journée (une «journée» qui, comme nous le verrons, mûrissait depuis un certain temps, en Allemagne comme partout) des années de propagande anti-militariste et les résolutions les plus fermes des congrès nationaux et internationaux. Les chefs des organisations syndicales de masse, les Legien, les Jouhaux, les fractions parlementaires des différents partis socialistes, offraient le visage du plus honteux reniement que le mouvement ouvrier international ait connu: Sembat et Guesde entraient au gouvernement français, Vandervelde, secrétaire permanent du Bureau Socialiste International, devenait ministre du roi des Belges, tandis que la fraction parlementaire allemande votait comme un seul homme les crédits de guerre et manifestait ainsi sa totale allégeance à sa bourgeoisie. Dans un discours resté tristement célèbre, Jouhaux pouvait déclarer lors des obsèques de Jaurès le 4 août:
«
Cette guerre nous ne l'avons pas voulue; les despotes sanguinaires qui l'ont déchaînée en subiront le châtiment. Empereurs d'Allemagne et d'Autriche, hobereaux de la Russie qui, par haine de la démocratie, avez voulu la guerre, nous prenons l'engagement de sonner le glas de votre régime. (...) Nous serons les soldats de la liberté» (2).

Le même jour, Haase lui faisait écho au Reichstag:
«
Nous nous trouvons en face du fait inexorable de la guerre. Les horreurs de l'invasion nous menacent. Ce n'est pas pour ou contre la guerre que nous avons à nous prononcer; c'est sur les moyens nécessaires à la défense du pays. Pour notre peuple et pour son libre avenir, il y va de beaucoup, sinon de tout, si le despotisme russe (...) remporte la victoire. Il s'agit de repousser ce danger, d'assurer la civilisation et l'indépendance de notre propre pays. Nous faisons ce que nous avons toujours dit: nous n'abandonnons pas la patrie à l'heure du danger» (3).

Kautsky lui-même, la plus grande autorité de la IIème Internationale, justifiait peu après dans sa «Neue Zeit» le ralliement général à la défense nationale:
«Si malgré tous les efforts de la social-démocratie une guerre se déclenche, chaque nation doit se défendre. Il en découle pour la social-démocratie de toutes les nations le même devoir de participer à la défense nationale, aucune ne pouvant le reprocher à aucune autre (...). Dans tout Etat national, le prolétariat doit consacrer toute son énergie à assurer l'inviolabilité de l'indépendance et du territoire national»
(4).

Vingt-quatre heures avaient donc suffi pour retourner complètement les engagements politiques contractés par le mouvement socialiste à Stuttgart en 1907, renouvelé à Copenhague en 1910, puis définitivement consacrés à Bâle en 1912! La résolution de Stuttgart faisait notamment un devoir aux socialistes:
«
Au cas où la guerre éclaterait néanmoins (…) d'agir pour la faire cesser promptement et de s'employer de toutes ses forces à exploiter la crise économique et politique provoquée par la guerre, pour mettre en mouvement le peuple et hâter de la sorte l'abolition de la domination capitaliste» (5).

Face à cette catastrophe sans précédent, bien peu de voix s'élevèrent pour revendiquer la ligne de l'internationalisme prolétarien contre le social-patriotisme qui avait tout balayé. Les rares militants demeurés sur le terrain du marxisme révolutionnaire (6) se comptaient, muets, effarés de leur infime petit nombre...

C'est dans ce contexte historique, cette situation de débandade généralisée, qu'il faut replacer l'effort surhumain de Lénine pour rallier à contre-courant, sur des bases authentiquement internationalistes, les quelques éléments libérés du champ de gravitation social-chauvin qui avait presque tout emporté. Pendant près de trois années en effet, Lénine s'employa à dénoncer sans relâche le caractère impérialiste de la guerre, les positions chauvines des partis de la IIème Internationale, le pacifisme abstrait et conciliateur du centre kautskien; il s'efforça de rassembler les militants d'avant-garde de tous pays sur la base des principes du défaitisme révolutionnaire et de la reconstitution de l'Internationale. Pour cela, il fallait avant tout se démarquer nettement des éléments intermédiaires, instables et portés aux compromissions avec les renégats du social-patriotisme; à cette fin il fallait reprendre et restaurer, développer et vulgariser les thèses cardinales du marxisme non avili portant notamment sur le caractère des guerres modernes et sur l'attitude à adopter à leur égard. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre les pages, brochures, manifestes, écrits pendant les années d'exil en Suisse, les conférences tenues à Berne, Lausanne, Genève et Zurich, les positions défendues à Zimmerwald (septembre 1915) et à Kienthal (printemps 1916), devant la Conférence féminine socialiste internationale de Berne, et la polémique vis-à-vis de la Conférence de Londres des socialistes des pays de l'Entente. Toute cette fébrile activité politique n'avait en effet qu'un seul but: jeter les bases de la future organisation mondiale des prolétaires autour du petit noyau des «zimmerwaldiens» de gauche porteurs de l'avenir du mouvement ouvrier.

C'est dans la brochure «Le Socialisme et la guerre» (rédigée à la veille de la conférence de Zimmerwald et distribuée aux délégués à la conférence), dont la signification politique vis-à-vis du mouvement ouvrier international est évidente, que sont réaffirmées, contre le fiasco social-chauvin des partis opportunistes de la IIème Internationale, les thèses cardinales du marxisme et les principes du socialisme sur la guerre, les types historiques de guerres modernes, nationales-progressives et impérialistes réactionnaires, ainsi que les conséquences tactiques à en déduire.

Dans le chapitre premier, Lénine dénonce le caractère purement impérialiste du conflit mondial et il en déduit pour les partis révolutionnaires la nécessité du travail de propagande, d'agitation et d'éducation des masses dans le sens de l'anti-impérialisme et de l'anti-opportunisme, ainsi que l'obligation du défaitisme révolutionnaire dans l'armée. C'est dans ce cadre qu'il faut prendre en considération la possibilité et même la nécessité de guerres de libération nationale, même à l'époque de l'impérialisme.

Invoquant à la suite de Marx et d'Engels la proposition célèbre de Clausewitz «la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens», Lénine constate que les marxistes ont toujours considéré cette thèse comme le fondement théorique de l'interprétation de chaque guerre déterminée:
«
Appliquez ce point de vue à la guerre actuelle. Vous verrez que, durant des dizaines d'années, pendant près d'un demi-siècle les gouvernements et les classes dirigeantes d'Angleterre, de France, d'Allemagne, d'Italie, d'Autriche et de Russie ont pratiqué une politique de pillage des colonies, d'oppression de nations étrangères, d'écrasement du mouvement ouvrier. C'est cette politique et nulle autre qui se poursuit dans la guerre actuelle. En Autriche et en Russie notamment, la politique du temps de paix consiste, comme celle du temps de guerre, à asservir les nations et non à les affranchir. Au contraire, en Chine, en Perse, dans l'Inde et les autres pays dépendants, nous assistons durant ces dernières dizaines d'années à une politique d'éveil à la vie nationale de dizaines et de centaines de millions d'hommes, à une politique tendant à les libérer du joug des «grandes» puissances réactionnaires. La guerre sur ce terrain historique peut être aujourd'hui encore une guerre progressive bourgeoise, une guerre de libération nationale» (7).

Un tel point de vue ne manquera évidemment pas de choquer le petit-bourgeois que la violence effarouche; il y a donc des guerres «progressives»? Lénine répond:
«
Notre attitude à l'égard de la guerre est foncièrement différente de celle des pacifistes (partisans et propagandistes de la paix) bourgeois et des anarchistes. Nous nous distinguons des premiers en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l'intérieur du pays, que nous comprenons qu'il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans instaurer le socialisme; et aussi en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressiste et la nécessité des guerres civiles, c'est-à-dire des guerres de la classe opprimée contre celle qui l'opprime, des esclaves contre les propriétaires d'esclaves, des paysans serfs contre les seigneurs terriens, des ouvriers salariés contre la bourgeoisie. Nous autres, marxistes, différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d'analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part. L'histoire a connu maintes guerres qui, malgré les horreurs, les atrocités, les calamités et les souffrances qu'elles comportent inévitablement, furent progressives, c'est-à-dire utiles au développement de l'humanité en aidant à détruire des institutions particulièrement nuisibles et réactionnaires (par exemple, l'autocratie ou le servage) et les despotismes les plus barbares d'Europe (turc et russe)» (8).

D'où une conclusion méthodologique capitale: à la différence des petits-bourgeois anarchistes ou pacifistes, les marxistes reconnaissent la nécessité d'analyser historiquement chaque guerre prise à part. De ce point de vue, quels sont les, types historiques de guerres modernes?
«
La grande révolution française a inauguré une nouvelle époque dans l'histoire de l'humanité. Depuis lors et jusqu'à la Commune de Paris, de 1789 à 1871, les guerres de libération nationale, à caractère progressif bourgeois, constituèrent l'un des types de guerre (...) Le contenu principal et la portée historique de ces guerres étaient le renversement de l'absolutisme et du système féodal, leur ébranlement, l'abolition du joug étranger. C'étaient là, par conséquent, des guerres progressives: aussi, tous les démocrates honnêtes, révolutionnaires, de même que tous les socialistes, ont toujours souhaité, dans les guerres de ce genre, le succès du pays (c'est-à-dire de la bourgeoisie) qui contribuait à renverser ou à saper les bastions les plus dangereux du régime féodal, de l'absolutisme et de l'oppression exercée sur les peuples étrangers. Ainsi, dans les guerres révolutionnaires de la France, il y avait un élément de pillage et de conquêtes des terres d'autrui par les Français; mais cela ne change rien à la portée historique essentielle de ces guerres qui démolissaient et ébranlaient le régime féodal et l'absolutisme de toute la vieille Europe, de l'Europe du servage. Dans la guerre franco-allemande, l'Allemagne a dépouillé la France, mais cela ne change rien à la signification historique fondamentale de cette guerre qui a affranchi des dizaines de millions d'Allemands du morcellement féodal et de l'oppression exercée sur eux par deux despotes, le tzar russe et Napoléon III».

Conséquence pratique pour la tactique:
«
C'est seulement dans ce sens que les socialistes reconnaissaient et continuent de reconnaître le caractère légitime, progressiste, juste, de la «défense de la patrie» ou d'une guerre «défensive». Par exemple, si demain le Maroc déclare la guerre à la France, l'Inde à l'Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc., ce seraient des guerres «justes», «défensives», quel que soit celui qui commence, et tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des Etats opprimés, dépendants, lésés dans leurs droits, sur les «grandes» puissances oppressives, esclavagistes, spoliatrices» (9).

Qu'en est-il maintenant de la guerre mondiale? Est-ce une guerre de libération nationale, est-elle «défensive», et les mots d'ordre de «défense de la patrie» et de la «civilisation» lancés en août 1914 par les bourgeoisies et les directions des partis de la IIème Internationale sont-ils justifiés en regard de la lutte de classe? Certainement pas!

«Presque tout le monde reconnaît que la guerre actuelle est une guerre impérialiste, mais le plus souvent on déforme cette notion, ou bien on l'applique unilatéralement, ou bien on insinue que cette guerre pourrait avoir une portée progressiste bourgeoise, de libération nationale. L'impérialisme est le degré suprême du développement du capitalisme, que celui-ci n'a atteint qu'au XXème siècle (…) Le capitalisme a développé la concentration au point que des industries entières ont été accaparées par les syndicats patronaux, les trusts, les associations de capitalistes milliardaires, et que presque tout le globe a été partagé entre ces «potentats du capital», sous la forme de colonies ou en enserrant les pays étrangers dans les filets de l'exploitation financière. A la liberté du commerce et à la concurrence se sont substituées les tendances au monopole, à la conquête des terres pour y investir les capitaux, pour en importer les matières premières, etc. De libérateur des nations que fut le capitalisme dans la lutte contre le régime féodal, le capitalisme impérialiste est devenu le plus grand oppresseur des nations (...) Il a développé les forces productives au point que l'humanité n'a plus qu'à passer au socialisme, ou bien à subir pendant des années, et même des dizaines d'années, la lutte armée des «grandes» puissances pour le maintien artificiel du capitalisme à l'aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d'oppressions nationales de toute nature».

C'est pourquoi:
«
Quiconque justifie la participation à cette guerre perpétue l'oppression impérialiste des nations. Quiconque préconise d'exploiter les difficultés actuelles des gouvernements pour lutter en faveur de la révolution sociale défend la liberté réelle de la totalité des nations, qui n'est réalisable qu'en régime socialiste» (10).

Défendre la patrie dans le cas d'une guerre impérialiste n'est donc que du social-chauvinisme anti-prolétarien; ce n'est pas préconiser «la défense de la patrie» au sens de la lutte contre l'oppression étrangère, mais défendre le droit de telle ou telle grande puissance à opprimer d'autres peuples et à piller les colonies. Lénine montre que les socio-chauvins ne font que reprendre la mystification bourgeoise qui voudrait que la guerre impérialiste soit menée pour la défense de la liberté et de l'existence des nations. Ils renient la tactique préconisée par le «Manifeste de Bâle» et la résolution du Congrès de Stuttgart selon laquelle les socialistes devaient exploiter «la crise économique et politique»créée par la guerre pour «précipiter la chute de la domination capitaliste».

Quels sont les arguments des socio-chauvins? Uniquement de fausses références à Marx et à Engels. Comme il arrive bien souvent, la «lettre» a tué l'«esprit» et toute l'argumentation de ce courant opportuniste résulte de la contusion des cycles historiques du capitalisme dans l'aire géographique euro-américaine; confondant guerre progressive et défensive de libération nationale et guerre archi réactionnaire et de pillage impérialiste, ils préconisent pour le prolétariat un programme national dans le conflit ouvert en 1914! En conséquence, ils enjoignent aux prolétariats européens de passer sur le terrain de l'adversaire:
«
Les socio-chauvins russes (Plékhanov en tête) invoquent la tactique de Marx dans la guerre de 1870; les socio-chauvins allemands (genre Lensch, David et Cie) invoquent les déclarations d'Engels en 1891 sur la nécessité pour les socialistes allemands de défendre la patrie en cas de guerre contre la Russie et la France réunies; enfin les socio-chauvins genre Kautsky, désireux de transiger avec le chauvinisme international et de le légitimer, invoquent le fait que Marx et Engels, tout en condamnant les guerres, se sont néanmoins chaque fois rangés, de 1854-1855 à 1870-1871 et en 1876-1877 du côté de tel ou tel Etat belligérant, une fois le conflit malgré tout déclenché.

Toutes ces références déforment d'une façon révoltante les conceptions de Marx et d'Engels par complaisance pour la bourgeoisie et les opportunistes. (...) La guerre de 1870-1871 a été, du côté de l'Allemagne, une guerre historiquement progressive jusqu'à la défaite de Napoléon III qui, de concert avec le tsar, avait longtemps opprimé l'Allemagne en y maintenant le morcellement féodal. Dès que la guerre eût tourné au pillage de la France (annexion de l'Alsace et de la Lorraine), Marx et Engels condamnèrent résolument les Allemands (...).
Appliquer le jugement porté sur cette guerre progressive bourgeoise et de libération nationale à la guerre impérialiste actuelle, c'est se moquer de la vérité. Il en va de même, de façon encore plus frappante, pour la guerre de 1854-1855 et pour toutes les guerres menées au XIXème siècle, alors que n'existaient ni l'impérialisme actuel, ni les conditions objectives déjà mûres du socialisme, ni des partis socialistes de masse dans tous les pays belligérants, c'est-à-dire à une époque où faisaient précisément défaut les conditions d'où le Manifeste de Bâle dégageait la tactique de la «révolution prolétarienne» en relation avec la guerre entre les grandes puissances.
Invoquer aujourd'hui l'attitude de Marx à l'égard des guerres de l'époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx: «Les ouvriers n'ont pas de patrie», paroles qui se rapportent justement à l'époque de la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l'époque de la révolution socialiste, c'est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois
» (11).

Quels sont par contre les mots d'ordre de la social-démocratie révolutionnaire? Comme il l'a déjà fait dans son article de novembre 1914 «La guerre et la social-démocratie russe» (12), Lénine les développe à la conférence des sections à l'étranger du P.O.S.D.R. (février-mars 1915):
«
La transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile est le seul mot d'ordre prolétarien juste, enseigné par l'expérience de la Commune, indiqué par la résolution de Bâle (1912) et découlant des conditions de la guerre impérialiste entre pays bourgeois hautement évolués.
La guerre civile à laquelle la social-démocratie révolutionnaire appelle dans la période actuelle est la lutte armée du prolétariat contre la bourgeoisie pour l'expropriation de la classe des capitalistes dans les pays avancés, pour la révolution démocratique en Russie (...)
En tant que premiers pas vers la transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile, il faut: 1) refuser absolument de voter les crédits militaires et se retirer des ministères bourgeois; 2) rompre complètement avec la politique de «paix nationale»; 3) créer une organisation illégale partout où les gouvernements et la bourgeoisie abolissent les libertés constitutionnelles en décrétant la loi martiale; 4) soutenir la fraternisation des soldats des nations belligérantes dans les tranchées et sur les théâtres d'opération en général; 5) soutenir toute action révolutionnaire de masse du prolétariat
» (13).

Sur cette base qui, en stricte conformité avec les postulats fondamentaux du marxisme, clôt en 1871 pour l'aire centre-occidentale européenne et américaine le cycle des guerres progressives réalisant la formation de l'Etat national (et donc l'implantation sur une échelle générale du mode de production capitaliste, qui entraîne le plein développement des antagonismes et des luttes de classe) Lénine et la «gauche de Zimmerwald» jettent les fondements de ce qui sera la IIIème Internationale. En attendant, ils indiquent les tâches des révolutionnaires marxistes face au premier carnage mondial: le défaitisme révolutionnaire et la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, que seuls les bolchéviks réaliseront en octobre 1917. En affirmant la possibilité et même l'inévitabilité des guerres nationales progressives dans les continents extra-européens, en concomitance avec l'expansion et la pénétration impérialiste et le conflit mondial qui en est la manifestation extrême, ils anticipent les thèses du IIème Congrès de l'Internationale Communiste et du Congrès de Bakou sur la question nationale et coloniale, et la tactique communiste qui en découle dans le cadre d'une vision stratégique «planétaire».

2. La social-démocratie allemande, l'Internationale socialiste, les guerres nationales et le mot d'ordre de «défense de la patrie» (1889-1914)
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Une étude, fût-elle sommaire, des positions des différentes tendances de la social-démocratie allemande est absolument nécessaire pour comprendre les raisons profondes de la fragilité théorique et politique et des hésitations pratiques du groupe réuni autour de la «Sozialdemokratische Korrespondenz» (Rosa Luxemburg, Franz Mehring, Clara Zetkin) à la veille de la première guerre mondiale Ce qui suit ne prétend pas à l'exhaustivité; il s'agit simplement de comprendre les causes objectives de l'incapacité de la gauche allemande à envisager d'une manière correcte, c'est-à-dire dialectique, les concepts de «guerre impérialiste réactionnaire» et de «guerre démocratique nationale révolutionnaire», ainsi que des positions tactiques adoptées par le noyau du futur Spartakusbund où cette impuissance s'exprima pendant le carnage.

D'une façon générale, il faut reconnaître l'incompréhension à peu près totale, au sein de la social-démocratie allemande et même de l'Internationale socialiste (à l'exception du premier Kautsky, de Lénine et de ce qu'on peut appeler la gauche), de la méthode matérialiste et dialectique dans la question nationale à l'époque de l'impérialisme, c'est-à-dire l'incapacité à employer dialectiquement les concepts de nation, de guerre nationale et d'autodétermination. Par usage dialectique de ces concepts, nous entendons la faculté de les envisager du point de vue du processus historique de leurs particularisations réelles, en les rapportant aux intérêts généraux et à la stratégie globale et unifiée du prolétariat.

Cette «incapacité», source de confusion théorique, fut lourde de conséquences pratiques fatales; elle fut notamment la cause directe de l'erreur d'appréciation de la phase historique ouverte avec l'édification de la nation allemande en 1871 (phase qui comme nous l'avons dit clôt définitivement l'ère des guerres nationales progressives en Europe), ainsi que du retard de la théorie sur la réalité en ce qui concerne l'impérialisme, ses déterminations spécifiques, son caractère ultra-réactionnaire (en Allemagne, le débat sur cette question ne fut officiellement ouvert qu'en 1912 au congrès de Chemnitz!), et de la méconnaissance à peu près générale du sens et des implications de la révolution démocratique russe de 1905 pour la stratégie internationale du prolétariat chez la plupart des délégués mandatés aux multiples congrès nationaux ou internationaux.

D'autre part, la trajectoire descendante de la IIème Internationale et de son pilier principal, la social-démocratie allemande est tragiquement caractérisée par le fait suivant: alors que les résolutions des congrès internationaux reflétaient (bien que de manière pas toujours claire et exhaustive) l'effort incessant des ailes gauches, appuyées au moins jusqu'en 1910 par Kautsky, pour affirmer et sauvegarder l'orthodoxie marxiste contre les déviations de la droite et du centre, le révisionnisme continuait non seulement à coexister tranquillement avec ses critiques malgré la condamnation officielle solennelle dont il avait fait l'objet, mais il marquait de son empreinte toute la politique pratique et l'action quotidienne des diverses sections nationales. L'ensemble de ces facteurs explique le processus graduel d'infection opportuniste des partis de la IIème Internationale, ainsi que le caractère non apparent, souterrain, et pour ainsi dire rampant de ce processus, comme on le vit bien le 4 août 1914 quand, à l'horreur et à la stupéfaction de Lénine comme de Rosa Luxemburg, la quasi totalité des sociaux-démocrates tournèrent le dos aux pauvres résolutions de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle pour se rallier inconditionnellement au mot d'ordre de défense de la patrie.

Les positions à l'intérieur du parti social-démocrate avant la guerre peuvent en gros être résumées comme suit.

L'extrême-droite impérialiste, marquée du sceau indélébile du lassallianisme, représentait au sein du parti l'expansionnisme et le nationalisme grand-allemand. Il peut être opportun de rappeler que cette ligne opportuniste avait été inaugurée par Lassalle; Marx dira même dans une lettre à Kugelmann restée célèbre (14) que celui-ci avait trahi le parti en prônant l'oppression du Schleswig-Holstein par la Prusse de Bismark contre la promesse du suffrage universel, sous le prétexte de faire contrepoids à la politique napoléonienne à l'égard de la Savoie. L'inspiration générale de cette tendance relativement au mot d'ordre de la défense de la patrie saute aux yeux à travers quelques exemples caractéristiques de la manière ultra-chauvine d'envisager la question nationale.

En 1891, Vollmar, père historique de la théorie du socialisme dans un seul pays (15), prenait nettement position en faveur de la Triple Alliance et dépeignait en termes impératifs le patriotisme des socialistes allemands: «Sitôt que notre pays est attaqué du dehors, il n'y a plus qu'un seul parti, et nous les démocrates socialistes, nous ne serons pas les derniers à faire notre devoir». Auer, secrétaire et député du parti, déclare au Reichstag en 1891: «L'annexion de l'Alsace-Lorraine est un fait accompli et dans ce parlement nous avons déclaré à plusieurs reprises de la manière la moins équivoque que nous reconnaissons l'état de droit existant» (16). Dès 1897-1898, Schippel et Heine, pris à plusieurs reprises comme cibles, comme les précédents, par la critique luxemburgienne du révisionnisme (17), préconisaient de leur côté une politique de compensation tout à fait sur le modèle de Lassalle, consentant au gouvernement du Reich les crédits militaires pour sa politique impérialiste naissante (Bulow et Tirpitz se lançaient dans la construction d'une flotte militaire gigantesque), afin d'obtenir en contrepartie de «nouvelles libertés pour la classe ouvrière». Le même Schippel, député du parti, publiait en novembre 1898 un article intitulé «Engels croyait-il aux milices?» (18), où il raillait «l'utopisme» et «l'irréalisme» du Programme d'Erfurt concernant les milices populaires et se prononçait pour le système impérial en vigueur!

Ce courant ultra-chauvin ne cessa de se développer, surtout en Bade et en Bavière, à l'ombre de la revue de Bernstein «Sozialistische Monatshafte», parallèlement à l'expansion maritime et coloniale du Reich (Schippel, Alb, Südekum, Hildebrand, etc.). L'«affaire Hildebrand» fut à cet égard un parfait révélateur de l'état d'esprit de la social-démocratie allemande à la veille de la guerre. Après avoir publié en 1912 une brochure intitulée Politique extérieure socialiste (19), Hildebrand dut faire face à une demande d'exclusion du parti émanant de la section de Solingen, parce qu'il «prenait fait et cause pour le colonialisme, pour le tapage au sujet du Maroc, pour le militarisme» (20). Il fut exclu lors du Congrès de Chemnitz (1912); cependant, fait significatif du laxisme de la social-démocratie tant en matière d'organisation qu'en matière de principes, la minorité qui vota contre son exclusion resta dans le parti; elle rassemblait trente députés de la fraction socialiste au Reichstag! Hildebrand était d'ailleurs un récidiviste qui ne manquait pas de suite dans les idées. Un an auparavant, il avait soumis au Congrès d'Iéna un projet de résolution concernant le problème des sphères d'influence au Maroc stigmatisant «les aspirations colonialistes et monopolisatrices brutales des classes dirigeantes de France et d'Angleterre», tout en exigeant «un partage proportionnel des colonies d'après leur valeur économique (...) entre les peuples cultivés»!!! (21).

La droite révisionniste était regroupée autour de Bernstein, son porte-parole emblématique dont le nom symbolise à jamais dans l'histoire du mouvement ouvrier l'éclectisme de principes et l'opportunisme pratique. Son révisionnisme hautement revendiqué se nouait autour de quelques grands thèmes, et pour l'heure: le principe de l'autonomie des nations compris comme un acquis irréversible et indépassable; la défense de la «politique coloniale socialiste»; le militarisme «populaire» (les fameuses milices) et la critique de la diplomatie secrète.

Selon cet ancien disciple d'Engels, la social-démocratie ne pouvait formuler une politique générale et un programme d'action applicable par tous les pays européens. Il s'opposait nettement à la ligne préconisée par le «centre» bébelien concernant la refonte du service militaire, préconisant de simples réformes. Selon lui, la formule du «Manifeste»: «Les prolétaires n'ont pas de patrie» avait:
«
perdu beaucoup de sa valeur (...) Au sein de l'Etat, dans la commune, le prolétaire est désormais un électeur égal à tous les autres; il est, par conséquent, codétenteur des biens de la nation. (...) Chaque fois qu'il ne s'agit pas pour l'Allemagne d'une simple toquade, ou de la défense d'intérêts particuliers (...) l'internationalisme ne peut servir d'excuse à une servile dérobade devant les prétentions de certains intérêts étrangers» (22).

En conséquence, il critiquait les méthodes du colonialisme bourgeois tout en revendiquant pour l'Allemagne le droit de posséder des colonies comme les autres puissances. En 1907, au congrès de Stuttgart de l'Internationale, il plaida, avec l'appui de la majorité des membres de la commission à la question coloniale, pour une «politique coloniale socialiste»:
«
Je suis partisan de la résolution de la majorité (…) La force croissante du socialisme dans certains pays augmente également la responsabilité de nos groupements. C'est pourquoi nous ne pouvons maintenir notre point de vue purement négatif en matière coloniale (...) Nous devons rejeter l'idée utopique dont l'aboutissement serait l'abandon des colonies. La dernière conséquence de cette conception serait que l'on rende les Etats-Unis aux Indiens. Les colonies sont là, on doit s'en occuper, et j 'estime qu'une certaine tutelle des peuples civilisés sur les peuples non civilisés est une nécessité (…), que nous devons nous placer sur le terrain des faits réels et nous devons opposer à la politique coloniale capitaliste la politique coloniale socialiste Une grande partie de notre économie repose sur l'acquisition des produits des colonies, produits dont les indigènes ne font presque rien. Pour toutes ces raisons, nous devons adopter la résolution de la majorité» (23).

Son pacifisme utopique, typique du petit-bourgeois vulgaire, était du reste partagé par une grande majorité des responsables de la social-démocratie allemande. En 1911, dans sa brochure intitulée «La menace anglaise et le peuple allemand» (24), il s'en fait le porte-parole en critiquant la politique officielle de l'Allemagne isolée dans le monde entier par sa politique d'armements, et en la condamnant parce qu'elle avait failli mener à la guerre lors de l'affaire du Maroc; au Congrès d'Iéna, en 1911, il soumet un projet de résolution invitant le gouvernement impérial à convoquer spécialement le Parlement en cas de complications internationales et à le tenir au courant de ses négociations avec l'étranger, anticipant de trois années la collaboration patriotique du 4 août 1914.

Le centre bébelien, qui définissait d'une façon générale les grandes orientations politiques du parti, manifestait une incompréhension non moins grave de la méthode dialectique dans l'appréciation pratique du facteur national, en ignorant en particulier les conséquences tactiques que la classe ouvrière internationale devait tirer de la clôture de l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises en Europe et de la naissance de l'impérialisme comme phase nécessaire de l'évolution capitaliste.

Bien que d'une manière plus nuancée que Jaurès, Bebel se posait en un certain sens en héritier de la tradition jacobine de la «nation en armes» et de la «guerre populaire de défense de la patrie en danger». Une telle position pouvait se justifier jusqu'au début des années 1890 en cas d'agression de la Russie encore féodale contre l'Allemagne désormais pleinement capitaliste et dotée d'une forte classe ouvrière organisée. Elle ne se justifiait plus à partir du moment où l'empire tsariste avait noué des liens financiers, diplomatiques et militaires avec l'Occident impérialiste; après le 1905 russe, elle prenait même des aspects contre-révolutionnaires. Mais le «patriarche de la social-démocratie allemande» ne cessa pas de proclamer sa position, tournant le dos à l'évolution historique avec la même et inlassable assurance jusque dans la première décennie du siècle, en y ajoutant sur le plan tactique un antimilitarisme démocratique insipide, et en assurant objectivement le rayonnement de la droite par son autorité incontestée de vieux chef auréolé de toute la gloire d'un passé militant prestigieux: séculaire fonction du centrisme...

D'où ses prises de position reflétant un très grand «réalisme» pratique et un non moins remarquable éclectisme de principes, faites de patriotisme et d'internationalisme mêlés, permettant une politique anti-militariste raisonnée ne menaçant pas vraiment la défense nationale du Reich. Le 2 mars 1880, il déclare au Reichstag: «S'il devait advenir que n'importe quelle puissance veuille conquérir l'Allemagne, la social-démocratie ferait front contre cet ennemi aussi bien que tout autre parti». A Dresde en 1886, il stigmatise les visées impérialistes de la Russie sur les Balkans et, se reliant à l'attitude préconisée par Engels et pleinement justifiée par la nécessité de consolider la révolution bourgeoise allemande au risque de voir les forces féodales de la Russie barbare asiatiser l'Europe continentale en rendant plus lourd encore le poids des forces contre-révolutionnaires, il déclare: «Le devoir principal de la politique allemande consiste à s'opposer par tous les moyens dont elle dispose aux conspirations de la Russie tendant à élargir sa puissance dans les Balkans». Mais à Erfurt en 1891, il présente la même thèse en l'habillant d'une rhétorique idéaliste qui anticipe les justifications hypocrites données au vote des crédits de guerre en août 1914: «Si la Russie, le prototype de la barbarie et de la cruauté, l'ennemie de toute civilisation humaine (!) attaque l'Allemagne pour la dépecer et l'anéantir, nous serions autant et plus intéressés que ceux qui se trouvent à la tête du pays, et nous résisterions à l'agresseur».

Cette ligne de défense inconditionnelle de la nation allemande en cas d'agression russe est réaffirmée constamment de 1890 à 1904, date à laquelle Bebel souligne la volonté de la social-démocratie de «n'abandonner aucun morceau du sol allemand à l'étranger» et déclare publiquement qu'en cas de nécessité, «lui, le vieux garçon», serait prêt personnellement à «mettre le fusil sur la bosse et à aller défendre le sol de la patrie». En 1905, dans son discours au Congrès d'Iéna, il manifeste une méconnaissance totale des conséquences de la révolution russe pour la stratégie du prolétariat international et pour la social-démocratie allemande en particulier; il critique la diplomatie agressive des dirigeants du Reich, et il constate... que le danger russe défait par le Japon doit se retourner contre l'Europe! L'année suivante à Manheim, il dénonce la tactique du déclenchement de la grève générale en cas de guerre, préconisée par la gauche (Liebknecht surtout, mais aussi Rosa Luxemburg), et il affirme que la révolution russe ne doit pas amener le parti à un changement de tactique: «C'est une idée infantile de vouloir organiser la grève générale au moment où une énorme excitation, une fièvre secoue la masse de fond en comble, où le danger d'une immense guerre avec toute sa misère effroyable apparaît devant les yeux». Et il ajoute que tout essai de grève déclenchée au moment de la mobilisation tomberait sous le coup des tribunaux militaires, que la direction du parti serait «écervelée», et qu'il serait donc insensé de provoquer un acte d'avance voué à l'échec. (Cette position reflète d'ailleurs l'attitude générale des instances du parti à l'égard de la grève de masse: l'initiative de l'attaque revient à la bourgeoisie; la grève sera déclarée tout au plus par... légitime défense!).

Mais il y a plus. En 1907, au Congrès d'Essen, Bebel couvre de son autorité une déclaration ultrapatriotique de Noske au Reichstag: «Si nous devions vraiment défendre une fois la patrie, nous la défendrions alors parce que c'est notre patrie, parce que c'est le sol sur lequel nous vivons, la langue que nous parlons, dont nous possédons les mœurs, parce que nous voulons faire de notre patrie, un pays qui n'aurait nulle part au monde rien de semblable par la perfection et la beauté». On voit par là que l'illustre Staline n'a pas inventé grand-chose lorsqu'en 1924 il a accouché assez laborieusement, sous la pression de l'isolement à peu près complet du parti bolchevik, de la «géniale» théorie de la construction du socialisme dans un seul pays. L'«innovateur» eut d'illustres précédents; il faut noter à ce propos tout le poids de la tradition lassallienne du «socialisme d'Etat» et du nationalisme, hérité en droite ligne de Fichte et de ses «Discours à la Nation Allemande», dans une social-démocratie qui ne se remit jamais complètement de son péché originel, la fusion du parti d'Eisenach avec celui de Lassalle - Schweitzer sur les bases programmatiques de ce dernier à Gotha en 1875 (fusion d'ailleurs violemment critiquée par Marx et Engels - voir la «Critique du Programme de Gotha»).

Quelques mois avant sa mort, Bebel déclare à une séance de la commission du budget du Reichstag: «En Allemagne il n'y a pas un homme qui livrerait son pays à une puissance étrangère»; il réfute ensuite le reproche d'antipatriotisme adressé à la social-démocratie; il affirme que son parti n'a jamais oublié que «la position géographique et politique de l'Empire impose la préparation d'une forte défense (...) car on devait toujours envisager la possibilité d'une guerre agressive venant de l'Est»; que la guerre future placerait peut-être l'Allemagne devant la question «être ou ne pas être»; en conséquence de quoi le devoir impératif était de «rendre apte à la défense jusqu'au dernier homme». Il allègue ensuite que l'article du programme du parti prévoyant l'armement général du peuple avait été conçu en ce sens pour cette éventualité; il termine en affirmant que son parti a pour tâche de songer à la préparation matérielle de la défense du pays mais aussi de «fortifier les qualités spirituelles et morales du peuple».

Ce patriotisme jacobin d'une autre époque est à l'origine des campagnes vigoureuses menées contre le militarisme impérial et son système militaire («A ce système, pas un homme, pas un sou»); des critiques constantes de la politique de «paix armée» du Reich dont on dénonçait le caractère budgétivore (notamment la mise en chantier de la flotte impériale à partir de 1897); de la proposition de réforme du service militaire (moins de brutalités, moins d'exercices de type prussien) susceptible de «rendre l'armée plus efficace» (Congrès d'Essen, 1907); de la propagande contre le principe des armées permanentes menaçant la paix, contre l'abrutissement et la discipline imposée aux soldats, le militarisme, fardeau pour le peuple alors que les postes de commande de l'armée se trouvent aux mains des classes dominantes.

Les réformes proposées par Bebel et à sa suite par la fraction parlementaire au Reichstag allaient dans le sens (pour une nation impérialiste!) de l'armement général du peuple sur le modèle de Lazare Carnot et de Dubois-Crancé à l'époque de la France révolutionnaire, de Scharnhorst, de Gneisenau et de Clausewitz, à celle des guerres de libération semi-dynastiques anti-napoléoniennes! Donc une tactique, des mots d'ordre, une propagande hérités d'un autre âge, de l'époque des guerres nationales progressives, que l'on plaquait mécaniquement en respectant la «lettre» de Marx mais sans aucun souci de la méthode marxiste, sur celle de l'impérialisme, en déniant en fait au prolétariat, malgré les résolutions de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle, la capacité révolutionnaire, par delà la reconnaissance verbale de l'internationalisme et des devoirs qui y sont liés: défaitisme, travail illégal, etc. Dans cette perspective, chaque citoyen devait être un soldat ayant l'obligation de combattre en cas de danger pour le pays. Ainsi, de par le triomphe de la politique parlementariste de chacune des sections de l'Internationale permettant à celles-ci d'accéder le plus pacifiquement du monde aux leviers de commande de l'Etat et de passer au socialisme dans le cadre des voies nationales... «une fois le système des milices accompli intégralement en Europe, une autre conception (des rapports entre les Etats) pourrait se faire respecter d'elle-même avec une autorité élémentaire, de telle sorte que tous les différends internationaux seraient aplanis par la décision arbitrale d'un aréopage des peuples» (25).

Si Bebel incarnait par son prestige de vieux militant une autorité morale incontestable, Kautsky figurait l'orthodoxie théorique du marxisme le plus pur, et intact des assauts réitérés de l'opportunisme. Il est vrai qu'il contribua par ses critiques claires des positions de l'opportunisme et au moins jusqu'à l'époque de son livre «Le chemin du pouvoir» (1909) (26) à restaurer l'esprit des positions de Marx-Engels en ce qui concerne la question nationale et coloniale et la tactique que le parti devait en déduire.

C'est dès 1887 qu'il formula pour son propre compte ce qui devint la position marxiste orthodoxe sur la question nationale. Dans un article de la «Neue Zeit» intitulé «La nationalité moderne» (27), il s'efforçait de développer la généalogie du facteur national d'après les critères du matérialisme dialectique, dans sa genèse, son développement, sa signification pour les différentes classes sociales et en particulier du point de vue du prolétariat, et de son nécessaire dépassement. Il montrait le rôle de l'Etat national comme «levier le plus puissant du développement économique moderne»; l'importance du facteur linguistique dans l'unification du marché intérieur; de là il retournait au «Manifeste» pour souligner l'interdépendance économique des Etats nationaux, et, contre le protectionnisme réactionnaire de la bourgeoisie, il révélait l'antagonisme irréductible opposant l'essor des forces productives au cadre national, d'où il déduisait la nécessité pour le prolétariat d'une réglementation internationale de la production.

Kautsky eut à plusieurs reprises l'occasion d'intervenir en tant qu'arbitre dans les conflits portant sur l'appréciation du facteur national dans la tactique du prolétariat: c'est ainsi qu'il prit part à la polémique opposant Rosa Luxemburg au nom de la Social-Démocratie du Royaume de Pologne et de Lithuanie, au Parti Socialiste Polonais à la fin du siècle dernier (Congrès de Londres, 1896); il y prit une position médiane en refusant de considérer l'indépendance de la Pologne comme une revendication prioritaire des socialistes polonais, tout en refusant de la rejeter comme dépassée. Sa deuxième intervention en tant qu'arbitre international concerne le problème des nationalités en Russie, en 1905. Il montra la nécessité pour les nations luttant pour leur indépendance contre le tsarisme autocratique de s'associer au mouvement démocratique dont le fer de lance devait être le prolétariat, seule classe capable de leur garantir l'indépendance réelle dans le cadre d'un Etat fédératif des nationalités, les Etats-unis de Russie, fondés sur le principe de l'autonomie territoriale (28). Dans la question délicate des, Balkans, aire géographique économiquement et socialement arriérée, il préconisait aux socialistes la tâche nationale révolutionnaire de lutter pour la constitution d'une fédération balkanique démocratique, libérée des intérêts dynastiques et de la tutelle des puissances étrangères, afin de déblayer le terrain de la lutte de classes moderne (29). Enfin il mena à plusieurs reprises dans sa revue une polémique très serrée contre Renner et Bauer, critiquant en particulier leurs concepts de «communauté culturelle» et de «communauté de destin» par où ils essayaient de définir la nation, en soutenant la thèse de la viabilité de l'Etat multinational. Ces derniers s'efforçaient en fait de justifier leur ligne opportuniste: l'«autonomie culturelle» pour les peuples allogènes opprimés par les Habsbourg dans l'empire austro-hongrois.

Mais c'est dans l'analyse du rôle et de la situation du prolétariat face à un conflit possible entre les grandes puissances capitalistes du moment, notamment l'Allemagne et la France, qu'il apparut aux yeux de l'aile révolutionnaire de la IIème Internationale, au moins jusqu'en 1909, comme l'authentique défenseur de l'orthodoxie marxiste. C'est ainsi qu'il s'oppose à Bebel au Congrès social-démocrate d'Essen, où il condamne l'attitude de la droite au moment de la première crise marocaine, en déclarant qu'il ne faut pas partager l'euphorie guerrière et belliqueuse du gouvernement. Contre Bebel, il proclame notamment, que le problème n'est pas de savoir si la guerre est offensive ou défensive, mais si un intérêt prolétarien est en danger. Il déclare que si une guerre éclate à propos du Maroc, les socialistes doivent la combattre, même si l'Allemagne est attaquée, car «les prolétaires allemands sont solidaires des prolétaires français et non pas avec les potentats allemands et les junkers» (30). Dans sa brochure de 1907 «Patriotisme et social-démocratie» (31), il nie la possibilité d'une formule commune de patriotisme au sein de la société bourgeoise et distingue le patriotisme du prolétariat de celui de la bourgeoisie; celui-ci s'identifie aux intérêts de la bourgeoisie et signifie «la défense de la plus-value que les exploiteurs empochent aux dépens de leur propre nation»; celui-là ne peut être compris qu'en fonction de la refonte totale de la société. Et il refuse un éventuel front uni du prolétariat allemand avec sa bourgeoisie nationale: «Les oppositions actuelles entre les Etats ne peuvent plus produire aucune guerre à laquelle le patriotisme prolétarien ne s'opposerait le plus résolument» (32).

Notons par ailleurs que, malgré des formulations d'un paternalisme philistin, au fond de la position de Kautsky dans sa polémique contre les thèses social-impérialistes de la droite et les positions hypocrites d'un Van Kol (33) au Congrès de Stuttgart de l'Internationale (1907) est dans l'ensemble correct:
«
D'où vient donc que l'idée d'une politique coloniale socialiste trouve tant de partisans dans ce milieu [le congrès de Stuttgart-NdR], alors qu'il me semble, en réalité, que cette idée est basée sur une contradiction logique? J'attribue ce fait à ceci: c est que l'idée était tellement neuve que l'on a pas eu le temps de délibérer sur sa signification réelle. Jusqu'à présent, nous n'avons jamais entendu parler d'une politique coloniale socialiste. (...) L'on dit (il s'agit du rapporteur, Van Kol - NdR) que nous avons à poursuivre une politique civilisatrice, et que nous devons nous rendre auprès des peuplades attardées, afin de nous transformer en éducateurs et en conseillers de ces peuplades primitives. J'en tombe complètement d'accord. J'approuve ce qui a été dit à ce sujet par Bernstein. Nous avons tout intérêt à ce que ces peuplades primitives parviennent à une culture supérieure, mais ce que je conteste, c'est qu'il faille pour cela pratiquer la politique coloniale, qu'il soit nécessaire de conquérir et de dominer. Je pourrais même dire que la politique coloniale est contraire à la politique civilisatrice. C'est une erreur très répandue que les peuples attardés soient adversaires de la civilisation qui leur est apportée par les peuples plus civilisés. L'expérience démontre, au contraire, que là où on se montre bienveillant à l'égard des sauvages, ceux-ci acceptent volontiers les instruments et le secours d'une civilisation supérieure. Mais si on vient pour les dominer, pour les opprimer, pour les soumettre, quand ils doivent se mettre sous la tutelle d'un despotisme, même bienveillant, ils perdent toute confiance, ils rejettent alors, avec la domination étrangère, la culture étrangère, et l'on en vient à des combats, à des dévastations. Nous voyons que partout où l'on pratique la politique coloniale, nous n'assistons pas à un relèvement mais à une dépression des peuples! (...) Si nous voulons agir en civilisateurs sur les peuples primitifs, la première nécessité pour nous, c'est de gagner leur confiance, et cette confiance nous ne la gagnerons que lorsque nous leur aurons donné la liberté» (34).

Comment, dans ces conditions, comprendre l'attitude de Kautsky face au conflit impérialiste ouvert en 1914? Comment expliquer l'ahurissante volte-face par laquelle il abandonna le terrain du marxisme pour rejoindre le camp de l'opportunisme fustigé pendant des années? Comment expliquer les trois thèses qui caractérisent le mieux sa réaction devant la guerre: l'Internationale est un instrument de paix, non un instrument pour empêcher la guerre; le conflit n'est pas purement impérialiste, il comprend des aspects nationaux; les prémisses d'une phase de paix et de prospérité existent à l'époque de l'impérialisme?

En réalité, si la défection de Kautsky en 1914 atteignit Lénine comme une désagréable surprise, Rosa Luxemburg avait commencé à avoir l'intuition de ses premiers symptômes bien avant la rupture formelle de leurs rapports d'amitié politique et personnelle, qui date de la première moitié de 1912 (35): depuis son retour après sa participation aux mouvements révolutionnaires en Russie et particulièrement en Pologne, elle se sentait de plus en plus gênée dans l'atmosphère quiétiste et mesquinement parlementaire et syndicale du SPD. D'une part, en vertu d'une espèce de «division du travail» (semblable, sous d'autres aspects, à celle qui avait été établie entre parti et syndicats), Kautsky «laissait faire» la direction dans le domaine tactique à condition d'avoir en retour le monopole de la théorie pure et de la défense de son intangibilité; il couvrait ainsi en pratique l'opportunisme croissant condamné en doctrine. D'autre part, son ouvrage «Le chemin du pouvoir», pourtant très admiré (y compris, à l'époque, par Lénine), laissait affleurer une version du marxisme qui privait celui-ci de son essence révolutionnaire pour le réduire à l'attente et à la certitude mécaniques du triomphe, grâce au dépérissement et au pourrissement progressif et spontané de la société bourgeoise; ce n'est pas par hasard que cette version en un certain sens évolutionniste, anti-dialectique et académiquement détachée débouchera, par un renversement qui ne sera qu'apparent, sur la thèse de l'«ultra-impérialisme»; auparavant, elle se sera manifestée par une attitude de dégoût mal dissimulé pour la revendication luxemburgienne de la grève générale comme instrument inséparable de la stratégie et de la tactique socialistes.

La rupture ouverte avec le passé «orthodoxe» ne remonte toutefois qu'aux quelques années précédant la guerre, et en particulier 1910. Cette année-là vit la conjonction de deux mouvements prolétariens remettant directement en cause le «quiétisme» satisfait du parti: le mouvement de protestation constitutionnaliste pour la réforme du droit de vote en Prusse, et une agitation sociale née du chômage relativement important dans plusieurs secteurs industriels. Les grèves, les manifestations, les heurts avec la police se succédaient à un tel rythme et prenaient tant d'ampleur que Rosa Luxemburg resouleva dans un article de février 1910 (36) la vieille question de l'opportunité de la grève de masse. Kautsky refusa de publier l'article dans la «Neue Zeit» et opposa à Rosa Luxemburg la tactique de la «guerre d'usure» en rappelant... l'astuce de Fabius Cunctator le temporisateur, en face d'Hannibal! L'heure n'était pas à l'amplification du mouvement, il fallait se consacrer aux élections au Reichstag! Tôt ou tard, le parti obtiendrait la majorité absolue, et «dans la situation actuelle, une telle victoire ne représenterait rien de moins que l'effondrement de tout le régime existant» (37). La rupture était consommée: «Pour freiner, camarade Kautsky, nous n'avons pas besoin de vous», rétorqua Rosa Luxemburg (38).

A partir de 1911, l'identification de Kautsky avec la direction fut complète; il devint le théoricien de la coalition avec les nationaux-libéraux contre la «droite» au parlement, au nom de l'alliance désormais possible et souhaitable du prolétariat avec les «nouvelles classes moyennes». Fait plus grave encore, il couvrit la passivité consciente de la direction du parti lorsqu'au moment du «coup d'Agadir» (deuxième affaire du Maroc franco-allemande) le secrétaire du parti, Molkenbuhr, n'engagea aucune démarche auprès du Bureau Socialiste International de Bruxelles sous le prétexte qu'une dénonciation publique de la provocation impérialiste du Reich aurait nui au parti social-démocrate engagé dans la campagne électorale! L'attitude quasi absentéiste de la social-démocratie allemande qui n'avait pas «dérangé» les sentiments nationalistes grand-allemand porta ses fruits: 110 députés socialistes entrèrent au Reichstag...

Les années qui précédèrent immédiatement le déclenchement du conflit mondial furent marquées chez Kautsky par un désenchantement qui s'éloignait de plus en plus des perspectives révolutionnaires; c'est l'époque où il produit sa théorie de l'impérialisme pacifique, du capitalisme planifiable et raisonnable (thèse d'ailleurs largement répandue parmi les délégués mandatés au congrès de Chemnitz en 1912 et partagée par Bebel peu avant sa mort). Dès cette période, il quitte peu à peu le terrain du marxisme pour rejoindre celui de l'utopie petite bourgeoise et réactionnaire et son corollaire: la politique ouvrière nationale libérale.

Après que la totalité des représentants parlementaires de la social-démocratie ait voté les crédits de guerre le 4 août 1914, Kautsky devint le théoricien d'un «centre» exsangue attaché à la justification du social-patriotisme, à l'union des «extrêmes» (de David à Liebknecht!), se tournant vers le passé àla recherche des... «responsables» de la guerre mondiale, et formulant la théorie de la politique socialiste de «temps de paix». Caricature maladroite d'un passé prestigieux, il ne fut plus que le faire-valoir du social-patriotisme, proposant pour mettre fin à la guerre l'amnistie réciproque des belligérants. Ce à quoi Lénine répondait:
«
L'une des formes de mystification de la classe ouvrière est le pacifisme et la propagande abstraite de la paix (...) A l'heure actuelle, une propagande de paix qui n'est pas accompagnée d'un appel à l'action révolutionnaire des masses ne peut que semer des illusions, corrompre le prolétariat en lui inculquant la confiance en l'esprit humanitaire de la bourgeoisie et en faire un jouet entre les mains de la diplomatie secrète des pays belligérants. Notamment, l'idée selon laquelle on pourrait aboutir à une paix dite démocratique sans une série de révolutions est profondément erronée» (39).

Nombreux sont les textes où Lénine caractérise les positions du «centre» kautskien relatives à l'appréciation de la guerre, du facteur national et du mot d'ordre de «défense de la patrie» dans le conflit impérialiste; nous évoquerons le plus célèbre, en tout cas l'un des plus percutants: «La faillite de la IIème Internationale» (septembre 1915). Dans ces pages incendiaires et bouillantes d'indignation, Lénine rappelait le contenu du «Manifeste de Bâle» (1912): la guerre engendrera une crise économique et politique; les prolétariats considéreront la participation à la guerre comme un crime; les partis socialistes devront utiliser la crise pour hâter la chute de l'oppression bourgeoise. Ce Manifeste définissait le conflit à venir comme une guerre impérialiste et non pas «nationale» ou «révolutionnaire». Après avoir rappelé les caractères principaux des situations révolutionnaires (faillite politique de la classe dominante; accentuation de la misère des classes opprimées; mouvements des masses vers des actions indépendantes), il constatait que les marxistes avaient à faire face en cette fin 1915 à ce type de situation, et devaient en conséquence appliquer les résolutions tactique du Congrès de Bâle, c'est-à-dire
«
révéler aux masses l'existence d'une situation révolutionnaire, en expliquer l'ampleur et la profondeur, éveiller la conscience et l'énergie révolutionnaires du prolétariat, l'aider à passer à l'action révolutionnaire et à créer des organisations conformes à la situation révolutionnaire pour travailler dans ce sens» (40).

Après avoir passé en revue les arguments des sociaux-chauvins et de Kautsky et dénoncé les fausses références à Marx-Engels abstraitement dégagées de leur contexte historique, Lénine passait à la réfutation de l'une des pièces maîtresses de la révision kautskienne: la théorie de l'ultra-impérialisme, pierre angulaire de la justification centriste de la politique social-chauvine. Cette théorie, la «théorie du social-chauvinisme la plus subtile, la plus habilement maquillée d'un semblant de science et d'internationalisme», était énoncée par Kautsky dans les termes suivants:
«
La régression du mouvement protectionniste en Angleterre; l'abaissement des tarifs douaniers en Amérique; la tendance au désarmement; le déclin rapide, dans les dernières années ayant précédé la guerre, de l'exportation. des capitaux de France et d'Allemagne; enfin l'entrelacement international croissant des diverses cliques du capital financier - tout cela m'a incité à me demander s'il ne serait pas possible que la politique impérialiste actuelle fût supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux, l'exploitation de l'univers en commun par le capital financier uni à l'échelle internationale. Une telle phase nouvelle est en tous cas concevable. Est-elle réalisable? Il n'existe pas encore de prémisses suffisantes pour trancher la question (...) (La guerre) peut se terminer de façon telle que les faibles germes de l'ultra-impérialisme se trouvent renforcés (...) Si l'on en arrive à une entente entre les nations, au désarmement, à une paix durable, les pires causes qui, avant la guerre, provoquaient dans des proportions croissantes le dépérissement moral du capitalisme, pourront disparaître. (...) L'ultra-impérialisme pourrait créer une ère de nouvelles espérances et de nouvelles attentes dans le cadre du capitalisme» (41).

Lénine commentait:
«
Cette «théorie» se réduit au fait, et à ce fait seulement, que Kautsky justifie par l'espoir en une nouvelle ère pacifique du capitalisme le ralliement des opportunistes et des partis social-démocrates officiels à la bourgeoisie et leur reniement de la tactique révolutionnaire (c'est-à-dire prolétarienne) au cours de la présente période orageuse, en dépit des déclarations solennelles de la résolution de Bâle» (42).

En effet, pour Kautsky, les socialistes de «droite» n'avaient pas rallié le camp de la bourgeoisie; n'estimant pas réalisable dans les conditions de la guerre les objectifs de la politique socialiste, ils se rangeaient tout naturellement au côté de leur bourgeoisie nationale en attendant... la fin de la guerre, le désarmement et l'apparition d'une ère de prospérité «ultra-impérialiste»! Pour le marxiste qu'est Lénine, l'«ultra-impérialisme» n'est qu'une «ultra-niaiserie»qui ne peut que conforter la ligne opportuniste de la «défense nationale» en temps de guerre et le réformisme pratique en temps de paix; car l'hypothèse d'un impérialisme débonnaire, sage, raisonnable, est absurde:
«
L'impérialisme, c'est la subordination de toutes les couches des classes possédantes au capital financier et le partage du monde entre cinq ou six «grandes» puissances, dont la plupart participent aujourd'hui à la guerre. Le partage du monde entre les grandes puissances signifie que toutes leurs couches possédantes ont intérêt à la possession de colonies et de sphères d'influence, à l'oppression de nations étrangères, aux postes plus ou moins lucratifs et aux privilèges conférés par le fait d'appartenir à une «grande» puissance et à une nation oppressive.
Il, est impossible de vivre à l'ancienne mode, dans l'ambiance relativement calme, policée et paisible d'un capitalisme évoluant sans à-coups et s'étendant progressivement à de nouveaux pays, car une autre époque est arrivée. Le capital financier évince et évincera un pays donné du nombre des grandes puissances, lui enlèvera ses colonies et ses sphères d'influence (...); il enlèvera à la petite bourgeoisie les privilèges et les revenus subsidiaires dont elle profite du fait d'appartenir à une «grande puissance». C'est ce que la guerre est en train de démontrer. C'est à cela qu'a abouti effectivement l'exacerbation des contradictions reconnue depuis longtemps par tout le monde, y compris par Kautsky lui-même dans sa brochure Le chemin du pouvoir
» (43).

L'impérialisme ne dispose que d'une seule politique correspondant à sa base économique hautement concentrée: la force, pour le partage périodique du monde, des marchés, des matières premières, des sources d'énergie, des zones stratégiques. La position de Kautsky apparaît de ce point de vue comme une «exhortation philistine invitant les financiers à renoncer à l'impérialisme», un exorcisme de petit bourgeois réactionnaire affolé par l'évolution catastrophique du capitalisme moderne, qui cherche dans la domination du capital financier des atténuations aux contradictions de l'économie mondiale.

Dans un autre ouvrage, Lénine concluait par la mise à jour des racines de l'opportunisme centriste:
«
Kautsky, la plus grande autorité de la IIème Internationale, offre un exemple éminemment typique, notoire, de la façon dont la reconnaissance verbale du marxisme a abouti en fait à le transformer en «strouvisme» ou en «brentanisme» (d'après les noms de réformistes bourgeois à coloration marxiste - NdR). (...) A l'aide de sophismes manifestes, on vide le marxisme de son âme vivante, révolutionnaire. On admet tout dans le marxisme, excepté les moyens révolutionnaires de lutte, la propagande en leur faveur et la préparation de leur mise en œuvre, l'éducation des masses dans ce sens. Au mépris de tout principe, Kautsky «concilie» la pensée fondamentale du social-chauvinisme, l'acceptation de la défense de la patrie dans la guerre actuelle, avec des concessions diplomatiques et ostentatoires aux gauches, telles que l'abstention lors du vote des crédits, la prise de position verbale en faveur de l'opposition, etc. Kautsky, qui écrivit en 1909 tout un livre sur l'imminence d'une époque de révolutions et sur le lien entre la guerre et la révolution; Kautsky, qui signa en 1912 le Manifeste de Bâle sur l'utilisation révolutionnaire de la guerre de demain, s'évertue aujourd'hui à justifier et à farder le social-chauvinisme, et se joint comme Plékhanov à la bourgeoisie pour railler toute idée de révolution, toute initiative allant dans le sens d'une lutte nettement révolutionnaire.
La classe ouvrière ne peut jouer son rôle révolutionnaire mondial sans mener une lutte implacable contre ce reniement, cette veulerie, cette servilité à l'égard de l'opportunisme, et cet incroyable avilissement de la théorie marxiste. Le kaustkisme n'est pas l'effet du hasard, c'est le produit social des contradictions de la IIème Internationale, de la fidélité en paroles au marxisme alliée à la soumission de fait à l'opportunisme
» (44)

3. La dialectique du facteur national à l'époque de l'impérialisme selon Rosa Luxemburg, et la réponse de Lénine
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C'est au sein de ce milieu social-démocrate rongé par la gangrène opportuniste que les éléments les plus sains composant la gauche révolutionnaire durent amorcer leur dur travail de démarcation politique avec les positions du révisionnisme. Et c'est notamment dans la célèbre «Brochure de Junius» (45), publiée en janvier 1916 au plus fort de la première guerre mondiale, que furent exposées les leçons tirées par la gauche allemande de la débâcle du 4 août, ainsi que les «Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale» (publiées en annexe), dont la 5ème surtout traitait du facteur national et soutenait qu'«A l'époque de (l') impérialisme déchaîné il ne peut plus y avoir de guerres nationales». Aussi contestable qu'elle ait été, cette thèse s'intégrait néanmoins dans une vision stratégique globale de la politique prolétarienne constituant les prémisses théorico-politiques de la rupture avec la vieille Internationale et de la renaissance du parti mondial; cette rupture et cette renaissance sont le véritable objet de la brochure ainsi que des Thèses, qui devaient servir de base à la conférence nationale de la gauche organisée en janvier 1916 par le groupe Internationale ou, comme on l'appellera par la suite, Spartakus.

La «Brochure de Junius» et les «Thèses» constituaient en fait un jalon du trop lent processus de séparation de la gauche d'avec le reste du parti social-démocrate vers la création (malheureusement tardive) du Spartakusbund et la naissance ultérieure du KPD, ainsi que le point d'arrivée d'une longue série de luttes politiques menées par Rosa Luxemburg contre l'opportunisme envahissant. Rappelons les principales étapes de cette lutte: protestation contre le silence de la direction du Parti lors de l'intervention du Reich en Chine (1900); âpres critiques de la politique coloniale du gouvernement allemand et du courant social-démocrate favorable au «colonialisme socialiste»; interventions au côté de Lénine et de Martov au Congrès de Stuttgart (1907) où, comme déléguée de la Social-démocratie du Royaume de Pologne et de Lithuanie, Rosa Luxemburg, appuyée par les représentants du P.O.S.D.R., réussit à imposer les fameux amendements sur le déclenchement de la grève générale en cas de conflit entre les grandes puissances capitalistes; publication de «L'accumulation du Capital» pour tenter de réfuter l'utopie ultra-impérialiste et son corollaire la politique réformiste, en montrant en particulier que la politique de conquête, de pillage colonial, d'endettement et de militarisme doit nécessairement mener l'impérialisme à la catastrophe et à la guerre; protestations indignées contre le pessimisme de Bebel au congrès de Stuttgart sur la possibilité de riposter à la guerre par la grève, contre le scepticisme désabusé de Victor Adler à la dernière réunion du Bureau Socialiste International le 29 juillet 1914, et plus généralement contre la passivité de l'Internationale incapable d'honorer ses engagements et les résolutions du Congrès de Bâle.

Reprenant non seulement contre la droite social-chauvine mais contre le centrisme de Kautsky la vigoureuse attaque lancée dans l'éditorial de l'unique numéro paru de «Die Internationale» (46), Rosa Luxemburg démolissait dans sa brochure les justifications officielles de la guerre, en la ramenant à ses racines impérialistes; elle démolissait également les arguments invoqués par les socialistes majoritaires pour donner une apparence d'...orthodoxie marxiste à leur politique de paix sociale et au vote des crédits militaires demandés par le gouvernement. Toute la première partie, la plus développée, contient une analyse magistrale des rapports inter-impérialistes précédant le déclenchement de la guerre, de la genèse des Oppositions relatives au partage des colonies, de la signification des conflits diplomatiques, politiques, des coups de force militaires concernant les zones d'influence âprement disputées par les principales puissances capitalistes du moment. Cette analyse, nullement gratuite, s'intégrait dans une démarche politique tendant à montrer, d'une part, que la guerre était déjà présente in nucleo dans tous les événements diplomatiques et les relations internationales dès la fin du 19ème siècle; d'autre part, que la social-démocratie avait dénoncé en leur temps tous les accrocs de la politique impérialiste comme des menaces pour la paix; et enfin, que l'attitude des socialistes en 1914 était inconcevable au regard de leurs engagements passés. La mise à jour des arrière-plans du conflit, l'étude des «ressorts réels» et des «connexions internes» de la première guerre mondiale constituait en effet le mouvement critique préalable indispensable pour démonter les sophismes et les arguties servant à justifier les prises de position du groupe parlementaire appelant à la «défense de la liberté et de la culture allemande» contre «l'agression de la barbarie russe»:
«
... l'incident de Sarajevo n'avait fait que fournir le prétexte. Pour ce qui est des causes et des oppositions, tout était déjà mûr pour la guerre depuis longtemps, la configuration que nous connaissons aujourd'hui était déjà prête depuis dix ans. Chaque année qui s'écoulait et chaque nouvel événement politique qui s'est produit au cours de ces dernières années rapprochaient un peu plus l'échéance: la révolution turque, l'annexion de la Bosnie, la crise du Maroc, l'expédition de Tripoli, les deux guerres des Balkans. C'est dans la perspective de cette guerre que furent proposés tous les projets de loi de ces dernières années: on se préparait consciemment à l'inévitable conflagration générale. (...) La guerre mondiale actuelle était dans l'air depuis huit ans».

C'est pourquoi:
«
Lorsque les bataillons allemands pénétrèrent en Belgique, lorsque le Reichstag fut placé devant le fait accompli de la guerre et de l'état de siège, il n'y avait pas de quoi être frappé de stupeur, car ce n'était pas une situation nouvelle et inouië, ce n'était pas un événement qui, compte tenu du contexte politique, pouvait surprendre la social-démocratie allemande. La guerre mondiale déclarée officiellement le 4 août était celle-là même pour laquelle la politique impérialiste allemande et internationale travaillait inlassablement depuis des dizaines d'années, celle-là même dont, depuis dix ans, la social-démocratie allemande (...) prophétisait l'approche presque chaque année» (47).

Rosa Luxemburg passe ensuite à l'examen de l'«argument suprême», à la critique de la justification de fond avancée par la social-démocratie allemande, c'est-à-dire la tactique de front national préconisée par Marx et Engels dans les années 1860. Hindenburg serait donc l'exécuteur testamentaire de Marx et d'Engels? Pour démontrer la supercherie, elle rappelle le diagnostic porté par Marx lui-même après la Commune sur le caractère réel des soi-disant guerres «nationales» menées par les Etats bourgeois modernes:
«Qu'après la plus terrible guerre des temps modernes, l'armée victorieuse et l'armée vaincue s'unissent pour massacrer en commun le prolétariat [il s'agit de la répression de la Commune - NdR], cet événement inouï prouve, non pas comme le croit Bismarck, l'écrasement définitif de la nouvelle société montante, mais bien l'effondrement de la vieille société bourgeoise. Le plus haut effort d'héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre nationale; et il est maintenant prouvé qu'elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et qui est jetée de côté, aussitôt que cette lutte de classe éclate en guerre civile. La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux font bloc contre le prolétariat
» (48).

Après la démolition des justifications hypocrites des majoritaires, les «Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale» proclamaient notamment:
«
[...] 3. [La] tactique des instances officielles du parti dans les pays belligérants, et en tout premier lieu en Allemagne, qui était jusqu'ici le pays pilote de l'Internationale, équivaut à une trahison des principes les plus élémentaires du socialisme international, des intérêts vitaux de la classe ouvrière et de tous les intérêts démocratiques des peuples. A cause de cette tactique, la politique socialiste était également condamnée à l'impuissance dans les pays où les dirigeants du parti sont restés fidèles à leurs devoirs: en Russie. en Serbie, en Italie. et - avec une exception - en Bulgarie.
4. En abandonnant la lutte de classe pour toute la durée de la guerre, et en la renvoyant à la période d'après-guerre, la social-démocratie officielle des pays belligérants a donné le temps aux classes dirigeantes de tous les pays de renforcer considérablement leur position aux dépens du prolétariat sur le plan économique, politique et moral.
7. [...] La guerre mondiale actuelle développe toutes les conditions favorables à de nouvelles guerres.
8. La paix mondiale ne peut être préservée par des plans utopiques ou foncièrement réactionnaires, tels que des tribunaux internationaux de diplomates capitalistes, des conventions diplomatiques sur le «désarmement», la «liberté maritime», etc. [...] Le seul moyen [...] de préserver la paix mondiale, c'est la capacité d'action politique du prolétariat international et sa volonté révolutionnaire de jeter son poids dans la balance.
11. La guerre a fait éclater la IIème Internationale. Sa faillite s'est avérée par son incapacité à lutter efficacement pendant la guerre contre la dispersion nationale et à adopter une tactique et une action communes pour le prolétariat de tous les pays.
12. Compte tenu de la trahison des représentations officielles des partis socialistes des pays belligérants envers les objectifs et les intérêts de la classe ouvrière [...] il est d'une nécessité vitale pour le socialisme de créer une nouvelle Internationale ouvrière qui se charge de diriger et de coordonner la lutte de classe révolutionnaire menée contre l'impérialisme dans tous les pays. […]
» (49).

Vigoureuse réaffirmation de la continuité de la lutte de classe en temps de guerre comme en temps de paix et de l'internationalisme prolétarien, dénonciation du caractère impérialiste du conflit, la «Brochure de Junius» fut saluée avec enthousiasme par Lénine qui en eut connaissance peu de temps après sa parution La brochure, écrite sur un ton très vif, a certainement déjà joué et jouera encore un grand rôle dans la lutte contre l'ex-parti social-démocrate d'Allemagne, passé du côté des junkers et de la bourgeoisie, et nous félicitons très cordialement son auteur»). Mais il en souligne sans indulgence les insuffisances, en prévenant qu'il ne le fait qu'au nom de «l'autocritique nécessaire pour les marxistes, et parce qu'il faut vérifier sous tous leurs aspects les points de vue qui doivent servir de base idéologique à la IIIème Internationale»; l'ouvrage est en effet «dans l'ensemble, un excellent ouvrage marxiste, et il est très possible que ses défauts aient, jusqu'à un certain point, un caractère fortuit» (50).

Les observations de Lénine concernaient surtout «le silence sur le lien qui existe entre le social-chauvinisme et l'opportunisme», l'absence de toute caractérisation de ce kautskysme que «Die Internationale» avait pourtant violemment attaqué un an auparavant en dénonçant «son manque de caractère, la prostitution du marxisme à laquelle il se livre et son aplatissement devant les opportunistes»; mais cette trahison ne pouvait s'expliquer sans la rattacher à «l'opportunisme en tant que tendance ayant derrière elle une longue histoire, l'histoire de toute la IIème Internationale», et sans élucider «le sens et le rôle de ces deux tendances: l'une franchement opportuniste (Legien, David, etc.), l'autre, hypocritement opportuniste (Kautsky et Cie)» (51). La critique frappait droit au but: on, sait qu'en 1916 le groupe Internationale se considérait comme faisant encore partie du SPD; qu'à Zimmerwald et Kienthal il prit une position de centre; qu'en 1917 il se joignit à l'USPD d'inspiration kautskienne tout en conservant une certaine autonomie, et qu'il ne se constitua en Parti communiste d'Allemagne qu'à la fin de 1918, avec un retard fatal sur le cours précipité des événements. Lénine explique cette attitude par «le plus grand défaut de tout le marxisme révolutionnaire allemand, [...] l'absence d'une organisation illégale étroitement unie, suivant systématiquement une voie bien à elle et éduquant les masses dans l'esprit des nouvelles tâches: une telle organisation serait obligée de définir nettement son attitude à l'égard de l'opportunisme comme du kautskysme» (52). En réalité, comme nous l'avons noté ailleurs (53), ceci découlait logiquement de la vision luxemburgienne d'une régénération démocratique et anti-bureaucratique du parti par l'action des masses, qui tôt ou tard auraient retrouvé le chemin de la révolution contre la trahison des chefs et la veulerie pseudo-scientifique des théoriciens, parallèlement au devenir catastrophique de la société bourgeoise. Le résultat fut tragique, parce qu il révéla le retard fatal de la maturation des facteurs subjectifs de la révolution en Europe centrale par rapport au cours accéléré des facteurs objectifs. Rosa Luxemburg, Liebknecht, Jogiches, la fleur de l'avant-garde prolétarienne et communiste, le payèrent de leur vie, mais ce fut le mouvement ouvrier tout entier qui en ressentit les effets désastreux. Honneur aux vaincus - mais à bas les défaites!

L'autre erreur de l'anonyme Junius, selon Lénine, était de tirer de la thèse de Marx dans l'«Adresse» sur la Commune, qui se référait évidemment à l'aire géo-historique euro-américaine de capitalisme pleinement développé, la conclusion de l'impossibilité des guerres nationales à l'époque de l'impérialisme, sans prendre en considération les particularités concrètes dans l'application théorique et pratique du facteur national. La thèse 5 des «Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale» disait en effet notamment:
«
A l'époque de [l'] impérialisme déchaîné il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu'une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel: l'impérialisme» (54).

Cela signifiait nier l'actualité révolutionnaire des luttes de libération des peuples coloniaux opprimés, et surtout la possibilité d'une stratégie prolétarienne résolument mondialiste faisant converger au sein d'une même organisation internationale l'avant-garde prolétarienne des pays avancés et les forces révolutionnaires-démocratiques émanant des nations vassalisées par les puissances impérialistes. Conscient de polémiquer, non avec un... Kautsky ou un Bauer, mais avec leur antagoniste irréductible, Lénine observait:
«
Notons cependant qu'il serait injuste d'accuser Junius d'indifférence pour les mouvements nationaux. C'est ainsi qu'il relève, parmi les péchés de la fraction social-démocrate, son silence sur l'exécution pour «crime de trahison» (évidemment pour une tentative d'insurrection en relation avec la guerre) d'un chef indigène au Cameroun; et il souligne spécialement, dans un autre endroit (pour MM. les Legien, les Lensch et autres canailles qui se disent «social-démocrates»), que les nations coloniales sont aussi des nations. Il déclare très nettement: «le socialisme reconnaît à chaque peuple le droit à l'indépendance et à la liberté, le droit de disposer lui-même de ses destinées»; «le socialisme international reconnaît le droit des nations libres, indépendantes, égales, mais il n'y a que lui qui puisse créer de telles nations, il n'y a que lui qui puisse réaliser le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Et ce mot d'ordre du socialisme - remarque très justement l'auteur - sert, comme tous les autres, non pas à justifier ce qui existe, mais à indiquer la voie; à pousser le prolétariat vers une politique active, révolutionnaire, rénovatrice» (pages 77 et 78). Par conséquent, on se tromperait lourdement en pensant que tous les social-démocrates de gauche d'Allemagne ont versé dans la même étroitesse et la même caricature du marxisme que certains social-démocrates hollandais et polonais qui nient le droit des nations à disposer d'elles-mêmes même en régime socialiste» (55).

Il convient de noter que cette thèse de la «Brochure de Junius» n'était pas fortuite. Dans «L'accumulation du capital», publié deux ans plus tôt, Rosa Luxemburg n'envisageait déjà que le côté négatif de la pénétration du mercantilisme et des rapports de production bourgeois dans les pays pré-capitalistes. Son objectif était de démolir sur le plan même de la théorie économique les élucubrations kautskyennes et austro-marxistes sur l'ultra-impérialisme et sur la possibilité d'une évolution du capitalisme dans le sens d'une conciliation plus ou moins pacifique de ses contradictions internes, et de montrer comment au contraire la tendance nécessaire à l'expansion, à la conquête, aux guerres coloniales et aux guerres généralisées, devait inéluctablement se heurter à des limites infranchissables et donc susciter des antagonismes toujours plus violents, jusqu'à l'effondrement total du système; mais ce faisant elle ne montrait pas (ou oubliait de souligner) que le processus d'élargissement du marché mondial à travers la décomposition des vieux rapports patriarcaux-ruraux se doublait du processus inverse, tout aussi nécessaire, de l'apparition de nouveaux centres d'accumulation nationaux, phénomène qui, sur le plan politique, devait inévitablement s'exprimer par l'éclatement d'insurrections et de guerres nationales, d'inspiration principalement paysanne. Là encore pesaient sur elle une capacité insuffisante de maniement de la dialectique d'une part, et d'autre part sa préoccupation dominante de combattre les manifestations croissantes d'opportunisme dans l'aire vitale de la stratégie socialiste, l'Europe, en négligeant les problèmes qui se posaient en dehors de cette aire. Elle savait bien que:
«
Ces ouvriers des nations capitalistes dirigeantes d'Europe sont ceux à qui incombe la mission historique d'accomplir la révolution socialiste. C'est seulement d'Europe, c'est seulement de ces pays capitalistes les plus anciens que peut venir, lorsque l'heure aura sonné, le signal de la révolution sociale qui libérera l'humanité. Seuls les ouvriers anglais, français, belges, allemands, russes et italiens peuvent ensemble prendre la tête de l'armée des exploités et des opprimés des cinq continents. Eux seuls peuvent, quand le temps sera venu, faire rendre des comptes au capitalisme pour ses crimes séculaires envers tous les peuples primitifs, pour son œuvre d'anéantissement sur l'ensemble du globe, et eux seuls peuvent exercer des représailles» (56).

Mais ce qui lui échappait, c'est que le rôle de guide de la classe ouvrière des métropoles impérialistes non seulement n'exclut pas, mais implique de prendre en considération des ferments de lutte, non prolétariens certes, mais anti-impérialistes, dont le monde colonial était et est encore riche. Les mouvements démocratiques révolutionnaires, surtout dans leurs composantes plébéiennes et paysannes, peuvent apporter une contribution féconde à la lutte d'émancipation du prolétariat, à la condition d'être encadrés dans la stratégie internationaliste globale du marxisme révolutionnaire et dans la perspective inhérente à celui-ci d'une soudure entre les processus des révolutions «doubles» et la tactique d'action directe des prolétaires des métropoles impérialistes, sous la direction d'un parti communiste tissant son réseau organisatif par dessus les divisions géographiques nationales et même continentales, et dont l'Internationale Communiste devait être la première grande expression historique du 20ème siècle.

La grande erreur de Rosa Luxemburg et conjointement des gauches antiréformistes polonais (Radek), hollandais (Pannekoek), russes (Piatakov, Boukharine) (57) était donc d'ériger en absolu, en axiome, des conclusions tactiques valables pour les révolutionnaires des nations belligérantes du premier conflit impérialiste mondial de l'histoire, dans le louable souci de se démarquer des chauvins de tous poils, bourgeois et opportunistes, occupés à entretenir le mythe contre-révolutionnaire de l'actualité des guerres nationales dans l'aire euro-américaine. En même temps, la gauche d'Europe centrale fermait les yeux sur la possibilité de guerres nationales dans la même aire de l'Europe par contrecoup de la guerre générale, et donc sur le devoir pour l'avant-garde prolétarienne de prendre position en toute hypothèse face à ces guerres.

La critique de Lésine, modèle de dialectique, mérite d'être longuement citée. Elle part d'une première considération: des guerres nationales sont possibles, y compris dans l'aire européenne et dans le cadre de la guerre impérialiste. Un appui du parti de classe prolétarien à de telles guerres est exclu; mais cela ne signifie pas pour autant qu'on ait le droit d'exclure du cadre historique l'hypothèse de leur déclenchement éventuel, ni qu'on doive nécessairement exclure qu'elles aient un effet positif en accélérant le processus de désagrégation des grands blocs impérialistes, ou inversement un effet négatif en faisant reculer l'évolution historique. Le parti doit tenir compte de toutes ces éventualités pour déterminer les perspectives futures de la lutte révolutionnaire de classe:
«
Il est possible que la négation des guerres nationales en général (dans la 5ème thèse de Junius-NdR) soit ou bien une inadvertance ou bien une exagération commise accidentellement en soulignant cette idée très juste que la guerre actuelle est impérialiste et non pas nationale. Mais il se peut aussi que ce soit le contraire, et puisque divers social-démocrates commettent l'erreur de nier l'existence de quelques guerres nationales que ce soit, lorsqu'ils réfutent l'affirmation mensongère présentant la guerre actuelle comme une guerre nationale, il est impossible de ne pas s'arrêter sur cette erreur.
Junius a absolument raison de souligner l'influence décisive de la «conjoncture impérialiste» dans la guerre actuelle, de dire que derrière la Serbie il y a la Russie, que «derrière le nationalisme serbe se tient l'impérialisme russe», que la participation, par exemple, de la Hollande à la guerre serait aussi de l'impérialisme, car 1) la Hollande défendrait ses colonies et 2) elle serait l'alliée d'une des coalitions impérialistes. C'est indiscutable en ce qui concerne la guerre actuelle. Et lorsque Junius souligne à ce propos ce qui lui importe avant tout: la lutte contre le «fantôme de la guerre nationale», qui domine actuellement la politique social-démocrate, on ne peut manquer de reconnaître que son raisonnement est très juste et très valable.
L'erreur serait d'exagérer cette vérité, de manquer à la règle marxiste qui veut qu'on soit concret, d'étendre le jugement porté sur la guerre actuelle à toutes les guerres possibles à l'époque de l'impérialisme, d'oublier les mouvements nationaux contre l'impérialisme. Le seul argument en faveur de la thèse qu'«il ne peut plus y avoir de guerres nationales» est que le monde est partagé entre une poignée de «grandes» puissances impérialistes et que, pour cette raison, toute guerre, serait-elle nationale au début, se transforme en guerre impérialiste, puisqu'elle heurte les intérêts d'une des puissances ou coalitions impérialistes.
Cet argument est manifestement erroné. Certes, la thèse fondamentale de la dialectique marxiste est que toutes les limites dans la nature et dans la société sont conventionnelles et mobiles, qu'il n'y a aucun phénomène qui ne puisse, dans certaines conditions, se transformer en son contraire. Une guerre nationale peut se transformer en guerre impérialiste, mais l'inverse est aussi vrai. Exemple: les guerres de la grande révolution française ont commencé en tant que guerres nationales et elles l'étaient effectivement. Elles étaient révolutionnaires, car elles avaient pour objectif la défense de la grande révolution contre la coalition des monarchies contre-révolutionnaires. Mais quand Napoléon eut fondé l'Empire français en asservissant toute une série d'Etats nationaux d'Europe, importants, viables, et depuis longtemps constitués, alors les guerres nationales françaises devinrent des guerres impérialistes, qui engendrèrent à leur tour des guerres de libération nationale contre l'impérialisme de Napoléon.
Seul un sophiste pourrait effacer la différence qui existe entre la guerre nationale et la guerre impérialiste sous prétexte que l'une peut se transformer en l'autre. La dialectique a plus d'une fois, également dans l'histoire de la philosophie grecque, servi de pont à la sophistique. Mais nous restons des dialecticiens, car nous combattons les sophismes, non pas en niant la possibilité de toute transformation en général, mais en analysant concrètement chaque phénomène donné dans son cadre général et dans son évolution.
Que la guerre impérialiste actuelle de 1914-1916 se transforme en une guerre nationale, c'est tout, à fait improbable, car la classe qui représente le mouvement en avant est le prolétariat, qui tend objectivement à la transformer en une guerre civile contre la bourgeoisie, et puis aussi parce que les forces des deux coalitions ne sont pas tellement différentes et que le capital financier international a créé partout une bourgeoisie réactionnaire. Mais il n'est cependant pas permis de qualifier une telle transformation d'impossible: si le prolétariat européen était affaibli pour une vingtaine d'années; si cette guerre finissait par des victoires dans le genre de celles de Napoléon et par l'asservissement d'une série d'Etats nationaux parfaitement viables; si l'impérialisme extra-européen (japonais et américain surtout) se maintenait aussi une vingtaine d'années sans aboutir au socialisme, par exemple à cause d'une guerre nippo-américaine, alors une grande guerre nationale serait possible en Europe. Ce serait une évolution qui rejetterait l'Europe en arrière pour plusieurs dizaines d'années. Cela est improbable, mais non pas impossible, car il est antidialectique, antiscientifique, théoriquement inexact, de se représenter l'histoire universelle avançant régulièrement et sans heurts, sans faire quelquefois des sauts gigantesques en arrière
» (58).

Lénine montre ensuite non seulement la possibilité mais l'inévitabilité de guerres nationales devant lesquelles le prolétariat non seulement ne peut être indifférent, mais doit prendre une position d'appui inconditionnel parce qu'elles représentent un facteur progressif: guerres d'émancipation des colonies, semi-colonies, etc.:
«
Poursuivons. Des guerres nationales ne sont pas seulement probables, mais inévitables à l'époque de l'impérialisme, de la part des colonies et des semi-colonies. Les colonies et les semi-colonies (Chine, Turquie, Perse) comptent environ 1 milliard d'habitants, c'est-à-dire plus de la moitié de la population du globe. Les mouvements de libération nationale y sont, ou déjà très puissants, ou en voie de développement et de maturation. Toute guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. La continuation de la politique de libération nationale des colonies les conduira inévitablement à mener des guerres nationales contre l'impérialisme. Ces guerres peuvent conduire à une guerre impérialiste des «grandes» puissances d'aujourd'hui, mais elles peuvent aussi ne pas y conduire, cela dépend de bien des circonstances.
Exemple: l'Angleterre et la France ont fait la guerre de Sept Ans à cause des colonies, c'est-à-dire qu'elles ont fait une guerre impérialiste (laquelle est possible aussi bien sur la base de l'esclavage, ou du capitalisme primitif, que sur celle du capitalisme hautement développé de notre époque). La France, vaincue, perd une partie de ses colonies. Quelques années plus tard commence la guerre de libération nationale des Etats de l'Amérique du Nord contre l'Angleterre seule. Par hostilité contre l'Angleterre, c'est-à-dire à cause de leurs intérêts impérialistes, la France et l'Espagne, qui continuent à posséder des fractions du territoire des Etats-Unis actuels, concluent un traité d'amitié avec les Etats insurgés contre l'Angleterre. Les troupes françaises unies aux troupes américaines battent les Anglais. Voilà une guerre de libération nationale où la rivalité impérialiste est un élément accessoire, sans importance sérieuse, au contraire de ce que nous voyons dans la guerre de 1914-1916 (l'élément national dans la guerre austro-serbe n'a pas d'importance sérieuse en regard de la rivalité impérialiste, qui est largement prédominante). D'où il résulte qu'il serait absurde d'appliquer la notion d'impérialisme mécaniquement, pour en déduire «l'impossibilité» des guerres nationales. Une guerre de libération nationale, par exemple d'une coalition Perse-Inde-Chine contre telles ou telles puissances impérialistes, est fort possible et probable, car elle découle du mouvement national de ces pays: quant à la transformation de cette guerre en une guerre impérialiste entre les puissances impérialistes actuelles, elle dépendra de beaucoup de circonstances concrètes, sur lesquelles il serait ridicule de vouloir tabler.
Troisièmement, même en Europe, on ne peut considérer que les guerres nationales soient impossibles à l'époque de l'impérialisme. L'«époque de l'impérialisme» a rendu impérialiste la guerre actuelle, elle engendrera fatalement (tant que ne sera pas instauré le socialisme) de nouvelles guerres impérialistes, elle a imprégné d'impérialisme la politique des grandes puissances actuelles, mais elle n'exclut nullement les guerres nationales, par exemple de la part des petits Etats (disons: annexés ou nationalement opprimés) contre les puissances impérialistes, de même qu'elle n'exclut pas des mouvements nationaux à grande échelle dans l'Est de l'Europe. A propos de l'Autriche, par exemple, Junius raisonne très sainement en considérant non seulement l'«économique», mais aussi sa situation politique originale, en notant la «non-viabilité interne de l'Autriche», en constatant que «la monarchie des Habsbourg n'est pas une organisation politique d'Etat bourgeois, mais seulement un trust unissant par des liens assez lâches quelques coteries de parasites sociaux», et que «la liquidation de l'Autriche-Hongrie n'est historiquement que la continuation du démembrement de la Turquie et est, en même temps, imposée par l'évolution historique». Pour certains Etats balkaniques et pour la Russie, la situation n'est pas meilleure. En cas d'affaiblissement sérieux des «grandes» puissances au cours de cette guerre ou si la révolution triomphait en Russie, des guerres nationales, même victorieuses, sont parfaitement possibles. Tout d'abord, pratiquement, les puissances impérialistes ne peuvent pas intervenir dans n'importe quelles conditions. Ensuite, quand on affirme, tout à trac, que la guerre d'un petit Etat contre un géant est sans espoir, il faut bien remarquer qu'une guerre sans espoir est quand même une guerre; par ailleurs, certains phénomènes au sein des «géants», par exemple le commencement d'une révolution, peuvent transformer une guerre «sans espoir» en une guerre «pleine d'espoir».
Si nous nous sommes arrêtés assez longuement sur l'inexactitude de la thèse suivant laquelle «il ne peut plus y avoir de guerres nationales», ce n'est pas seulement parce qu'elle est manifestement erronée du point de vue théorique. Il serait évidemment bien triste que les hommes «de gauche» se montrent peu soucieux de la théorie du marxisme au moment où la fondation de la IIIème Internationale n'est possible que sur la base d'un marxisme non avili. Mais cette erreur est également très nuisible sur le plan politique et pratique: on en déduit l'absurde propagande du «désarmement», puisqu'il ne peut plus y avoir, dit-on, que des guerres réactionnaires; on en déduit une indifférence encore plus absurde et réactionnaire envers les mouvements nationaux. Et cette indifférence devient du chauvinisme quand les membres des «grandes» nations européennes, c'est-à-dire de nations qui oppriment une foule de petits peuples et de peuples coloniaux, déclarent sur un ton faussement savant: «Il ne peut plus y avoir de guerres nationales»! Les guerres nationales contre les puissances impérialistes ne sont pas seulement possibles et probables, elles sont inévitables et progressives, révolutionnaires, encore que, naturellement, leur succès requière ou bien la coordination des efforts d'un nombre considérable des habitants des pays opprimés (des centaines de millions dans l'exemple que nous avons cité, celui de l'Inde et de la Chine), ou bien une conjoncture internationale particulièrement favorable (par exemple, que l'intervention des puissances impérialistes soit paralysée par leur affaiblissement, par une guerre entre elles, par leur antagonisme, etc.), ou bien qu'intervienne un soulèvement simultané du prolétariat d'une des grandes puissances contre la bourgeoisie (cette éventualité, la dernière dans notre énumération, vient en fait au premier rang, c'est-à-dire qu'elle est la plus désirable et la plus avantageuse pour la victoire du prolétariat)
» (59).

La logique unilatérale de Rosa Luxemburg la mène d'ailleurs, dans la même brochure, à une interversion paradoxale: opposer à la guerre impérialiste, pour I'Allemagne, un «programme national» que l'on dénie en revanche aux nations opprimées. Lénine note:
«
L'autre erreur de jugement de Junius concerne la défense de la patrie. C'est la question politique capitale au cours d'une guerre impérialiste. [...] Junius, lui, a mis excellemment en lumière le caractère impérialiste de la guerre actuelle, ce qui la distingue d'une guerre nationale, mais en même temps il est tombé dans une erreur fort étrange, en voulant à tout prix accommoder un programme national à la guerre actuelle qui n'est pas nationale. C'est presque incroyable, mais c'est ainsi» (60).

Dans sa polémique contre les majoritaires, Rosa Luxemburg revendiquait en effet pour l'Allemagne l'organisation démocratique de la défense de la patrie, l'armement du peuple, le contrôle des opérations militaires par la représentation populaire, en un mot «le vieux programme véritablement national des patriotes et des démocrates de 1848». Lénine montre son erreur:
«
A la guerre impérialiste [JuniusJ entend «opposer. le programme national. Il invite la classe d'avant-garde à se tourner vers le passé et non vers l'avenir! En 1793 et en 1848, en France, en Allemagne et dans toute l'Europe, la révolution démocratique bourgeoise était objectivement à l'ordre du jour. A cette situation historique objective correspondait le programme «véritablement national», c'est-à-dire national-bourgeois, de la démocratie de ce temps, le programme réalisé en 1793 par les éléments les plus révolutionnaires de la bourgeoisie et de la population plébéienne et proclamé en 1848 par Marx au nom de toute la démocratie d'avant-garde. Aux guerres féodales et dynastiques on opposait alors, objectivement, les guerres démocratiques révolutionnaires, les guerres de libération nationale. Tel était le contenu des tâches historiques de l'époque.
Aujourd'hui, pour les plus grands Etats avancés d'Europe, la situation objective est différente. Le progrès - si l'on ne tient pas compte des éventuels reculs temporaires - ne peut s'effectuer que dans le sens de la société socialiste, de la révolution socialiste. A la guerre bourgeoise impérialiste, à la guerre du capitalisme hautement développé, ne peuvent objectivement être opposées, du point de vue du progrès, du point de vue de la classe d'avant-garde, que la guerre contre la bourgeoisie, c'est-à-dire avant tout la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie pour la conquête du pouvoir, guerre sans laquelle tout progrès sérieux est impossible, et ensuite, mais seulement dans certaines conditions particulières, la guerre éventuelle pour la défense de l'Etat socialiste contre les Etats bourgeois. C'est pourquoi ceux des bolcheviks [...] qui étaient disposés à accepter une défense conditionnelle, la défense de la patrie à la condition d'une révolution victorieuse et du triomphe de la république en Russie, sont restés fidèles à la lettre du bolchévisme, mais en ont trahi l'esprit; car, entraînée dans la guerre impérialiste des grandes puissances avancées d'Europe, la Russie, même sous la forme républicaine, ferait elle aussi une guerre impérialiste!
En disant que la lutte de classe est le meilleur remède contre l'invasion, Junius n'applique la dialectique marxiste qu'à moitié: il fait un pas sur le bon chemin et s'en écarte aussitôt. La dialectique marxiste exige l'analyse concrète de chaque situation historique particulière. Que la lutte de classe soit le meilleur moyen de s'opposer à l'invasion, cela est vrai et pour la bourgeoisie qui veut renverser la féodalité, et pour le prolétariat qui veut renverser la bourgeoisie. Mais, précisément parce que c'est vrai pour toute oppression d'une classe par une autre, c'est trop général et par conséquent insuffisant pour le cas particulier qui nous intéresse. La guerre civile contre la bourgeoisie est aussi une des formes de la lutte des classes, et elle seule pourrait préserver l'Europe (l'Europe tout entière, et pas seulement un des pays qui la composent) du danger d'invasion. La «Grande Allemagne républicaine», si elle avait existé en 1914-1916, aurait fait la même guerre impérialiste.
Junius serre de près la réponse juste et le mot d'ordre juste: guerre civile contre la bourgeoisie pour le socialisme; mais, comme s'il eût craint de dire toute la vérité jusqu'au bout, il a reculé vers la chimère de la «guerre nationale» en 1914, 1915 et 1916. Si l'on considère les choses sous un angle non plus théorique, mais purement pratique, l'erreur de Junius n'est pas moins manifeste. Toute la société bourgeoise, toutes les classes de l'Allemagne, y compris la paysannerie, étaient pour la guerre (en Russie, très vraisemblablement aussi: du moins la plupart des paysans riches et moyens et une fraction très importante des paysans pauvres se trouvaient manifestement sous le charme de l'impérialisme bourgeois). La bourgeoisie était armée jusqu'aux dents. «Proclamer» dans ces conditions le programme de la république, d'un Parlement siégeant en permanence, de l'élection des officiers par le peuple (l'«armement du peuple»), etc., c'eût été pratiquement «proclamer» la révolution (avec un programme révolutionnaire inadéquat!).
Junius indique très justement, ici même, qu'on ne peut pas «fabriquer» la révolution. La révolution était à l'ordre du jour en 1914-1916, elle était contenue dans la guerre, elle naissait de la guerre. C'est ce qu'il fallait «proclamer» au nom de la classe révolutionnaire en précisant jusqu'au bout, sans crainte, son programme, à savoir: le socialisme, lequel est impossible en temps de guerre sans guerre civile contre la bourgeoisie archi-réactionnaire, criminelle, qui voue le peuple à des calamités sans nom. Il fallait méditer des actions systématiques, coordonnées, pratiques, absolument réalisables quelle que fût la vitesse de développement de la crise révolutionnaire, des actions allant dans le sens de la révolution mûrissante. Ces actions sont indiquées dans la résolution de notre Parti: 1) vote contre les crédits; 2) rupture de la «paix civile»; 3) création d'une organisation illégale; 4) fraternisation des soldats; 5) soutien de toutes les actions révolutionnaires des masses. Le succès de toutes ces mesures mène inéluctablement à la guerre civile.
La proclamation d'un grand programme historique aurait certainement été d'une importance colossale; non pas celle du vieux programme national allemand, périmé pour 1914-1916, mais celle d'un programme prolétarien, internationaliste et socialiste. Vous, les bourgeois, vous faites la guerre pour le pillage; nous, les ouvriers de tous les pays belligérants, nous vous déclarons la guerre, la guerre pour le socialisme: voilà la substance du discours qu'auraient dû prononcer dans les Parlements, le 4 août 1914, les socialistes qui n'ont pas trahi le prolétariat comme l'ont fait les Legien, les David, les Kautsky, les Plékbanov, les Guesde, les Sembat, etc
(61).

Comme il l'avait déjà fait dans la polémique sur la question de l'autodétermination, Lénine s'efforce de découvrir également les racines objectives de l'erreur de Junius:
«
L'erreur de Junius découle vraisemblablement de deux sortes de considérations inexactes. Il est indubitable que Junius est catégoriquement contre la guerre impérialiste, et non moins catégoriquement pour la tactique révolutionnaire: c'est là un fait que ne supprimeront jamais les malignités de MM. les Plékhanov visant Junius à propos de sa défense de la Patrie. Il faut le dire tout de suite et très nettement en réponse à toutes les calomnies possibles et probables de ce genre.
Mais Junius, en premier lieu, ne s'est pas tout à fait libéré du «milieu» des social-démocrates allemands, même de gauche, qui craignent la scission, qui craignent de formuler sans réticence les mots d'ordre révolutionnaires. C'est une crainte injustifiée dont les social-démocrates de gauche de l'Allemagne devront se débarrasser et dont ils finiront par se débarrasser. La poursuite de leur lutte contre les social-chauvins les y conduira. Et ils luttent résolument, fermement, sincèrement contre leurs propres social-chauvins; c'est là la différence énorme, fondamentale qui les distingue en principe des Martov et des Tchkhéidzé, lesquels, d'une main (à la Skobélev), déploient un drapeau saluant «les Liebknecht de tous les pays» et, de l'autre, enlacent tendrement Tchkhenkéli et Potressov!
En second lieu, Junius semble avoir voulu mettre en pratique quelque chose dans le genre de la «théorie des stades», de triste mémoire, prêchée par les menchéviks: il a voulu procéder à la réalisation du programme révolutionnaire par le bout «le plus commode», le plus «populaire», le plus acceptable pour la petite bourgeoisie. Il a voulu, en quelque sorte, «jouer au plus fin avec l'histoire», avec les philistins. Il semble s'être dit que personne ne pourra s'élever contre une meilleure défense de la véritable patrie: or, la véritable patrie, c'est la Grande Allemagne républicaine, et sa meilleure défense, c'est la milice, le Parlement siégeant en permanence, etc. Une fois adopté, ce programme, prétend-il, conduirait de lui-même au stade suivant: la révolution socialiste.
Ce sont sans doutes des considérations de ce genre qui, plus ou moins consciemment, ont déterminé la tactique de Junius. Inutile de dire qu'elles sont erronées. Dans la brochure de Junius, on sent le solitaire, qui n'agit pas au coude à coude avec des camarades au sein d'une organisation illégale habituée à penser les mots d'ordre révolutionnaires jusqu'au bout et à éduquer méthodiquement la masse dans leur esprit. Mais il serait profondément injuste d'oublier que ce défaut n'est pas le défaut personnel de Junius, qu'il résulte de la faiblesse de toute la gauche allemande, enveloppée de toutes parts dans l'odieux réseau du kautskisme hypocrite, pédant, plein de «complaisance» à l'égard des opportunistes. Les partisans de Junius ont su, malgré leur isolement, entreprendre la publication de tracts illégaux et partir en guerre contre le kautskisme. Ils sauront aller plus loin encore dans cette voie qui est la bonne
» (62).

Qu'elles épuisent ou non la question, les paroles de Lénine devaient être rappelées, parce que l'incompréhension du poids du facteur national du point de vue des intérêts internationaux et de classe du prolétariat, jointe à d'autres causes, empêchera Rosa Luxemburg, comme nous le verrons dans la dernière partie de cet article, de porter un jugement correct sur la stratégie et la tactique des bolchéviks dans la révolution russe. Cette incompréhension se reflétera dans les hésitations du jeune Parti Communiste d'Allemagne, tragiquement privé de sa direction au cours des journées de janvier-mars 1919, à adhérer à la IIIème Internationale, par intolérance envers la direction rigoureusement centraliste de Moscou, ainsi que dans les oscillations toujours renaissantes du KPD sur ce problème tactique, entre autres.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. «Stratégie et tactique révolutionnaires dans les polémiques Lénine-Rosa Luxembourg: 1. La question de l'autodétermination», «Programme Communiste» Nr. 65. [back]
  2. Cité dans: Milorad M. Drachkovitch, «Les socialistes français et allemands et le problème de la guerre», Genève 1953, p. 148. [back]
  3. Déclaration du groupe parlementaire social-démocrate sur le vote des crédits de guerre. Cité dans «La correspondance internationale» Nr. 44, 15 juillet 1924. [back]
  4. Karl Kautsky, «Neue Zeit», 2 octobre 1914. Cité ibid. [back]
  5. Cité dans: J. Braunthal, «Geschichte der Internationale (Histoire de l'Internationale)», Hannover, 1961-1963, I, pp. 370-372. [back]
  6. En Allemagne, ce n'est qu'après le 10 septembre que le premier noyau d'internationalistes irréductibles commença à se cristalliser autour de Rosa Luxemburg: la «déclaration» mise en circulation à cette date pour se désolidariser du groupe parlementaire et de la direction du S.P.D. ne recevait que les signatures de Liebknecht, Mehring, Clara Zetkin et Rosa Luxemburg. Liebknecht lui-même vota, seul, contre les crédits de guerre en novembre; il les avait votés par discipline le 4 août. [back]
  7. Lénine, «Le socialisme et la guerre», 1915. En français: «œuvres», tome 21, p. 315. [back]
  8. Lénine, op. cit., p. 309. [back]
  9. Op. cit., pp. 310-311. [back]
  10. Op. cit., pp. 311-316. [back]
  11. Op. cit., pp. 319-320. [back]
  12. Lénine, «œuvres», tome 21, p. 21 s. [back]
  13. Lénine, «La conférence des sections à l'étranger du P.O.S.D.R.», 1915. «œuvres», tome 21, p. 159-160. [back]
  14. Marx à Kugelmaun, 23 février 1865. Traduction française dans Karl Marx, «Lettres à Kugelmann», Paris (réédition Anthropos) 1968, pp. 43-50. [back]
  15. Dans son livre intitulé «L'Etat socialiste isolé (Der isolirte socialistische Staat. Eine socialökonomische Studie» (sic), Zurich, 1878). Trotsky le rappellera contre Staline dans le premier de ses discours à la session de juin 1927 de la Commission centrale de contrôle (cf.«La révolution défigurée», Paris 1929, p. 119). [back]
  16. Les déclarations de Vollmar et Auer sont citées dans Drachkovitch, op. cit., p, 256. [back]
  17. Rosa Luxemburg fait une très brillante critique de la «théorie de la compensation» et de la théorie parallèle, soutenue en particulier par Schippel selon laquelle un budget militaire important a, après tout, des effets positifs pour l'emploi des ouvriers, dans son article de 1899 «Milice et militarisme» («Miliz und Militarismus», «Leipziger Volkszeitung», 20, 21 et 22 février 1899). [back]
  18. «War Friedrich Engels milizgläubig?», «Sozialistische Monatshafte», novembre 1898.
  19. «Sozialistische Auslandspolitik», Iéna, 1911. [back]
  20. Cité par Drachkovitch, op. cit., p. 257. [back]
  21. Op. cit,, p. 258. [back]
  22. Eduard Bernstein, «Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie», Stuttgart, 1899. Traduction française: «Les présupposés du socialisme», Paris, Editions du Seuil, 1974, p. 199. [back]
  23. Cité dans Stuart Schramm et Hélène Carrère d'Encausse, «Le marxisme et l'Asie», Paris, Armand Colin, 1965. pp. 164-165. [back]
  24. Eduard Bernstein, «Die englische Gefahr und das deutsche Volk», Berlin, 1911. [back]
  25. Toutes les citations de Bebel, ainsi que celle de Noske, sont tirées de Drachkovitch, op. cit., pp. 262-266. [back]
  26. Karl Kautsky, «Der Weg zu Macht», Berlin, 1909. Traduction française: Le chemin du pouvoir, Paris, Anthropos, 1969. [back]
  27. Karl Kautsky, «Die moderne Nationalität», «Neue Zeit», V. 1887, pp. 392-405 et 442-451. Traduction française partielle dans Haupt, Lowy, Weil, «Les marxistes et la question nationale», 1848-1914, Paris, Maspéro, 1974, pp. 114-127. [back]
  28. Karl Kautsky, «Die Nationalitätenfrage in Russland» (La question des nationalités en Russie), «Leipziger Volkszeitung», 29 avril 1905. [back]
  29. Cf. Karl Kautsky, «Die nationalen Aufgaben der Sozialisten unter den Balkanslawen» («Les tâches nationales des Socialistes parmi les Slaves des Balkans»), «Der Kampf», 1908, p. 105-110. Traduction française partielle dans Haupt, Lowy, Well, op. cit., pp. 143-147. [back]
  30. Cité par Drachkovitch, op. cit., p. 252. [back]
  31. Karl Kautsky, «Patriotismus und Sozialdemokratie», Leipzig, 1907. [back]
  32. Cité par Drachkovitch, op. cit., p. 252. [back]
  33. Toute l'hypocrisie sordide d'un Van Kol ressort de cet extrait de son intervention au Congrès de Stuttgart en 1907: «Notre ami [il s'agit de Kautsky] est allé encore plus loin, 'quand il nous a donné son avis sur le développement industriel des colonies. Il nous a conseillé d'envoyer des machines et des instruments de travail en Afrique. C'est là une théorie de livres. Veut-il civiliser ainsi le pays? Si nous envoyons une machine aux nègres de l'Afrique centrale, savez-vous ce qu'ils feront? Il est très probable qu'ils exécuteront autour de notre produit européen une danse guerrière (hilarité) et il est aussi probable que le nombre de leurs innombrables dieux sera augmenté d'une unité (nouvelle hilarité). Peut-être nous demandera-t-il aussi d'y envoyer des Européens, sachant conduire les machines. Ce que feront d'eux les indigènes, je ne le sais. Peut-être aussi Kautsky et moi pourrions-nous lier la théorie à la pratique, et pourrions-nous accompagner les machines au continent noir. Mais je suis aussi persuadé que les indigènes ne se contenteront pas de les briser. Il se pourrait même qu'ils nous écorchent, ou bien qu'ils nous mangent, et alors... (se frottant le ventre) je crains fort, comme je suis quelque peu plus développé au point de vue corporel que Kautsky, que j'aurais, auprès de mes amis nègres, la préférence. (Hilarité). Si nous, Européens, nous allions en Afrique avec nos machines européennes, nous serions les victimes de notre expédition. Nous devons, au contraire, avoir les armes à la main, pour nous défendre éventuellement, même si Kautsky appelle cela de l'impérialisme (Très bien sur quelques bancs)» (Cité dans: Schramrn et Carrère d'Encausse, op. cit., pp. 168-169).
    Combien était différente la manière dont Engels envisageait le problème 25 ans auparavant, un extrait de sa lettre à Kautsky du 12 septembre 1882 nous le fera comprendre mieux que tout commentaire:
    «
    Une fois que l'Europe et l'Amérique du Nord seront réorganisées [sur des bases socialistes - NdR], elles constitueront une force si colossale et un exemple tel que les pays à demi civilisés viendront d'eux-mêmes dans leur sillage: les besoins économiques y pourvoiront déjà à eux seuls. Mais par quelle phase de développement social et politique ces pays devront passer par la suite pour parvenir eux aussi à une organisation socialiste, là-dessus, je crois, nous ne pouvons échafauder que des hypothèses assez oiseuses. Une seule chose est sûre: le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d'aucun peuple étranger sans par là miner sa propre victoire» (Cité notamment dans Schramm et Carrère d'Encausse, op. cit., p. 155). [back]
  34. Cité dans: Schramm et Carrère d'Encausse, op. cit., pp. 166-167. [back]
  35. «Rosa Luxemburg avait raison, qui écrivait depuis longtemps qu'il y a chez Kautsky «la courtisanerie du théoricien»: la servilité, ou, en termes plus simples, la servilité devant la majorité du parti, devant l'opportunisme» (Lénine à Chliapnikov, 27 octobre 1914. «Œuvres», tome 35, p. 164). [back]
  36. Rosa Luxemburg, «Was weiter?» (Et ensuite?), «Dortmunder Arbeiterzeitung», 14-15 mars 1910. [back]
  37. KarI Kautsky, «Was nun?» (Et maintenant?), «Neue Zeit», 8 avril 1910. [back]
  38. Rosa Luxemburg, «Ermattung oder Kampf?» (Usure ou lutte?), «Neue Zeit», 27 mai et 3 juin 1910. [back]
  39. Lénine, «La conférence des sections à l'étranger du P.O.S.D.R.», 1915. «Œuvres», tome 21, pp. 161-162. [back]
  40. Lénine, «La faillite de la IIème Internationale». 1915. «Œuvres», tome 21, p. 221. [back]
  41. Karl Kautsky, «Die Abwirtschaftung des Kapitalismus» (Le déclin du capitalisme), «Neue Zeit», 30 avril 1915. Cité par Lénine, op. cit., pp. 227-228. [back]
  42. Op. cit., p. 229. [back]
  43. Op. cit., pp. 232-233. [back]
  44. Lénine, «Le socialisme et la guerre», 1915. «Œuvres», tome 21, pp. 322-323. [back]
  45. Junius (Rosa Luxemburg), «Die Krise der Sozialdemokratie. Anhang: Leitsätze uber die Aufgaben der internationalen Sozialdemokratie» (La crise de la social-démocratie. Appendice: Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale), Zurich, 1916. Traduction française: Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, suivi de sa critique par Lénine, Bruxelles, 1970. [back]
  46. «Der Wiederaufbau der Internationale» (La reconstitution de l'internationale), «Die internationale», Nr. 1, 15 avril 1915. Cet éditorial de Rosa Luxemburg s'en prend notamment à Kautsky qui prétendait faire de la lutte de classe un principe et une directive d'action pour les périodes de cours pacifique du régime capitaliste et non pour les périodes comme celle de la guerre impérialiste, où ses contradictions immanentes atteignent leur paroxysme et placent les socialistes devant l'alternative tranchante: «Ou bien la lutte de classe est, y compris en temps de guerre, la loi suprême d'existence du prolétariat, et alors la proclamation de l'harmonie entre les classes pendant le cours de la guerre (...) est un délit contre les intérêts vitaux de la classe; ou bien la lutte de classe est un délit contre les «intérêts nationaux» et la «sécurité de la patrie» y compris en temps de paix (...). Ou bien la social-démocratie devra faire amende honorable devant la bourgeoisie nationale et réviser radicalement toute sa tactique et ses principes y compris en temps de paix pour s'adapter à sa position social-impérialiste actuelle; ou bien elle devra faire amende honorable devant le prolétariat international et adapter son comportement en temps de guerre à ses principes du temps de paix (...) Ou Bethman-Hollweg, ou Liebknecht. Ou impérialisme, ou socialisme, comme l'entendait Marx!». [back]
  47. Rosa Luxemburg, «La crise de la social-démocratie», op. cit., pp. 129-132. [back]
  48. «Address of the General Council of the International Working Men's Association on the Civil War in France», 1871. Traduction française: Karl Marx, «La guerre civile en France». Cité par Rosa Luxemburg, op. cit., p. 171. [back]
  49. Rosa Luxemburg, op. cit., pp. 220-223. [back]
  50. Lénine, «À propos de la brochure de Junius», 1916. «Œuvres», tome 22, p. 329. [back]
  51. Op. cit., pp. 329-330. [back]
  52. Op. cit., p. 330. [back]
  53. Voir notre «Storia della Sinistra Comunista (Histoire de la Gauche Communiste)», vol. II, pp. 454-458 - Traduction française dans «Programme Communiste» Nr. 58, pp.91-96. [back]
  54. Rosa Luxemburg, op. cit., p. 220. [back]
  55. Lénine, op. cit., pp. 336-337. [back]
  56. Rosa Luxemburg, op. cit., p. 213. [back]
  57. Voir l'article de Lénine «Une caricature du marxisme» et «À propos de l'«économisme impérialiste»» (rédigé en 1916), «Œuvres», tome 23, pp. 27-83. [back]
  58. Lénine, op. cit., pp. 331-333. [back]
  59. Op. cit., pp. 333-336. [back]
  60. Op. cit., p. 337. [back]
  61. Op. cit., pp. 339-342. [back]
  62. Op. cit., pp. 342-343. [back]

Source: «Programme Communiste» Nr. 66, Avril 1975.

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