La "pensee de Mao" expression de la revolution democratique bourgeoise en Chine et de la contre-revolution anti-proletarienne mondiale (II)
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LA «PENSÉE DE MAO» (II)
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[La «Pensée de Mao» (I)] [La «Pensée de Mao» (II)]


Content:

La «pensée de Mao»
Les thèmes bourgeois classiques de la «pensée de Mao»
La théorie maoïste (idéaliste) de l'idéologie
1) La «pratique sociale», fondement de la connaissance des «hommes»
2) L'influence de la lutte de classes sur le devenir de la connaissance
3) L'égoïsme des classes exploiteuses et la faiblesse des forces productives, entraves à l'essor des connaissances humaines
4) L'évolution graduelle des connaissances humaines
5) Les hommes créent leurs rapports de production
La gnoséologie maoïste ou théorie de la connaissance dans la «pensée de Mao»
1) L'expérience immédiate, critère de la vérité
2) Le matérialisme dialectique est la «synthèse» de l'empirisme et du rationalisme
Le pédagogisme culturaliste
Mao et.. Dewey, ou le pragmatisme de la «pensée de Mao»
La «pensée de Mao» dans la tradition opportuniste
«Contradictions» ou «antinomies» proudhoniennes?

Kant, Proudhon ou Marx?
L'éclectisme «philosophique», reflet de l'opportunisme pratique
Notes
Source


La «pensée de Mao» expression de la révolution démocratique bourgeoise en Chine et de la contre-révolution anti-prolétarienne mondiale (II)
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Les thèmes bourgeois classiques de la «pensée de Mao»

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Les emprunts maoïstes à la tradition philosophique idéaliste du 18° siècle concernent:

1) la théorie de l'idéologie,
2) la gnoséologie (théorie de la connaissance),
3) le pédagogisme culturaliste.

C'est dans cet ordre que nous les passerons en revue.

La théorie maoïste (idéaliste) de l'idéologie
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«Les marxistes estiment, au premier chef, que l'activité de la production des hommes constitue la base même de leur activité pratique, qu'elle détermine toute autre activité. Dans leur connaissance, les hommes dépendent essentiellement de leur activité de production matérielle, au cours de laquelle ils appréhendent progressivement les phénomènes de la nature, ses propriétés, ses lois, ainsi que les rapports de l'homme avec la nature; et par leur activité de production ils apprennent également à connaître, à des degrés différents et d'une manière progressive, les rapports déterminés existant entre les hommes. De toutes ces connaissances, aucune ne saurait s'acquérir en dehors de l'activité de production.
Dans la société sans classes, tout individu en tant que membre de cette société, joint ses efforts à ceux des autres membres, entre avec eux dans des rapports de production déterminés et se livre à l'activité de production en vue de résoudre les problèmes relatifs à la vie matérielle des hommes. Dans les sociétés de classes, les membres des différentes classes entrent également sous des formes variées, dans des rapports de production déterminés, se livrent à une activité de production dirigée vers la solution des problèmes relatifs à la vie matérielle des hommes. C'est là l'origine même du développement de la connaissance humaine.
La pratique sociale des hommes ne se limite pas à la seule activité de production; elle revêt encore beaucoup d'autres formes: luttes des classes, vie politique, activités scientifiques et artistique bref, en tant qu'être social, l'homme participe à tous les domaines de la vie pratique de la société. C'est ainsi que dans son effort de connaissance, il appréhende, à des degrés divers, non seulement dans la vie matérielle, mais également dans la vie politique et culturelle (qui est étroitement liée à la vie matérielle) les différents rapports entre les hommes. Parmi ces autres formes de pratique sociale, la lutte des classes, sous ses diverses manifestations, exerce en particulier une influence profonde sur le développement de la connaissance humaine. Dans la société de classes, chaque homme occupe une position de classe déterminée et il n'existe aucune pensée qui ne porte une empreinte de classe. Les marxistes estiment que l'activité de la production de la société humaine se développe pas à pas, des degrés inférieurs aux degrés supérieurs; en conséquence, la connaissance qu'ont les hommes soit de la nature soit de la société se développe aussi pas à pas, de l'inférieur au supérieur. Au cours d'une très longue période historique, les hommes n'ont pu comprendre l'histoire de la société que d'une manière unilatérale parce que d'une part les préjugés des classes exploiteuses déformaient constamment l'histoire de la société, et que d'autre part, l'échelle réduite de la production limitait l'horizon des hommes
» (Mao Tse-Toung, De la pratique, Œuvres choisies, Ed. Pékin, I, pp. 329-331).

Telles sont les thèses maoïstes concernant les formes de la conscience idéologique des «hommes», leur origine, leurs sources, leur développement, le milieu «social» de leur genèse, les obstacles qui entravent leur épanouissement.

Résumons-les en leurs points principaux:
1 - la connaissance sous sa forme la plus générale dépend de la pratique sociale;
2 - les différentes formes de lutte de classe exercent une influence profonde sur le développement des connaissances humaines,
3 - le caractère unilatéral de la connaissance résulte de l'égoïsme des classes possédantes et du faible niveau des forces productives;
4 - l'approfondissement des connaissances humaines s'effectue selon un rythme progressif et graduel;
5 - les hommes créent leurs rapports de production;

Pour nous marxistes, il n'y a rien là qui heurte en quelque manière le point de vue du rationalisme bourgeois le plus classique et le plus conventionnel.

Nous allons prendre ces thèses une à une, et les confronter avec les énonciations caractéristiques du communisme scientifique; nous verrons qu'un abîme sépare ces formulations révisionnistes du matérialisme dialectique...

1) La «pratique sociale», fondement de la connaissance des «hommes»
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L'affirmation d'après laquelle les hommes ne connaissent qu'à travers leur «pratique» est certes juste, mais bien trop schématique et vraiment insuffisante. Pour le matérialisme dialectique, la «pratique» est à l'origine de la connaissance dans la mesure où les hommes ont entre eux et avec la nature des rapports déterminés, la connaissance étant entendue comme le reflet de ces rapports dans le cerveau humain. De ce fait, l'ensemble des théories qui admettent une prétendue «autonomie» de la conscience par rapport aux relations économiques et sociales ont un contenu anti-matérialiste et anti-marxiste.

Cependant Mao fait de la pratique le critère, la source unique du savoir; il admet, contre le matérialisme dialectique, que la connaissance peut être autre chose qu'un reflet, une image du monde extérieur dans l'esprit humain; il postule de surcroît que la «pratique sociale» doit être comprise comme expérience individuelle de chaque homme; une telle assertion met l'idéalisme subjectif à la place du matérialisme. D'ailleurs, qu'en est-il exactement de cette «pratique sociale»? Nous savons que, selon Mao, la connaissance humaine dérive de la pratique considérée dans ses divers aspects et dont l'activité productive ne constitue - soulignons cela - que le pôle le plus important. Mais il faut ajouter, ce que la «pensée de Mao» omet de faire, que cette catégorie n'est qu'une abstraction vide si on ne lui confère pas un contenu historique et si on ne la rapporte pas à des formes déterminées.

Selon le matérialisme historique, le mode d'organisation de l'activité productive détermine le mode d'existence de l'ensemble des activités historiquement déterminées des hommes, et le mode de production, la manière de réaliser l'activité productive, déterminent les rapports sociaux, politiques et leur reflet dans la tête des individus, la connaissance.

C'est le mode de production de la vie matérielle qui détermine nécessairement le mode d'association humain, et le reflet idéologique de ce mode se distribue en philosophie, art, religion, etc., c'est-à-dire dans les modalités intellectuelles par lesquelles les hommes prennent conscience de leurs rapports sociaux, comme de leurs liens avec le monde qui les entoure.

Mao, tout au contraire, hypostasie les «activités humaines» dont il fait des catégories abstraites et tombe dans des absurdités manifestes, comme de pérenniser cette «activité» particulière et historiquement transitoire qu'est la lutte de classe, au même titre que l'activité productive, méconnaissant cette importante et longue époque de la société humaine que fut le communisme primitif, et mettant entre parenthèses l'organisation communiste de la société future, condition matérielle de la libération de la «connaissance», c'est-à-dire d'un dépassement réel de l'idéologie.

2) L'influence de la lutte de classes sur le devenir de la connaissance
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Pour les raisons que nous venons de dire, il est faux de prétendre que la «lutte de classe» et ses différentes «formes» exercent directement une influence particulièrement déterminante sur le développement des connaissances humaines. Pour le marxisme, c'est le développement des forces productives et leur organisation en modes de production donnés et en rapports sociaux particuliers, qui forment la base de la lutte de classe. Mais on chercherait en vain au sein des opuscules «théoriques» de Mao la moindre référence au «mode de production», concept essentiel pour l'intelligence du matérialisme historique. Cela lui interdit évidemment de comprendre le processus réel de le connaissance humaine qui n'en est que la forme intellectuelle seconde, dérivée.

3) L'égoïsme des classes exploiteuses et la faiblesse des forces productives, entraves à l'essor des connaissances humaines
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Telle est la thèse de Mao. Les marxistes affirment au contraire que ce sont les limites étroites de la production qui déterminent la division de la société en classes; et c'est l'extension de la production réalisée par le mode capitaliste qui rend possible et nécessaire l'élimination de la division en classes. C'est pourquoi les vues «égoïstes» des classes possédantes et l'étroitesse de la production ne se situent pas sur le même plan; celles-là découlent de celle-ci, ce qui fait... une petite différence.

Vouloir attribuer le «caractère unilatéral» de la connaissance aux vues tendancieuses et égoïstes des classes exploiteuses qui, horreur, «falsifient» l'histoire, signifie qu'on se place du point de vue étroit du rationalisme bourgeois. Plekhanov écrivait dans ses Essais sur l'histoire du matérialisme (I, 1896):

«D'Holbach se contentait de savoir que le genre humain s'était rendu malheureux pour s'être trompé et qu'il fallait le libérer de ses erreurs. Il n'a épargné ni travail ni argent pour accomplir cette noble tâche. Il a voué toute sa vie à la lutte contre les «préjugés». Le préjugé le mieux enraciné, le plus fatal, c'était la religion et notre philosophe ne se lassait pas de la combattre» (...). «Les hommes sont corrompus parce qu'ils sont presque partout mal gouvernés; ils sont indignement gouvernés, parce que la religion a divinisé les souverains; ceux-ci, assurés de l'impunité et pervertis eux-mêmes, ont nécessairement rendu leurs peuples misérables et méchants. Soumis à des maîtres déraisonnables, ils n'ont jamais été guidés par la raison. Aveuglés par des prêtres imposteurs, leur raison leur devient inutile. Ainsi les religions et leur influence sur les gouvernements sont cause de tout le malheur et font le contenu de toute l'histoire. Cette opinion est, dans toute l'acception du mot, celle d'un Bossuet à l'envers. L'auteur du Discours sur l'histoire universelle était convaincu que la religion arrangeait tout pour le mieux, alors que d'Holbach pensait qu'à cause d'elle, tout allait aussi mal que possible. Cette différence était le seul progrès que la philosophie de l'histoire avait accompli dans l'espace d'un siècle».

Mao a en commun avec le rationalisme du XVIII° siècle cette idée que les privilégiés «déforment tendancieusement» la connaissance. Le matérialisme dialectique rejette les considérations moralisantes et ramène «les idées fausses» que les hommes se font de la réalité à l'objectivité matérielle de leurs conditions d'existence. Il affirme que les hommes connaissent au sein de conditions matérielles déterminées et avec des moyens matériels donnés; il affirme ensuite que c'est dans la mesure où ils développent leurs moyens matériels d'existence qu'ils développent également les moyens qui leur permettent d'approfondir leurs connaissances. Mais laissons Engels préciser ce point:

«Ce fut précisément Marx qui découvrit la loi d'après laquelle toutes les luttes historiques, qu'elles soient menées sur le terrain politique, religieux, philosophique, ou dans tout autre domaine idéologique, ne sont en fait que l'expression plus ou moins nette des luttes de classes sociales, loi en vertu de laquelle l'existence de ces classes et par conséquent aussi leurs collisions sont à leur tour conditionnées par le degré de développement de leur situation économique, par leur mode de production et leur mode d'échange qui dérive lui-même du précédent» (Préface à la troisième édition allemande du 18 Brumaire de Louis Bonaparte).

4) L'évolution graduelle des connaissances humaines
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Pour la «pensée de Mao», l'histoire humaine se développe de façon graduelle; c'est très exactement le point de vue de la philosophie bourgeoise du 18° siècle, telle qu'il est par exemple donné dans l'Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain de Condorcet. Voyons ce que dit Marx:

«A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel, qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse, des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout...» (Préface à la Contribution à la Critique de l'Économie politique).

Selon Marx, l'activité productive se développe dans des modes de production donnés, selon le degré de développement des forces productives; ces dernières ne se développent nullement selon un processus «graduel», mais au travers d'une succession de profonds bouleversements de la société et de son mode d'organisation. L'histoire humaine est donc loin de présenter un cours continu, linéaire. Sa trame juxtapose des périodes où les forces productives stagnent et des temps forts où elles explosent et peuvent continuer leur essor du fait même de cette explosion politique. Le maoïsme semble ignorer que les forces productives capitalistes ont langui pendant des siècles dans le cadre étroit des rapports de production féodaux, et que leur immense développement n'a été rendu possible que par le total éclatement de ces rapports qu'a représenté la révolution bourgeoise.

Il paraît ignorer que l'instauration de nouveaux rapports sociaux et, par contrecoup, le développement de nouvelles puissances productives ont entraîné la suprématie mondiale des grandes puissances capitalistes européennes, puis celle des États-Unis. Il «oublie» que celles-ci ont exporté ces forces productives en Asie, puis en Afrique, en implantant, d'une manière nullement graduelle, le mode de production capitaliste dans des aires géographiques qui n'avaient pas encore dépassé le stade de la communauté primitive ou de l'artisanat domestique, comme cela est exposé de façon indépassable dans le premier chapitre du Manifeste de 1848. Et enfin, sait-il seulement que les forces productives capitalistes elles-mêmes ne se sont pas développées au sein du féodalisme occidental de façon «graduelle», mais par bonds successifs?

C'est ce processus non graduel qui détermine le cours de la connaissance «humaine», lequel, tout comme les forces productives, s'est toujours développé non par degrés, mais par bonds. Les idées anciennes ne disparaissent pas du fait de la recherche intellectuelle, c'est-à-dire par une voie idéale. Nous laissons ce fantasme aux épigones des idéologues allemands, et plus généralement au philistin progressiste, à l'intellectuel avancé qui ressasse des débris de la philosophie des Lumières et, pis, du positivisme bien que - ironie! - il les juge définitivement dépassés par la «conscience critique» du bienheureux vingtième siècle!

Dans la préface de 1846 à L'Idéologie allemande, Marx écrit:

«Jusqu'à présent, les hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu'ils se faisaient de Dieu, de l'homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu'à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s'étiolent. Révoltons-nous contre la domination de ces idées. Apprenons aux hommes à échanger ces illusions contre des pensées correspondant à l'essence de l'homme, dit l'un; à avoir envers elle une attitude critique, dit l'autre; à se les sortir du crâne, dit le troisième et la réalité actuelle s effondrera! Ces rêves innocents et puérils forment le noyau de la philosophie actuelle des Jeunes Hégéliens (...). Naguère, un brave homme s'imaginait que si les hommes se noyaient, c'est uniquement parce qu'ils étaient possédés par l'idée de la pesanteur. Qu'ils s'ôtent de la tête cette représentation, et les voilà désormais à l'abri de tout risque de noyade. Sa vie durant, il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c'était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes.»

Certes, rien n'est plus éloigné de Marx qu'une «théorie historico-philosophique générale dont la suprême vertu consiste à être supra-historique». D'autre part, Marx et Engels ont insisté maintes fois sur l'importance de la superstructure comme forme dans laquelle le conflit entre les forces et les rapports de production est compris et «mené jusqu'au bout». Dans ces cas, la «théorie» en s'incarnant, grâce à l'avant-garde, dans les masses, devient elle-même une force matérielle dirigée contre des forces matérielles («L'arme de la critique, dit Marx dans l'Introduction à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel, de 1843-44, ne peut remplacer la critique par les armes, la force matérielle doit être abattue par la force matérielle, mais même la théorie devient une force matérielle quand elle s'empare des masses»). Mais ce n'est, en aucune façon et à aucune époque, une clarification, une illumination qui ébranlera la domination des idées des classes dominantes; celles-ci ne disparaîtront qu'avec les classes dominantes elles-mêmes, du fait des contradictions objectives qui se traduisent dans le mouvement révolutionnaire et dans la conscience qui, dans le parti communiste, cesse d'être idéologique pour devenir scientifique. Cette conscience est introduite dans les masses en lutte, et précisément grâce à la lutte, de l'extérieur, par un groupe nécessairement «marginal» au début, par le groupe minoritaire qui a, précisément, formulé la «théorie». D'ailleurs, le mouvement ne saurait être «révolutionnaire» s'il n'était pénétré par cette «conscience critique» qui lui est préexistante comme reflet des contradictions matérielles qui déterminent le mouvement matériel lui-même. La «théorie» qui s'empare des masses n'est pas l'expression immédiate et directe de leur mouvement, et ce n'est pas de lui qu'elle surgit, bien qu'elle en soit l'expression historique. Ces idées sont celles du Que faire? de Lénine et l'on peut mesurer l'influence que les «ambiguïtés» et les «oublis» de la pensée de Mao ont exercé sur le maospontanéisme européen, quand on lit que «les maoïstes français ont eu le grand mérite de comprendre que la «théorie» léniniste (de «l'importation de la conscience de l'extérieur dans les masses») était dépassée» (A. Carlo, in Lenin sul partito, Bari 1972, p. 129). En dépit de l'étiquette «marxiste-léniniste», un tel «dépassement» de Lénine est purement et simplement une rechute dans l'économisme et le menchévisme les plus plats, comme c'est d'ailleurs le cas pour tous les «dénonciateurs» des prétendues «contradictions» de Lénine. Parler de l'importance de la superstructure, de la conscience de classe, et déprécier cette superstructure dans laquelle se condense la science de classe (la théorie révolutionnaire) à savoir le parti, c'est s'abandonner au confusionnisme le plus grossier (1).

Les nouvelles idées surgissent comme patrimoine théorique d'une classe révolutionnaire (comme doctrine révolutionnaire qui doit s'emparer des masses et qui exprime la mission historique de la classe) lorsque l'ancienne structure sociale est irrémédiablement déchirée par ses contradictions, et en premier lieu par la pression de forces de production qu'elle peut toujours moins enfermer dans son cadre étroit. Ces nouvelles idées ne peuvent devenir les idées dominantes qu'à la suite d'une révolution détruisant les rapports dépassés et, dans le même mouvement, les images idéologiques qui en sont l'expression. Du fait de la persistance des vieilles «habitudes», du fait qu'un bouleversement «intellectuel» général exige une transformation matérielle achevée, elles ne peuvent le devenir immédiatement après cette révolution, mais seulement au cours de la longue période qui suivra. L'existence précédant la conscience, c'est seulement dans le parti qui possède la vision de tout le processus révolutionnaire que le dépassement dialectique de l'idéologie dominante peut précéder le renversement pratique de la classe dominante.

«Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de la production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants; elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience (...), pour autant qu'ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu'ils ont une position dominante, entre autres comme êtres pensants, comme producteurs d'idées, qu'ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque (...). L'existence d'idées révolutionnaires suppose déjà l'existence d'une classe révolutionnaire» (L'idéologie allemande, I, 3).

5) Les hommes créent leurs rapports de production
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Lorsque, dans le long passage de De la pratique que nous commentons, Mao évoque les rapports de production, il se place dans une optique idéaliste, et il utilise une terminologie très générale, imprécise, sans faire en outre la moindre distinction entre société de classes et société sans classes.

Manifestement, que la société de classes concerne le mode de production esclavagiste antique ou la société capitaliste moderne lui importe peu, de même qu'il ne se souciait guère de savoir si l'activité productive était celle des artisans médiévaux à la productivité dérisoire, ou celle des prolétaires modernes concentrés dans les grandes fabriques capitalistes.

Remarquons également la merveilleuse monotonie du devenir social selon Mao. En fait, d'après lui, toutes les sociétés ont pour commun dénominateur la résolution «des problèmes de la vie matérielle des hommes».

La généralité de la formulation jette un voile mystificateur sur le développement réel de l'humanité, car elle omet ce fait essentiel: dans la société divisée en classes, «les problèmes de la vie matérielle des hommes» sont «résolus» par la soumission du travail vivant, par l'aliénation et l'abrutissement de l'espèce et plus particulièrement de la fraction qui accomplit le travail productif!

Force nous est donc de constater l'ignorance de Mao concernant l'un des rudiments essentiels de la conception matérialiste de l'histoire, à savoir le fait de le division du travail manuel et du travail intellectuel, accompagnant la dissolution des communautés primitives.

Mais Mao pousse encore bien plus loin son révisionnisme lorsqu'il affirme que «dans les différentes sociétés de classes, les membres de celles-ci qui appartiennent aux diverses classes (...) réalisent l'activité productive», reprenant ainsi une thèse bourgeoise caractéristique. L'optique du matérialisme historique est tout autre. Lorsque celui-ci considère une société divisée en classes antagoniques, il n'a pas recours à des termes aussi vagues que «les hommes» en général ou «les membres de ces sociétés», alors que seuls les éléments de la classe exploitée produisent sous la contrainte, parfois juridique et toujours matérielle, et de toutes façons sous la dictature étatique des exploiteurs, non pas «pour résoudre les problèmes de la vie matérielle des hommes», mais de leur vie matérielle à eux, les exploités, et de celle des exploiteurs, ce qui est tout autre chose!

La thèse de Mao, platement bourgeoise, est digne des «révisionnistes» de Moscou et de leurs épigones, ceux-là mêmes qui soutiennent l'«alliance de toutes les couches productives avec le prolétariat». Si pour reprendre le mot de Lénine «la politique est de l'économie concentrée», la philosophie semble bien en être la «quintessence». Et la senteur des petits bouquets que nous cueillons dans le jardin «théorique» de la «pensée de Mao» flatte les narines délicates du petit-bourgeois en mal de parfums exotiques qui soupire d'aise à humer de telles effluves! De la façon dont Mao présente les choses, il ressort que pour «résoudre les problèmes de leur vie matérielle», «les hommes» «entrent dans des rapports donnés de production», c'est-à-dire qu'ils créent ces rapports en vue de la satisfaction des besoins «humains». Le matérialisme historique est au contraire fondé sur le fait que les hommes «entrent» dans des rapports de production déterminés par le développement des forces productives matérielles et donc indépendants de leur volonté. Que dit Marx, en effet?

«Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé» (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte).

Et encore:

«Voici donc les faits: des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés... La structure sociale et l'Etat résultent constamment du processus vital d'individus déterminés; mais de ces individus non pas tels qu'ils peuvent s'apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d'autrui, mais tels qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire tels qu'ils oeuvrent et produisent matériellement; donc tels qu'ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté... Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc... mais les hommes réels agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relation qui y correspond, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre» (L'idéologie allemande).

Les hommes ne «créent» donc pas leurs rapports de production, comme se l'imagine le volontarisme petit-bourgeois maoïste; mais ils entrent dans des rapports de production déterminés, et c'est sur la base de ces rapports, indépendants de leur volonté, que se forment leurs idées, leurs connaissances. La caricature révisionniste du maoïsme s'oppose on ne peut plus clairement à la conception matérialiste et dialectique de l'histoire qui, comme «théorie de l'idéologie»

«explique la formation des idées en partant de la pratique matérielle et parvient donc aussi à ce résultat que toutes les formes et les produits de la conscience peuvent être éliminés non pas au moyen de la critique intellectuelle qui les supprime dans l' «auto-conscience» ou les transforme en «esprits», «fantasmes», «spectres», etc., mais uniquement au moyen du renversement pratique des rapports sociaux existants, dont ces mensonges idéalistes sont dérivés; que ce n'est pas la critique, mais la révolution qui est la force motrice de l'histoire, et même de l'histoire de la religion, de la philosophie et de toute autre théorie» (L'idéologie allemande, I, 2).

La gnoséologie maoïste ou théorie de la connaissance dans la «pensée de Mao»
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«Quiconque veut connaître un phénomène ne peut y arriver sans se mettre en contact avec lui, c'est-à-dire sans vivre (se livrer à la pratique) dans le milieu même de ce phénomène.
Toutes les connaissances authentiques sont issues de l'expérience immédiate. Toutefois, on ne peut avoir en toutes choses une expérience directe: en fait, la majeure partie de nos connaissances sont le produit d'une expérience indirecte: par exemple toutes les connaissances que nous tenons des siècles passés et des pays étrangers.
La connaissance commence avec l'expérience, c'est là le matérialisme de la théorie de la connaissance. (...) La connaissance rationnelle dépend de la connaissance sensible et celle-ci doit se développer en connaissance rationnelle, telle est la théorie matérialiste-dialectique de la connaissance. En philosophie, ni le «rationalisme» ni l' «empirisme» ne comprennent le caractère historique ou dialectique de la connaissance, et, bien que ces théories recèlent l'une comme l'autre un aspect de la vérité,.., elles sont toutes deux erronées du point de vue de la théorie de la connaissance considérée dans son ensemble.
Notre conclusion est l'unité historique, concrète, du subjectif et de l'objectif, de la théorie et de la pratique, du savoir et de l'action...
» (De la pratique, op. cit., pp. 334-343).

Telles sont les thèses maoïstes sur la gnoséologie. Résumons les; puis nous les passerons au tamis du matérialisme dialectique:
1) Toutes les connaissances authentiques sont issues de l'expérience immédiate ou encore, l'expérience est le critère de la vérité.
2) Le matérialisme dialectique est la réconciliation de l'empirisme et du rationalisme.

1) L'expérience immédiate, critère de la vérité
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Cette affirmation est absolument anti-matérialiste et par suite anti-marxiste.
Notons tout d'abord que Mao exclut tout le domaine de la connaissance humaine effective qui n'est le produit d'aucune «expérience» particulière. Cela n'est pas sans nous rappeler une ancienne polémique que Lénine mena en son temps contre les empiriocriticistes; et les critiques adressées par Lénine à Avénarius peuvent être retournées à Mao:

«Avénarius... veut que le contre-terme [le monde physique - NdR] soit inséparable du terme central [le sujet «idéal» percevant et connaissant - NdR], le milieu inséparable du Moi, le non-Moi inséparable du Moi (comme disait déjà J.G. Fichte). Que cette théorie ne soit qu'un travestissement de l'idéalisme subjectif, nous l'avons déjà dit en son lieu et place, et le caractère des attaques d'Avénarius contre la «matière» est parfaitement clair: l'idéaliste nie l'existence du physique indépendamment du psychique et repousse pour cette raison la conception élaborée par le philosophe pour désigner cette existence» (Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres, Tome 14, p. 148).

En conséquence de quoi, Mao exclut du champ de la connaissance humaine tout ce qui ne dérive pas de notre expérience ou de celles d'autres individus. Que répondrait-il à la question posée par Lénine au paragraphe 4 de son premier chapitre, «La nature existait-elle avant l'homme?»:

«La mystification d'Avenarius (Mao), qui reprend sans réserve l'erreur de Fichte, est parfaitement bien dévoilée ici. L'élimination fameuse de l'opposition entre le matérialisme et l'idéalisme à l'aide du mot «expérience», s'avère un mythe dés que nous passons à des questions concrètes déterminées. Telle est la question de l'existence de la terre avant l'homme...» (Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres, Tome 14, p. 72).

Voilà donc ce qu'il en est de la signification réelle de l'«expérience» pour le marxisme.

Selon Lénine la théorie matérialiste de la connaissance affirme que les choses existent en dehors de nous, de nos sensations et de notre conscience, indépendamment de l'expérience sensible particulière:

«La matière est primordiale; la pensée, la conscience, la sensibilité sont les produits d'une évolution très avancée. Telle est la théorie matérialiste de la connaissance adoptée d'instinct par toutes les sciences de la nature» (Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres, Tome 14, p. 75).
«
Le «réalisme naïf» de tout homme sain d'esprit (...) consiste à admettre l'existence des choses, du milieu, du monde indépendamment de nos sensations, de notre conscience (.). Nos sensations, notre conscience ne sont que l'image du monde extérieur et il est évident que la représentation ne peut exister sans ce qu'elle représente, tandis que l'objet peut exister indépendamment de celui qui se le représente. La conception «naïve» de l'humanité, le matérialisme la met consciemment à la base de sa théorie de la connaissance» (Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres, Tome 14, p. 69).

Face à cette conception, se présente celle de l'idéalisme pour lequel la sensibilité, la pensée et ses facultés, bref l'ensemble des attributs du sujet percevant et «expérimentant», est primordial, la matière étant ramenée à un effet de la pensée:

«Engels déclare dans son L. Feuerbach que le matérialisme et l'idéalisme sont les courants philosophiques fondamentaux. Le matérialisme tient la nature pour le facteur premier et l'esprit pour le facteur second; il met l'être au premier plan et la pensée au second. L'idéalisme fait le contraire» (Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres, Tome 14, p. 100).

Notons on passant que si, pour les marxistes, l'histoire de la pensée humaine est le lieu du heurt entre ces deux grandes tendances, Mao ne fait jamais mention de cette distinction; bien mieux, il lui substitue l'opposition idéaliste entre l'empirisme et le rationalisme

2) Le matérialisme dialectique est la «synthèse» de l'empirisme et du rationalisme
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Nous revoilà à nouveau en plein 18° siècle! La théorie de la connaissance maoïste, de par cet éclectisme hautement revendiqué, n'est donc qu'une version «modernisée» (c'est-à-dire abâtardie) du criticisme kantien et donc un énième révisionnisme sur le plan philosophique comme sur le plan politique (la greffe du criticisme sur le tronc du marxisme était déjà un des chevaux de bataille de E. Bernstein et de son alter ego philosophant, Conrad Schmidt). Ce criticisme tente de réaliser la fusion de deux philosophies: l'empirisme et le rationalisme. Pour la première, toutes nos connaissances dérivent de l'expérience, avec des implications tantôt agnostiques (Looke), tantôt nettement subjectivistes (Hume), tantôt matérialistes-métaphysiques (Condillac et les sensualistes français, parmi lesquels d'Holbach et Helvétius, qui oscillent entre le matérialisme naturaliste et, en histoire, la philosophie des Lumières la plus naïvement idéaliste). Pour la seconde, purement idéaliste, nos connaissances dérivent de la Raison, de ses idées innées ou de ses catégories a priori: c'est le rationalisme de Descartes, de Leibnitz et de Wolff.

En insistant surtout sur les aspects «empiristes» du criticisme, la «pensée de Mao» ne réussit qu'à se rapprocher davantage de la tradition philosophique anglaise qui est sa source, prenant un caractère agnostique. Cet agnosticisme qui n'ose pas dire son nom est un «matérialisme honteux» à un double titre, et précisément parce qu'il est «honteux», il laisse la porte ouverte à l'idéalisme. Car, comme l'écrivait Engels:

«La conception de la nature qu'a l'agnostique est entièrement matérialiste [nous verrons bientôt ce qu'il faut penser du «matérialisme» de Mao - NdR]; le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et n'admet pas l'intervention d'une action extérieure; mais il ajoute par précaution: «nous ne possédons pas le moyen d'affirmer ou d'infirmer l'existence d'un être suprême quelconque au-delà de l'univers connu»... Notre agnostique admet tout aussi bien que notre connaissance est basée sur les données fournies par les sens; mais il s'empresse d'ajouter: «comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire?»; et il continue en nous informant que lorsqu'il parle des objets ou de leurs qualités, il n'entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut en réalité rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu'ils ont produites sur les sens» (Préface à l'édition anglaise - 1892 - de Socialisme utopique et socialisme scientifique).

C'est pourquoi un Kant distingue entre phénomène et noumène, entre raison pure et raison pratique, la seconde «ressuscitant le cadavre du déisme» que la première «avait tué». Pour sa part, Mao ne ressuscite pas dieu (qu'à la différence de Kant, il ne s'est jamais donné la peine de «décapiter») (2), mais il ressuscite tout le panthéon idéologique des vieilles divinités démocratiques et tout l'humanisme pleurnicheur que ses disciples occidentaux ont porté à son comble. Son agnosticisme présente en effet sur le matérialisme l'incomparable avantage pratique de lui permettre de détacher le «socialisme» de la brutale réalité matérielle des moyens et des rapports de production, de le placer dans des sphères... célestes, tandis que sur la terre profane règnent le marché et le salariat, que Mao y pratique la «coexistence pacifique» et une politique d'«équilibre mondial» impérialiste à laquelle il a sacrifié les paysans indonésiens, par exemple, et qui a coûté des montagnes de cadavres. En faisant disparaître la réalité objective à l'aide de son «criticisme», Mao peut bien prétendre qu'en Chine se déroulent des «expériences socialistes» alors que les rapports économico-sociaux qui y sont en vigueur sont objectivement capitalistes: qui peut connaître la chose en soi, c'est-à-dire la nature de cette réalité sociale?

Comme on le voit, l'agnosticisme tend les bras à l'idéalisme subjectif, au solipsisme et procède de la même conception de l'expérience, d'après laquelle on ne saurait admettre aucune autre réalité que celle du sujet humain expérimentant et connaissant. Le matérialisme intégral, c'est-à-dire dialectique et historique, du marxisme, interprète au contraire l'expérience comme un reflet des choses existant en dehors de nous et de leur mouvement réel, reflet évidemment contradictoire, relatif, objectivement conditionné, comme Lénine l'a rappelé avec énergie. Science positive et expérimentale. donc, le marxisme se fonde sur le postulat d'objectivité.

C'est là tout le sens de la polémique de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme:

«L' «expérience» couvre aussi bien en philosophie la tendance matérialiste que la tendance idéaliste et consacre leur confusion (...). L'histoire de la philosophie nous apprend que l'interprétation de la notion d' «expérience» divisait les matérialistes et les idéalistes classiques. La philosophie professorale de toutes nuances pare aujourd'hui son fond réactionnaire de déclamations variées sur l' «expérience» (...). On ne peut que plaindre les gens qui ont cru, d'après Avénarius et Cie, à la possibilité d'éliminer, à l'aide du petit mot «expérience» la distinction «surannée» entre matérialisme et idéalisme» (op. cit., pp. 153-154).

C'est de la même façon que:

«les révisionnistes se traînent dans le marais de la vulgarisation philosophique de la science, substituant à la dialectique «subtile» (et révolutionnaire) la «simple»(et pacifique) évolution» (Lénine, Marxisme et révisionnisme).

La «pensée de Mao» évoque très fréquemment la catégorie d' «expérience», mais, dans le contexte d'une œuvre qui est pourtant censée exposer la théorie matérialiste dialectique de la connaissance, elle «omet» de préciser quelles on sont les bases, les fondements réels et objectifs. Cette omission est déjà par elle même extrêmement significative et elle permet de mesurer la consistance théorique de cette élaboration doctrinale, et, ce qui compte davantage encore, d'en caractériser l'orientation réelle.

Dans sa théorie de la connaissance, Mao oscille entre l'empirisme et une variété de criticisme kantien. L'aspect empiriste ressort clairement de l'affirmation qu'en définitive, toute expérience peut être ramenée à une expérience directe. Il est vrai que toute connaissance dérive de l'expérience, mais cela, même des idéalistes, des spiritualistes et un solipsiste comme Fichte, l'admettent. Mais affirmer que l'expérience est toujours directe et subjective, c'est précisément se rallier à l'empirisme, contre le principe expérimental (3).

Mao n'ignore pas l'importance de l'abstraction pour dépasser la connaissance immédiate dérivant de la simple perception, mais quand il s'y réfère, il greffe un critère rationaliste sur le critère empiriste qu'il reconnaît lui-même insuffisant, affirmant qu'entre les choses existe un «lien interne» que seule la connaissance rationnelle pouf saisir, affirmation nettement criticiste. Il est vrai que Marx lui-même reconnaissait que le processus de la connaissance passait à différents niveaux et que «toute science serait superflue si la forme phénoménale et l'essence des choses coïncidaient immédiatement», mais il excluait toute différence de principe entre «phénomène» et «chose en soi» (4) et considérait le rôle de l'abstraction comme inséparable de la reconstruction de la totalité concrète. Cette problématique qui constitue un leit-motiv des Cahiers philosophiques de Lénine est tout à fait absente de la «pensée de Mao» qui se borne (précisément parce que cela sert son association éclectique entre empirisme et rationalisme) à en citer le passage qui dit: «L'abstraction de la matière, de la loi de nature, l'abstraction de valeur, etc., en un mot toutes les abstractions scientifiques (sensées et à prendre au sérieux) reflètent la nature plus profondément, plus fidèlement et de façon plus complète». Pourtant, cela s'accorde si mal avec la théorie selon laquelle toutes les connaissances proviennent de l'expérience directe, tandis que l'élaboration rationnelle doit rechercher le lien interne, que Lénine poursuit on disant: «La valeur est une catégorie qui «manque de la matière de la sensibilité», mais elle est plus vraie que la loi de l'offre et de la demande». La notion de «lien interne» ne peut s'accorder avec la conception de Marx et de Lénine que si, à la différence de Mao, on le comprend comme un ensemble de relations définies au sein de la complexité concrète qui nous apparaît comme un tout plus ou moins indifférencié et indéterminé, comme par exemple la «société» de l'idéologie, ou l' «économie», la «nation» de la pensée vulgaire. En ce qui concerne l'objet singulier, c'est sa coordination dialectique avec d'autres objets que l'investigation scientifique devra établir.

De la même façon qu'en cherchant à dépasser l'empirisme, Mao tombe dans le criticisme, il tombe dans une forme de pragmatisme en cherchant à dépasser le doctrinarisme spéculatif. Cela apparaît nettement dans ce passage de De la pratique:

«Pour connaître directement tel phénomène ou tel ensemble de phénomènes, il faut participer personnellement à la lutte pratique qui vise à transformer la réalité, à transformer ce phénomène ou cet ensemble de phénomènes, car c'est le seul moyen d'entrer on contact avec eux en tant qu'apparences; de même, c'est là le seul moyen de découvrir l'essence de ce phénomène ou de cet ensemble de phénomènes, et de les comprendre (...). Si l'on veut connaître la théorie et les méthodes de la révolution, il faut prendre part à la révolution» (op. cit., pp. 334-335).

Dans ce cas, comment Lénine a-t-il pu affirmer que sans théorie et sans organisation préliminaire adéquate, il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire? Tout ce qui en reste chez Mao, c'est la «grande importance» qu'il consent à reconnaître à la théorie: c'est vague.

Pour le marxisme, la connaissance d'un événement, d'un processus, implique la connaissance de ses déterminations, c'est-à-dire de ses conditions d'apparition et de disparition, et par conséquent la possibilité d'agir sur ces conditions, de modifier le phénomène ou le processus, vérifiant ainsi la validité de la connaissance. Bien sûr, la connaissance du capitalisme, par exemple, présuppose la société capitaliste: mais c'est là une lapalissade. Il existe une belle différence entre le fait de vivre un processus et le fait d'en connaître les lois, de même qu'entre le fait de subir des déterminations et celui de les comprendre (ce n'est pas le fait d'être exploité, par exemple, qui permet de saisir le mécanisme de l'exploitation). En général, il y a un «saut qualitatif» net entre le fait de vivre dans le monde et celui de le transformer. Pris dans l'absolu, l'aphorisme de Mao conduirait à cette conclusion: Marx n'étant pas «en contact» avec la dictature du prolétariat en 1848, son programme était purement utopique. Il ne faut donc pas s'étonner si Mao affirme:

«A l'époque du capitalisme libéral, Marx ne pouvait pas connaître d'avance, concrètement, certaines lois propres à l'époque de l'impérialisme, puisque l'impérialisme, stade suprême du capitalisme, n'était pas encore apparu et que la pratique correspondante faisait défaut: seuls Lénine et Staline (!) purent assumer cette tâche» (ibid., p. 334).

Dans cette conception, un élément essentiel de la science expérimentale disparaît: c'est la prévision, cette prévision revendiquée par Lénine lorsqu'il écrivait:

«L' «idéologue» mérite d'être appelé idéologue uniquement quand il précède le mouvement spontané et lui indique le chemin, quand il sait résoudre avant les autres toutes les questions théoriques, politiques, tactiques et organisatives que se posent spontanément les «éléments matériels» du mouvement».

C'est ce qui distingue fondamentalement le bolchevisme, restauration et application complètes du marxisme révolutionnaire, de l'empirisme stalinien qui, sur le plan théorique, s'est traduit par une révision totale.

Descendant de la stratosphère idéologique à la politique terrestre, il nous semble indubitable que ce mélange d'affirmations très générales et banales, de formulations approximatives et équivoques, assaisonnées de quelques rares citations classiques détachées de leur contexte, ont servi à Mao à tenter de justifier une voie chinoise au socialisme qui n'aurait été révélée qu'à ceux qui participèrent en personne à la longue marche. De son point de vue, c'est aussi légitime que c'est inadmissible du point de vue où Marx, Engels et Lénine se plaçaient. Ce relativisme n'est qu'un autre aspect du pragmatisme de Mao.

Le pédagogisme culturaliste
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Cette autre caractéristique de la «pensée de Mao» est clairement d'origine bourgeoise classique.

Pour le philosophe bourgeois rationaliste qui voit dans la communauté des consciences le secret d'une vie publique harmonieuse, l'instruction revêt une importance toute particulière. Dans l'optique qui définit l'individu par sa capacité de penser, la liberté d'opinion est consacrée comme un droit «naturel» et comme la source de la vie politique où les antagonismes entre les personnes et les nations devraient se régler par la vertu du verbe, de la démocratie et des pactes, la jurisprudence prenant le pas sur les rapports de force réels.

En tant qu'être doué de «raison» et... de quelques biens particuliers, tout homme se doit de participer à la vie sociale; comme tel il se découvre citoyen; et, puisque la démocratie exprime la volonté souveraine du peuple, il convient de le préparer à la conscience et au bon usage de ses «droits». Telle sera donc la tâche de l'école.

L'instruction publique joue ici à deux niveaux; d'une part, elle garantit la qualification de la force de travail des producteurs modernes de plus-value, d'autre part, elle contribue, en répandant l'idéologie bourgeoise au sein des larges masses, à la diffusion des rapport mercantiles dans les campagnes. Par sa propagande anti-féodale et laïque, elle est un facteur révolutionnaire sans égal qui lie la campagne à la ville, battant on brèche la puissance locale du propriétaire foncier et l'idéologie politique et spirituelle qui soutient son pouvoir.

La «révolution culturelle» de 1966 n'est pas sans rappeler les objectifs de la bourgeoisie révolutionnaire du 18° siècle. A deux siècles de distance, les tâches sont similaires; elles tournent autour de cette préoccupation fondamentale: hisser un pays à structure moyenâgeuse du mode de production pré capitaliste à la hauteur de la productivité bourgeoise on «comptant sur ses propres forces»... Le plan réactionnaire de Sun Yat-sen (rêve petit-bourgeois d'un plan d'aide financière et d'industrialisation de la Chine fondé sur la «coopération» internationale) avait été relayé par celui de Mao (alliance privilégiée avec le «grand frère socialiste» russe); mais ce dernier s'était révélé à son tour illusoire, les exigences classiquement impérialistes des «puissances» s'avérant décidément incompatibles avec celles de l'économie chinoise.

C'est au regard de cette tâche véritablement titanesque qu'il faut comprendre le culturalisme de Mao Tsé-toung, qui est historiquement tout autre chose que l'éducationnisme réformiste et humanitaire des vieilles démocraties occidentales repues. La base d'une telle entreprise est la systématisation nationale; or celle-ci ne peut s'effectuer sans l'unification linguistique d'un pays aux parlers multiples qui déjà par eux-mêmes contrarient l'essor commercial intérieur. L'obstacle des barrières douanières intérieures et la faiblesse des forces productives se doublent en effet du manque d'unité culturelle.

Mais d'autre part, vaincre l'apathie séculaire des masses attachées à la routine propre au mode de production asiatique par la diffusion d'un «mode révolutionnaire de penser» et assujettir le prolétariat industriel aux objectifs parfaitement capitalistes de l'édification d'une grande nation moderne susceptible, dans un premier temps, de jouer un rôle honorable sur la scène internationale, telles sont également les clefs du culturalisme de Mao.

Les dirigeants chinois ne cessent de le répéter cyniquement, faisant ainsi écho au slogan stalinien sur l'homme comme «capital le plus précieux»: la richesse de leur pays réside tout entière dans les centaines de millions de bras qu'il s'agit d'organiser le plus rationnellement possible, conformément au plan d'ensemble de l'édification «socialiste», plan relatif puisque mercantile, et qui n'a donc rien à voir avec la véritable planification socialiste. D'où l'importance accordée par le maoïsme à la «lutte idéologique», thème dont le fil productiviste court dans toutes les œuvres du «grand président» et que l'on retrouve comme un refrain obsédant dans les articles des quotidiens chinois.

Le progressisme culturaliste est l'envers idéologique obligé du productivisme stakhanoviste effréné qui tient lieu de norme patriotique et qui supplée à l'archaïsme de la composition organique et technique du capital.

Notons l'identité de perspective entre le culturalisme maoïste et l'idéologie petite-bourgeoise de Sun Yat-sen. Dans ses Souvenirs d'un révolutionnaire chinois, celui-ci attribuait les causes de l'échec de la première révolution chinoise à l'inertie de la tradition idéologique du peuple, au «poids du passé». Et de proclamer:

«Je me fis le champion de la doctrine de Wang yuang ming, qui préconise l'union de l'action et de la connaissance. Savoir et agir ne font qu'un... si notre peuple n'agit pas (s'il ne liquide pas les forces de tradition féodales-patriarcales rurales - NdR), c'est qu'il ignore tout.»

Comme on le voit, là aussi, Mao n'a fait que reprendre le programme de Sun; là encore l'idéologie du P.C.C. se découvre à nous comme celle du «véritable Kuomintang». La révolution culturelle, dont le but avoué consistait à faire de «tout le pays une école de la pensée-mao-tsé-toung», variété asiatique de psychanalyse de groupe, ou reprise de l'ancienne tradition dramatique grecque de la catharsis, peu importe, devait lutter contre le poids de l'idéologie immobiliste et contre les forces obscurantistes s'opposant à la construction d'une nation moderne qui, étant conjoncturellement isolée, devait s'édifier de façon autarcique. Au niveau idéologique, cette obligation de «faire par soi-même» s'exprime dans la xénophobie de certains jugements apparemment insensés et grotesques, tels que la répudiation de... Beethoven et de Schubert ou encore de Shakespeare.

Ce pédagogisme culturaliste et populiste, même dans le domaine littéraire et artistique, n'est pas présenté comme une adéquation de la culture à la «nouvelle réalité» politico-sociale, mais (de façon plus ou moins directe) comme un facteur causal de l'histoire, comme si la substitution d'une idéologie productiviste et progressiste à une idéologie féodale pouvait pallier l'immaturité des conditions économiques, et la «pensée de Mao» faire surgir du sol toute une industrie, alors qu'on réalité son développement est subordonné au laborieux et sanglant processus de l'accumulation primitive. C'est précisément là une conception typique de l'idéologie bourgeoise des Lumières.

Mao et.. Dewey, ou le pragmatisme de la «pensée de Mao»
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Revenons à l'examen du second volet de la gnoséologie maoïste, la «pratique».

Mao réduit, lui aussi, le marxisme à une variété de «philosophie de la praxis» (5) et cela correspond à un emprunt fait à un mouvement philosophique anglo-saxon apparu dans les dernières décades du 19° siècle, et dont les vulgarisateurs les plus connus furent W. James et John Dewey.

Deux traits caractérisent la conception pragmatique de la connaissance, c'est-à-dire l'idéologie portative du cadre d'entreprise: le rejet de tout dogmatisme; la valorisation de l'action.

«L'attitude que représente le pragmatisme est une attitude depuis longtemps bien connue puisque c'est l'attitude des empiristes. Le pragmatisme tourne le dos (...) à une foule d'habitudes invétérées chères aux philosophes de profession; à tout ce qui rend la pensée inadéquate, solutions toutes verbales, mauvaises raisons a priori, systèmes clos et fermés, à tout ce qui est un soi-disant absolu ou une prétendue origine, pour se tourner vers les pensées concrètes et adéquates et vers les faits, vers l'action efficace; le pragmatisme rompt ainsi avec le tempérament qui fait l'empirisme courant, comme avec le tempérament rationaliste.. le pragmatisme.., n'est qu'une méthode» (W. James. Le Pragmatisme).

Le pragmatisme, c'est clair, n'est qu'une variété d'idéalisme. Sa particularité réside dans son rejet des a priori rationalistes; sa méthode est celle des ajustements de la connaissance à l'expérience (toujours elle!), de la subordination des théories aux faits. Il est donc une philosophie de l'action. Être, ce n'est plus simplement sentir, percevoir, être perçu ou encore tout à l'opposé, concevoir, en projetant sur le monde sensible ou sur les données des sens les catégories a priori de l'esprit (rationalisme); c'est transformer le monde extérieur conformément à un projet signifiant dont la réalisation effective constitue le critère de validation.

Ainsi, si je suis manager d'entreprise, le volume de mes ventes de marchandises lancées sur le marché sera pour moi soit la preuve de l'exactitude de mes études de marketing et du bien-fondé de mes orientations productives, soit l'infirmation de mes estimations, mais, dans tous les cas, le critérium de vérité de mon projet mercantile. Quant aux lois objectives réelles qui règlent l'adéquation de l'offre à la demande et précisent ses limites, peu m'importe, puisque je suis capitaliste et non pas... révolutionnaire marxiste tirant de l'étude des lois du mouvement social la prévision des prochaines secousses de l'appareil productif et de leurs répercussions sur les classes correspondant à un degré donné des forces productives (6).

On voit par cet exemple que le postulat d'objectivité et le déterminisme sont loin de caractériser le pragmatisme, dont le fond est plutôt la catégorie de praxis, la capacité présumée du sujet à plier l'objet à ses caprices, à ses desseins et en premier ressort, à sa volonté. Le pragmatisme est toujours volontariste; c'est une philosophie de la praxis.

Il est impossible ici de développer davantage ce point précis, mais nous pouvons remarquer le lien de parenté indéniable qui lie cette conception de la connaissance à une autre variété d'idéalisme fort à la mode, l'idéalisme phénoménologique, anti-scientifique et indéterministe, dont les thèmes et le lyrisme existentialiste sont autant d'apologies du sujet, de la liberté absolue, et d'âpres ressentiments contre le matérialisme historique.

Naturellement, car la voie du révisionnisme est pavée de bonnes intentions, Mao se déclare marxiste et matérialiste dialectique. Mais il n'échappe pas pour autant à l'éclectisme et au volontarisme du pragmatisme, réédition plutôt tardive de l' «optimisme industriel» des débuts du capitalisme et, en Occident du moins, héritage d'une époque de différenciation sociale relativement faible. En Chine, le «point de vue de l'ingénieur» ou du «manager» devient, mutatis mutandis, le point de vue du bureaucrate-stakhanoviste, de l'organisation du «grand bond on avant». Indubitablement, chez Mao, l'idéologie volontariste du pionnier correspond aux tâches de l'accumulation primitive. Ce n'est pas un simple héritage du passé qui s'est perpétué de façon réactionnaire jusque dans la phase impérialiste, dominée par le capital financier. Dans son écrit De la contradiction (1937), Mao affirme:

«La conception dialectique du monde nous apprend surtout à observer et à analyser les mouvements contradictoires dans les différentes choses, les différents phénomènes, et à déterminer, sur la base de cette analyse, les méthodes propres à résoudre les contradictions. (...) Les contradictions qualitativement différentes ne peuvent se résoudre que par des méthodes qualitativement différentes. Ainsi la contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie se résout par la révolution socialiste; la contradiction entre les masses populaires et le régime féodal, par la révolution démocratique; la contradiction entre les colonies et l'impérialisme, par la guerre révolutionnaire nationale. (...) On est incapable de résoudre comme il faut les contradictions inhérentes à une chose ou à un phénomène si l'on ne fait pas attention aux étapes du processus de son développement (...) dès lors apparut un stade particulier, le stade de l'impérialisme; le léninisme est le marxisme de l'époque de l'impérialisme et de la révolution prolétarienne, précisément parce que Lénine et Staline ont donné une explication juste de ces contradictions et formulé correctement la théorie et la tactique de la révolution prolétarienne appelée à les résoudre» (Oeuvres choisies, Ed. Pékin, 1, 352-363).

L'idéalisme pragmatique de Mao s'exprime ici dans la thèse suivante: puisque les phénomènes sont contradictoires et présentent plusieurs phases de développement, à chacune de ces phases doit correspondre un moyen particulier de dépasser et résoudre les contradictions. Le matérialisme est ainsi noyé dans une prétendue dialectique ou plutôt Mao omet de définir la caractéristique fondamentale du marxisme révolutionnaire qui est matérialiste avant toute chose et qui, en tant que tel, attribue une existence objective aux choses et à leur mouvement, en dehors de nous et de notre volonté et à elle seule, la dialectique ne peut définir la méthode du communisme scientifique. Il y a à cela une raison bien simple: c'est que la dialectique est née en Grèce il y a quelques 25 siècles, et que, bien avant d'être étudiée en ses moindres détails par Hegel, elle fut pratiquée par un certain Platon qui l'appliquait déjà à la recherche des essences, formalisée par son disciple Aristote et reprise au 17° siècle, parallèlement au renouveau des sciences de la nature.

L'idéalisme, en particulier l'idéalisme hégélien, fut lui-même dialectique et parfois «objectif» dans certaines de ses analyses - qu'on se réfère par exemple à ces pages des Leçons sur la philosophie de l'histoire où il suffit de renverser la problématique idéaliste pour obtenir des contenus de connaissance et des matériaux directement utilisables par l'analyse matérialiste.

Dans le schéma maoïste, étudier un phénomène particulier revient à saisir ses contradictions internes afin d'adopter la «méthode juste», adéquate à leur résolution. Mais, dès que change la phase où se meut le phénomène, la méthode se transforme elle aussi. Le pragmatisme maoïste ne se donne donc pas pour fin de saisir scientifiquement des processus objectifs indépendants de la perception et de la volonté de celui qui en fait l'expérience; son dessein n'est pas de connaître le développement des choses, de découvrir la loi de leur mouvement pour s'adapter à cette loi nécessaire, d'agir selon les généralisations tirées des caractéristiques communes aux processus réels appréhendés et connus dans l'expérience et l'intervention pratique; tout au contraire, il se propose de... dégager les recettes susceptibles de «résoudre» les contradictions.

Ainsi Marx étudiant le capitalisme libéral et concurrentiel aurait tiré de sa tète, le malheureux, une théorie ingénieuse pour l'éliminer et lui substituer le socialisme; et Lénine, agissant dans une autre phase, aurait dû adopter un autre plan, etc... Le matérialisme dialectique est assimilé à l'empirisme de l'autodidacte qui sort de sa cervelle, comme l'illusionniste les lapins de son chapeau, les «méthodes justes» pour résoudre les problèmes au jour le jour, et en chercher la solution adéquate sur la base d'une expérience multiple et continuellement renouvelée: tel est le matérialisme dialectique dans la version maoïste, ou mieux, voilà à quoi se réduit la «praxis révolutionnaire subversive» dans la philosophie de la praxis. C'est à la pensée qu'est assigné le rôle «actif», alors que la matière, la nature, la société, bref la sphère de l'extériorité, sont ramenées à la passivité des objets, à l'inertie des choses que la pensée marque de son sceau et que la volonté met seule en mouvement (7).

Il est clair que dans cette conception, le déterminisme qui régit l'intervention humaine elle-même, c'est-à-dire les conditions réelles de la modification de processus donnés grâce à la connaissance des lois auxquelles ils obéissent, disparaît dans une «nuit où tous les chats sont gris» et où la glorification de l'activité humaine tient lieu d'argumentation matérialiste et donc historique. Voyons par contre ce que dit Marx dans un passage célèbre de «La Sainte Famille»:

«En interrogeant ce «tout en tant que tel» (la pauvreté et la richesse, le travail et le capital - NdR) sur les prémisses de son existence, la Critique critique (il pourrait tout aussi bien s'agir de Mao car ces deux idéologies participent de la même orientation idéaliste qui substitue à la lutte de classe réelle la révolution dans les esprits - NdR) cherche donc, suivant un procédé spécifiquement théologique, les prémisses de l'existence du tout en dehors de lui. La spéculation critique se meut en dehors de l'objet dont elle prétend traiter. Alors que la contradiction tout entière n'est rien d'autre que le mouvement de ses deux pôles et que la nature de ces deux pôles est la condition préalable de l'existence du tout, la Critique (Mao - NdR) se dispense d'étudier ce mouvement réel créateur du tout, pour être à même de déclarer que la Critique critique (la «pensée-mao-tsé-toung» - NdR) en tant que Calme de la connaissance, se situe bien au-dessus des deux pôles extrêmes de la contradiction et que son activité, après avoir créé le «tout en tant que tel» est seule à pouvoir abolir («résoudre» chez Mao - NdR) l'abstraction qu'elle a créée.
Le prolétariat et la richesse sont des contraires. Comme tels ils constituent une totalité. Ils sont tous deux des formations du monde de la propriété privée. La question est de savoir quelle place déterminée chacun d'eux occupe dans cette contradiction. Dire que ce sont deux faces d'un tout ne suffit pas.
La propriété privée en tant que propriété privée est forcée de perpétuer sa propre existence; et par là-même celle de son contraire, le prolétariat. La propriété privée qui a trouvé sa satisfaction en soi-même est le côté positif de la contradiction.
Inversement, le prolétariat est forcé, en tant que prolétariat, de s'abolir lui-même et du coup d'abolir son contraire dont il dépend, qui fait de lui le prolétariat: la propriété privée. Il est le côté négatif de la contradiction, l'inquiétude au cœur de la contradiction, la propriété privée dissoute et se dissolvant.
La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine. Mais la première se sent à son aise dans cette aliénation; elle y trouve une confirmation, elle reconnaît dans cette aliénation de soi sa propre puissance, et possède en elle l'apparence d'une existence humaine; la seconde se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son impuissance et la réalité d'une existence inhumaine. Elle est, pour employer une expression de Hegel, dans l'avilissement, la révolte contre cet avilissement, révolte à laquelle la pousse nécessairement la contradiction qui oppose sa nature humaine à sa situation dans la vie, qui constitue la négation franche, catégorique, totale de cette nature
(8).
Au sein de cette contradiction, le propriétaire privé est donc le parti conservateur, le prolétaire, le parti destructeur. Du premier émane l'action qui maintient la contradiction, du second l'action qui l'anéantit.
Il est vrai que, dans son mouvement économique, la propriété privée s'achemine d'elle-même vers sa propre dissolution; mais elle le fait uniquement par une évolution indépendante d'elle, inconsciente, qui se réalise contre sa volonté et que conditionne la nature des choses: uniquement en engendrant le prolétariat en tant que prolétariat, la misère consciente de cette misère morale et physique, l'humanité consciente de cette inhumanité qui, du fait de cette conscience, s'abolit on se dépassant. Le prolétariat exécute la sentence que la propriété privée prononce contre elle-même on engendrant le prolétariat, tout comme il exécute la sentence que le travail salarié prononce contre lui-même en engendrant la richesse d'autrui et sa propre misère... Si le prolétariat remporte la victoire, il ne devient pas pour autant le côté absolu de la société; il ne vainc en effet qu'en se supprimant lui-même ainsi que son contraire. C'est alors aussi bien le prolétariat que le contraire qui le conditionne, la propriété privée, qui disparaissent.
...Si les auteurs socialistes attribuent au prolétariat ce rôle historique mondial, ce n'est pas du tout comme la Critique critique
(et la «pensée de Mao» - NdR) affecte de le croire parce qu'ils considèrent les prolétaires comme des dieux. C'est plutôt l'inverse. Dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l'abstraction de toute humanité, même de l'apparence d'humanité; dans les conditions de vie du prolétariat se trouvent condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu'elles peuvent avoir de plus inhumain. Dans le prolétariat, l'homme s'est perdu en effet lui-même, mais il a acquis on même temps la conscience théorique de cette perte; de plus, la misère qu'il ne peut plus éviter ni farder, la misère qui s'impose à lui inéluctablement - expression pratique de la nécessité - le contraint directement à se révolter contre pareille inhumanité; c'est pourquoi le prolétariat peut et doit nécessairement, se libérer lui-même. Or il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions de vie. Mais il ne peut les abolir sans abolir toutes les conditions de vie inhumaines de la société moderne, conditions qui se résument dans sa propre situation. Ce n'est pas pour rien qu'il fréquente l'école du travail, dure école qui trempe ses hommes. Il ne s'agit pas de savoir ce que tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément comme son but. Il s'agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu'il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable, par sa propre situation comme par toute l'organisation de la société bourgeoise actuelle...»(La Sainte Famille, ch. IV).

«Les utopistes», affirme encore Marx dans Misère de la Philosophie (II, 1), «ne voient dans la misère que la misère, sans en découvrir le côté révolutionnaire subversif, qui renversera la vieille société, aussi longtemps qu'ils cherchent la science et construisent uniquement des systèmes». «Ceux qui, pour satisfaire les besoins des classes opprimées, improvisent des systèmes et chevauchent les chimères d'une science régénératrice» qu'ils cherchent dans leur propre esprit sont seulement «des utopistes». Mais «quand le côté subversif, révolutionnaire de la misère est enfin découvert», ce qui se produit «à mesure que l'histoire progresse et que la lutte du prolétariat se dessine plus nettement», la science produite par le mouvement historique, et auquel elle s'est associée en connaissance de cause, «cesse d'être doctrinaire pour devenir révolutionnaire».

La science révolutionnaire, le communisme scientifique se résument justement dans l'identification du «côté révolutionnaire, subversif» objectif de la réalité sociale et de son devenir. C'est là ce qui, au-delà de toutes les divagations idéologiques et utopistes, rend possible la transformation révolutionnaire de cette réalité.

La «pensée de Mao» dans la tradition opportuniste
«Contradictions» ou «antinomies» proudhoniennes?
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«La loi de la contradiction inhérente aux choses et aux phénomènes, c'est-à-dire la loi de l'unité des contraires, est la loi fondamentale de la nature et de la société et partant, la loi fondamentale de la pensée. Elle est à l'opposé de la conception métaphysique du monde (...). Selon le point de vue du matérialisme dialectique, la contradiction existe dans tous les processus qui se déroulent dans les phénomènes objectifs et dans la pensée subjective, elle accompagne tout processus du début à la fin, et c'est en cela que réside son caractère universel et absolu; chaque contradiction et chacun de ses aspects ont leurs particularités respectives; et c'est en cela que réside le caractère spécifique et le caractère relatif de la contradiction. Dans des conditions déterminées, il y a identité des contraires; ceux-ci peuvent donc coexister dans l'unité et se transformer l'un en l'autre, et c'est aussi en cela que consiste le caractère spécifique et le caractère relatif des contradictions. Toutefois la lutte des contraires est ininterrompue; elle se poursuit aussi bien pendant leur coexistence qu'au moment de leur conversion réciproque, où elle se manifeste avec une évidence particulière. C'est encore en cela que réside l'universalité et le caractère absolu de la contradiction.
Lorsque nous étudions le caractère spécifique et le caractère relatif de la contradiction, nous devons prêter attention à la différence entre la contradiction principale et les contradictions secondaires, entre l'aspect principal et l'aspect secondaire de la contradiction; lorsque nous étudions l'universalité de la contradiction et la lutte des contraires, nous devons prêter attention aux différences existant entre les multiples formes de la lutte des contraires, sinon nous commettrons des erreurs. Si à l'issue de notre étude, nous avons une idée claire des points essentiels ci-dessus exposés, nous pourrons battre en brèche les conceptions dogmatiques qui enfreignent les principes du marxisme-léninisme et qui nuisent à notre cause révolutionnaire
» (De la contradiction, op. cit., p. 385).

On trouve condensées dans cette page les trois caractéristiques du révisionnisme maoïste malgré la phraséologie «marxiste» approximative à laquelle il ne peut manquer de recourir.

Dans le domaine gnoséologique (théorie de la connaissance), c'est la dissolution de la conception scientifique du marxisme dans un idéalisme pragmatiste correspondant à un point de vue bourgeois.

Dans le domaine de la théorie de l'histoire, c'est la substitution au matérialisme historique, partie intégrante du matérialisme dialectique, d'une métaphysique vaguement évolutionniste et surtout indéterministe, justification idéologique du progressisme démo-bourgeois du soi-disant «parti communiste» chinois.

Dans la conception de la dialectique, c'est la réduction de cette dernière à la logique formelle, l'antinomie néo-kantienne, proudhonienne (9) prenant la place du dépassement dialectique de la contradiction (10), entendu comme processus objectif de négation de la négation.

La logique de l'interaction (11) prend le pas sur celle des processus. Ce n'est par un hasard si Mao se débarrasse de la synthèse dialectique à l'aide des catégories de «contradiction principale» et de «contradiction secondaire», les contradictions secondaires «au sein du peuple» étant présentées comme susceptibles de rester «en équilibre» ou de se neutraliser réciproquement: l'écrit de 1937 «De la contradiction» (comme celui de vingt ans plus tard «Sur les contradictions au sein du peuple») visait en effet à justifier l'interclassisme et notamment l'alliance avec ce Kuomintang qui, en 1927, avait physiquement détruit le mouvement communiste chinois avec la bénédiction de Staline. Mieux, plus que d'un nouveau type d'alliance, il s'agissait, comme nous l'avons maintes fois signalé, d'une adoption des directives programmatiques et du rôle du Kuomintang en leur donnant un contenu démo-révolutionnaire réel, un contenu paysan-révolutionnaire, d'une transformation du pseudo-PCC, monstrueux parti de «deux classes», en véritable Kuomintang.

Une conception qui, comme le maoïsme, penche résolument vers l'empirisme et le pragmatisme et qui noie la méthode dialectique dans une «théorie des contradictions» visant à concilier celles-ci équivaut à une liquidation du matérialisme historique. En effet, si ce dernier part de l'expérience et utilise une méthodologie dialectique (comme ce fut d'ailleurs également le cas d'écoles anti-matérialistes), il a pour fin de découvrir les lois matérielles objectives qui règlent l'apparition des événements et des processus, car, en observant lesdites lois, il lui sera possible de modifier les conditions de cette apparition et donc la manifestation des phénomènes eux-mêmes. Être marxiste n'est donc pas seulement se référer aux instruments qu'utilise le marxisme, mais reconnaître que ceux-ci permettent de découvrir des lois objectives qui expriment le mouvement matériel dans la nature et dans la société, c'est accepter les conclusions auxquelles la théorie matérialiste est parvenue en dégageant ces lois. Le marxisme est une science expérimentale, et quand, dans son Que Faire?, Lénine affirme «sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire», il se réfère à une théorie confirmée non seulement par toutes les révolutions du siècle dernier et de notre siècle mais par les contre-révolutions elles-mêmes, et dont les caractéristiques de la société bourgeoise actuelle sont la meilleure vérification.

Le marxisme est donc fondé sur des bases que l'on ne peut nier ou taire sans miner toute la doctrine:
- Le monde, la nature, la société existent objectivement et se meuvent selon des lois propres indépendantes de la connaissance et de la volonté humaines, et auxquelles la conscience et la volonté humaines doivent s'adapter pour parvenir à la vérité et à l'efficacité;
- la pensée humaine qui est elle aussi, un produit du mouvement matériel objectif, reflète ces lois; en d'autres termes, le mouvement objectif se reflète dans les sensations et se reproduit dans le cerveau des hommes: la connaissance n'est donc pas fondée sur l'expérience (qui n'en est qu'un instrument), mais sur la réalité objective et sur ses lois.

«En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l'histoire antérieure le matérialisme moderne voit dans l'histoire le processus d'évolution de l'humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices» (Engels, Anti-Duhring).

«Elucider les causes motrices qui, d'une façon claire ou confuse, directement ou sous une forme idéologique et même divinisée, se reflètent ici dans l'esprit des masses en action et de leurs chefs - ceux que l'on appelle les grands hommes - sous forme de mobiles conscients, telle est la seule voie qui puisse nous mettre sur la trace des lois qui dominent l'histoire dans son ensemble, aux différentes époques et dans les différents pays» (Engels, Ludwig Feuerbach).

A cette conception du socialisme scientifique comme science expérimentale de la nature et de l'histoire, la «pensée de Mao» substitue un idéalisme empirique en quête de contradictions phénoménales et «spécifiques» dont la juxtaposition incoordonnée et fragmentée dans l'espace et dans le temps réduit à néant toute tentative de saisir les lois objectives. La métaphysique de la «contradiction» à laquelle il ramène finalement tout phénomène, ajoutée à l'arbitraire imprévisible de l'intervention humaine, se résout ainsi dans un indéterminisme pour lequel, tout étant contradictoire, rien ne peut être réellement connu ni rapporté à aucune loi. Le résultat est donc un empirisme privé de pensée.

Selon la théorie maoïste de la dialectique, chaque phénomène peut être assimilé à un réseau de contradictions. La contradiction constitue l'essence des phénomènes pris individuellement, et leur commun dénominateur, si on les rapporte les uns aux autres. Mais c'est l'intervention humaine - la «pratique» - qui unit ces phénomènes, pensés statiquement comme une simple opposition de différences essentielles.

Toute réalité et, pour parler allemand, tout «être-là» (Dasein) peut être assimilé à une «structure» dont les éléments agissent les uns sur les autres selon des règles dont on ne nous dit rien, car selon la «pensée de Mao», les différences s'opposent, mais ne composent pas, c'est-à-dire qu'elles continuent à s'opposer sans donner lieu à aucun mouvement, à une quelconque transformation, à un passage déterminé à une unité plus haute, plus différenciée, plus riche, donc qualitativement différente. (Le maoïsme ignore en effet le passage de la quantité à la qualité comme processus objectif et indépendant de la volonté humaine). Par contre, Mao affirme à longueur de pages que «l'aspect principal» (?) de la contradiction peut devenir secondaire, et vice-versa. Comment? Par quels mécanismes internes? Il se garde bien de nous l'expliquer - et pour cause.

«Dans un processus de développement complexe d'une chose ou d'un phénomène, il existe toute une série de contradictions; l'une d'elles est nécessairement la contradiction principale dont l'existence et le développement déterminent l'existence et le développement des autres contradictions et agissent sur eux (...), dans d'autres circonstances (?) la contradiction se déplace» (De la contradiction, op. cit., pp. 369-370).

Contrairement à la pensée métaphysique centrée sur le principe d'identité (A = A) et de non-contradiction dans le domaine logique, et sur la catégorie de l'immuabilité des substances organiques et inorganiques au niveau de la théorie de la nature, Mao admet que:

«La loi de la contradiction inhérente aux choses, aux phénomènes, ou loi de l'unité des contraires, est la loi fondamentale de la dialectique matérialiste» (ibid.. p. 347).

Pour Mao, les choses sont contradictoires, mais elles n'échappent pas à la logique de l'identité: pour autant elles demeurent stables malgré le mouvement interne de leurs oppositions constitutives. Mais puisque le maoïsme refuse d'être assimilé à une métaphysique, il lui faut bien faire intervenir un agent extérieur dont le rôle sera de délivrer les phénomènes des contradictions qu'ils portent en leur sein, afin de les faire passer à des degrés de réalité qualitativement supérieurs. Le passage qualitatif tombe donc dans le domaine de la «pratique».

«La conception dialectique du monde nous apprend... à analyser le mouvement contradictoire dans les différentes choses..., et à déterminer, sur la base de cette analyse, les méthodes propres à résoudre les contradictions» (ibid., p. 352 - souligné par nous).

Ainsi, selon Mao, le communiste authentique est celui qui étudie la loi de l'identité universelle des contraires pour résoudre les contradictions de façon adéquate (c'est-à-dire pour leur trouver l' «antidote» proudhonien)! Nous sommes en plein idéalisme et la conception maoïste de la dialectique est une conception qui... finit en queue de poisson. Si le maoïsme ne nie pas la catégorie du devenir inhérente aux processus de la vie sociale, c'est pour la simple raison qu'il en attribue la «paternité» à la volonté humaine.

En outre, pour Mao, le «déplacement» de l'accent sur les contradictions internes des choses n'est pas un processus objectif qui résulterait d'une nécessité intime du phénomène: il est déplacement pour un sujet sentant, percevant et agissant; et c'est ce sujet, cet observateur qui, prenant connaissance du mouvement objectif réel indépendant de sa volonté, assigne à tel ou tel aspect de la structure le statut d' «aspect principal» ou d' «aspect secondaire» de la contradiction. On voit comment à une gnoséologie idéaliste et pragmatiste correspond une métaphysique des structures ou essences antinomiques, dont le sujet humain est à sa façon le facteur causal, la source idéale qui leur «confère un sens» (Sinngebung).

Pour Marx au contraire:

«Ce qui constitue le mouvement dialectique, c'est la coexistence de deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion on une catégorie nouvelle» (Misère de la philosophie - souligné par nous).

Kant, Proudhon ou Marx?
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La dialectique marxiste est essentiellement une méthode cinématique (12) et c'est précisément cet aspect dynamique, indépendamment de la sphère à laquelle cette dialectique est appliquée, qui échappe à la compréhension de Mao. La logique de ce dernier concerne les interactions, le jeu des oppositions au sein de chaque être compris comme un tout solidaire. Dans ce sens, nous pourrions dire que tout ce qu'il a appris de la science expérimentale est le «milieu intérieur» qui n'épuise certes pas l'apport méthodologique et épistémologique de Claude Bernard. Du reste, si la grande construction de l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale présente des incongruités, c'est dans un sens néo-kantien et agnostique, influences idéologiques d'ailleurs démenties par l'ensemble de l'œuvre, manifestement inspirée du matérialisme, et, dirons-nous, de la dialectique de laboratoire.

C'est précisément Kant qui, dans la Critique de la raison pure (1781), a développé toute une théorie des antinomies appliquée à un certain nombre de problèmes qu'il affirmait ne pas pouvoir résoudre bien qu'il en posât les thèses contradictoires. Dans les antinomies kantiennes, la raison peut démontrer aussi bien que le monde a ou n'a pas de début dans le temps; qu'il existe ou n'existe pas d'éléments ultimes et simples dont l'agrégation constitue le tout; qu'il existe dans la nature à côté de la causalité un principe de liberté ou au contraire que dans le monde «il n'y a pas de liberté et que tout se produit selon des lois naturelles»; que le monde dépend d'un être nécessaire ou que le réel est contingent. Kant affirme que ces antinomies sont indépassables. Mais pour lui,

«l'antinomie de la raison pure dans ses idées cosmologiques est supprimée quand on montre qu'elle est seulement dialectique, c'est-à-dire qu'elle n'est que l'apparence d'une contradiction naissant du fait qu'on applique l'idée de la totalité absolue, valable uniquement comme condition des choses en soi, aux phénomènes qui existent seulement dans la représentation et donc dans la succession et non pas autrement».

Selon Kant, la dialectique est donc une logique des apparences qui s'imagine pouvoir dépasser les «limites» de la connaissance humaine. C'est là la pétition de principe de tout agnostique conséquent pour lequel le monde reste inconnaissable.

En ce qui concerne le rapprochement que l'on peut légitimement faire entre Mao et Proudhon, le texte de base reste, évidemment, Misère de la Philosophie de Marx:

«Monsieur Proudhon a voulu faire peur aux Français en leur jetant à la face des phrases quasi-hégéliennes» (p. 83). «Monsieur Proudhon, malgré la grande peine qu'il a prise d'escalader la hauteur du système des contradictions n'a jamais pu s'élever au-dessus des deux premiers échelons de la thèse et de l'antithèse simples». «Il a réussi à réduire (la dialectique de Hegel) aux plus mesquines proportions» (p. 87). «Voyons maintenant quelles modifications M. Proudhon fait subir à la dialectique de Hegel en l'appliquant à l'économie politique. Pour lui, M. Proudhon, toute catégorie économique a deux côtés, l'un bon, l'autre mauvais. Il envisage les catégories comme le petit bourgeois les grands hommes. de l'histoire: Napoléon est un grand homme; il a fait beaucoup de bien, il a fait aussi beaucoup de mal.»
Le bon côté et le mauvais côté, l'avantage et l'inconvénient, pris ensemble, forment pour M. Proudhon la contradiction dans chaque catégorie économique.
«Problème à résoudre: conserver le bon côté en éliminant le mauvais»
(p. 89) «...Hegel n'a pas de problème à poser. Il n'a que la dialectique. M. Proudhon n'a de la dialectique de Hegel que le langage. Son mouvement dialectique à lui, c'est la distinction dogmatique du bon et du mauvais.»
«Prenons un instant M. Proudhon lui-même comme catégorie. Examinons son bon et son mauvais côté, ses avantages et ses inconvénients. S'il a sur Hegel l'avantage de peser des problèmes, qu'il se réserve de résoudre pour le plus grand bien de l'humanité, il a l'inconvénient d'être frappé de stérilité quand il s'agit d'engendrer par le travail d'enfantement dialectique une catégorie nouvelle; ce qui constitue le mouvement dialectique, c'est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu'à poser le problème d'éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique. Ce n'est pas la catégorie qui se pose et s'oppose à elle-même par sa nature contradictoire, c'est M. Proudhon qui s'émeut, se débat, se démène entre les deux côtés de la catégorie (...). Il prend la première catégorie venue, et il lui attribue arbitrairement la qualité de porter remède aux inconvénients de la catégorie qu'il s'agit d'épurer»
(p. 90) (...). «En prenant ainsi successivement les catégories économiques une à une et en faisant de celle-ci l'antidote de celle-là, M. Proudhon arrive à faire avec ce mélange de contradictions et d'antidotes aux contradictions deux volumes de contradictions qu'il appelle à juste titre Le Système des contradictions économiques» (p. 91).
«La dialectique de M. Proudhon est la caricature de la dialectique de Hegel
» (p. 91) (...). «De même qu'auparavant l'antithèse s'est transformée en antidote, de même la thèse devient maintenant hypothèse» (p. 94). Au contraire, pour Marx, «c'est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l'histoire en déterminant la lutte» (p. 97).
«M. Proudhon veut être la synthèse, il est une erreur composée. Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires: il n'est que le petit-bourgeois ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l'économie politique et le Communisme
» (p. 101).

De même, dans sa lettre à J. B. Schweitzer (24-1-1865), Marx souligne à propos de l'ouvrage de Proudhon, Qu'est-ce que la propriété?:

«Dans les chapitres qu'il considérait lui-même comme les meilleurs, Proudhon imite la méthode des antinomies de Kant (...) et laisse nettement l'impression que pour lui, comme pour Kant, les antinomies ne se résolvent qu' «au-delà» de l'intellect humain, c'est-à-dire que son intellect à lui, Proudhon n'est pas capable de les résoudre... J'ai montré combien peu Proudhon a pénétré le mystère de la dialectique scientifique, il ne parvient qu'au sophisme. En fait, cela découlait de son point de vue petit-bourgeois (...). Le petit-bourgeois dit toujours «d'un côté et de l'autre côté». Deux courants opposés, contradictoires, dominent ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier, il est la contradiction vivante. S'il est de plus (..) homme d'esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer, selon les circonstances, en paradoxes frappants, tapageurs, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d'un pareil point de vue» (Misère de la Philosophie, Ed. Sociales, pp. 137-143).

De même, la logique maoïste, méthode de saisie, de compréhension rationnelles des phénomènes et de résolution de leurs contradictions internes n'a que très peu de rapport avec la véritable dialectique marxiste. En fait, la méthode de connaissance proposée par la «pensée de Mao» n'est qu'une expression modernisée de la vieille manière métaphysique de penser. Elle procède par antinomies, c'est-à-dire par termes absolus qui se contredisent l'un l'autre. Sa seule nouveauté, est d'établir la possibilité d'un jeu structural par où l'une peut prendre la place de l'autre, mais sans que l'économie de l'ensemble s'en trouve modifiée; en effet, ces termes opposés ne peuvent jamais se mêler ni se rejoindre; de leur liaison, rien de nouveau ne peut sortir qui ne se réduise à la simple prééminence de l'une sur l'autre, et vice-versa. Tout cela reste de la métaphysique:

«Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d'étude isolés, à considérer l'un après l'autre et l'un sans l'autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit oui, oui; non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n'existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s'excluent mutuellement de façon absolue.
La cause et l'effet s'opposent de façon tout aussi rigide.
Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c'est qu'il est celui de ce qu'on appelle le bon sens. Mais (...) le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu'il se risque dans le vaste monde de la recherche scientifique
(13); et la manière métaphysique de voir les choses (...) se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement: devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement (...)» (Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique).

La dialectique matérialiste revêt de tout autres caractères et une tout autre signification.

«La dialectique dite objective règne dans toute la nature et la dialectique subjective, la pensée dialectique, ne fait que refléter le règne de la nature entière, du mouvement par opposition des contraires qui, par leur conflit constant et par leur conversion finale l'un en l'autre ou en des formes supérieures, conditionnent précisément la vie de la nature» (Engels, Dialectique de la nature).

Du dépassement dialectique des contradictions, de la synthèse comme négation de la négation, Engels traite amplement dans le célèbre chapitre XIII de l'Anti-Dühring:

«Qu'est-ce donc que cette terrible négation de la négation qui gêne à ce point l'existence de M. Duhring (...)? Une procédure très simple qui s'accomplit en tous lieux et tous les jours (...). Toute la géologie est une série de négations niées, une série de destructions successives de formations minérales anciennes et de sédimentations de formations nouvelles (...). Mais le résultat est très positif: production d'un sol où se mêlent les éléments chimiques les plus différents dans un état de concassage mécanique qui permet la végétation la plus massive et la plus variée (...). Il n'en va pas autrement en histoire. Tous les peuples civilisés commencent par la propriété en commun du sol. (Au-delà d'un certain stade primitif) cette propriété en commun devient une entrave pour la production agricole. Elle est abolie, niée, transformée en propriété privée après des stades intermédiaires plus ou moins longs. Mais à un stade plus élevé (...) c'est inversement la propriété privée qui devient une entrave (...). On voit surgir avec un caractère de nécessité la revendication qui tend à ce qu'elle soit niée également (...). Cette revendication ne signifie pas la restauration de l'ancienne propriété, mais l'établissement d'une forme bien plus élevée et développée de propriété collective (...).
Autre exemple encore. La philosophie antique était un matérialisme primitif naturel. En tant que tel, elle était incapable de tirer au clair le rapport de la pensée et de la matière. Mais la nécessité d'y voir clair conduisit à la doctrine d'une âme séparable du corps, (...) de l'immortalité de cette âme, enfin, au monothéisme. Le matérialisme antique fut donc nié par l'idéalisme. Mais dans le développement ultérieur (...) l'idéalisme (...) fut nié par le matérialisme moderne. Celui-ci, négation de la négation (...) ajoute aux fondements persistants (de l'ancien matérialisme) tout le contenu de pensée d'une évolution deux fois millénaire de la philosophie et des sciences de la nature, ainsi que de ces deux millénaires d'histoire eux-mêmes.
Qu'est-ce donc que la négation de la négation? Une loi de développement de la nature, de l'histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d'une portée et d'une signification extrêmes.
» (14).

Il saute aux yeux que la loi de l' «unité des contraires» compris comme couples d'opposés n'entrant jamais dans le mouvement de la négation n'est que le travestissement philosophique de l'éclectisme théorique (prétendue «synthèse» de l'empirisme et du rationalisme) et de l'interclassisme pratique (conciliation des classes dans le cadre de «l'édification du socialisme chinois») qui caractérisent la «pensée de Mao».

La méthode de cet éclectisme consiste à juxtaposer des thèses plus ou moins compatibles empruntées à différents systèmes, théories ou conceptions, en laissant purement et simplement de côté les parties desdits systèmes, théories ou conceptions qui ne peuvent être «conciliées».

L'éclectisme «philosophique», reflet de l'opportunisme pratique
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La racine de l'éclectisme, c'est l'opportunisme; le fond de l'éclectisme maoïste, c'est le populisme interclassiste; et les catégories avancées par le révisionnisme chinois ont pour nom «contradiction principale» et «contradiction secondaire», «contradiction non antagonique» au sein du peuple, ce qui permet à Mao le syllogisme suivant: puisque, comme l'écrit Lénine, les antagonismes s'éteignent dans le socialisme, tandis que des contradictions continuent à exister, et puisque les contradictions au sein du peuple ne sont pas antagoniques, ces contradictions non antagoniques montrent que l'on est en train de construire rien de moins que le socialisme: c'est ce que l'on voulait démontrer. Malheureusement, Mao ne se donne pas le mal d'expliquer pourquoi les contradictions au sein du peuple ne sont pas antagoniques, alors que pour le marxisme et pour Lénine, la révolution socialiste fait apparaître des antagonismes même entre des classes étroitement alliées dans la révolution démocratique, comme le prolétariat et la paysannerie.

Selon la vision opportuniste, la fonction de la théorie n'est pas de permettre la prévision, mais tout au plus, dans la mesure où l'expérience est continuellement changeante, d'établir des normes.., éthiques. Le déterminisme fait donc place à sa caricature immédiatiste: le «situationnisme» pragmatiste, nécessairement suiviste, qui combat le «dogmatisme» des marxistes au nom de la complexité imprévisible des processus réels, qui imposeraient des changements de cap continuels et improvisés dans l'action pratique.

Il est naturel que l'opportunisme tente de justifier son abandon des principes (dictature du prolétariat, tactique de la révolution double dans les aires arriérées pré capitalistes) en soutenant que le matérialisme se réduit en définitive à la reconnaissance du fait que les processus sont contradictoires, c'est-à-dire en réduisant le matérialisme à la dialectique et celle-ci à une formule vague et vide. Pour le marxisme, la théorie matérialiste est la condition nécessaire de l'action révolutionnaire pratique dans la mesure où en indiquant les rapports objectifs de la structure sociale et leurs conséquences, elle fournit la possibilité de prévoir le développement du processus réel; arme et boussole, elle permet au parti de s'orienter dans l'enchevêtrement des «situations», dans la succession de phénomènes sociaux apparemment détachés et contingents.

En revanche, pour l'opportunisme, la théorie est simplement un reflet, une codification provisoire de l'expérience; elle change en fonction de la situation immédiate et même en fonction de l'expérience subjective. La seule chose qui ne change pas, ce sont les canons du bon sens, ou de l'idéologie évolutionniste et démocratique qui sert à l'opportunisme à combler tacitement ou explicitement les vides créés par sa répudiation de la théorie révolutionnaire.

Ainsi, quand le maoïsme (qui, comme nous avons essayé de le montrer, est à la fois un opportunisme, parce qu'il falsifie le socialisme, et un authentique démocratisme bourgeois-révolutionnaire) avance la catégorie de «contradiction non-antagonique au sein du peuple», il formalise la contre-révolution anti-prolétarienne en Chine (étroitement liée à la contre-révolution mondiale), la liquidation du parti du prolétariat révolutionnaire et le passage à la ligne de la construction d'un centre d'accumulation capitaliste autonome sur la base de l'alliance de toutes les classes aux intérêts «convergents»: prolétariat, petite et moyenne paysannerie, petite et moyenne bourgeoisie urbaine. De la même manière, la catégorie de la division de la contradiction en aspect principal et aspect secondaire n'est que la justification de la tactique d'alliance démocratique antifasciste et anti-japonaise avec le parti... impérialiste de Tchang Kaï-chek, la guerre de défense nationale étant déclarée prioritaire (tâche principale) par rapport à l' «édification socialiste» (tâche conjoncturellement «secondaire»), qui n'était elle-même que le travestissement d'un tout autre enjeu: la constitution d'un bloc national grâce à l'éviction des traditionalistes du vieux Kuomintang.

Même si Mao a été un révolutionnaire bourgeois, ce qui n'est pas le cas des autres falsificateurs du marxisme, il se trouve, précisément en tant que falsificateur, en bonne compagnie, non seulement avec les Bernstein et les Kautsky, mais avec ses prétendus «ennemis» actuels, les «social-impérialistes» et «révisionnistes» russes, qui naturellement, le traitent de la même façon, dans la meilleure tradition stalinienne. En cela, ils sont tous fils de Staline, comme Staline était fils de la social-démocratie d'extrême-droite des théorisateurs du «socialisme dans un seul pays» et de la «coexistence pacifique» du type de Georg Vollmar et consorts. Comme la social-démocratie le stalinisme a livré les prolétaires au massacre dans la guerre de rapine impérialiste et il a été au premier rang dans l'élimination des communistes.

Tous ont également dénaturé la doctrine du communisme révolutionnaire; tous défendent en substance la même conception: le marxisme ne peut rien expliquer ni rien prévoir; la théorie se modifie, se met à jour peu à peu, et il faut laisser le «plan tactique et organisationnel» du bolchevisme aux amateurs de curiosités archéologiques et de folklore slave.

La négation de la doctrine marxiste ne peut signifier que l'importation, au sein du prolétariat, de l'idéologie, et donc de l'influence et de la politique bourgeoises. Évidemment, dans la Chine pré-capitaliste, cette idéologie n'était pas seulement conservatrice, mais elle n'était pas moins bourgeoise pour autant, même sous son travestissement «socialiste». Maintenant que la révolution démo-bourgeoise a triomphé, le populisme maoïste est essentiellement la doctrine qui sanctifie le statu quo chinois, et pas seulement chinois, dans la mesure où la Chine est intéressée à la «coexistence pacifique». Toujours réactionnaire par rapport à la perspective bolchevique de la révolution en permanence (ou double), ce populisme a donc perdu on outre, de nos jours, son rôle d'idéologie démocratique-révolutionnaire, sa fonction est devenue essentiellement conservatrice, qu'on le considère comme «doctrine d'État» de la société capitaliste chinoise ou comme variante de l'opportunisme stalinien, à usage interne et externe.

Notes:
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  1. La question se trouve exposée avec clarté dans «La théorie du matérialisme historique» de Boukharine (septembre 1921) «Toute classe a d'ordinaire son avant-garde, ses membres les plus «conscients» qui forment des partis politiques en lutte pour le pouvoir. La classe dominante a généralement son parti et les classes opprimées le leur; même les classes «moyennes» ont leurs partis. Du fait qu'à l'intérieur de chaque classe, il existe des subdivisions, il n'y a pas lieu de s'étonner si parfois une classe possède plusieurs partis, bien qu'un seul d'entre eux exprime ses intérêts les plus constants, les plus substantiels, les plus essentiels (...). En ce qui concerne sa conscience de classe, la conscience de ses intérêts généraux, durables et non pas relatifs, corporatifs, grossièrement matériels et individuels, bref de ses intérêts généraux de classe, la classe ouvrière est fractionnée en toute une série de groupes et de sous-groupes, comme en autant d'anneaux plus ou moins solides d'uns même chaîne. C'est cette hétérogénéité de classe qui rend un parti indispensable (..). Le parti n'est pas la classe, mais seulement une partie, parfois extrêmement réduite, de celle-ci. Mais le parti est la tête de la classe. voilà pourquoi opposer parti et classe est le comble de l'absurdité (...): il est impossible de les opposer, comme il est impossible de décapiter un homme dans le but de lui assurer une longue vie (...). En effet, une complète homogénéité n'existe même pas dans l'avant-garde ceci est la cause essentielle de l'absolue nécessité de regroupements plus ou moins stables d'éléments dirigeants, que l'on appelle «chefs», «guides», «agitateurs», etc. Les bons chefs sont ceux qui expriment le mieux les tendances justes du parti, c'est donc un non-sens d'opposer ce dernier à ses chefs, non moins que l'opposer à la classe, c'est pourtant ce que nous avons fait quand nous avons opposé la classe ouvrière aux partis social-démocrates ou les masses des ouvriers organisés à leurs chefs, mais nous l'avons fait, et nous le faisons, pour détruire la social-démocratie, pour détruire l'influence de la bourgeoisie par l'intermédiaire des chefs social-traîtres. Mais il serait pour le moins étrange d'introduire parmi nous ces méthodes de destruction de l'organisation ennemie, en présentant cela comme l'expression de notre esprit par excellence révolutionnaire».
    On retrouve dans ce passage les thèmes essentiels de «La maladie infantile du communisme» de Lénine juin 1920). Qu'ils soient «extrémistes» ou «modérés», ceux qui critiquent le «mécanisme» de Lénine tombent également dans le plus vulgaire fatalisme spontanéiste, comme l'auteur de ce Que Faire? si stupidement contesté le savait fort bien.
    [back]
  2. «La critique de la raison pure de Kant», dit Heine dans le livre III de Contribution à l'histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, «a coupé la tête au déisme». Mais «l'homme doit être heureux sur la terre... c'est la raison pratique qui le dit: que la raison pratique garantisse donc l'existence de dieux». Et Heine de se demander si Kant a opéré cette résurrection uniquement... pour le bonheur de l'homme ou s'il ne l'a pas fait aussi... «en vue de la police». [back]
  3. Il suffit de se rappeler que les défenseurs du système géocentrique de Ptolémée objectaient à Galilée que l'expérience directe et personnelle montrait que «le soleil allait de l'Orient à l'Occident dans le ciel, en faisant le tour de la terre». Galilée opposa non seulement à l'argument scolastique d'autorité, mais au bon sans «empirique» le discours (c'est-à-dire l'argumentation logique) et l'expérience raisonnée (c'est-à-dire l'expérimentation scientifiquement conduite). [back]
  4. Ce sont simplement des différences dans la profondeur de notre connaissance théorique et pratique des choses et de leurs connexions dialectiques avec le milieu, c'est-à-dire de leur devenir. [back]
  5. On retrouve naturellement l'influence du pragmatisme dans la «philosophie de la praxis» que Gramsci oppose au matérialisme historique, prétendant expressément que Marx ne peut être considéré comme «matérialiste», ces conceptions gramsciennes dérivant d'une part de celles de Sorel et de Croce, de l'autre d'Antonio Labriola qui, par ailleurs, contribua grandement à la révision de la dialectique, en l'interprétant comme une pure méthode génétique de discours philosophique. Déjà en 1843, Moses Hesa publiait une «Philosophie der Tat» (de l'action, du fait, c'est-à-dire précisément, de la praxis) contre laquelle Marx polémique dans L'idéologie allemande et dont le théoricien le plus notable était Karl Grün. Il n'est pas jusqu'aux absurdités évidentes de Hess qui ne soient très fidèlement recopiées par Grün, comme par exemple l'idée que les constructions théoriques forment le «fond social» et la «base théorique» des mouvements pratiques.Gramsci aurait pu souscrire à ces idées, puisque, pour lui, l' «hégémonie culturelle» rend possible le mouvement social. etc. Cela nous ramène loin en arrière de Hegel lui-même qui notait que la théorisation philosophique, à l'instar de «la chouette de Minerve», ne prend son vol qu'au crépuscule, c'est-à-dire après le mouvement réel qui, bien entendu, pour l'idéaliste objectif est l'expression et la détermination d'une idée impersonnelle, non identifiable dans la pensée des individus, mais existant comme «esprit d'une époque» que la philosophie peut s'approprier a posteriori. Comme le note l'Américain D. Woodcock «Hess adopta la définition d' «anarchisme» pour la philosophie sociale exposée dans «Die Philosophie der Tat» de 1843 (...), il se distingua parmi les socialistes rhénans comme le plus important rival de Marx»(L'anarchia, 1962, trad. ital. Milano, 1966.. p. 379). [back]
  6. «Un pays dont la richesse croit rapidement a des réserves suffisantes pour concilier les classes et les partis adverses. Quand, au contraire, les contradictions sociales s'aiguisent, la base d'une politique de compromis vient à faire défaut. Si l'Amérique n'a pas connu «l'étroitesse dogmatique», c'est parce qu'elle a eu à sa disposition une grande quantité de terres vierges, de ressources naturelles inépuisables et donc, à ce qu'il semblait, des possibilités illimitées d'enrichissement. Pourtant, même dans ces conditions, l'esprit de compromis n'a pas empêché la guerre civile lorsque l'heure en a sonné.
    La pensée empirique, limitée à la solution de problèmes immédiats semble suffisante aussi bien aux milieux bourgeois qu'aux milieux ouvriers (.). Mais aujourd'hui que la loi de la valeur de Marx au lieu de stimuler l'économie en mine les fondements, la pensée éclectique conciliatrice, avec son attitude hostile et méprisante envers le marxisme (...), et son couronnement philosophique, le pragmatisme, deviennent totalement inadéquats, toujours plus inconsistants, réactionnaires, ridicules
    » (Trotsky: Le marxisme et notre temps, 1939).
    «
    Il était absolument nécessaire d'expliquer pourquoi les intellectuels «de gauche» américains acceptent le marxisme sans la dialectique (...). Le secret est simple. Dans aucun autre pays la conception de la lutte des classes ne s'est heurtée à un refus aussi massif que dans le pays des possibilités illimitées. Le refus des contradictions sociales comme force motrice du développement a conduit à la négation de la dialectique comme logique des contradictions dans le domaine de la pensée théorique. Dans le domaine politique, on considéra possible de convaincre tout le monde de la justesse d'un programme à l'aide d'habiles syllogismes et de la possibilité de reconstruire la société par des méthodes rationnelles. De même, dans le domaine théorique, on admit comme un fait prouvé que la logique aristotélicienne, abaissée au niveau du bon sens, suffisait à résoudre toutes les questions.
    Le pragmatisme, mélange de rationalisme et d'empirisme, devient la philosophie nationale des Etats-Unis. La méthodologie de Max Eastman ne diffère pas fondamentalement de celle d'Henry Ford: tous deux considèrent la vivante société du point de vue de l'ingénieur (Eastman platoniquement). Historiquement, l'actuel mépris envers la dialectique s'explique simplement par le fait que les grands-pères et les grand-mères de Max Eastman et d'autres ne sentaient pas le besoin de la dialectique pour conquérir des territoires et s'enrichir
    »(Trotsky, Une opposition bourgeoise dans le Socialist Workers Party, 15 décembre 1939).
    «
    Dans une ambiance de stabilité sociale, le bon sens se révèle suffisant pour faire du commerce, soigner des malades, écrire des articles, diriger un syndicat, voter au Parlement, fonder une famille, croître et se multiplier. Mais dès qu'il tente de sortir de ses limites naturelles pour se placer sur le terrain des généralisations les plus complexes, le bon sens apparaît pour ce qu'il est: l'ensemble des préjugés d'une certaine classe à une certaine époque. La crise pure et simple du capitalisme le déconcerte: face aux catastrophes que sont les révolutions, les contre-révolutions et les guerres, le bon sens n'est qu'un parfait imbécile. Pour comprendre les perturbations - catastrophiques - du cours - normal - des choses, il faut de plus hautes qualités intellectuelles. dont l'expression philosophique n'a été donnée jusqu'ici que par le matérialisme dialectique» (Trotsky, Leur morale et la nôtre, 16 février 1938). [back]
  7. Comme nous l'avons vu ci-dessus, cette conception correspond aux interprétations pragmatistes et instrumentalistes des «Thèses sur Feuerbach», ainsi qu'aux critiques néo-idéalistes, phénoménologiques et existentialistes contre l' «objectivisme» qui prétendait «se placer du point de vue de l'univers» comme disait Gramsci ou qui, comme disait Lukacs dans «Histoire et conscience de classe», serait une pure émanation idéologique du «fétichisme» réifiant de la bourgeoisie. [back]
  8. Ceci est à comprendre comme indiqué dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844-(XXIV) «Le travail aliéné fait (...) de l'essence spécifique de l'homme», c'est-à-dire «de la transformation du monde objectif par le travail», de la production qui «est sa vie générique active» (Gattungsleben: vie de l'espèce) «une essence qui lui est étrangère». Cela n'a rien à voir avec la nature humaine de la philosophie des Lumières. Comme Marx le notait dans Misère de la Philosophie, II 3 «Monsieur Proudhon ignore que l'histoire tout entière n'est qu'une transformation continuelle de la nature humaine». [back]
  9. A ce propos, on lit dans Auguste Blanqui, du bourgeois Samuel Bernstein (Paris, 1970, pp. 220-221) «Parmi les doctrines anti-socialistes, il faut ranger celle de Proudhon (...). Personne n'a défendu avec plus de conviction que Proudhon la propriété privée, personne n'a été plus profondément religieux. Toute sa philosophie, malgré ses affirmations contraires, était anti-dialectique; elle était axée sur l'antinomie, c'est-à-dire sur une contradiction non résolue entre deux principes ou conclusions, dont chacun était tenu pour vrai, avec pour résultat l'équilibre, l'immobilisme, un conservatisme exaspéré. Son apparente opposition aux idées admises n'était en réalité qu'un travestissement et un prétexte d'après ses propres paroles (PJ. Proudhon, carnets, Paris, 1960, I. p. 375), il était foncièrement «ennemi de tous les antagonismes»... Proudhon jouit toujours du crédit des traditionalistes, des socialistes, des anarchistes et des anti-marxistes de toutes nuances». [back]
  10. En allemand, Aufhebung, qui signifie lever au sens de dépasser, mais aussi élever à un degré supérieur et conserver dans cette transposition, processus dont Marx a emprunté la notion à l'idéaliste Hegel, mais en la remettant sur ses pieds. [back]
  11. C'est celle de tout idéalisme-pragmatiste, du néo-platonisme de Whitehead au «relationnisme» néo-phénoménologique.
    Dans Essais sur l'histoire du matérialisme (1896) (I, D'Holbach), Plékhanov écrit:
    «
    L'effet réciproque (l'interaction, NdR) que Hegel appelle l'expression la plus véridique du rapport de cause à effet n'explique rien dans le processus du mouvement historique».
    Et il cite Hegel lui-même:
    «
    Si l'on s'arrête à considérer un contenu donné sous le seul rapport de l'action réciproque, on conviendra que c'est là une attitude parfaitement absurde: on n'a alors affaire qu'à un fait isolé et l'exigence d'une médiation, qui est primordiale, lorsque'on applique la relation de causalité, reste insatisfaite.»
    Plus loin (III. Marx), toujours à propos du «point de vue de l'action réciproque», il écrit
    «
    Il serait insensé d'oublier que ce n'est pas seulement un point de vue légitime, mais qu'il est en outre absolument inévitable. Seulement il serait absurde d'oublier que ce point de vue par lui-même n'explique rien, qu'il nous faudra pour l'utiliser à bon escient, rechercher toujours le «troisième terme», le «terme supérieur» qui, pour Hegel est le «concept» et pour nous la situation économique des peuples et des pays dont l'influence réciproque doit être constatée et comprise». (Il était question plus haut de «l'esclavage dans les colonies européennes», dont Plékhanov notait que «pour l'expliquer, il faut considérer les rapports économiques internationaux» - NdR). [back]
  12. «La pure dialectique ne nous révélera jamais rien par elle-même, mais elle présente un énorme avantage sur la méthode métaphysique parce qu'elle est dynamique, tandis que cette dernière est statique, qu'elle cinématographie la réalité au lieu de la photographier» (Sur la méthode dialectique, Programme Communiste, No 9. octobre-décembre 1959). [back]
  13. Dans Leur morale et la nôtre, Trotsky écrit
    «
    Le marxisme avait annoncé longtemps à l'avance l'écroulement inévitable de la démocratie bourgeoise et de sa morale. En revanche, les doctrinaires du «bon sens» ont été surpris par le fascisme et le stalinisme. Le bon sens procède à l'aide de grandeurs invariables dans un monde qui n'a de constant que le changement. La dialectique au contraire considère les phénomènes, les institutions, les normes dans leur formation, leur développement, leur déclin». [back]
  14. Dans le même chapitre, Engels se moque des métaphysiciens qui réduisent la négation de la négation au «passe-temps enfantin» qui consiste à «poser et biffer alternativement» ou à dire alternativement d'une rose qu'elle est une rose et qu'elle n'est pas une rose Il écrit:
    «
    Non, en dialectique, ne signifie pas seulement dire non, ou déclarer qu'une chose n'existe pas, ou la détruire de manière quelconque. Spinoza dit déjà: Omnis determinatio est negatio, toute limitation ou détermination est en même temps négation. Et en outre, le genre de la négation est lui déterminé d'abord par la nature générale, deuxièmement par la nature particulière du processus (...). Chaque genre de chose a donc son genre original de négation de façon qu'il en sorte un développement, et de même chaque genre d'idées et de concepts» (souligné par nous - NdR). [back]

Source: «Programme Communiste», numero 63, Juin 1974

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