BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
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DÉGONFLE TOI, SURHOMME !


Content :

Dégonfle toi, surhomme !
Hier
Naturalis Historia
Les communautés primitives
Hommage à la Mater
Aujourd’hui
Appâts pour raffinés
Gea contra Uranus
La garde montée autour de la vie
Fission de l’atome
Notes
Source


Sur le fil du temps

Dégonfle toi, surhomme !

Il existe deux édifices devant lesquels le philistin s’incline docilement : l’État et le Moi.[1]

Si nous combattons férocement tous les cultes que l’on fonde sur ces deux objets de la prosternation générale, nous n’affirmons pas pour autant qu’ils se réduisent à de purs schémas de l’imagination humaine. Ce sont des constructions réelles surgies dans l’histoire, qui ont eu des effets matériels de toutes sortes et de la plus grande portée; et cela vaut aussi bien pour les divers types d’États de tous les temps, comme pour les grands Chefs et maîtres de tous les peuples et de toutes les époques.

De même que la théorie marxiste de l’État, après avoir résolu l’énigme de la dynamique de ce formidable facteur, clôt le débat par sa mise à la retraite, de même nous essaierons d’établir qu’il se produit un processus analogue pour le Moi, celui-ci étant entendu comme l’ont considéré jusqu’ici les philosophes, c’est-à-dire non seulement comme le sujet qui serait éternel, absolu, dans tout animal-homme, mais comme l’entité immatérielle, impondérable, qui animerait l’homme avec un grand R, l’homme grand leader, condottiere, l’innovateur qui apparaît à chaque tournant de l’histoire officielle.

Comme l’État, le Moi est une « forme » du chef qui a elle aussi une base matérielle et qui manifeste l’action de forces physiques, mais nous, nous nions qu’elle ait une fonction absolue et éternelle; nous avons établi qu’elle est un produit historique, qui cesse d’exister à une époque donnée; surgie dans des conditions données, elle disparaîtra dans d’autres.

Marx annonça que l’État moderne serait brisé, mis en pièces. Engels et Marx définirent comme suit le destin de l’État révolutionnaire qui lui succédera une lente disparition. Le même destin échoit au moi d’exception : dépérir, se vider, se dégonfler, se dissoudre (sich auflösen), venir à l’extinction, s’éteindre (sich auflöschen) comme dit Engels. Lénine eut un autre terme expressif : s’assoupir.

Nous référant à l’article précédent du « Battilocchio dans l’histoire », nous voulons établir et clarifier, avec des moyens strictement déterministes comment la fonction du « Battilocchio » (ainsi nous avons défini le Surhomme, le Moi hors mesures, l’individu « hors classe ») doit disparaître en même temps que les autres caractéristiques de la société de classes, avec la révolution communiste.

Assoupissement des grands hommes ! L’apostrophe à lancer à leurs ultimes exemplaires, c’est le classique « va te coucher ! », « Au lit, Battilocchio ! ».

Tenons, toutefois, compte d’une différence. La révolution prolétarienne doit se servir du tenace et sanglant outil de l’État de classes, elle doit s’en servir à fond pour une dictature dont l’utilité est en raison de son emploi hautement proclamé et non pas masqué sous les mensonges des tolérances et des démocraties, avant qu’on arrive au stade où, selon Engels, cet outil sera relégué au musée des antiquités. Mais l’outil Battilocchio, lui, devenu vraiment crasseux et répugnant, nous pouvons nous en libérer avant la chute du capitalisme. Dès que la classe prolétarienne apparaîtra dans l’histoire, elle peut et doit substituer la parti de classe à la « forme du chef ». C’est pourquoi Lénine rappelle si souvent la phrase du « Manifeste » : les postulats des communistes ne reposent aucunement sur des principes découverts par un quelconque réformateur de la société.

Le Manifeste n’est pas de Karl Marx ou de Karl Marx et de Friedrich Engels, mais c’est le Manifeste du parti communiste. Depuis lors, et sans aucun battilocchio, nous avançons. Il on a plu, hélas ! de toutes parts. C’est à leurs efforts improductifs dès le départ, que sont dus les revers répétés, bien qu’inévitables, car toute forme a son inertie historique, et celle des battilocchi, plus résistante que punaise au DDT s’adapte, avec une virulence désespérée, aux plus puissants désinfectants.

Hier

Naturalis Historia

En quoi les fonctions pratiques des groupes d’individus, qui se sont formés depuis l’apparition de l’espèce humaine, se greffent-elles sur la personne d’un Chef, dont tous les autres acceptent les enseignements et exécutent les ordres ? Pour le philistin habituel, un fait « naturel », un rapport qui s’établirait partout, à n’importe quel moment, parce qu’immédiat et nécessaire : un groupe d’individus serait-il déposé dans un coin du cosmos et livré à lui-même, qu’instantanément apparaîtrait le Chef, élu par Dieu ou par les urnes populaires, peu importe, désigné par son rang de noblesse ou par la révolte plébéienne, favorisé par sa prestance physique et sa force musculaire ou par la ruse et l’éclat de son esprit; David ou Gracchus, Ivanohé ou Masaniello, Roland ou Richelieu

Comme toujours, nous envisageons, quant à nous, la succession historique et la base productive parmi lesquelles s’insère le type des rapports sexuels de reproduction. Sur ce sujet, un exemple classique et maintes fois évoqué est le texte d’Engels « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ». C’est le programme du parti pour arriver à l’élimination absolument prévisible, de la famille, de la propriété et de l’État. Voyons donc brièvement la doctrine de la fin et de l’origine du battilocchio.

Si l’on veut étudier les associations d’êtres vivants, il est bon de remonter non seulement aux animaux, mais jusqu’aux plantes. Avec sa puissance d’investigation, quoique inexorablement aveuglée par la division du travail et par la spécialisation à l’intérieur de frontières artificielles, la science moderne possède déjà dans ce domaine un important matériel de recherche. Sur la sociabilité des animaux, une science est désormais édifiée : étudiant les espèces zoologiques dans leurs rapports entre elles et avec le milieu naturel, elle est par conséquent logiquement devenue une science historique, et elle suit le déplacement, la diffusion et la dispersion des différents types animaux en diverses zones. Mais l’étude de la flore, comme celle de la faune, grâce à la présence concomitante, en des lieux différents à des époques différentes, et par millions d’individus, de certaines espèces végétales a elle aussi déterminé non seulement une histoire des flores (tropicales, tempérées, glaciaires, etc.) à la surface de la terre, mais aussi une « phytosociologie », c’est-à-dire une science des effets de « l’association » et de « l’organisation » des plantes sur les vicissitudes du type individuel et sur l’évolution de ses formes et de ses processus internes. Il est même remarquable (mais nous y reviendrons en d’autres occasions) que ces sciences, et justement elles, tentent de s’édifier sur des théories à base mathématique : de quoi faire bondir tous les bien-pensants à l’idée de la criminelle intrusion des méthodes mathématiques dans la prévision des faits humains, spirituels et politiques.

Désormais, même la nature inanimée a une histoire. Nous ne pensons pas seulement à la géologie qui enregistre les transformations des minéraux, des roches, des magmas et de la croûte de la sphère terrestre au cours des millénaires et pendant les temps incalculables qui précédèrent l’apparition de la vie organique, ou encore à la prestigieuse astrophysique, qui a donné un âge aux « impassibles » étoiles. La radioactivité, la découverte des composants de ce complexe qu’est l’atome, montrent que celui-ci, dans certaines séries,« vit » lui aussi, et change son espèce, depuis l’atome des métaux les plus lourds jusqu’à celui des gaz les plus volatils. Ces passages ont à leur tour de nécessaires lois de succession; s’il est vrai que sur le plan philosophique on a largement spéculé sur la résistance que les phénomènes de cet ordre offrent à « se laisser prévoir », et sur leur prétendue rébellion contre la causalité déterministe qui est en vigueur dans le domaine de la mécanique terrestre et céleste (voir sur ce point « Prometeo », sur le thème Marxisme et Théorie de la connaissance), bornons-nous ici à observer qu’Einstein déclare avoir trouvé les relations qui unifient cet ensemble, s’avouant par là aussi déterministe que nous, marxistes, lorsqu’il formule : « Dieu ne joue pas aux dés ». Formule qui, pour les matérialistes historiques pourrait devenir : « Que les dieux et les surhommes jouent donc aux dés, si cela les divertit », car, avec où sans eux, par les mêmes voies, avec la même méthodologie, s’effectue, si âpre et si dure soit-elle, la recherche des relations entre électrons, entre atomes, entre corps matériels, entre plantes, entre animaux, entre hommes et le même processus immense de vie et d’histoire réunit le tout et en trace sûrement des itinéraires grandioses.

Les communautés primitives

Dans le vieille polémique pour la défense de la monogamie, (Engels montre que la monogamie n’est qu’un des types du lien familial, un type qui n’est pas seulement contingent et passager, comme les autres types, mais qui est propre à l’époque actuelle de « civilisation » capitaliste fondée sur l’exploitation des masses travailleuses), et dans le dessin d’exalter en même temps la monogamie comme seul type idéal et naturel de rapports entre l’homme et la femme, non content d’invoquer les religions (quelques unes) et le droit (ubi tu Caïus…), on a prétendu que les animaux, à tous le moins les plus proches de nous, étaient aussi monogames. Ce qui nous occupe ici, c’est la question de savoir si, parmi les types d’organisation des sociétés animales, figurait la famille et s’il y avait une forme plus large comportant un ou des chefs. Les premiers battilocchi portaient-ils donc des cornes ? Il semblerait bien.

La forme la plus avancée de société animale, c’est la horde. Peu d’espèces se présentent par individus isolés qui, à grands intervalles, s’accouplent avec un élément du sexe opposé. Mais même dans ce cas, chez les vivipares, au moins chez les mammifères, un premier type, simple, de forme collective est constituée par la nichée : la mère élève et dirige ses petits durant toute la période où ils ne sauront pas pourvoir eux-mêmes à leur nourriture et à leur défense. Après quoi, chacun s’en va vivre seul. Mais étant donné que chez de nombreuses espèces, le mâle reste à son tour dans le nid ou le gîte, et qu’il concourt à élever et à défendre la race, on a voulu donner un fondement naturaliste à l’axiome rhétorique : « la famille est la base de la société ».

Sans aucun doute, la majeure partie des animaux vit groupés, en troupeaux, colonies, essaims, et c’est pour les plus évolués que nous parlons de horde.

Dans la horde, le commerce sexuel est-il libre ? Ou bien, en son sein, existe-t-il la famille, voire la famille monogame, c’est-à-dire : chaque mâle adulte a-t-il sa femelle ? Les partisans de cette thèse au temps d’Engels admettaient eux-mêmes qu’il existe un développement contradictoire entre famille et horde. Dès que nous passerons à l’espèce humaine, nous trouverons la thèse de Morgan : la forme historique primitive est la « gens », c’est-à-dire, en quelque sorte, une horde sans familles, avec des rapports sexuels libres. C’est en montant de l’état sauvage à la barbarie, puis à la civilisation, que s’établissent des limitations successives au lien sexuel. Au fur et à mesure que la famille devient plus forte, la communauté devient plus faible, rompue par des luttes, des rivalités et des dissensions; égoïsme, individualisme, grandissent avec toute leur bassesse et commencent à se revêtir d’une infinité d’oripeaux et d’épithètes civilisés.

Pour en revenir à la horde animale, celle par exemple des éléphants, des antilopes, des lamas, etc., il est vraisemblable qu’y règne une fraternité, une égalité alimentaire et défensive qui naturellement s’accompagnent du libre accouplement entre éléments des deux sexes, et d’une commune protection de ceux qui, dans le groupe, sont à l’âge tendre. Y-a-t-il un chef ? Il existe des exemplaires de mâles adultes particulièrement vigoureux, de vieux mâles aussi, que leur longue vie a elle-même rompue aux dangers, à la quête de nourriture et d’eau, etc. qui jouent le rôle de guides, d’avant-garde, et parfois évitent à coup de cornes les luttes entre femelles ou entre jeunes. Rien ne nous empêche d’admettre que les dons naturels désignent ce président de la horde, qui se charge d’une lourde tâche et, peut-être qui ne prend pas pour lui le meilleur morceau du repas ni la plus agréable des femelles. Il existe des types de sociétés animales dans lesquelles c’est la fonction de reproduction qui désigne le chef : la femelle chez les abeilles, un mâle dans les troupeaux où celui-ci est seul, les gallinacés, par exemple; alors le type social de base est une polygamie.

Le problème de la prise en charge d’une mission spéciale du chef de groupe ne se résout donc pas en invoquant le principe d’autorité, la religion, l’éthique, que nos contradicteurs idéalistes eux-mêmes n’introduiraient pas dans le domaine zoologique, mais en relevant les données du problème : le pourvoiement en nourriture, la défense des éléments vivants contre les dangers autres que ceux de la faim et de la soif, la perpétuation de l’espèce. Même dans les plus simples formes d’associations d’êtres vivants, si minime que soit la fonction organique et la fonction du chef, cette fonction doit se transmettre de génération en génération. Point de bibliothèque, d’archives, d’écoles, d’imprimerie, ni même de langage, et pourtant ce « passage de consignes » se produit d’une façon ou d’une autre.

Cette tradition (elle signifie au sens propre transport d’un point à un autre transmission et précisément consigne) est au départ un fait physique, et se trouve à la base de la sélection naturelle, à condition qu’on n’aborde pas ici les problèmes physiologiques et la lente modification qui intervient au sein des espèces envisagées. Si vous vous mettez à table avec un berger intelligent et que vous ne sachiez pas quel morceau choisir dans le plat commun, il vous dit : pour le mouton : le devant; pour la chèvre : l’arrière ! Qu’est-ce à dire ? Ne vous effrayez pas lorsqu’on cite le berger intelligent ou le grand philosophe…indécis.

Le mouton broute l’herbe qui est à terre, il pèse de tout son poids sur les membres antérieurs qui sont plus musclés, plus charnus. L’avide et astucieuse chèvre aime la cime des buissons et arbustes, elle se dresse pour les prendre, pesant sur ses membres postérieurs : elle est donc maigre devant, grasse derrière. Sans avoir à compulser des manuels ni suivre des cours à l’université, le chevreau sait qu’il doit manger les branches hautes, et l’agneau qu’il doit se courber jusqu’aux herbes. Dans l’édification marxiste de la théorie de la connaissance, la fonction d’un cul de chèvre et la consultation des Prolégomènes à toute métaphysique future d’Emmanuel Kant sont des fonctions analogues. Il s’agit de savoir lire dans l’un et l’autre textes en évitant de « poser des questions où il faut couper les cheveux en quatre ». De même qu’agneau et chevreau ne sauraient guère, tout on les appliquant, énoncer les lois de la pesanteur et de l’adaptation sélective, de même le grand Kant savait syllogiser sur la raison pure, mais ne savait pas probablement choisir le bon morceau du chevreau ou du mouton : la cuisse ou l’épaule ?

Hommage à la Mater

Passons en pleine histoire de l’animal-homme. Les premières phratries dont nous avons repris l’éloge en d’autres temps pour les opposer à la société bourgeoise et chrétienne, n’étaient pas, selon des auteurs aussi peu dans le style battilocchie que Fourier, Morgan, Engels (pour ne pas parler de Rousseau), morcelées en familles et elles possédaient tout on commun. Elles ne concevaient point d’assujettissement d’homme à homme, au point même qu’en cas de guerre entre une gens et l’autre, les vaincus étaient tous tués, puisqu’il n’était pas pensable de les réduire à l’esclavage, ni de les admettre dans la « tribu » sans mêler les sangs. Ce n’est qu’à la fin de la grande course, lorsque tous les moralistes seront à terre, et avec eux, les battilocchi, que nous parviendrons à l’humanité ! : unique gens communiste. Bornons-nous peur l’instant à « frayer le chemin »[2], à ouvrir la voie difficile, sans vaines grimaces. Là où il faut passer, il faut abattre. Il n’existe pas de preuve vivante de tribu à commerce sexuel sans discrimination, même entre générations. On peut toutefois affirmer qu’au tout premier stade, les hommes ont vécu on hordes, en se basant, soit sur l’analogie avec les animaux chez lesquels n’existe aucun obstacle à cette pratique, soit sur les traces qu’on en trouve dans les mythes et dans les littératures. Quant aux autres types de vie en commun, un Morgan les retrouvera tous chez les Indiens d’Amérique (hélas ! aujourd’hui pourris, empoisonnés de syphilis, de whisky, de démocratie et de télévision), ou du moins il établit génialement la description de leur structure à partir du curieux ensemble terminologique de mots définissant la parenté : tous les hommes de la tribu sont appelés pères, la tribu, et elle seule, est appelée mère, les tribus-soeurs étant dénommées tantes.

La seule limitation est la défense de s’unir entre ascendant et descendant; ceci posé, les relations entre tous les hommes et toutes les femmes restent libres; par conséquent, même au temps de la solennelle rigueur romaine : mater certe pater autem incertus, voilà un latin bon même pour le fiancé de Manzoni, le seul rapport familial sûr est le rapport de mère à enfants, qui devient toute autorité. La femme de la génération la plus ancienne est au sommet de la descendance. Il semble logique que, les jeunes des deux sexes vivant en communauté avec la mère, ce soit celle-ci qui ait le « dépôt » de la tradition à transmettre de génération en génération. Il en était de même chez l’animal, mais chez l’homme est venu s’ajouter un puissant moyen : le langage articulé[3]. Peut-être la mère ou la grand-mère pourvue de la voix la plus forte et la plus persuasive, peut-être la femme la plus éloquente, était-elle la maîtresse et la conseillère de tous. Toutes les littératures conservent une trace de cet état social appelé matriarcat ou gynécocratie dans laquelle nous pensons que tout allait pour le mieux. Ce système de rapport productif et d’organisation sociale commune et spontanée, sans aucune trace de droit de propriété et de servage, appartint aussi aux anciens Germains et aux peuples du Nord. Marx reprocha à Richard Wagner une grave erreur historique pour avoir fait exprimer à ses personnages, dans les Niebelungen, la répulsion de l’inceste entre frère et sœur, alors qu’il n’était pas considéré immoral chez les races de la souche primitive. Au reste, dans la mythologie classique, Jupiter n’épouse-t-il pas sa sœur ? Pouvait-il en être autrement pour nous, en partant tous d’Adam et d’Eve[4].

Nous ne saurions nous attacher ici à suivre la série des types familiaux, au cours de laquelle une coutume positive a interdit progressivement l’union entre germains (c’est-à-dire condamné le consanguinité en deçà du 2è degré), même dans le cas de mariage entre un groupe d’hommes et un groupe de femmes.

Ce qui nous occupe ici, c’est la conduite des organisations humaines; nous ne dissimulons pas une grande sympathie pour l’époque du matriarcat. Reportez-vous à la description des mœurs des Iroquois Seneca, qu’à une époque récente fréquenta le missionnaire Arthur Wright, et divertissez-vous aux dépens du moderne et pédant chef de famille bourgeois. « On les aura »[5] de nouveau.

« …les femmes prennent leurs maris dans les autres clans (gentes).… Ordinairement la partie féminine gouvernait la maison; les provisions étaient communes; mais malheur au pauvre mari ou au pauvre amant trop paresseux ou trop maladroit pour apporter sa part à l’approvisionnement commun. Quel que fut le nombre de ses enfants ou quelle que fut sa propriété personnelle dans la maison, il pouvait à chaque instant s’attendre à recevoir l’ordre de faire son paquet et de décamper. Et il ne fallait pas qu’il tentât de résister à cet ordre : la maison était rendue intenable, il ne lui restait plus qu’à retourner dans son propre clan (gens), ou encore, ce qui arrivait le plus souvent, à rechercher un nouveau mariage dans un autre clan. Les femmes étaient la grande puissance dans les clans (gentes) aussi bien que partout ailleurs. A l’occasion, elles n’hésitaient pas à destituer un chef et à le dégrader au rang de simple guerrier« [6].

Dans cette société, c’est la femme qui transmet le nom à la gens et à la descendance, et c’est femme qui seul peut fonder une nouvelle gens.

Nous ne trouvons donc pas encore ici en circulation l’espèce battilocchio clarissimus. Jusqu’ici le surhomme n’est pas encore venu nous empêtrer. Tout au plus la surfemme : elle nous ennuie moins, car elle présente un bilan matériel tangible : génération des producteurs, et leur éducation. De toute évidence, la mise en demeure de l’épigraphe ne saurait s’adresser à elle.

Aujourd’hui

Appâts pour raffinés

La constatation scientifique des premiers stades de la société humaine : sans famille, sans propriété privée, sans État, et, avons-nous ajouté, sans rien découvrir de neuf, sans grands Chefs, occasionna tout de suite beaucoup d’ennuis à la société bourgeoise qui s’alarma du formidable édifice matérialiste élevé sur ces bases. Connaissant le point de départ de l’état sauvage supérieur, l’apparition à ce moment-là de la famille patriarcale, polygame, monogame ensuite, base de la propriété foncière privée ensuite, du servage et du salariat; connaissant l’apparition de l’État politique au moment du passage de la barbarie aux premières civilisations, on avait les prémisses pour calculer, grâce à la théorie du déterminisme économique et de la lutte des classes, sur les orbites de l’histoire, la chute de toutes ces formes sociales, dont le régime actuel fait l’apologie incessante.

Engels remarque que déjà de son temps, « il était devenu de mode de nier ce stade de la vie sexuelle de l’homme ». Cette négation n’est pas moins à la mode aujourd’hui. On a fait des efforts énormes pour reporter la science du procès social à ces antiques conceptions créationnistes et idéalistes et aux formes immanentes des règles de comportement social (droit, morale, attributs de la personne humaine et autres).

Les gens superficiels haussent donc les épaules, sur ce chapitre comme sur tant d’autres, devant les références que le court texte d’Engels accumule à propos des découvertes essentielles faites chez divers peuples semi-barbares ou demi-sauvages de Polynésie, d’Asie Centrale, des pays arctiques, etc. Ceux-ci ont besoin d’une information « mise à jour ». Voyons donc certains résultats postérieurs à Engels, bien que cette question soit clairement jugée (aucune preuve nouvelle n’étant nécessaire), comme pour les autres questions du marxisme.

Une information de ces dernières semaines révèle qu’en plein cœur de l’U.R.S.S. on a découvert récemment, dans le Causase, enfermée entre les chaînes de l’Albruz et du Kasbek, une peuplade sans aucun contact avec le monde extérieur depuis des siècles. Les russes seraient en train de construire une route afin de la joindre et de la « civiliser » (sans doute le fameux réseau du marché intérieur qui, pour la première fois, rénove tout !). La peuplade vit dans des maisons surélevées, sans échelles, on y accède à l’aide d’une perche (sacrée idée pour Le Corbusier !); on n’y connaît aucune écriture; naturellement les anciens instruisent les jeunes; mais ce ne sont pas leurs chefs : « D’un tout autre poids est l’autorité des femmes, qui ont souvent plus d’un mari, à l’exemple des femmes de certaines régions du Thibet où l’on pratique encore la polyandrie et le matriarcat et où la jalousie est totalement inconnue. (cf. Engels : si un fait est certain, c’est bien le fait que la jalousie est un sentiment qui s’est développé relativement tard; ceci en réponse à l’argument selon lequel les animaux mâles sont jaloux; au contraire, il ne s’agit que d’une lutte afin de pouvoir s’unir avec la femelle unique, recherchée à un moment donné par plusieurs mâles, et qui n’en accepte qu’un. La communauté ordonnée dans la gens mit fin à cette lutte). Il peut arriver au voyageur traversant ces régions du Thibet de recevoir, tel le Kim de Kipling, des offres de mariage ou de concubinage… ». Ce peuple non dirigé par des battilocchi aurait eu, au moyen-âge, des contacts avec les Croisés; il respecte intelligemment les conditions du travail vivant; il festoie, bien qu’idolâtre, le vendredi pour Allah, le samedi pour Jehovah et le dimanche pour le Christ, ensuite elle se repose le lundi pour son propre compte. Elle sera dans de beaux draps lorsqu’on la stakhanovisera !

Gea contra Uranus

Cet article de troisième page passera pour peu sérieux. Citons alors une étude vraiment magistrale de 1953 du Professeur japonais K. Numazawa de l’Université Nanzan de Nagoya. Il examine une série de mythes ayant un contenu commun. La séparation du ciel de la terre. Ces mythes révèlent de suggestifs traits communs; présents jusque dans la vision biblique et la mythologie gréco-romaine. Ils se retrouvent surtout dans diverses régions et chez divers peuples de l’Asie Centrale. Après le soulèvement du ciel, la lumière apparaît. Une femme accomplit le plus souvent cette libération; une femme qui écrase le riz au pilon, ou bien travaille au rouet. Elle était, auparavant, empêchée d’accomplir ces travaux, tout comme les troupeaux de vaches, de porcs, étaient écrasés contre terre. Numazawa, certes, ne se déclare pas marxiste, mais l’est cent fois plus que ceux qui se proclament tels. S’étant référé au détail des faits, il donne l’interprétation du mythe dans les deux domaines inséparables de la production et de la reproduction sociale. Ce mythe exprime la coutume du « mariage de visite » : l’homme visitait la femme, se couchait avec elle la nuit, ensuite, à l’aube, ayant perdu tout droit, il partait. La femme est la terre qui, de son propre mouvement, remet en mouvement le ciel à l’apparition du soleil et de la lumière. Sur le plan de la production, nous on sommes à un stade où prédomine l’élevage et où l’agriculture consiste dans la culture du riz. « Ce qui se passait au matin de chaque journée de travail, les mythes n’ont fait que le transposer au matin de l’univers, à sa création ». « Les mythes que nous avons examinés sont des produits de sphères de culture matriarcale ». Notre auteur termine en démontrant la coïncidence géographique qui existe entre la plupart des nombreux mythes qu’il a étudié avec la sphère de culture matriarcale qui correspond, à l’origine, aux versants orientaux de l’Himalaya sillonnés par le Gange, le Brahmapoutre et l’Iraouaddi. Kous ne saurions trouver meilleur essai de méthode matérialiste, doctrine que l’auteur ne mentionne pas, se limitant à discuter avec une rigueur scientifique et une solide connaissance son thème qu’il présente comme un « background », comme structure de fond, disons infrastructure, des mythes de la séparation du Ciel de la Terre.

Uranus, dieu du Ciel, obligeait son épouse Géa, la Terre, à maintenir sa descendance étouffée dans ses entrailles. Géa donne le jour à Saturne ou Kronos (le Temps), lequel, commençant à battre son rythme, frappa son père de la pointe acérée de sa faux. Alors commencèrent le travail et l’amour, comme quand Eve mit la dent dans la pomme et l’amour, et Kronos pourra marquer l’instant, où, nouvelle Géa, la Révolution soulèvera le sinistre ciel des oppresseurs de classes, des voleurs de travail et des voleurs d’amour.

La garde montée autour de la vie

Après la ruine du communisme primitif et du matriarcat, commence la série des battilocchi, à partir du moment où se forme un complexe réseau de propriétés foncières, d’équipes d’esclaves et de soldats en armes. Ce réseau doit transmettre son mécanisme d’une génération à l’autre. Pour ce faire, il faut un centre, un sommet, une passerelle de commandement, un sanhédrin où s’opère la transmission des clés et des secrets de domination. Ici, l’homme d’exception entre en scène, commence à jouer son rôle, indubitablement irremplaçable au début.

Tant que la lutte matérielle défensive contre les dangers d’agression reste la fonction prédominante, il est clair que pour être chef, il suffit d’être le plus grand, d’avoir des muscles à toute épreuve, un cœur battant formidablement; il suffit de même à ce chef de se choisir un jeune successeur auquel transmettre l’art de la lutte, du tir à l’arc et de l’escrime. Devant les Procus, battilocchi déçus, Ulysse prouve, plein de mépris, sans paroles inutiles, qui il est en pliant comme fétu de paille son arc colossal. Son fils Télémaque donnera la même preuve, et les autres se détourneront sans chercher la bagarre.

Mais de nos jours, il y a l’écriture, l’imprimerie, l’état-civil, le fichier à la Sûreté nationale, c’est-à-dire l’État, et le banal aigrefin n’aura besoin que de sortir son portefeuille et d’exhiber sa carte d’identité sans avoir le moins du monde à entrer en compétition avec le puissant Ulysse, excellent, jusque dans la ruse.

Ulysse n’eut pas à dire, devançant Louis XIV : « L’État, c’est mon triceps ». Mais voici qu’apparaît l’État chez les Athéniens (voir Engels), avec le passage du pouvoir qui passe de l’Agora, assemblée du peuple tout entier (les esclaves exclus) à un chef militaire ou basiléus, mot qui veut dire roi. Toutefois, il s’agit d’un roi élu, d’un général en chef élu et non héréditaire. C’est seulement après qu’apparaissent oligarchies et autocraties. Au fur et à mesure que l’appareil devient plus puissant, il devient plus facile d’être machiniste, de trouver un machiniste. Avec l’écriture et les écoles, est née la science qui est aussi science du gouvernement : moyens et méthodes sont enfermés dans les constitutions et les lois. Solon et Lycurgue demeurent aussi célèbres que les grands chefs d’État et d’armées.

Il n’est évidemment pas question de donner ici le schéma du cheminement complet par lequel, petit-à-petit, la terrible charge de la « relève de la garde » fut enlevée de la tête d’un seul homme, qui en vérité, devait posséder une mémoire d’une haute puissance. Aujourd’hui la transmission d’un ministère s’opère en dix minutes, n’importe quel battilocchie passe avec morgue, disons de l’Agriculture à la Marine, comme si de rien n 'était. Il y a des archives, les secrétaires, les experts, et cela descend jusqu’aux dactylos et aux calculatrices.

Il en fut de même sur le plan de la culture et de la science. Pythagore passa pour un inspiré dialoguant avec la divinité; pourtant, de nos jours, n’importe quel enfant de cinq ans sait sa table, un enfant de dix ans son théorème. Tous le peuvent. Galilée s’évertua à expliquer sa loi de la chute des corps aux cervelles aristotéliciennes, de nos jours, on l’apprend au lycée. Ainsi de suite.

Nous avons ensuite les calculatrices; elles ne remplacent pas seulement la table de Pythagore et les opérations arithmétiques, elles exécutent aussi les intégrales et les différentielles qui, trois siècles plus tôt, étaient en Europe à le portée de deux seules têtes : Newton et Leibniz. Elles sont de nos jours à la portée du banal imbécile.

Il n’est pas jusqu’aux découvertes qui ne soient pas l’œuvre d’un seul, mais de complexes groupes d’études, de recherches et d’expérimentations dont les moyens peuvent être seulement fournis par les capitalistes et les gouvernants, même si ce sont des ânes en la matière.

Le moine Schwarz (mais peut-être n’a-t-il pas même existé) pouvait bien se trouver seul quand le mortier contenant un mélange de salpêtre, de soufre et de charbon explosa entre ses mains, inventant ainsi la poudre à canon. Il n’en fut pas de même pour la bombe atomique dont le mécanisme ne se base pas sur un principe unique trouvé par un seul savant. Le fait que l’on puisse dissocier des particules d’atomes et qu’on puisse les projeter trouve son prologue, si l’on veut, il y a cinquante ans, avec le tube de Crookes, avec la découverte, plus ancienne, de la propriété que possède la décharge électrique de traverser les gaz raréfiés en émettant des radiations de types différents, et parmi celles-ci les rayons X dont le découverte remonte au siècle dernier. D’ailleurs toutes les recherches sur la constitution complexe de l’atome se fondent, si l’on veut, avant même la découverte du radium par les Curie, sur le système de Mendeleïev, qui permit de penser que les atomes de différents éléments étaient constitués par quelque chose de commun, mais à doses progressives, et cette hypothèse, au demeurant, remonte au début du XIXe siècle avec Proust, au moment où Lavoisier lança l’hypothèse atomique comme explication des phénomènes chimiques. L’intuition de l’hypothèse atomique remonte d’ailleurs aux atomistes grecs, tels Démocrite, Leucippe, Épicure. Bientôt, il apparaîtra que dans 90 % des cas, c’est une légende que les inventions soient liées à des noms particuliers et non au procès de la technique réclamée par les exigences productives.

Fission de l’atome

Revenons aux chefs d’État, hommes politiques, condottières et si vous voulez aux chefs révolutionnaires. Jusqu’à nos jours, ils ont joué un rôle dans les événements, même si l’on a fait état de ce rôle d’une façon plus que dénaturée, plus qu’hyperbolique. Un tel rôle n’est pas la cause initiale, le moteur premier; d’autre part, il ne constitue pas une cause première nécessaire. Mais, peut-être, le fut-il quand les hordes barbares parcoururent des continents par la nécessité, mélangeant ainsi, à l’époque historique, les dates et les lieux, poussés par la recherche, non de gloire, mais de richesse et de nourriture.

Ce rôle se restreint chaque jour davantage, dans une échelle des valeurs toujours plus différente, où l’en peut ranger des gens aussi différents que les boxeurs et les professeurs d’histoire de la philosophie; les extrêmes d’efficience convergent toujours plus vers une moyenne commune, à cette seule différence près, que l’on met une mitraillette entre les mains des premiers, et que l’on donne une bonne bibliothèque aux seconds.

Il en va de même pour le chef politique. On en est arrivé à un point tel que les individus voulant le mieux arriver, s’ils ont des dons marqués, les atténuent et ne les font pas jouer. Quelques-fois cependant, l’histoire montre qu’elle a un protagoniste dont le nom devient parfois connu du monde entier, mais cette identification ne change rien, et constitue dans certains cas une gène ultérieure, un malheur notoire, nous l’avons montré pour les événements révolutionnaires.

L’individu choisi dans la masse de l’espèce peut être, au départ, un individu quelconque.

Il en est ainsi dans la réaction atomique amorcée dans la bombe. On a compris qu’un atome, quoique minuscule, n’est pas indivisible, mais se compose de plusieurs particules encore plus infimes. N’entrons pas dans le détail : on fait agir une décharge électrique très puissante, où arrive à être concentrée une énergie telle que notre compteur domestique la chiffrerait par millions de lires. Du premier atome soumis à cette décharge se détache une particule (proton, neutron, ou noyau, dans le cas, le plus fréquent, de l’atome le plus léger, celui de l’hydrogène). Cette particule est lancée dans l’accélérateur, contre un atome dont elle provoque la rupture violente et instantanée. Cette rupture implique que les particules du deuxième atome vont à leur tour, à des vitesses vertigineuses, heurter d’autres atomes, à leur tour rompus et dissociés en leurs composants. L’énergie qui était retenue prisonnière dans cas atomes qui semblaient inertes, est ainsi libérée, une énergie telle que notre compteur la chiffrerait maintenant par millions de… dollars. La bombe à éclaté. A cet instant a été pratiquement réalisé la réaction « en chaîne », dans laquelle l’action de chaque atome a déchaîné celle des voisins.

L’atome battilocchie dont on a d’abord libéré le noyau sous l’action d’une décharge de plusieurs millions de volts (supérieure au potentiel de la décharge des foudres du Ciel), cet atome pouvait être un atome quelconque.

Est-ce à dire que, tous les atomes d’une même espèce chimique étant identiques, tous les individus de l’espèce humaine ont de même une conformation identique ? Évidemment non. Notre comparaison voulait seulement indiquer que, au niveau actuel du cours de l’histoire, les tâches du Chef sont telles que, pour les remplir, il suffit de plus en plus de prendre le premier atome venu, tout comme dans le cyclotron, où le premier atome de la chaîne est un atome quelconque.

Quand le cyclotron de l’histoire sera chargé et parfaitement isolé (aujourd’hui son potentiel est à zéro à cause de la dégradation de l’isolant de classe provoqué par la corruption opportuniste. Le vrai problème technique du cyclotron fut, non pas celui d’amasser une énergie énorme, mais justement celui de l’isoler), il lancera son invitation aux hommes pour connaître celui qui veut jouer le rôle d’atome provocateur de fission, tous ceux qui pourraient tout aussi bien la subir répondront anxieusement oui[7].

Notes :
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  1. Publié dans « Il Programma Comunista » № 8 1953. Corrigé en 2018 [⤒]

  2. En français dans le texte. [⤒]

  3. Voir « Prometeo », № 2, Ière Série : « La genèse des idées ». [⤒]

  4. Voir, à propos de ces questions, « Facteurs de race et de nation dans la théorie Marxiste », Il Programma Comunista, 1953. [⤒]

  5. En français dans le texte. [⤒]

  6. « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État » d’Engels citation de la page 50 des Éditions Sociales de 1954. [⤒]

  7. Nous avons sauté la dernière phrase qui concerne un jeu de mot sur fisso = qui a subi la fission et fesso = crétin. [⤒]


Source : « Invariance », numéro 5, janvier mars 1969

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