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LA TRAGÉDIE DU PROLÉTARIAT ALLEMAND DANS LE PREMIER APRÈS-GUERRE (V)



Content :

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (V)
L’immediatisme de gauche
La naissance du KAPD (avril 1920)
Source


(Rapport à la réunion générale du parti)

La tragédie du prolétariat allemand dans le premier après-guerre (V)

L’immediatisme de gauche

L’absence d’un centre géographique unique ou presque unique, et donc la fragmentation en plusieurs noyaux urbains puissants et concentrés, mais relativement fermés, constitue un des aspects caractéristiques du mouvement ouvrier allemand aspect négatif, bien qu’il soit symptomatique par ailleurs – si on le compare par exemple à la situation de la France – du degré auquel la grande industrie capitaliste avait pénétré tous les pores de la « nation ». Berlin était sans doute un pôle de forte concentration ouvrière, mais moins que ne l’avaient été, au 19e siècle, Paris, et au début du

20e siècle, Petrograd. Cette caractéristique – d’ailleurs bien enracinée dans l’histoire de l’Allemagne – eut pour conséquence, en 1919, la formation un peu partout en Allemagne de foyers révolutionnaires vivaces et la naissance de « communes » embryonnaires, vite balayées; mais déjà au cours de la guerre et même avant, elle s’était reflétée dans la constitution d’une myriade de groupes relativement autonomes au sein du SPD, et le pire est que cet état de fait tendait à être théorisé précisément par les forces qui, au moment décisif, auraient pu exprimer l’élan et la combativité de masses prolétariennes que la tempête de la guerre et, plus encore, de l’après-guerre projetait dans l’arène des luttes sociales.

En un sens, la prolifération de l’immédiatisme soi-disant de gauche en 1919–1920 fut le reflet d’un localisme objectif impuissant à briser ses propres limites dans une vision globale des problèmes de la révolution prolétarienne : les spartakistes eux-mêmes en ressentirent les effets, quoiqu’à un degré bien moindre et donc dans une position de force bien supérieure. Le prétendu radicalisme de gauche, qui convergea plus ou moins dans le KAPD en avril 1920, avait pour centres Hambourg, Brême, Berlin, Dresde et, dans le cadre d’une vision générale commune de type syndicaliste, il présentait des nuances considérables, sources de conflits et de scissions potentielles ou déjà prêtes à se manifester. La caractéristique commune qui sautait alors aux yeux, était la tendance de tous ces groupes à chercher la clé de la victoire sur l’opportunisme et de l’alignement du mouvement ouvrier sur le front de la révolution, et donc la clé de la victoire du prolétariat sur le capitalisme, dans des formes d’organisation économiques immédiates dans lesquelles la volonté de la classe, considérée globalement, s’exprimerait directement, sans intermédiaires déformants. Pour les uns, ces formes pouvaient être les conseils d’usine (d’ailleurs souvent confondus avec les Soviets), pour les autres, les syndicats d’industrie opposés aux traditionnels syndicats de métier, pour d’autres encore les Unionen, conçues comme des organisations dépassant la dichotomie entre lutte économique et lutte politique (quelque chose comme les « One Big Union » des IWW américains); mais toujours elles étaient construites sur des bases fédéralistes pour éviter l’odieuse et dangereuse dictature des chefs, pour éviter qu’une direction légiférant « d’en haut » ne foule aux pieds la volonté des masses.

La question de la révolution était donc réduite à une « question de formes d’organisation » – et de plus, de formes économiques -considérées comme révolutionnaires par elles-mêmes précisément parce qu’il s’agissait d’organisations immédiates, calquant fidèlement la volonté de lutte et la « conscience » de classe du prolétariat. Celui-ci n’était donc pas « séparé » – pour ainsi dire -de lui-même à cause de la médiation du parti, dont certains groupes niaient la fonction, alors que d’autres la réduisaient à « éclairer » théoriquement les masses et à faire un travail de propagande intellectuelle, et que d’autres, enfin, la repoussaient avec horreur. D’où les manifestations qui apparaissaient alors au premier plan : le mot d’ordre de sortir des syndicats traditionnels, considérés comme des organismes bureaucratiques, et donc contre-révolutionnaires par nature, et du parlement considéré comme le temple non tant du mensonge démocratique, que de la suprématie des « dirigeants » sur les « dirigés », de ceux qui guident (les Führer parlementaires d’une part, les Bonzen syndicaux de l’autre) sur ceux qui sont guidés, c’est-à-dire justement comme la négation de la « démocratie », fût-elle « ouvrière »; la surestimation de la lutte économique aux dépens de la lutte politique, la lutte économique étant considérée comme un processus graduel (bien que violent dans chacune de ses étapes) de conquête du mécanisme productif à sa « source », c’est-à-dire à l’usine l’oubli de cette thèse marxiste fondamentale, et que nous avons toujours réaffirmée, que « avant d’être un processus de transformation, la révolution prolétarienne est, dans sa phase aiguë, une lutte pour le pouvoir entre la bourgeoisie et le prolétariat, lutte qui culmine dans la constitution d’une nouvelle forme d’État dont les conditions sont l’existence des Conseils prolétariens comme organes politiques, et la suprématie du parti communiste dans ces Conseils », et que ce passage historique décisif présuppose pour sa réalisation une « action centralisée et collective dirigée par le Parti sur le terrain politique », par « le parti marxiste, fort et centralisé, comme le dit Lénine » (citation d’un article de « Il Soviet » de 1920). Reflet d’une fragmentation objective du mouvement ouvrier, l’immédiatisme aggravait cette fragmentation en la théorisant comme un facteur de force alors qu’elle était un facteur de faiblesse.

Ce serait une erreur de croire que ce courant n’exprimait qu’une révolte exaspérée face à la trahison social-démocrate pendant la guerre et, donc, l’après-guerre : bien plus que d’une déviation, il s’agissait d’un courant radicalement étranger au marxisme, résurgence d’une vieille maladie du mouvement ouvrier dont il est inutile de relever les affinités avec l’anti-autoritarisme anarchiste ou avec l’antipartisme et lantipolitisme syndicaliste – révolutionnaire, ainsi que les origines fondamentalement idéalistes, et qui avait certains précédents en Allemagne (bien que moins nette que dans le mouvement ouvrier des pays « latins ») puisqu’elle remontait à bien avant la guerre mondiale.

Pour sortir de l’impasse d’une organisation qui ne soit pas une… organisation, et d’une lutte de classes qui ne soit pas… politique, l’antipartisme et lantiautoritarisme de ces courants devaient cependant déboucher sur des solutions diverses et contradictoires ou bien s’appuyer sur tel ou tel parti (bien que toujours de l’extérieur), ou bien nier la fonction originelle d’une organisation économique et de masse, en prétendant que les nouvelles Unionen ou que les conseils d’usine naissent sur la base de l’adhésion non des salariés en tant que salariés, mais des prolétaires « qui acceptent la dictature du prolétariat et le système des Soviets », et donc en en faisant des associations ouvrières d’élite… Le KPD pouvait être faible et légaliste, mais les thèses théoriques défendues par sa centrale et combattues par les dissidents étaient précisément – pour nous comme pour l’Internationale – « sur la juste base marxiste ».

La naissance du KAPD (avril 1920)

C’étaient ces mêmes groupes qui, au congrès de fondation du KAPD avaient lancé le mot d’ordre « sortir des syndicats ». Dans la question des élections ils avaient obtenu la victoire, toujours au nom du refus de la dictature des chefs, et ils avaient insisté pour que le parti ait une structure organisationnelle qui laisse la plus large autonomie aux sections locales. Tout au long de l’année 1919, le groupe de Hambourg avait été le porte-parole le plus actif de cet immédiatisme aux contours encore imprécis. C’est lui qui avait lancé l’appel des dix-huit délégués exclus au congrès de Heidelberg :

« Toutes les organisations du KPD qui pensent que la dictature prolétarienne doit être la dictature de la classe et non la dictature de la direction d’un parti, et qui estiment que les actions révolutionnaires de masse ne doivent pas être ordonnées d’en haut par une ligne secrète de chefs, mais être proposées et préparées par la volonté des masses, au moyen du regroupement des prolétaires révolutionnaires dans des organisations révolutionnaires de masse sur la base démocratique la plus large, sont invitées à se mettre en rapport… avec la section de Hambourg ».
C’est encore ce même groupe qui inspira le statut de l’« Union générale des ouvriers d’Allemagne » (Allgemeine Arbeiter-Union Deutschlands, ou AAUD), dont nous reparlerons, et qui se constitua le 14 février 1920 à Hanovre en se séparant de la FAUD, organisation anarcho-syndicaliste. Ce statut déclarait :
« L’AAUD organise les salariés pour la lutte finale contre le capitalisme et pour l’instauration par la force de la République des Conseils. C’est dans ce but qu’elle appelle les salariés à s’unir sur le terrain de l’organisation unitaire révolutionnaire, à former une grande Union ».
L’AAUD repoussait par principe « les organisations qui : 1) participent à l’application de la loi sur les Conseils d’Usine (loi qui reconnaissait juridiquement les Conseils d’Usine et les insérait dans la nouvelle structure de l’État républicain); 2) refusent la dictature du prolétariat 3) ne reconnaissent pas comme base organisative l’organisation par entreprises ».

Tandis que le groupe de Hambourg, dès la fin de l’année 1919, développait la théorie qui recevra plus tard le nom de « national-bolchevisme », et perdait, pour cette raison entre autres, le rôle prééminent qui avait été le sien lors de la fondation de l’AAUD et dans les mois suivants, l’organisation de Dresde et de la Saxe orientale portait à ses ultimes conséquences son antiautoritarisme et son antipartisme de principe. Au congrès de fondation du KAPD en avril 1920, Otto Rühle, qui n’en sera exclu qu’en novembre 1920, affirmait que
« le parti en tant que structure organisationnelle se rattache, dans la justification de son existence historique, au postulat du parlementarisme bourgeois, que dans l’ère de la révolution, nous repoussons par principe. Si la démocratie est la forme classique de la domination bourgeoise, le parti est la forme classique d’affirmation et de représentation des intérêts bourgeois ».
La politique de tout parti conduit donc nécessairement « à l’opportunisme et aux méthodes tactiques correspondantes (négociations, compromis, réformes), que nous repoussons par principe ». En 1921, il déclarait « État de classe bourgeois-capitaliste, parlement et parti sont une seule et même chose; ils naissent et se développent ensemble. Ils se conditionnent l’un l’autre; ils ne fonctionnent qu’en relation les uns avec les autres ». Il ne s’agissait plus seulement de « détruire les syndicats » qui, tout comme le parti, auraient été le produit du régime bourgeois, et contre-révolutionnaires par nature, parce que fondés sur le centralisme. Il s’agissait bel et bien de « détruire les partis politiques, ces obstacles fondamentaux à l’unification de la classe prolétarienne et au développement de la révolution sociale, qui ne peut être la tâche ni des partis, ni des syndicats », pour les remplacer par « le regroupement du prolétariat révolutionnaire dans les entreprises, qui sont les cellules originelles de la production, et le fondement de la société future ». C’est à cette fin que devait travailler l’AAU-E, Allgemeine Arbeiter-Union (Einheitsorganisation), le syndicat scissionniste fondé par le groupe de Dresde après sa sortie du KAPD.



Source : « Le Prolétaire », nr. 136, 16 – 29 octobre 1972

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