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HISTOIRE DE LA GAUCHE COMMUNISTE
1912 - 1919

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Première Partie
Introduction | 1 - 5 | 6 - 10 |
11 - 15 | 16 - 20 | 21 - 24 | 25 - 29

Seconde Partie
1 - 10 | 11 - 20 | 21 - 30 | 31 - 40 | 41 - 50 | 51 - 56


Content:

La ligne historique de la gauche communiste des origines à la fin 1919 en Italie
11 - Les intransigeants l'emportent
12 - L'apport du mouvement des jeunes
13 - Le dernier Congrès socialiste avant la guerre
14 - Les luttes socialistes à Naples et l'origine de la gauche
15 - Vers la guerre en Europe
Notes
Source


La ligne historique de la gauche communiste des origines à la fin 1919 en Italie

11 - Les intransigeants l'emportent
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Le Parti socialiste devait être violemment ébranlé par un fait historique d'une importance non seulement locale et italienne mais qui se rattachait au cours de l'impérialisme mondial, et les effets de cette crise furent favorables à la position que le Parti italien put prendre en 1914. Le 29 septembre 1911, Giolitti, revenu au pouvoir, déclara la guerre à la Turquie, et la flotte occupa Tripoli. Par une manœuvre audacieuse, il avait tout fait pour avoir Bissolati dans son ministère, mais il n'y réussit pas, et peut être le plus sérieux obstacle se réduisit-il, dans la frivole Italie, à une question de port de veste et non de frac au Quirinal! Il n'est pas superflu de noter que le prétexte de cette entreprise coloniale fut la victoire des Jeunes Turcs, accusés de «nationalisme». N'oublions pas que cette révolution, populaire et non prolétarienne, contre le régime féodal turc, fut hautement appréciée par Lénine.

Le mouvement prolétarien s'était fièrement dressé contre l'entreprise nationaliste de Tripoli, selon ses vieilles traditions anti-coloniales. La grève générale n'eut pas un succès complet, mais les manifestations contre le départ des troupes furent très vigoureuses. Le Groupe socialiste vota un ordre du jour Turati contre la guerre, mais les droitiers de Felice, Bissolati, Bonomi, Cabrini et Podrecca furent en désaccord. Il est à noter que de nombreux «syndicalistes-révolutionnaires» se déclarèrent partisans de l'entreprise libyenne, en première ligne Arturo Labriola, Orano et Olivetti.

Le Congrès extraordinaire du Parti se réunit le 15 octobre 1911 à Modène sous l'influence de cette situation générale. Bussi, pour Treves et pour les réformistes de gauche, refusa la guerre et soutint le passage à une opposition résolue à Giolitti, sans renoncer pour autant au possibilisme sur le plan théorique. Lerda, encore une fois (et ici mieux qu'ailleurs) répliqua de façon heureuse sur la question de la guerre. Il ne s'agissait pas d'une quelconque conjoncture politique, la guerre avait son origine dans l'essence même du capitalisme. Quant à l'opposition au gouvernement, on ne pouvait s'y arrêter, il était urgent de constater la faillite de la coupable illusion consistant à attendre des avantages pour le prolétariat et pour le socialisme de l'État bourgeois. Il fallait donc condamner la tendance à subordonner les buts finaux du mouvement aux intérêts immédiats de la classe ouvrière exprimés par ses organisations économiques: «Si nous voulions adapter l'idéal, ou ce que nous pourrions appeler la doctrine du socialisme, ainsi que les attitudes du Parti et des hommes du Parti, aux contingences de la vie des autres partis et à l'opportunisme qui existe nécessairement dans la pratique quotidienne, dans la lutte pour la vie, certainement nous aurions détruit en nous toute raison théorique du socialisme, et certainement Bissolati aurait raison, et Armando Bussi aurait aussi raison, quand ils considèrent l'évolution comme une force suffisante pour régler l'avenir social.» Comme toujours, Lerda, et en général les révolutionnaires intransigeants de l'époque, pénétrant quand il s'agissait de relever et de combattre le divorce entre action économique et action politique, pécha ensuite par insuffisance théorique quand il s'agit de définir la nature du programme: celui-ci était «l'idéal, la pensée, l'âme socialiste», pour lequel il fallait «éduquer» les masses en les protégeant contre le danger coopérativiste. La conséquence pratique de cette insuffisance théorique apparaîtra en pleine lumière pendant la guerre, quand on «sauvera l'âme du socialisme», mais sans brandir le programme comme instrument d'attaque contre la société capitaliste et sa manifestation extrême: l'impérialisme.

Pour les révolutionnaires, Francesco Ciccotti soutint lui aussi que l'opposition à la guerre de Libye devait se fonder non sur des motifs contingents, comme les dépenses que l'on détournait de la réalisation de réformes, mais sur les principes internationalistes. Turati parla lui aussi de manière habile contre la guerre avec Tripoli. Lazzari dit, avec raison, qu'il n'était pas même content de l'ordre du jour (Lerda) de sa fraction. Celui-ci, très bref, disait qu'on peut attendre certains avantages de l'action parlementaire, mais qu'elle entretient chez les exploités l'illusion qu'on peut rénover les institutions sociales par la voie parlementaire. Il se terminait cependant par l'habituelle et faible allusion à la seule œuvre d'«éducation et d'élévation morale» prolétarienne confiée au Parti.

Il y eut donc lutte entre au moins cinq courants: réformistes de droite, avec un total de 1 954 voix; de gauche (Treves et Turati), 7 818; idem Modigliani (qui omettait l'adverbe systématiquement dans l'alinéa interdisant au Groupe de soutenir par son vote «le Cabinet actuel»!), 1 736; intégralistes ou centristes de Pescetti, 1 073; enfin révolutionnaires, 8 646. Ceux-ci avaient finalement obtenu une victoire relative, et en leur nom le camarade Elia Musatti renonça avec raison au ballottage, de sorte que les organes du Parti restèrent aux réformistes turatiens (malheureusement, les deux députés de gauche, Musatti et Agnini, succombèrent, dans l'après-guerre, à l'influence morale de Turati et Treves). Hier, dit Musatti, nous étions la minorité de la minorité, aujourd'hui nous pouvons nous estimer satisfaits des résultats obtenus par notre lutte contre le «ministérialisme» et le «ministériabilisme»!

Le 23 février 1912 tout le Groupe socialiste, mais avec des intonations modulées dans les discours de Turati et de Bissolati, vota contre l'annexion de la Lybie au Royaume d'Italie. À cette occasion on liquida définitivement le pantin Enrico Ferri, qui avait voté en faveur de l'annexion. Nous l'avions déjà, dans la rue, envoyé paître.

Mais le 14 mai il y eut un autre événement, quoique sans grand poids historique. Le maçon Antonio d'Alba tira sur le Roi. Tous allèrent au Quirinal sur la proposition du républicain Pantano, et Bissolati, Bonomi et Cabrini rompirent la discipline du Groupe socialiste en y allant. L'indignation éclata dans le Parti. Mussolini, qui au moment de Modène était en prison pour avoir mené des actions contre la guerre, demanda à grands cris dans «La Lotta di Classe», de Forli (qui, en même temps que l'hebdomadaire national «La Soffitta» et d'autres journaux locaux, était avec les révolutionnaires), l'expulsion des trois hommes au Congrès prévu pour les 7-10 juillet 1912 à Reggio Emilia.

Lors de ce congrès, on peut accorder une certaine importance aux réunions de la fraction intransigeante révolutionnaire, où les éléments les plus jeunes prirent des positions d'avant-garde, en rapport avec le développement ultérieur d'une gauche effective. Cette fois, la discussion sur les erreurs de la Direction et du Groupe parlementaire fut imposée tout de suite. En effet, le processus d'élaboration programmatique ne fut qu'une conséquence ultérieure de la bataille contre les dégénérescences de l'opportunisme et de la condamnation résolue des tactiques défaitistes. La gauche du Parti italien réalisa une expérience heureuse et particulière dans le vif de ces luttes, dont nous illustrerons les étapes entre 1912 et 1919.

Lazzari fut très résolu pour demander la condamnation des organes centraux du Parti, que Modigliani défendit faiblement, en attaquant la droite. Serrati regretta que les agitations contre la guerre aient été subies plutôt que dirigées et guidées par le Parti. Il dit que face à la grève générale la Direction s'était «montrée froide, incertaine et hésitante et avait dû attendre que la Confédération du travail la rappelât à ses devoirs», tandis que sa propagande contre la guerre «n'était pas inspirée par des critères généraux ni faite de manière précise et uniforme, mais par à-coups.»

Il y eut ensuite le fameux discours de Mussolini, soutenu par les énergiques résolutions issues des longues séances nocturnes de fraction, qui firent taire nombre d'hésitants. Toute autonomie du Groupe parlementaire par rapport au Parti fut enfin condamnée en toutes lettres. Mussolini développa une vive critique du parlementarisme et de la surestimation du suffrage universel offert par Giolitti en contrepartie de l'entreprise libyenne («le ballon d'oxygène qui prolonge la vie de l'agonisant»). Il proclama que l'usage du suffrage universel devait seulement «démontrer au prolétariat qu'il n'est pas l'arme qui lui suffit pour conquérir son émancipation totale», et il dit sans ambages qu'il était temps de «célébrer solennellement par un acte sincère la scission qui s'était désormais accomplie dans les choses et dans les hommes.»

Le point fort de Mussolini ne fut jamais la théorie mais la lutte. Il se déchaîna contre la visite au Quirinal: nous ne sommes pas pour l'attentat individuel, mais les attentats sont les accidents des rois, comme les chutes des ponts sont ceux des maçons. Il lut enfin, au milieu d'applaudissements frénétiques, la motion qui expulsait du Parti Bissolati, Bonomi et Cabrini, mais dans sa hâte il oublia une partie des décisions de fraction de la nuit. Il fut nécessaire de lui crier: Et Podrecca? Alors il saisit un crayon et écrivit sur le feuillet qu'il tendait au Président: «la même mesure frappe le député Podrecca pour ses attitudes nationalistes et guerrières», soulevant de fortes acclamations à la consternation des droitiers et des centristes.

Une autre phrase fameuse est la suivante et elle s'applique bien au Mussolini ultérieur: «Le parti n'est pas une vitrine pour les hommes illustres!». Moralisme, dirons-nous: les vérités ne sont pas telles par la vertu de celui qui les affirme, mais par leur vertu propre…

Cabrini tenta de parler et le Congrès lui chanta la Marche royale. Bonomi, autre savoureux orateur, tenta aussi de se défendre: nous ne voulons plus renverser l'Etat, dit-il, au contraire nous nous sommes réconciliés avec lui dans la mesure où il est désormais «perméable aux forces du prolétariat.» Notre socialisme réformiste est un fait concret: il s'appuie sur le mouvement des travailleurs. C'est ensuite un mouvement national, car les besoins du prolétariat doivent s'entendre «en accord avec les besoins plus amples de la nation.» C'est enfin une «conception libre et éclectique du processus politique, économique et éthique, à travers laquelle se réalise le socialisme», qui n'assigne donc «aucune voie préétablie au mouvement prolétarien» (on trouve un clair écho de Bernstein dans cette phrase: «C'est du mouvement, du mouvement seul, que le socialisme doit tirer les règles de l'avenir»). L'orateur prophétisa que, même sans les exclus, le réformisme renaîtrait dans le Parti: il ne faisait que tirer les conclusions des prémisses de Turati; si donc il devait y avoir exclusion, ce serait la définitive «séparation de deux méthodes, de deux manières de comprendre le devenir socialiste, de sorte que dorénavant il n'y aura plus un seul socialisme italien, mais un socialisme révolutionnaire et un socialisme réformiste.»

Bonomi n'avait pas tort du tout! Concret, populaire, national, force des classes travailleuses dans l'État, aucune voie préétablie: ne dirait-on pas un discours de Togliatti un dimanche, électoral ou non, de 1963?

Podrecca se défendit bien en invoquant Antonio Labriola, que beaucoup avaient la faiblesse de présenter comme le théoricien du marxisme en Italie, et qui avait défendu les conquêtes coloniales au nom d'une diffusion mondiale du capitalisme avancé, base du socialisme. Homme particulièrement habile, Podrecca cria qu'il n'aurait pas signé un article de l'«Avanti!» qui souhaitait voir flotter le drapeau tricolore sur les versants du Trentin. Nous ne sommes pas en mesure de dire si cette diabolique allusion visait Mussolini, qui avait travaillé dans le Trentin opprimé par les autrichiens, lesquels ne faisaient peut-être pas de distinction subtile entre patriotes et socialistes. Quoi qu'il en soit, Mussolini ne répondit rien.

Berenini déclara, pour l'extrême droite du Parti, que celle-ci suivrait les expulsés. Reina et Modigliani présentèrent des ordres du jour sans mentionner le terme d'expulsion, mais qui constataient que les droites s'étaient mises en dehors du Parti. Le vote donna: Mussolini 12 556, Reina 5 633, Modigliani 3 250, abstentions 2 027.

Lerda présenta l'habituel ordre du jour sur la tactique électorale, que le Congrès approuva sans vote. Il n'était pas heureux, mais la bonne doctrine vient après les bonnes actions, et la bonne action avait été de défenestrer les traîtres. La formule théorique restait à affiner, celle-ci n'allant pas bien: «le Parti socialiste ne peut être, de par son essence révolutionnaire, qu'un parti d'agitation et d'éducation, jamais un parti de gouvernement.»

Mais le Parti est précisément l'organe dont la fonction est de gouverner!

Dans les assemblées de fraction il y eut des controverses sur d'autres points tactiques à propos desquels on décida d'aller plus avant: intransigeance non seulement dans les élections politiques et dans les activités parlementaires (comme dans l'ordre du jour approuvé), mais dans toutes les élections administratives et dans les ballottages, et expulsion des francs-maçons. On dut renvoyer ces points au prochain congrès. Les «spécialistes» expliquèrent que chaque congrès ne pouvait vivre qu'une seule grande bataille.

En réalité, la majorité qui avait triomphé était à son tour divisée en deux ailes. Nous en trouvons cette trace dans la brochure déjà citée sur les congrès du PSI:

«Suivit une longue querelle provoquée par l'accusation faite aux révolutionnaires, par Nino Mazzoni, d'avoir abandonné l'ordre du jour extrêmement intransigeant préparé par Cioccotti, et voté à la majorité par l'assemblée de la fraction, pour adopter l'ordre du jour Lerda qui, n'affrontant pas le problème des élections municipales, était moins intransigeant que celui de Modigliani. Sur ce sujet parlèrent Modigliani, qui exprima sa satisfaction devant le fait que, parmi les révolutionnaires, un courant plus extrémiste s'était rendu à l'autre moins intransigeant, ainsi que Ciccotti et Maffioli qui démentirent les affirmations de Mazzoni.» La vérité était celle de Mazzoni, et dans la réunion de fraction on avait nettement soutenu (entre autres, Serrati, dans la salle, dit être de cet avis) qu'il fallait éviter les alliances aux municipales, spécialité de l'influence maçonnique.

On approuva un ordre du jour anti-maçonnique de Zibordi et autres, et on repoussa une tentative de dissolution de la Fédération des Jeunes, qui avait été projetée par les réformistes à cause de son orientation d'extrême gauche. Pour diriger l'«Avanti!» on désigna Bacci, mais ce fut Mussolini qui y alla.

La longue lutte contre les réformistes se terminait par un succès.

En écrivant dans la «Pravda» du 28 juillet, Lénine, qui suivait depuis longtemps avec un très vif intérêt les vicissitudes internes du Parti italien, notait:

«Une scission est toujours pénible et douloureuse. Mais elle devient parfois indispensable, et dans de tels cas, toute faiblesse, tout sentimentalisme […] est un crime […]. Si on persiste dans une faute, si pour la défendre un groupe se constitue qui foule aux pieds toutes les décisions du Parti, toute la discipline de l'armée du prolétariat, la scission est nécessaire. Aussi le Parti du prolétariat italien socialiste, ayant exclu de son sein les syndicalistes et les réformistes de droite, a-t-il pris le bon chemin.»

Lerda réitéra sa déclaration de démission du Parti. L'histoire de la gauche ne se tisse pas avec des noms d'individus: Ciccoti, cité tout à l'heure, fut pendant la guerre un centriste; Lerda, Lazzari, Mussolini, authentiques représentants de la gauche jusque là, furent ensuite des déchets parfois bien mal recyclés.

12 - L'apport du mouvement des jeunes
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Les premières années du siècle, de nombreux cercles de jeunes socialistes étaient nés, en Italie, et épaulaient l'action du Parti. Ils avaient déjà formé une fédération nationale, qui tint son troisième Congrès en mars 1907.

Bien que l'on soutint que les jeunes ne devaient pas s'occuper des luttes entre tendances, il est notoire que, parmi eux, ce sont les tendances les plus vives et extrêmes qui recueillirent le maximum de sympathies. Dans ces années-là, en raison d'une fausse appréciation - que nous avons expliquée précédemment - il semblait qu'au sein du mouvement socialiste la pointe la plus audacieuse fut celle du syndicalisme-révolutionnaire, proche des positions anarchistes. Une aile importante des jeunes s'orienta donc vers le syndicalisme, qui cette année-là, comme nous l'avons rappelé, scissionna du Parti à Ferrare. Il en alla de même parmi les jeunes, et, peut-être en raison de la plus grande franchise des rapports au sein d'un mouvement frais et ingénu, la division fut voulue de part et d'autre, c'est-à-dire par la fraction syndicaliste et par ceux que l'«Almanacco Socialista» de 1919 désigne du nom de fraction «réformiste-intégraliste». Nous savons en effet qu'en 1907 telles étaient les dénominations des courants de la majorité dans le parti adulte (comme on l'appelait), et que les révolutionnaires hésitaient encore entre le vote avec les syndicalistes et la séparation d'avec eux (Ferrare).

L'ordre du jour ne fut pas très explicite. Il disait: «Les jeunes socialistes, considérant les diversités de conceptions, de méthode et de doctrine qui concernent l'anti militarisme, les rapports avec le Parti et les organisations économiques, et qui se sont révélées entre les fractions formées au Congrès, approuvent la séparation des syndicalistes, proposée par eux-mêmes.»

Les jeunes socialistes se réunirent en congrès, le premier de la nouvelle Fédération, à Bologne, le 25 septembre 1907, et commencèrent à mieux définir leur position. Il fut répété qu'on mettait un «terme à l'équivoque, en se séparant des syndicalistes, qui ont un programme anarchiste», et on fonda la Fédération nationale des Jeunes, adhérant au Parti socialiste italien. Dans l'unanimité de ce Congrès furent adoptés quelques votes de première orientation. À propos de l'anti militarisme, on affirma qu'il fallait faire de la propagande pour que, dans les conflits entre capital et travail, les soldats ne suivent jamais l'ordre de tirer sur les grévistes. Concernant l'action internationale, on se réclama de celle des partis socialistes, tout en évoquant la possibilité d'une «action simultanée» des soldats des divers pays belligérants.

À propos de l'anti cléricalisme, on se référa aussi à la politique du Parti, mais on ne passa pas sous silence le problème religieux, affirmant la nécessité de «faire de la propagande, spécialement dans la jeunesse, pour qu'elle ne devienne pas l'esclave des pratiques religieuses.» Forme naïve, mais contenu tranchant.

À propos des rapports avec les organisations économiques, on sanctionna l'obligation pour les jeunes socialistes d'être des militants syndicaux, toujours en accord avec le Parti.

Ensuite fut votée une motion programmatique un peu générale, qui répétait les idées déjà mentionnées.

Le IIe Congrès eut lieu à Reggio Emilia en août 1908. Quelques positions sont intéressantes à noter. On décida qu'on ne pouvait admettre les «démocrates-chrétiens» et on décida de repousser les demandes de «catholiques militants» en invitant le Parti à en faire autant: premier exemple d'avance sur le Parti, encore dirigé par des éléments de droite. Dans une autre motion on parla de propagande «socialiste, rationaliste, anti-religieuse.» Concernant l'anti militarisme, la meilleure formulation fut celle qui affirmait la nécessité d'un «travail préparatoire dans le prolétariat afin qu'il soit prêt à empêcher la guerre en recourant à tous les moyens […] en conformité avec les décisions du Congrès de Stuttgart» de 1907. Ce rappel était d'autant plus remarquable qu'au Congrès de septembre de la même année, le Parti «adulte» ne trouva pas même le temps de discuter de la question «socialisme et anti militarisme», et que Bacci dut donc retirer sa motion sur ce thème, motion qui ne faisait d'ailleurs pas mention des décisions de Stuttgart, où l'on n'appelait pas seulement le prolétariat à la lutte contre la guerre, mais où on liait indissolublement cette dernière à la lutte pour le renversement de la domination capitaliste.

Il est également à noter que, durant ce congrès, l'on sentait encore combien le réformisme dominait le socialisme italien. Une des raisons était que l'on se trouvait à Reggio Emilia, où l'organisation des jeunes était tout autant répandue qu'influencée par la tendance de droite, à la différence du reste de l'Italie. Il y eut en effet deux ordres du jour sur l'orientation du journal «Avanguardia». Celui de la droite voulait atténuer et minimiser le ton du journal, en le réduisant à une fonction d'éducation des jeunes ouvriers encore immatures. Ce fut cet ordre du jour qui l'emporta par 131 voix de majorité. Celui de gauche, l'ordre du jour Consani, soulignait le caractère politique et de combat de l'organe de presse des jeunes. L'habile Arturo Vella, qui sentait qu'il n'avait pas une majorité sûre, proposa un additif sur les «rapports avec le Parti», dans lequel on disait, tout en ne contredisant pas la thèse selon laquelle le mouvement des jeunes ne voulait pas être un nouveau parti, que la pensée des jeunes recrues d'aujourd'hui «serait l'action du parti de demain.»

On savait déjà que la direction de droite du Parti tendait à liquider les sections de jeunes, trop révolutionnaires, et à les absorber dans les cadres «adultes», comme on le disait de manière plutôt philistine.

Le Congrès des jeunes de septembre 1910 à Florence eut une certaine importance. Il succédait à celui tenu dans la même ville par le Parti en septembre 1908, qui avait vu finalement les marxistes révolutionnaires se mesurer seuls au réformisme et à l'intégralisme, ayant su se débarrasser en même temps de toute sympathie pour le syndicalisme à la Sorel. Tandis que les révolutionnaires ne l'emportèrent dans le Parti qu'au Congrès de Milan en octobre 1910 et n'en conquirent le contrôle qu'à Modène en 1911, les jeunes montraient déjà clairement quelle était leur tendance à la veille du Congrès «adulte» de Milan, bien que cela ne fut visible que dans certains passages des nombreuses résolutions.

L'orientation de l'«Avanguardia», qui combattait depuis longtemps la droite réformiste, fut approuvée par 2.033 voix contre 944. L'ordre du jour adopté disait entre autres «que l'«Avanguardia» a souvent servis d'exemple et de stimulant utiles au Parti, en particulier pour le pousser à une action plus efficace dans le domaine de l'anti-militarisme et de l'internationalisme.»

Le vote sur l'organisation et la propagande du droitier Demos Altobelli ne fut pas très clair, et l'additif d'un brillant camarade, Sole, qui voulait que la jeunesse «ne s'épuise pas en polémiques de tendances», n'était pas très heureux.

De bonnes thèses furent énoncées sur l'anti militarisme: «Le concept bourgeois de patrie n'est rien d'autre que la justification officielle des délits et des infamies commis par le militarisme à travers les siècles»; et encore, quoique avec une certaine naïveté dans la formulation: «Intensifier la propagande anti militariste et anti patriotique dans les familles, afin qu'elles éduquent leurs fils, particulièrement les futurs conscrits, dans l'amour et non dans la haine, le fils du peuple qui tire sur le peuple étant infâme et fratricide»; «combattre par tous les moyens la propagande irrédentiste, qui cherche à pousser à la guerre deux grandes nations, et recourir à tous les extrêmes afin d'empêcher l'assassinat légal de milliers d'êtres humains»; «faire de vives pressions sur le Parti» afin de pousser le Groupe parlementaire «à mener une action vigoureuse pour la réduction des dépenses militaires et à réaffirmer les idéaux anti patriotiques et internationalistes du Parti socialiste.»

Il y avait aussi des affirmations notables sur l'action anti cléricale: «Les jeunes, sans se contenter de faire de l'anti-cléricalisme (qui est devenu une espèce de sport pour une partie de la bourgeoisie) doivent accomplir une action anti-religieuse assidue»; «le sentiment religieux est un préjugé tendant à asservir les consciences à la résignation passive et à la renonciation aux biens de la vie […] spécialement pour la femme […]»; «l'anti cléricalisme des jeunes socialistes doit être inspiré par les authentiques principes de classe.» En conclusion, on décida d'expulser quiconque accomplissait «des pratiques religieuses, lesquelles sont en contradiction ouverte avec les idéaux suprêmes du socialisme.» Et on réitéra l'opposition aux chrétiens sociaux qui, à cette époque, combattus au plus haut point par l'Église, faisaient leur apparition en Italie. Le vote fut clair sur le plan de la théorie, et celui sur la maçonnerie ne le fut pas moins; il demandait que le Parti exclue les francs-maçons, et le décida sans attendre pour les jeunes.

Il est intéressant de reproduire les motions sur Les jeunes socialistes et le sport. L'ordre du jour prétendant exclure les sportifs fut repoussé. On protesta pour que les journaux socialistes donnent de la place à des rubriques sportives. À noter un texte qui, «considérant que le socialisme tend à infuser dans l'âme humaine l'amour pour la vie, pour la beauté et pour la jouissance, contre les conceptions religieuses qui s'inspirent de la renonciation et du désir de disparition», invite les cercles de jeunes à organiser «avec sagesse et sérieux, des fêtes qui élèvent l'esprit et le reposent de l'âpre lutte quotidienne en un jour d'insouciance, de joie et d'instruction, en détournant les camarades des divertissements vulgaires qui alimentent le vice et pervertissent l'âme; des fêtes qui rajeunissent et trempent le corps, dont les idées tirent en grande partie leur force et leur vigueur.» Une formulation heureuse sur un point qui n'est pas facile.

Un bel ordre du jour contre l'institution monarchique «déplore la reconnaissance tacite de la monarchie par de nombreux camarades», et un additif non moins heureux «déclare séparer toute activité de celle du Parti républicain, qui a une origine et un programme éminemment bourgeois, et qui en de récentes occasions a fait œuvre de division et de sabotage dans le mouvement ouvrier.» Voilà quelques phrases qui sont à leur place dans les archives de la gauche.

Un ordre du jour sur le mouvement ouvrier partait de l'affirmation correcte disant que «le mouvement économique est la base sur laquelle doit naître et se développer le mouvement politique, qui en constitue l'âme, le guide, l'inspirateur, pour que les deux mouvements s'intègrent et se complètent réciproquement.» Un additif sur le droit de grève dans les services publics se fondait sur la thèse suivante selon laquelle «dans la société bourgeoise on ne peut estimer que l'État représente la collectivité.»

Terminons avec une bonne thèse dans l'ordre du jour sur la question féminine: «Le programme politique vide des féministes bourgeoises ne peut se confondre avec notre féminisme, fondé sur les intérêts économiques» et «inspiré par les objectifs socialistes et par l'action de la lutte de classe.»

À ce Congrès de travail fit suite celui de Bologne, en septembre 1912, consécutif à celui du Parti tenu à Reggio Emilia en Juillet, et au cours duquel les réformistes de droite avaient été expulsés. Les jeunes étaient désormais à l'unisson avec la tendance révolutionnaire extrême. Au Congrès du Parti, on avait finalement fait justice de la propension à liquider l'organisation des jeunes. À cette occasion, les délégués des jeunes avaient dû se démener pour convaincre quelques gauches «adultes» d'abandonner cette lubie: on dut même faire une démarche auprès du revêche Serrati.

Nous étions cependant toujours en Emilie et les réformistes, quoique sans se déclarer, tentèrent de se battre contre la gauche. L'ordre du jour, qui approuva le rapport du Comité Central, passa à l'unanimité. Mais la bataille éclata au sujet de l'«Avanguardia», qui avait toujours ouvertement soutenu la gauche révolutionnaire. Les gauches battirent par 2 730 voix contre 2 465 l'ordre du jour du turinois Tasca. L'ordre du jour approuvé affirmait entre autre que le mouvement des jeunes «en plus d'une mission de propagande et de culture, a essentiellement un caractère politique, de bataille anti-bourgeoise […] et de combat.» Sur les rapports avec le Parti, on eut une victoire plus nette et on prit acte de ce que «la proposition de la Direction passée du Parti pour la confiscation [sic] des cercles de jeunes a échoué»; 3 412 voix contre 1 428. Les votes anti militaristes et anti maçonniques une fois reconfirmés, le Congrès n'aura plus de place pour un autre combat de votes, exercice auquel nous avons ôté toute valeur, même interne, depuis un bon demi-siècle.

Il y aura cependant un intense et vibrant débat sur le thème qui prit ensuite le nom resté fameux de culturalisme et anti-culturalisme (voir les textes 1-2 dans la seconde partie).

Ce fut Tasca qui se battit, soutenu par les Emiliens, pour la version culturelle du mouvement des jeunes (et aussi des non-jeunes). Ces positions du lointain 1912 sont de la plus haute importance. Avec elles, Tasca est le précurseur du gramscisme, ou ordinovisme (12), qui se manifesta après la guerre en 1919 et se fit passer pour un courant de gauche, alors qu'il en était l'opposé dès sa naissance.

La bataille des anti culturalistes, pour reprendre un terme qui n'est pas très beau, ne fut pas facile. C'est alors que le marxisme matérialiste se détacha réellement, en Italie, des terribles séductions du rationalisme démocrate-bourgeois. Nous reproduisons les deux motions dans la deuxième partie de ce volume, ainsi qu'une vive polémique qui suivit dans le journal de Salvemini, l'«Unita». Salvemini était, comme on sait, un réformiste, et donc lui aussi culturaliste et problèmiste, peut-être même était-il le père spirituel de tous ces gens; mais il n'était certes pas… inculte.

Parmi les énoncés de Tasca, les suivants sont à relever. Nous les tirons des conclusions du rapporteur Casciani: «Fonction préparatrice […] d'éducation et de culture, ayant pour but d' […] affiner et d'élever l'âme et l'esprit par une instruction générale littéraire et scientifique […], de créer des organisateurs compétents et de bons producteurs [sic] au moyen d'une œuvre d'élévation et de perfectionnement technique et professionnel, sans lequel la révolution socialiste ne sera pas réalisable […], et de veiller à l'inscription des jeunes socialistes dans les associations culturelles.»

Les conclusions du rapporteur de la gauche sont à l'opposé; et il ressort de nombreux textes reproduits dans la seconde partie de ce volume que ce ne furent pas des conclusions occasionnelles ou contingentes.

En substance, à la série: étude, profession d'opinion socialiste, activité politique, est opposée la série qui répond vraiment au matérialisme déterministe: infériorité de classe et économique, révolte instinctive, action violente, sentiment et conviction socialistes, et, dans le parti qui rassemble les individus: doctrine consciente de la révolution. C'étaient les thèses que Lénine avait affirmées en 1903, et que nous ignorions alors.

L'école bourgeoise, même laïque et démocratique (aujourd'hui elle est catholique!), est la plus puissante arme de conservation. Notre but est opposé aux systèmes d'éducation bourgeois: former des jeunes libres de toute forme de préjugés, «résolus à travailler à la transformation des bases économiques de la société, prêts à sacrifier dans l'action révolutionnaire tout intérêt individuel»; repousser toute «définition scolaire de notre mouvement et toute discussion sur sa prétendue fonction technique» (fonction typique de l'ordinovisme avant la lettre!).

Et encore: «l'éducation des jeunes se fait plus dans l'action que dans l'étude réglée par des systèmes et des normes quasi bureaucratiques.»

La conclusion finale est: éviter le milieu bourgeois, vivre dans un milieu révolutionnaire de classe et de parti, agir et lutter aussi dans les syndicats dans le but, politique, des conquêtes maximales.

Ce débat remarquable, qui même dans le courant d'extrême gauche trouva d'abord quelque difficulté à être apprécié à sa juste valeur, eut un grand écho dans la presse du Parti, et joua un rôle important dans l'action pour ramener le mouvement italien sur la voie révolutionnaire (2).

Nous reviendrons sur l'influence des jeunes, de leur Fédération et de leur journal, quand nous traiterons de la période de la Première Guerre mondiale: cette influence fut fondamentale et peut-être déterminante.

13 - Le dernier Congrès socialiste avant la guerre
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Ce fut celui d'Ancône des 26 - 29 avril 1914. La nouvelle attitude du Parti et de son journal batailleur, l'«Avanti!», avait entraîné l'adhésion enthousiaste du prolétariat italien, qui réagissait aux prouesses impérialistes de la guerre de Libye par une vigoureuse activité de classe. En octobre-novembre 1913, il y eut des élections politiques, que le Parti affronta en menant une vigoureuse agitation socialiste, et non par un programme de nature parlementaire. La scission de Reggio avait réduit le Groupe de 33 à 26 députés, les sept autres ayant fait bloc avec le parti réformiste, ou «Parti du travail», en compagnie des quatre expulsés. 53 furent élus, dont 13 durant les ballottages, tandis que les réformistes, en grande partie du Sud, revenaient à la Chambre au nombre de 26. Naples était le foyer d'une situation gravement opportuniste, ce fut un des centres d'attention du Congrès. L'extrême gauche, en grande partie formée de jeunes, se battait depuis longtemps contre elle.

Lazzari fit le rapport au nom de la Direction. Il emporta le consensus général, en soutenant sa formulation, traditionnelle depuis trente ans: l'objectif des socialistes est l'expropriation économique et politique de la classe dominante, et ils doivent dans toutes leurs actions battre en brèche «le régime politique qui maintient l'ordre établi de la propriété et du capital.» La formule était exacte, mais ne contenait pas le clair développement des tournants historiques de la lutte politique et économique, c'est-à-dire l'idée et le programme de fait de la dictature du prolétariat, organe de la transformation sociale. Mussolini fit le rapport au nom du quotidien. Le Parti atteignait 50 000 inscrits et l'«Avanti!» avait triplé son tirage depuis Reggio.

Déjà lors des débats sur les rapports, les Napolitains s'affrontèrent. La gauche développa l'idée que, l'État bourgeois de Rome étant l'ennemi central à abattre, la méthode devait être unitaire, et même plus intransigeante encore là où les conditions de la société locale semblaient exiger une ultime phase de développement du libéralisme. En effet, la masse des députés du Sud était une force de manœuvre de la bourgeoisie italienne au Parlement, et une position non-classiste du Parti dans le Sud aurait représenté le plus grand danger en permettant à la bourgeoisie de briser l'action des mouvements ouvriers dans les régions les plus riches. On niait donc radicalement que, dans le Mezzogiorno, on dût suivre une méthode socialiste «particulière», alors que dans tout le pays, l'ennemi à renverser était unique: l'État central.

Les rapports furent approuvés par acclamation, et la fraction qui attribuait les succès du Parti à la méthode révolutionnaire obtint une forte majorité, après les critiques presque sans écho de Treves contre le prétendu néo-idéalisme du courant de gauche.

Lors de ce congrès, également, les réunions de la fraction majoritaire, dont nous ne possédons pas les procès-verbaux, eurent une grande importance. La première décision fut d'inverser l'ordre du jour pour discuter tout de suite et définitivement, compte tenu des précédents renvois, de la condamnation de la franc-maçonnerie. Ciarlantini porta la proposition au congrès, qui l'approuva. Ici aussi on dut réagir à la faiblesse de l'ordre du jour, qui était défendu par deux rapporteurs, Mussolini et Zibordi: un révolutionnaire (alors) et un réformiste de gauche (qui le resta). Il contenait l'idée suivant laquelle socialisme et franc-maçonnerie sont incompatibles, mais il omettait le plus important, à savoir l'invitation faite aux sections d'expulser les francs-maçons. Dans son bref mais clair discours sur ce thème, Mussolini déclara: «Le socialisme est un problème de classe. Et il est même le seul, l'unique problème d'une seule et unique classe, la classe prolétarienne. Marx a dit que le socialisme est aussi un problème humain uniquement dans ce sens: la classe prolétarienne représente toute l'humanité et par son triomphe abolit les classes. Mais nous ne pouvons confondre notre humanitarisme avec l'humanitarisme élastique, vide, illogique, qui est défendu par la franc-maçonnerie.» Il disait qu'une chose était l'anti cléricalisme maçonnique, de type rationaliste, et autre chose l'anti cléricalisme de classe propre au Parti. Mais cette fois aussi, il oublia le codicille de la fraction: on dut le demander des bancs, et il le lut au milieu d'une tempête d'applaudissements et à la stupeur du brave Zibordi, qui dut faire bonne figure. En effet, l'ordre du jour qui s'en tenait à l'incompatibilité doctrinale obtint 2 296 voix et l'ordre du jour révolutionnaire 27 378, tandis que 2 185 furent pour un ambigu désintérêt, et seulement 1 819 pour la compatibilité. Malgré de très longues années d'intrigues, la peste maçonnique avait été extirpée. Il faut reconnaître que les purs partisans de Turati l'avaient condamnée depuis toujours.

Suivit la grande bataille des élections municipales. Il y eut surtout deux points soutenus par la gauche au congrès (3). Avant tout, les conditions d'arriération du Sud, dans le processus de différenciation des classes sociales, non seulement ne justifiaient pas une tactique différente de la tactique générale du Parti, mais en imposaient une seule, commune à l'ensemble du Parti. Si en effet celui-ci «veut œuvrer à briser la clique bourgeoise qui, en se prévalant de l'inconscience politique du peuple méridional, maintient son exploitation sur tout le prolétariat italien, il doit établir une tactique unitaire et s'efforcer d'encadrer aussi les petites phalanges de l'armée socialiste méridionale à l'intérieur des limites précises d'un programme de classe.» En second lieu, il fallait réagir avec la plus grande vigueur contre une pratique introduite en contrebande dans le Parti à travers les élections municipales, à savoir la fameuse question morale: «Nous inverserions notre propagande - cria-t-on des bancs de la gauche - si nous nous en prenions aux seuls bourgeois voleurs ou malhonnêtes, et si nous faisions oublier au prolétariat qu'il est quotidiennement victime d'un autre vol bien plus important que celui qu'on peut commettre dans les administrations locales: le vol que la bourgeoisie exerce sur lui en exploitant son travail dans les champs et dans les usines […]. Quand on fait de la morale, cela absorbe toujours les autres questions et devient un préalable; cela nous conduit à la solidarité des gens honnêtes de tous les partis et de toutes les classes […]. Notre action n'est pas un processus de reconstitution patiente de l'organisme en décomposition de la société actuelle, c'est un processus de démolition de toute l'organisation sociale présente.»

Les méridionaux localistes se défendirent contre l'attaque par un habile discours du puissant orateur Lucci. Modigliani, habilement lui aussi, se dit ultra-intransigeant, mais proposa d'admettre des listes sur la base d'accords entre parti et syndicats confédéraux. Sur ce point, quoique brièvement, ce fut Serrati qui répondit, en s'y opposant «et dans l'intérêt de l'organisation économique, et dans l'intérêt de l'organisation politique», et en observant que, si la thèse de Modigliani était acceptée, le Parti risquait d'être «contrôlé par les incontrôlables, de devoir être jugé sur son propre programme […] par ceux […] qui ne sont pas dans nos rangs.» Derrière la barbe de Modigliani, il dit qu'il voyait la barbe de l'ex-camarade Bonomi, c'est-à-dire le spectre du coopérativisme, du Parti du travail, de l'ouvriérisme.

Nous pouvons faire aujourd'hui le bilan de la vie de Serrati, mais il est certain que lors de cette occasion il toucha un point essentiel de la vraie position des marxistes de gauche, point qui n'a pas toujours été clair pour tous. On en trouve une autre mention dans le discours du partisan de la gauche d'alors, Ciarlantini, dirigeant du syndicat des instituteurs, méritante organisation de catégorie, qui non seulement défendit la lutte des communes contre l'État capitaliste, mais condamna la formule démagogique et maçonnique du contrôle de l'école primaire par l'État et non par la commune, en réfutant le lieu commun selon lequel ce sont les prêtres qui veulent l'autonomie de l'école. Les opportunistes d'aujourd'hui confirment que cette erreur est encore vivace: ici aussi, tout est à refaire.

À Naples, par exemple, il y avait eu, sur la question de la politique de frontisme aux municipales, une preuve expérimentale de fait (autre chose que des dogmes!), par la confluence, dans le bloc populaire qui devait l'emporter en juin, de francs-maçons, de réformistes de droite et de syndicalistes révolutionnaires. Tous sortis du Parti qui, couvert par eux de crachats, sut bien les chasser à coups de pied. Le coup de pied au derrière du traître est un fait physique qui marque le cours historique, et il est inutile de le railler en nous traitant de «théoriciens». D'autres y goûtèrent par la suite. Le chemin de la révolution fut et sera marqué de tels faits. Mais une bonne règle, que nous avons tirée de plus d'un demi-siècle de pratique, est qu'il faut le faire sur le derrière d'un vivant, et non sur celui d'un mort.

Modigliani obtint 3 214 voix, Mazzoni (en faveur de quelques dérogations) 8 584, et Ratti (pour l'intransigeance absolue) 22 591. C'était la fin des alliances, également pour les municipales.

Ces deux batailles épuisèrent les énergies du congrès, qui avait d'autres questions à traiter, comme l'attitude de la Confédération du travail. Quoique mise sur le banc des accusés dans les trois congrès précédents et aussi dans celui-ci, la CGL avait continué, avant, pendant et après la guerre de Libye, à agir de manière divergente du Parti, sans que la Direction, au nom de l'habituelle et fameuse unité, intervînt pour la rappeler à l'ordre. La gauche de la fraction intransigeante - comme cela ressort de l'organe central du Parti et de celui de la Fédération des Jeunes - s'était à plusieurs reprises insurgée contre cette habitude, et on peut citer par exemple l'article de l'«Avanti!» d'août 1913 «L'unité prolétarienne», dans lequel on rappelait que:
«
Le vote de Reggio Emilia a représenté non pas le lynchage de quelques hommes, mais la critique d'une méthode encouragée et voulue par tous ceux qui ont donné au prolétariat une âme réformiste et purement égoïste. Que les socialistes doivent favoriser le développement et l'ascension du mouvement de résistance, lequel ne peut être prospère et robuste s'il ne réunit pas dans ses rangs un nombre toujours plus grand d'organisés, personne ne le met en doute. Mais en favorisant le développement des organisations économiques, nous socialistes ne devons jamais les considérer comme une fin en soi, mais comme un moyen pour la propagande et la réalisation future du socialisme. Voilà pourquoi notre point de vue ne peut coïncider avec celui des dirigeants et des organisateurs du mouvement ouvrier, lesquels (les syndicalistes aussi du reste) voient le syndicat comme une fin ultime, se préoccupent seulement de son développement et donc aussi de sa conservation, et ne sont pas disposés à le compromettre dans des luttes qui transcendent les objectifs immédiats de sa catégorie.»

C'est un point qui devra être réaffirmé avec une extrême vigueur lors de l'après-guerre, et malheureusement cela ne suffira pas!

Le thème le plus important était toutefois celui de l'anti militarisme. Personne ne pressentit que, peu de mois après, le sujet serait non seulement actuel, mais même tragique. Dans l'assemblée de la fraction, les jeunes de la gauche firent remarquer que les deux rapporteurs avaient été mal choisis par la Direction: le réformiste Treves (certes intellectuellement qualifié) et le napolitain Fasulo, un syndicaliste favorable aux alliance électorales et aux francs-maçons, et qui devait quitter le Parti à la suite du vote sur les élections municipales. Il était facile de le prévoir, mais il n'était pas aussi facile de savoir que d'anti-libyen acharné il se muerait en social-patriote. Mais ceci a peu d'importance. Un fait bien plus grave est que les protestations de la fraction s'épanchèrent sur le sein de Mussolini, dans lequel les jeunes voyaient le guide suprême. On ne put que conclure que le problème de la guerre et de la patrie serait traité lors d'un prochain congrès, et qu'on lui donnerait alors une orientation marxiste radicale, comme on l'avait fait pour les autres problèmes.

L'ordre du jour que la Fédération des jeunes ajouta à celui des deux rapporteurs contenait la condamnation de l'impérialisme, mais il était insuffisant sur la question de la défense de la patrie, mal posée, et à propos de l'abolition du service militaire permanent.

Mussolini avait promis, et les jeunes rouges partaient enthousiastes pour les luttes qui devaient venir, et qui en fait ne manquèrent pas, dans les rues.

Mais il n'y eut pas par la suite de congrès, il y eut la guerre.

14 - Les luttes socialistes à Naples et l'origine de la gauche
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Si nous faisons l'histoire des congrès, nous sommes toutefois convaincus que, pour la révolution communiste, il faudra quelque chose de plus et de mieux que des congrès. Mais si, pour l'étude des exigences futures de la révolution, il est utile de tirer des conclusions des vicissitudes passées, sans en oublier les crises profondes, nous devons rappeler qu'en soumettant à la critique les décisions de Reggio Emilia et d'Ancône (dans la mesure où elles concernaient les questions traitées) nous étions sur le bon chemin. En effet, il est juste de dire que le Parti socialiste italien, section de la IIe Internationale, a bien su, par son aversion pour la gauche bourgeoise, son intransigeance totale dans les élections, et sa rupture avec la franc-maçonnerie et la manie du prétexte des «situations locales», se mettre en meilleure position, quant à la fidélité à la doctrine et à la méthode marxistes, que beaucoup d'autres sections européennes de l'Internationale. Nous verrons que cela ne pouvait pas et ne devait pas suffire, dans le premier après-guerre et dans la formation de la Troisième Internationale, et ne devons pas exagérer ces mérites au point d'en oublier la droite réformiste d'avant-guerre, contre la résistance désespérée de laquelle ces succès furent justement obtenus.

Tout ceci sera illustré dans les chapitres suivants, qui traiteront du comportement du Parti socialiste italien durant la guerre de 1914-18 et des luttes qui se développèrent en son sein, avec un résultat nettement meilleur que de l'autre côté des Alpes, mais également avec l'apparition d'une nette fracture entre le courant social-démocrate et notre courant communiste.

Nous ne sommes pas les seuls à écrire l'«histoire de la gauche italienne» et des origines du Parti communiste (Livourne, 1921). Ce qui nous distingue de tous les autres chroniqueurs, c'est non seulement la stricte préoccupation de la vérité historique et de l'utilisation des témoignages utiles, mais aussi la méthode. La nôtre (nous ne le répéterons jamais assez) ne se fonde pas sur des personnes et sur des noms plus ou moins connus ou fréquemment cités dans la «littérature» qui, ces dernières années, est devenue sur ce point plus dense et peut-être moins falsificatrice. Même quand nous devons faire usage de personnes et de noms pour indiquer des erreurs, de mauvaises positions théoriques, et aussi des épisodes et manœuvres critiquables, dont découle la «théorie de l'opportunisme» (qui en 1914 trouva de manière retentissante une nouvelle masse de matériaux), nous ne nous intéressons pas aux fautes des individus, mais aux causes sociales historiques.

Une série de lieux communs ne pouvait manquer sur les origines de la fraction de gauche dans le socialisme et dans le communisme en Italie. À ceux qui se repaissent de noms de personnes, de conflits de groupes ou, pis, de chefs de tendances ainsi que de têtes ou de cerveaux du parti, nous ne consacrerons même pas une ligne, et nous ne gaspillerons aucune place pour enrichir les anecdotes relatives aux grands personnages et aux noms célèbres. Nous pourrons contribuer à un seul type d'anecdotes, et elles ne seront pas même propres à exciter la curiosité du lecteur: celles concernant les idioties et les idiots, le plus souvent morts, et morts tels quels.

Mais nous ne pourrons passer sous silence ces lieux communs sur la gauche - traitée comme une légende - qui, même dans leurs niaiseries, se drapent de théorie, et quelquefois donnent à son existence une raison géographique.

La gauche - et spécialement celle qui, mis à part la paternité d'un brevet qu'aux dires des imbéciles son inventeur pourrait revendiquer, fut la fraction communiste «abstentionniste» (par la suite battue sur le terrain organisatif et politique mais, que cela plaise ou non, jamais reniée par son groupe d'origine, toujours vivant) - naquit dans le sud de l'Italie, à Naples. Et ici les spécialistes des lieux communs ont une bonne pâture: il s'agit d'une région et d'une ville où le capitalisme et le prolétariat n'étaient pas développés (parmi les termes de la mode ultra-stupide d'aujourd'hui, le développement est un de ceux qui «font des étincelles»), il ne pouvait donc y prendre racine qu'une théorie difforme, petite-bourgeoise, anarchisante, aux actions vides, insurrectionnaliste et barricadière: une expression de ce révolutionnarisme verbeux aurait été la fraction qui, en 1919, année de vitalité révolutionnaire jamais dépassée jusqu'aujourd'hui, chercha à empêcher à Rome, et ensuite à Moscou, le naufrage fatal dans l'ivresse des élections.

C'est, à notre avis, une question tranchée a posteriori, à la grande échelle historique qui a vu le Parti italien et l'Internationale de Moscou finir dans le déshonneur et dans l'impuissance révolutionnaire, et même pis, sous une puissante influence contre-révolutionnaire. Et l'histoire va rendre ce verdict encore plus évident. Mais au point où nous en sommes, il n'est pas mauvais de considérer la question dans la situation de 1914, à la veille de la première guerre, alors qu'au Congrès d'Ancône le groupe constitutif des marxistes révolutionnaires napolitains tirait les conclusions de sa longue et violente bataille contre les super-manifestations de l'ignominie électoraliste, qui a une longue tradition d'infamies en tout temps et en tout lieu, mais a sans doute connu son apogée à Naples au début du XXe Siècle.

Nous nous contenterons donc de jeter un coup d'œil sur cette chronique en suivant le schéma d'une brochure de 1921 du Parti communiste né à Livourne, qui partait d'un texte de 1914 présenté à Ancône par le «cercle socialiste révolutionnaire Karl Marx» de Naples. Pendant plusieurs années, celui-ci avait lutté en dehors du PSI, car le Parti reconnaissait à Naples une section que le cercle jugeait non socialiste. Au congrès, il eut l'occasion de mener à terme sa violente campagne contre les falsificateurs du nom du parti et du programme socialiste, nom et programme qu'il acceptait et défendait pleinement tout au contraire (4).

C'est donc un rapport de faits et de forces objectives et matérielles qui relie la réaction contre les anciennes formes petites-bourgeoises du mouvement prolétarien, la défense des valeurs nationales et internationales du socialisme telles qu'elles étaient dans le cadre historique de l'époque, et l'exigence, formulée par la gauche, que tout le mouvement mondial se libérât, après la guerre, de toutes les scories anti-révolutionnaires et prît la voie, malheureusement brisée dans le premier et second après-guerre, de rectifications et de sélections draconiennes.

En Italie, après 1860, avec le début de la forme parlementaire à peine née des guerres et des révoltes de libération nationale, il est clair que les premières forces ouvrières avaient pendant un certain temps soutenu la gauche libérale et radicale-démocrate bourgeoise, en commençant en partie à s'appuyer sur le Parti républicain, en raison de son contenu anti-institutionnel. Cela annonçait l'attitude de l'«extrême gauche» des décennies suivantes, nettement anti cléricale. Suivant la volonté du Pape, les catholiques, on le sait, ne reconnaissaient pas le nouveau pouvoir de Rome et boycottaient les élections législatives, mais non les élections municipales où ils faisaient bloc avec la droite bourgeoise (clérico-modérés).

Naples, et le Mezzogiorno en général, à part les quelques partisans des Bourbons, furent tout de suite d'utiles appuis pour le fameux et peu organisé «grand» Parti libéral, forme littéraire plus que politique, et refuge des forces des classes moyennes et de l'intelligentsia. Si en Italie il y a depuis plus d'un siècle une peste, c'est bien l'intelligentsia, qui n'oublie jamais quand il convient de se faire entretenir par Rome et de mettre dans sa poche les délicieux «sous du gouvernement». Ces rapports sociaux sont toujours valables aujourd'hui, et sont encore plus nauséabonds. Mais si, dans l'Italie du Sud, il n'a pas pu naître une bourgeoisie en mesure de se faire entretenir par son prolétariat indigène, c'est un travers qui ne se résout pas dans le cadre du Sud, mais qui est fonction de tout le cours de l'État capitaliste national et du capitalisme mondial. Il ne se résout donc pas non plus dans le cadre national. Peut-être une lutte de classe autochtone serait-elle née si le roi Bourbon était resté à la place du roi de Savoie et de la petite république d'aujourd'hui, à demi vaticane.

À Naples, le Parti libéral de gauche domina jusqu'en 1900. Mais les dix dernières années du siècle, en dehors de son jeu au Parlement, dont les places étaient marquées par un permanent panneau «à louer» (ou si loca, en bon napolitain), il fit son beurre dans les administrations locales, en se moquant largement de la loi communale, sous la protection des conciliabules et de la clientèle des agents électoraux.

Les opposants clérico-modérés à l'administration communale de Summonte (libéral) eurent beau jeu de soulever en préalable la question morale! À Naples existait un petit mouvement prolétarien et socialiste, qui tirait ses origines de la première section de l'Internationale fondée à Naples par Michel Bakounine, en 1870, avec de rares et sporadiques pénétrations de la méthode marxiste dans la période postérieure. C'est ainsi qu'un groupe non négligeable de jeunes, qui étudiaient les questions sociales, ne tarda pas à se diriger, en y apportant des contributions réelles, vers la doctrine syndicaliste de Georges Sorel, clairement dérivée du proudhonisme et du bakouninisme.

Ce groupe, fortifié par les preuves données par les mouvements des masses travailleuses en 1898, au cours desquels le pouvoir de Rome eut du mal à maintenir l'état de siège dans Naples en révolte, fonda une feuille combative au titre bien choisi: «La Propaganda».

Entre 1898 et 1900, la cible du journal socialiste fut l'administration libérale, et il se trouva donc du même côté de la barricade que les clérico-modérés dont nous avons parlé, et qui passaient alors pour le «parti des honnêtes gens».

Pour qui n'en était alors qu'à l'ABC du marxisme, ce choix entre le parti des bourgeois honnêtes et celui des malhonnêtes devait déjà sembler stupide. Pourtant, après tant et tant de décennies, la formule est encore agitée et exploitée par les partis qui, comme alors, en tirent succès auprès des masses. Pauvres masses!

En en venant à la critique du bloc «de gauche», lui aussi motivé par l'argument de la vieille question morale, nous voulons dire tout de suite que la politique des blocs est née, dans la belle Italie du Sud, comme un front unique entre la gauche et la droite contre le centre. En 1900, à Naples, le centre c'était le libéral Summonte (à Palerme, il y a quelques années, c'était la démocratie chrétienne, tout autant agrippée au pouvoir). Et au fond, après les dernières élections de 1962, la seule issue à Naples serait probablement une formule comprenant un peu de néo-milazzisme, étant donné qu'aucune des trois forces ne peut à elle seule tenir l'administration de la ville, et étant donné que, du point de vue moral, local et technique (seuls motifs en matière de politique municipale) le pire de tout est à attendre d'un gouvernement communal tenu par le parti du gouvernement central de Rome, capitale italienne de la super-magouille, dévastant les villes sous-développées par le manège sordide des subventions d'État qui exhalent partout la même puanteur, que ce soit à la mairie ou au commissariat (ou encore de par sa forme démocratique).

Un gros bonnet du parti de Summonte, Alberto Agnello Casale - pour en revenir à nos napolitains du tournant du siècle - avait comme adversaire au conseil municipal Avvocata Carlo Altobelli, alors radical, ensuite socialiste, appuyé par «La Propaganda». Celle-ci déclara que Casale était un voleur; il y eut querelle, procès mémorable, absolution. Donc une victoire du socialisme, sanctionnée par le magistrat de l'État bourgeois.

La chose fit alors un bruit immense, et c'est sur cet élan que se déroulèrent les élections municipales de 1902, marquées par l'effondrement de l'administration libérale et maçonnique que Giolitti, à Rome, avait déjà décidé de traîner en justice, en ordonnant la célèbre enquête conduite par le très intègre Saredo, vrai Piémontais super-méticuleux qui mit au jour des myriades de fautes. Les élections de 1902 donnèrent la victoire à la majorité clérico-modérée, avec une forte minorité socialiste.

Mais à partir de ce moment, le «parti des honnêtes gens» changea de position géographique, et c'est la nouvelle administration cléricale de Del Carretto, Rodino et autres qui devint le centre de la corruption. La position de minorité est incommode pour tout ce qui n'est pas pratique de la vertu civique et respect du code pénal, et on commença donc à agiter un nouvel objectif, la conquête de la majorité dans la commune, chose qu'on n'aurait jamais pu faire avec les seules forces du Parti socialiste. La victoire du bloc anti-libéral étant donc assurée, on commença à planifier la construction d'une nouvelle alliance, cette fois anticléricale, dans laquelle devait s'ajouter aux forces socialistes celles des autres partis d'extrême gauche. Mais ceux-ci étaient constitués des radicaux et des républicains, peu nombreux à Naples, et on dut ériger le bloc sur de bien plus larges fondations.

La brochure publiée par les communistes de gauche montre clairement quelles furent ces bases: d'abord la franc-maçonnerie, qui étendait son réseau et se distinguait par les manœuvres de son travail souterrain et perfide, notamment en corrompant par des promesses de carrière rapide les jeunes auxquels elle garantissait une mystérieuse protection; ensuite le gouvernement Giolitti, qui, avec une complète et notoire absence de principes, flirtait dans de nombreuses régions avec les catholiques (qu'il récupéra finalement grâce au célèbre pacte Gentiloni de 1913), tandis que dans d'autres, comme à Naples, il favorisait le jeu des blocs anti-cléricaux.

Il convient ici de rappeler les étapes de la constitution du bloc qui, à Naples, après les élections de 1910, devait prendre la forme inouïe d'une alliance permanente, avec les mêmes questions de tendances que celles dont nous avons donné l'histoire pour le mouvement socialiste national de ces mêmes années.

Lorsque à Ferrare, en 1907, les syndicalistes sortirent du Parti socialiste, presque toute la section de Naples les suivit, et se constitua en groupe syndicaliste, en conservant le journal «La Propaganda» et la direction de la Bourse du Travail.

La section du Parti resta composée d'éléments réformistes. Au cours des années précédentes il y avait eu, lors des congrès, des votes sur des positions intransigeantes, mais les délégués avaient ensuite violé leur mandat en votant pour la droite: élégant travail maçonnique. Cette section était une proie certaine pour la politique des blocs, mais on pouvait croire qu'il n'en aurait pas été ainsi du «groupe syndicaliste», qui, en raison de ses principes idéologiques, devait agir, sinon en anti-électoraliste, du moins, comme on disait alors, en «a-électoraliste». L'incroyable se produisit cependant: le groupe, la Bourse du Travail, le journal, entrèrent à drapeaux déployés dans l'alliance. Il y eut un reste de réaction du chef théorique des syndicalistes, Arturo Labriola (futur maire dans un des blocs), qui se déchaîna au Congrès de Bologne contre ceux qui «en rangeant les organisations ouvrières à la queue d'une équivoque maçonnerie populaire en avaient tiré des avantages et des gains personnels.» Suivirent des lettres aux journaux, une amorce de procès, mais le bloc se maintint, et, en peu de temps, attira Labriola. La chronique serait longue, et il suffira de dire: il est facile de bien prêcher, mais difficile de bien agir!

En 1912, une fois le bloc permanent formé avec des partis et des individus de tout acabit, les socialistes-révolutionnaires, appuyés par des groupes de province, sortirent de la section, tout en déclarant appartenir au Parti socialiste italien et «croire en une victoire de la fraction intransigeante pour la solution définitive de la question» par l'entremise des organes directeurs du Parti. C'est alors qu'ils fondèrent le «cercle socialiste révolutionnaire Karl Marx» déjà cité.

Mais il nous faut entre-temps, puisque nous avons parlé de Labriola, parler de la guerre de Tripoli. Malgré la farouche opposition conduite par tout le Parti, la section corrompue de Naples toléra que ses membres conseillers communaux fissent l'apologie de l'entreprise coloniale. Il en alla de manière toute différente, et même opposée, chez les syndicalistes: tandis que Labriola (en maniant les même théorèmes de doctrine) applaudissait à la guerre de Libye, «La Propaganda» menait une violente campagne contre elle et subissait des procès retentissants: attitude qui aurait été louable si elle n'avait pas servi aux fins du bloc franc-maçon, et visé à tout embrouiller dans les questions d'organisation du Parti. Les syndicalistes de Naples fusionnèrent avec les socialistes de la section réformiste en une Union socialiste étroitement liée au bloc et manœuvrée par les francs-maçons. Les syndicalistes de «La Propaganda», également partisans du bloc et francs-maçons, dirent que le Parti s'étant dirigé vers la gauche à Reggio Emilia, ils daignaient y rentrer!

En octobre 1912, les socialistes napolitains soutinrent un franc-maçon, Salvatore Girardi, au conseil municipal de Montecarvalo, contre un clérical, Marciano, et désavouèrent la candidature de Todeschini, proposée par le «Groupe Marx». La Direction du Parti élue à Reggio intervint mollement. En 1913, il y eut une agitation contre le décret établissant les octrois; elle devait être dirigée contre Giolitti et fut au contraire asservie à une alliance pis qu'électorale, à savoir économique, et comprenant des associations bourgeoises commerciales! Cette même année il y eut des élections législatives générales. Le Parti avait seulement deux députés «inscrits», Lucci et Sandulli, qui furent élus; mais il n'eut pas le courage de répudier les «indépendants» Altobelli, Labriola et Ciccotti, qui furent même gratifiés par l'«Avanti!» du titre de «solides auxiliaires napolitains», alors qu'ils étaient tout à fait - et ils le prouvèrent en 1914 - dans l'orbite du bloc local.

La préparation de ce dernier battait son plein tandis qu'on allait vers le Congrès d'Ancône, dont nous avons déjà rapporté les décisions pour l'intransigeance aux élections municipales et contre les francs-maçons.

Dans la brochure de 1921, on décrivit aussi comment se comportèrent les groupes du Parti et les individus, après le vote d'Ancône. Bien peu restèrent dans le parti national; les plus nombreux suivirent la discipline de la section ou de l'«Union»!

D'autres événements, qui trouvent leur place dans la suite de ce volume, étaient survenus: la guerre de 1914-18, qui vit une minorité de socialistes italiens, quoique numériquement négligeable, passer au social-chauvinisme; ensuite, à la fin de la guerre, la division entre communistes et social-démocrates (parmi lesquels les maximalistes), qui conduisit à la scission de Livourne. Au sein du mouvement de Naples, dès la fin de 1918, cette division se manifesta avec le courant abstentionniste, dont le très vif désaccord avec les communistes «électoralistes» (comme Misiano) détermina une situation particulière au cours des élections législatives de 1919 (alors que le Parti socialiste était encore uni) et de celles de 1921.

Tirons seulement de nos archives l'histoire des cinq fameux députés napolitains: Lucci, Sandulli, Altobelli, Labriola et Ciccotti. En 1919, le PSI fit élire Misiano et Buozzi. Dans une liste indépendante fut élu le partisan du bloc, Lucci, resté par ailleurs toujours hostile à la guerre. Sandulli finit dans une autre liste indépendante dite «de l'Horloge» avec Bovio (caméléon dont nous n'avons pas voulu parler et qui retourna sa veste tous les deux mois pour finir fasciste). Labriola, ultra-interventionniste pendant la guerre, forma une liste de l'«Avanguardia». Il y côtoya le prétendu neutraliste Ciccotti, qui en 1921 passera directement à la liste fasciste, en ramassant une veste. Altobelli n'eut pas une position claire pendant la guerre; il mourut peu d'années après.

Si donc la genèse du Parti communiste, qui est le thème qui nous intéresse, fut complexe en Italie, elle le fut plus encore à Naples, spécialement si nous la suivons lors des résultats des votes du Congrès, dans les résultats électoraux, et dans les vicissitudes des hommes et des représentants.

Mais si cette genèse nous intéresse, c'est dans la formulation de la méthode et du programme révolutionnaire, sur le plan national et international: aspect qui n'est pas séparable de celui de la guerre à fond contre traîtres et opportunistes.

Le mouvement de Naples put donner une contribution qui ne se mesura pas, par la suite, aux «succès politiques» et à une suite avantageuse de majorités de partisans, mais resta fondamentale dans le domaine des questions de méthode les plus vitales du marxisme révolutionnaire. Cette contribution ne se mesura pas par l'apparition de personnages d'un relief exceptionnel, d'écrivains, d'orateurs et d'organisateurs remarquables, dont les noms ne nous importent pas, ni dans notre camp ni dans celui de l'ennemi.

Les graves déviations et erreurs du mouvement de classe du prolétariat purent être découverts, dénoncés, et même fustigés à fond, avec de réels résultats, même si le réformisme est une bête à la peau dure, qui renaît périodiquement de ses cendres, et réussit à se refaire une popularité autour de ses infâmes manœuvres. Il fut clair en effet qu'on ne trouverait jamais de défense et de garantie avec l'apparent gauchisme de la méthode libertaire de 1870 ou avec la méthode syndicaliste sorélienne de 1907. Ces formes «immédiatistes» (c'est-à-dire qui nient l'inévitable médiation, entre le prolétariat et la victoire révolutionnaire, de la forme politique du parti, du programme, du pouvoir et de la dictature) sont la vraie racine du faux extrémisme de gauche, que les super-traîtres de l'époque 1926-1963 osent faire remonter à la gauche italienne au sein de l'Internationale de Moscou, et au courant (ensuite fraction) communiste abstentionniste né à Naples en 1918.

L'histoire des faits réels démontre au contraire que la critique juste, menée contre les anarchistes en 1892 et les syndicalistes en 1907, quoique théoriquement encore imparfaite, sauva le socialisme italien du désastre en 1915, et que de même la formation d'une gauche au Parti socialiste, pendant et après la guerre, trouva dans les groupes marxistes de Naples et d'ailleurs la force de se situer sur la même ligne de doctrine et d'histoire que celle où se trouvaient les événements de l'Octobre russe et leur doctrine, appelée bolchevisme et léninisme.

Ces convergences - attentivement diagnostiquées dans une analyse historique, afin qu'elles aient encore une utilité demain, quand renaîtra la lutte contre un arsenal de chefs et de grands hommes pire encore que celui que nous avons présenté dans la Naples d'avant-guerre - exigent qu'on ne leur fasse pas l'offense de se servir de noms, surtout de ceux qui n'ont jamais renié, même dans de longues vies individuelles, la théorie, les principes et les méthodes qui servirent de guide à leur action.

Il n'est donc pas étrange que les méfaits de la méthode parlementaire - qui provoquèrent dans le Parti italien les sanctions draconiennes des Congrès de Reggio Emilia et d'Ancône, et qui, durant la Première Guerre mondiale, menacèrent de faire sauter à plusieurs reprises la politique correcte du Parti - rencontrèrent dans l'expérience collective de l'aile marxiste du Parti prolétarien, précisément là où ils avaient déterminé les faits les plus honteux, la disposition à couper le mal à sa racine. Ce fut le cas en particulier dans cet après-guerre où l'histoire sembla vouloir poser, en Italie, de manière définitive, l'alternative entre la voie légale et la voie violente vers le pouvoir.

Il est plus important encore de relever que cette proposition, qui parut exagérée, partit d'un milieu où la méthode ultra-droitière de mise en avant d'intérêts locaux contingents et où les questions morales avaient montré leurs effets les plus désastreux, et par ailleurs où le faux immédiatisme de gauche avait déjà fait faillite, en retombant dans les erreurs des déviations et des traditions anarchistes ou des positions syndicalistes.

Le groupe prolétarien marxiste qui constata les effets de cette faillite et s'éleva contre elle réalisa une des premières critiques historiques de cet extrémisme de fausse gauche, dont les erreurs et hérésies théoriques ont pour racine le mépris du Parti, le culte des personnes, de leur démagogie et de leurs gesticulations bouffonnes, qui avaient facilement étourdi et devaient étourdir encore longtemps les «masses» embobinées et ingénues, prêtes à voir l'homme en oubliant les partis, les programmes et les principes.

On peut citer les principes qu'en manière de conclusion le groupe socialiste révolutionnaire napolitain exposait, en les soumettant au Congrès d'Ancône:

«1) Résolution définitive de la situation du Parti à Naples, qu'on ne peut obtenir qu'en donnant mandat à la Direction du Parti de dissoudre l'Union socialiste napolitaine, pour la reconstituer sur la base du programme et des statuts du Parti socialiste.

2) Dans la tactique aux élections administratives, refus de toute autonomie locale, même très limitée, demandée sous le prétexte de conditions locales particulières, et qui en réalité reviendrait à sanctionner le fait accompli de tout un système d'engagements pris dans certaines localités avant le Congrès.

3) Affirmation tranchée de l'incompatibilité entre franc-maçonnerie et socialisme, en rapport aussi avec le fait que la peste maçonnique a empoisonné la source, qui donnait de grandes espérances, du mouvement socialiste d'une grande partie du Mezzogiorno.»

15 - Vers la guerre en Europe
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Le Congrès d'Ancône, XIVe du PSI, s'était terminé le 29 avril 1914. Le Parti se préparait à une épreuve de force, du reste sur un terrain tout à fait légaliste, avec les élections municipales de juin. Après de violents désaveux des blocs locaux, populaires et anti-cléricaux, et sur la toile de fond honteuse des intrigues maçonniques, chef d'œuvre de la politique servile de la classe moyenne et de l'intelligentsia, éternels lèche-bottes de leurs maîtres capitalistes, l'intransigeance résolue signifiait que le Parti, avec ses propres listes dans chaque commune, allait mesurer ses forces pour confirmer les résultats de la bataille de 1913, à laquelle l'ensemble des positions anti bellicistes, anti coloniales, anti dynastiques des congrès donnerait sa force, tout en ayant également parmi ses adversaires les renégats expulsés à Reggio Emilia et Ancône.

Mais les événements de la lutte de classe devancèrent la lutte légaliste. Le dimanche 7 juin 1914, l'Italie bourgeoise célébrait la fête annuelle de la Constitution. Les gauches convoquèrent une série de meetings dirigés contre le militarisme et contre les fameuses «compagnies de discipline», contre lesquelles la Fédération des Jeunes bataillait depuis des années. La manifestation, à Ancône, se fit à la «Villa rouge», siège des républicains, qui avaient de fortes positions dans cette ville, tout comme les anarchistes. Le républicain Nenni et l'anarchiste Enrico Malatesta avaient parlé à la foule d'un ton vivement anti-constitutionnel. La foule, après les discours, refluait vers le centre, quand les carabiniers ouvrirent le feu: trois jeunes ouvriers tombèrent et beaucoup furent blessés. À la nouvelle, une vague spontanée d'indignation déferla dans toute l'Italie. Avant même que les organisations aient décidé la grève, les travailleurs étaient déjà dans la rue, notamment dans les Marches et en Romagne. Quelques naïves républiques locales provisoires (notamment Spello, dans la région de Pérouse) furent proclamées. Parmi les grandes villes Turin, Milan, Parme, Naples et Florence se soulevèrent, et la foule affronta les coups de feu sans reculer. Ce fut la formidable «semaine rouge».

À celle-ci l'«Avanti!» avait contribué en première ligne. Commentant les périodiques massacres de prolétaires qui ont toujours distingué l'Italie démocratique (il n'y avait pas encore de fascisme, comme il n'y en a plus aujourd'hui, et Mussolini n'était pas encore passé de l'autre côté de la barricade, mais comme de règle les fusils du constitutionnalisme libéral et frontiste trouaient les poitrines de foules qui demandaient du pain), le journal socialiste avait maintes fois écrit: Au prochain massacre, la grève générale! Après les fusillades de la Villa rouge, le prolétariat n'eut pas besoin d'instructions ni de consignes: il se mit en action.

En mai, la Confédération générale du travail avait tenu son congrès, où les réformistes, battus dans le Parti, l'emportèrent encore (Mazzoni présenta un ordre du jour anti-maçonnique qui fut repoussé). Toutefois, en juin, les chefs de la Confédération durent proclamer - malgré eux - la grève générale nationale. Mais le 12 juin, alors que le pouvoir et la bourgeoisie étaient désemparés, la CGL leur rendit un de ses innombrables services: elle ordonna la fin de la grève générale. De très violentes polémiques firent suite, dans le Parti, à cette trahison. Il s'agissait d'un mouvement par excellence politique et non économique; seul le parti politique aurait dû donner le signal du début et de la fin éventuelle de la grève. Mais les idées n'étaient pas claires, ce qui montre une fois de plus la nécessité de la vraie théorie révolutionnaire. La tradition anarchiste et syndicaliste sorélienne, selon laquelle le syndicat a pour fonction l'action directe et violente et le parti l'action légale, était toute fraîche. Le confusionnisme des orientations frustra le généreux courage de la classe ouvrière italienne.

Le 12 juin, en publiant le communiqué, qu'il qualifia de «félon», de la Confédération syndicale, Mussolini écrivit le fameux article Trêve d'armes (5). Des commentateurs ou de prétendus historiens sociaux-démocrates disent que ce violent article manquait d'idées théoriques. La critique peut être juste, mais il faut voir dans quel sens.

La position générale souleva un enthousiasme sans bornes. La partie, entre les classes en lutte, ne se joue pas avec des bulletins de vote, mais avec des armes. Elle n'était pas finie mais seulement suspendue; la bourgeoisie reverrait en armes devant elle son adversaire historique, et le journal du parti de classe l'écrivait en toutes lettres, même si, à côté des chefs syndicaux pacifistes, les préoccupations électorales de la droite du Parti avaient joué; une droite qui se lamentait de ces positions extrêmes en disant: des électeurs nous abandonneront. Il n'en fut pas ainsi, au contraire, et peu après Benito écrivit un autre article: Barberousse, maître de Milan, au moment où les socialistes conquirent la municipalité. Jeux de la rhétorique: Barberousse est une image teutonne, anti nationale et anti italienne par excellence; nous l'avons bien rappelé au loquace individu dans les polémiques qui éclatèrent quelques mois après.

Il n'empêche que, dans cet article, l'opposition entre guerre d'États et guerre de classes est clairement posée: vous croyiez, hurle le futur Duce aux bourgeois, qu'après l'union sacrée de la guerre de Libye vous ne verriez plus de grèves? Vous voilà servis.

Les caractéristiques de la grève sont rappelées: offensive, non défensive. Et jusqu'ici il n'est pas possible de dénier à l'auteur une grande fidélité à l'idéologie marxiste, surtout si l'on pense au crime repoussant du mussolinisme seulement cinq (nous disons bien cinq) mois après, tout entier axé sur le plus échevelé défensisme: défense de la France, de la «petite Belgique», de la liberté, de la démocratie mondiale!… Mussolini donnait ainsi une juste formulation à une thèse vitale de la doctrine, que nous pouvons exprimer ainsi: la fonction de la révolution prolétarienne est l'attaque et non la défense, pour laquelle on prétend que les poitrines des travailleurs devraient encaisser du plomb dans les diverses «résistances» destinées à sauver les buts suprêmes des institutions capitalistes. C'est une «félonie» de travestir l'offensive en défense de conquêtes historiques mensongères: pour Marx le prolétariat est la classe qui n'a encore rien conquis, et qui doit tout conquérir, il est une masse de choc qui détruit non seulement toutes les institutions et forces historiques précédentes, mais surtout la plus infâme, sa nature même de classe et son propre esclavage. Ce fait historique, l'article Trèves d'armes, si on le met en relation avec cet autre fait, l'article issu de la même plume en octobre 1914: De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante - titre aussi tordu que le premier était droit comme une épée –, prouve seulement qu'il ne suffit pas de comprendre une fois le marxisme révolutionnaire, mais qu'il faut avoir le courage de le faire pendant au moins trois générations.

L'appréciation du mouvement de la «Semaine rouge» est toujours tout à fait valide lorsque Mussolini met en relief son étendue et son intensité. Comme preuve de celle-ci l'intrépide journaliste relève, avec un indéniable courage, les batailles à coup d'armes à feu, l'assaut donné aux armureries, les incendies allumés, le refus de paiement des impôts, comme dans les révoltes des petits propriétaires du Sud, et enfin le grand cri: Au Quirinal! Au Quirinal! Mais, messire Benito, pouvez-vous nous dire, de votre tombe, si ce cri ne signifiait pas: au Quirinal en redingote et haut-de-forme?!

En ce qui concerne l'étendue du mouvement, le commentaire est encore meilleur: il se développe d'un bout à l'autre de l'Italie, des établissements industriels aux villages de campagne, des ouvriers qualifiés aux paysans et aux ouvriers agricoles, qui ne sont en retard sur personne; et il est puissant, ce salut à la force de classe du prolétariat agraire italien, que fascistes et anti fascistes travaillèrent ensemble à châtrer au cours de l'histoire. Nous espérons toujours, quoique jusqu'aujourd'hui en vain, que ces flammes renaissent un jour.

Une remontrance est adressée à la Confédération générale du travail pour avoir décrété «inopinément et arbitrairement», à l'insu de la Direction générale du Parti, la cessation de la grève après les 48 heures sacramentelles, et aux cheminots qui ne firent pas grève, ce qui aurait permis d'arrêter les mouvements des forces de défense bourgeoises. Cette dernière remontrance est justifiée, contre un esprit de catégorie qui les tenait enfermés, anarchistes ou socialistes, dans leur syndicat non confédéré, faisant le jeu des pompiers et des traîtres de la droite confédérale.

Nous pouvons faire grâce du reste de l'article, qui ne nous a jamais plu. Le personnalisme et l'esthétisme s'y donnent libre cours. Le mouvement a été un prélude, voire «un moment de la symphonie». Laquelle, l'Héroïque? Qui en est donc le héros: moi, Benito? Notre théorie sur la beauté de ces héros est que, quand le Héros apparaît et que la masse croit en lui, la révolution est bientôt perdue.

L'article se termine par une attaque contre la gauche bourgeoise, un rapprochement des noms de Salandra et de Bissolati comme «ennemis de demain», et la revendication du mouvement pour le compte du Parti et de l'«Avanti!», gâché seulement par sa conclusion. L'engagement (qui exigeait, lui, un vrai courage) de profiter de la trêve, «brève ou longue, nous ne le savons pas», pour le travail de préparation révolutionnaire du prolétariat ne devait pas, nous le verrons, résister cinq mois. Mussolini et Bissolati devinrent tous deux caporaux de l'armée royale!

Une fois terminée la phase de la Semaine rouge, les élections municipales eurent lieu, et comme nous l'avons dit, le Parti ne perdit pas de voix du fait d'avoir utilisé la méthode de gauche et énergiquement refusé les voix des partis de la gauche populaire. Il est significatif que la même interprétation des élections de 1914 soit donnée par les écrivains de l'opportunisme type IIe Internationale et par ceux qui émanent de l'actuel Parti communiste «officiel», vieil amateur de voix, de quelque côté qu'elles viennent. Si l'on adopte la méthode électorale, et si on n'a pas le courage de dire: «perdons toutes les voix et tous les succès électoraux, mais ne nous mettons pas en contradiction avec les buts politiques du Parti», il ne reste qu'à conclure que le vote d'un pur prolétaire vaut précisément autant que celui d'un petit-bourgeois merdeux ou même d'un patron capitaliste. La démocratie est le règne anti-marxiste de cette quantité éternellement impuissante à devenir qualité.

Les raisonnements de ces messieurs sont vraiment stupides. On remporta la victoire à Milan et à Bologne, mais la raison en fut que les noms des candidats réformistes (parmi eux il y avait des gens qui, comme camarades et comme marxistes, valaient beaucoup mieux que les petit scribes d'aujourd'hui) avaient attiré beaucoup de voix des couches moyennes. La preuve donnée par Milan est tout à fait amusante. L'avocat Maino, chef de liste, obtint 34 876 voix, tandis que le révolutionnaire Mussolini fut «battu» avec 34 523. Donc seulement 353 voix de moins, 1 % des forces de la liste! N'est ce pas là une victoire du Parti de l'époque, qui obtenait des votes aussi compacts et impersonnels? Aujourd'hui les chefs ont des millions de voix, et les Tartempions zéro, parce qu'ainsi l'ordonnent les ignobles partis composés des «meilleurs».

À Turin, au contraire, on perdit après une lutte généreuse et mémorable dans un conseil municipal où on ne voulut amener ni Mussolini ni Salvemini, mais le simple ouvrier Bonetto. Et voilà les commentateurs communistes d'aujourd'hui (en tant qu'ordinovistes, ils sont les derniers à pouvoir comprendre la Turin prolétarienne et son histoire) qui ironisent sur les malheurs de l'«intransigeance», coupable de ne pas avoir compris qu'à Turin prédominaient les petit-bourgeois (et les ouvriers embourgeoisés, ô diffamateurs du prolétariat turinois?). Cela ne valait-il pas la peine de perdre un siège à la Chambre et de proposer un simple travailleur (Mario Bonetto) contre le fumeux et odieux nationaliste Bevione?

Même à propos de Lénine, nous devrons dire que son idée de mesurer le rapport des forces à travers la participation aux élections était naïve. Lénine était certes l'homme qui sembla pouvoir soulever sur ses fragiles épaules cent années d'histoire en amenant l'immense Russie de la dernière à la première place, réalisant la dictature du prolétariat sans avoir toléré celle de la bourgeoisie, c'est-à-dire en l'amenant à faire la première ce qu'elle «aurait dû» faire la dernière. Un résultat qui ne fut pas payé très cher, la phase la plus venimeuse et vermineuse du pouvoir capitaliste, à savoir la pleine démocratie parlementaire, ayant été «mise entre parenthèses». La Russie, dans l'épopée léniniste, but la coupe de la liberté bourgeoise en quelques mois. Vladimir, colosse de l'histoire, donna le signal d'en sortir en crachant et en vomissant le champagne aigri dans les rudes estomacs prolétariens; et la peste parlementaire ne put proliférer.

Quand il s'agit de l'extirper, dans cet Occident où elle avait proliféré à fond et où les ventres prolétariens avaient été apprivoisés par le désir engourdissant de l'électoralisme, le grand Lénine, convaincu que la chute du capitalisme en Europe et dans le monde n'était plus réversible, pensa qu'on pouvait défier le danger: il était plus facile de faire en Europe de l'Ouest, et même en Amérique, ce que l'on avait fait en Russie, où on avait gagné un siècle d'histoire. Et ceux qui prétendent aujourd'hui qu'il aurait fait au reste du monde le cadeau de ne pas subir la dictature rouge, qui disperse les assemblées démocratiques à coups de crosses, ne sont que des scélérats.

Marxiste colossal, il ne vit cependant pas qu'une cause sûre d'un point de vue déterministe - s'il y en a jamais - ne peut pas être défendue, même devant des gens de force dialectique moyenne, avec des arguments théoriquement non rigoureux, même pour accélérer la saisie d'occasions que l'histoire pouvait éloigner. Et pour renvoyer les révolutionnaires dans les parlements, il utilisa même des arguments auxquels il ne cachait pas qu'il ne croyait pas, comme celui radicalement néfaste du décompte numérique des opinions. Un grand effort fut réalisé pour lui montrer quelle était la puissance historique du parlementarisme bourgeois: il possédait tous les éléments du tableau, mais il jugea que notre force de subversion serait bien plus grande qu'elle ne l'a été. Trotsky aussi avait vécu à l'Ouest, et lui non plus ne vit pas bien la question. On alla dans les parlements pour les saper. Ils sont encore sur pied, et ceux que nous y avons envoyés raisonnent comme si Lénine avait décrété cette règle: c'est seulement quand nous aurons prouvé, par le décompte des voix, que nous avons la majorité, qu'il sera temps de penser au pouvoir! Ils sont donc retombés dans une théorie qui est celle des social-démocrates classiques. Et de toute la vigueur que Vladimir avait redonnée au marxisme, rien n'est resté. D'un point de vue marxiste, importe-t-il de savoir à qui incombe la faute? Non, certes, cela ne sert à rien. Mais lui aussi la partage.

Les nuages de la guerre qui s'accumulaient sur l'Europe de 1914, alors que les compétitions électorales battaient leur plein, pouvaient dénouer le nœud qui tenait à la gorge la classe ouvrière mondiale, et donner la parole aux armes, en l'enlevant aux bulletins de vote. Le moment fut manqué, et le nœud s'est fait plus étroit.

La bourgeoisie, qui a pris les armes deux fois comme État, et maintes fois aussi comme classe de la société, ne nous a rien appris, et nous lui avons remis en main la boucle du nœud.

[suite]

Notes:
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  1. Le lecteur trouvera dans la seconde partie d'autres contributions notables de la jeunesse socialiste à la clarification d'importantes questions de doctrine - position face à la culture bourgeoise, socialisme et anti cléricalisme, parti politique et organisation économique, question électorale, lutte contre l'irrédentisme, etc. - en cette période de 1912-14 (textes 3 - 12) [back]
  2. Voir le texte 12 dans la seconde partie du présent volume. [back]
  3. Voir Aux Socialistes d'Italie, le cercle Karl Marx pour le socialisme méridional et contre les dégénérescences de l'Union socialiste napolitaine, Naples, avril 1914. [back]
  4. Voir le texte 13 dans la seconde partie du présent volume. [back]

Source: Traduit de «Editions Il Programma Comunista» - 1964

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