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LA QUESTION AGRAIRE: SUITE
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Content:

La question agraire: suite
Sur-travail et classes
Pouvoir et richesse
Usage des modèles
Bilan du tableau de Quesnay
Quesnay n'était pas idiot
Et les modernes?
Méthodes de la science économique
Politique de classe
(Pour la bonne bouche)
Notes
Source


«Sur le fil du temps»

La question agraire: suite

Sur-travail et classes
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Il nous faut tout d'abord insister sur les raisons pour lesquelles Marx attribue une grande importance au système des physiocrates, même s'il a été supplanté par l'école comparativement plus moderne de l'économie classique, qui naquit dans la première nation industrielle, l'Angleterre, et qui, la première, nécessairement, donna la préséance à la production industrielle sur la production agricole.

Nous ferons également observer que, étant donné que nous n'effectuons pas, dans ces «Fili», un exposé ordonné de manière «systématique» de la doctrine marxiste, et que nous nous sommes engagés à en consacrer une série à la question agraire (et aussi aux problèmes soulevés par de nombreux camarades), nous devons nous référer à d'autres écrits et supposer connue maintenant la théorie générale de la valeur et de la plus-value, ainsi que son origine; il en résulte donc que nous ne ferons des rappels qu'occasionnellement et que nous utiliserons parfois des formulations plus claires sur lesquelles on peut tomber en parcourant l'ensemble disparate des textes marxistes. Mais nous nous intéresserons cependant ici à suivre cette théorie chez les premiers économistes du Capital tels que Smith, Ricardo, etc., dans la mesure où ceux-ci se sont livrés à des recherches fondamentales sur la rente agraire.

C'est pour la même raison que nous sortirons des limites propres à la production rurale lorsque, comme c'est le cas à propos de la portée de l'école physiocratique, la critique de Marx nous offrira des occasions fort utiles d'éclairer les fondements mêmes de la doctrine du communisme.

Le premier aspect, mais non le seul, de la grande innovation apportée par les physiocrates à la science économique, c'est d'avoir démontré l'existence de la plus-value, même s'ils ne l'ont fait que dans le domaine agricole, en précisant pour la première fois la différence entre ce que le travailleur salarié reçoit et ce que son travail crée comme surcroît de produit, et donc de valeur. Cette seconde quantité était, en règle générale, bien supérieure à la première, et la différence, qui est affectée à d'autres éléments sociaux, constitue le surproduit, le surtravail, la survaleur ou plus-value.

Les physiocrates découvrirent cette plus-value de manière restrictive dans le rapport entre produits physiques, matériels, à savoir dans leur usage destiné à satisfaire les besoins humains, et, par conséquent, leur théorie n'est qu'une théorie de la valeur d'usage et non de la valeur d'échange, comme ce fut le cas pour les économistes classiques anglais, chantres du capitalisme: il était en effet plus facile de découvrir le phénomène en question dans la sphère agricole où le travailleur consomme les denrées mêmes qu'il produit, et parce qu'on peut constater de façon immédiate qu'il consomme du blé, des légumes, des fruits, etc., en quantité bien inférieure à celle qu'il contribue à produire dans l'entreprise.

Mais le second aspect très important du système, et du célèbre «Tableau» dans lequel Quesnay le résuma, c'est que, pour la première fois, on n'établit pas seulement le rapport pour la contribution d'un salarié individuel à son fermier et au propriétaire foncier, mais on l'étudie à l'échelle nationale comme un rapport entre les classes sociales, dans lesquelles, selon cette théorie, la nation (la société économique) se subdivise. Et par conséquent, on a là, de façon embryonnaire, la théorie des classes sociales. Il y a plus le salaire, le profit la rente, n'y sont pas étudiés comme des quotes-parts personnelles de la valeur qui constituent le revenu de l'ouvrier (agricole), du capitaliste agraire et du propriétaire foncier, mais comme des masses sociales, et donc la plus-value est calculée socialement; et si on la réfère à un acte économique donné, elle ne nous concerne que comme moyenne sociale et non pas comme une quote-part occasionnelle et individuelle.

Quesnay est donc en deçà de Marx, mais il est très au-delà du plus fameux des professeurs universitaires d'économie de 1954, dont le cheval de bataille, pour tous, est le théorème suivant: du point de vue scientifique, il est impossible d'établir des lois, des schémas, des théories et des tableaux pour des sociétés économiques typiques.

Pouvoir et richesse
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C'est depuis cette époque que la science économique devient théorie du surtravail social et cesse d'être une explication vague et littéraire de la richesse et de ses mouvements, des causes et des effets du fait qu'il existe des riches et des pauvres... C'est pourquoi Marx rédige (dans le Volume IV du «Capital») l'Histoire des théories sur le surtravail et non, comme l'aurait dit Croce, l'Histoire de l'Economographie.

Sans remonter trop loin, Hobbes, philosophe et économiste mort en 1689, c'est-à-dire un siècle avant Quesnay, répond à la question sur la richesse par une définition tranchée: la richesse est synonyme de puissance. Blanqui, représentant de l'autoritarisme dans la révolution, au même titre que le vieux Hobbes l'était dans la conservation, dira: qui a du fer a du pain! Et le génial, bien qu'encore confus, Adam Smith, afin de défendre sa grande intuition selon laquelle la valeur de toute marchandise (richesse dans la société capitaliste signifie accumulation de marchandises) est mesurée par le temps de travail que cette dernière contient, à savoir le temps de travail nécessaire pour la produire, commente: cela (la définition de Hobbes) ne signifie pas (il aurait dû dire ne signifie plus) que quiconque possède, par son travail ou par héritage, une grosse fortune doive nécessairement disposer d'un pouvoir politique, civil ou militaire... Il ne dispose que du pouvoir de disposer de tout le travail et de tous les produits du travail qui se trouvent sur le marché.

La richesse consiste par conséquent à disposer du travail d'autrui. Qu'elle puisse avoir été créée par le propre travail de son détenteur, c'est l'hypothèse naïve qui est avancée par les propagandistes de l'économie mercantile bourgeoise, qu'on ne peut même pas proposer aux jeûneurs professionnels.

Quand Marx réfutera Ricardo, beaucoup plus avancé que Smith, il lui expliquera qu'il s'agit de disposer de travail social: en effet, l'expression travail d'autrui, opposée à celle de travail effectué par soi-même, et qui serait attribué à chacun de par le fabuleux «droit naturel», est déjà une expression quelque peu ingénue. Quand Ricardo parle de «mon» travail, il lui fait observer: «mais même mon travail est un travail social». Cette formule si simple et si profonde nous ramène à ce que nous avons répété tant de fois: la formule de la revendication communiste n'est pas: à chacun le fruit de son travail, mais: à la société tout le travail social. Par conséquent, l'individu sera privé non seulement du «pouvoir» sur le travail d'autres hommes, mais aussi du pouvoir personnel sur le sien propre, c'est-à-dire sur la quote-part de «surtravail» qu'il sera, encore alors, tenu de donner à la société. Plus celle-ci progressera, plus elle s'appuiera sur le surtravail social, et moins elle s'appuiera sur le «travail nécessaire», c'est-à-dire sur le travail acheté et payé, avec ses obligations impératives de temps et de lieu de travail, maquillées sous la forme d'un libre choix contractuel, d'une «prestation de service».

Mais à l'époque qui précède la formation du marché général, qui est avant tout le marché de la force de travail, l'identité entre richesse et pouvoir était plus tangible. La dépendance n'était pas encore sociale, de classe à classe, mais personnelle. Dans l'esclavage, le corps tout entier du travailleur faisait partie de la richesse de son propriétaire, et cela assurait à ce dernier la possession du surtravail du premier: étant donné qu'on lui fournissait ce qui le maintenait en vie, par exemple la nourriture, tout le produit de ses bras, en biens de consommation ou en services, appartenait de droit à son propriétaire.

Dans le servage féodal, ce n'est plus l'intégralité de la personne de l'esclave qui appartient à son propriétaire, mais c'est une grande partie du temps de travail du serf, ou du produit de ce travail, qui est due à son seigneur, et, en outre, le serf est strictement lié à son lieu de travail. Il s'agit donc encore d'une dépendance personnelle, et la richesse du feudataire dépend toujours d'un rapport de puissance: corps armés et forces légales qui, en cas de rébellion, reconduisent le serf au fief, de même qu'ils ramenaient l'esclave à la maison de son maître.

Dans cette situation, la division de la société en classes et la répartition inégale de la richesse étaient évidentes, puisque l'acte de pouvoir sur la classe serve était manifeste. Le trait de génie des physiocrates fut d'établir, même si l'on supposait que tous les travailleurs avaient été libérés, qu'il y avait toujours transfert d'une masse de surtravail, que ce transfert ne s'effectuait plus du serf vers le maître, considérés en tant qu'individus, mais qu'il s'effectuait de classe à classe; ils justifiaient cela en estimant que le gain des entrepreneurs agricoles se répartissait de manière équilibrée, et ils mettaient en évidence que la rente des propriétaires terriens provenait, de façon parasitaire, du surtravail.

L'erreur qu'ils commirent, en ne voyant pas dans la manufacture le même rapport entre surtravail et profit, est largement compensée par le résultat grandiose auquel ils parvinrent: la dynamique économique n'est plus liée à l'élément individuel mais à l'ensemble social de classe.

Usage des modèles
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Jusqu'à présent, nous n'avons fait que mentionner au passage les chiffres du «Tableau». Nous allons donc maintenant exposer, dans ses lignes générales, le «bilan» de chaque classe: cela nous permettra de bien comprendre ensuite où se situent les défauts dans la théorie de la plus-value de Smith et de Ricardo; en suivant les traces de la critique de Marx.

Le «Tableau» décrit une société type, imaginée abstraitement, et par là assimilée à un schéma. La tâche que Marx s'assignait était de donner un schéma type de la société capitaliste industrielle moderne, mais il ne la conduisit pas à son terme, du fait de sa mort prématurée, et elle fut mal conduite à son terme par le mouvement et l'école se réclamant de lui pour des raisons historiques bien connues de déviation et de révisionnisme fallacieux.

Les différences entre ce schéma-là et celui de Quesnay sont substantielles: Quesnay considère que son schéma typique est celui qui caractérise la société post féodale, la société du travail salarié, et par conséquent, l'antagonisme de classe entre prolétaires et entrepreneurs lui échappe entièrement. Pour ce qui concerne la classe dominante, il substitue à l'aristocratie de l'ancien régime une classe de propriétaires bourgeois de la terre, en négligeant celle des capitalistes entrepreneurs, et même celle de capitalistes du commerce et de la finance. En outre, Quesnay construit son schéma comme le «projet de la meilleure société possible» et comme le plan de la société stable de l'avenir, fondée sur la «liberté» personnelle. Marx, quant à lui, construit son schéma comme celui de la société capitaliste qui existe historiquement après l'époque féodale, du type pleinement développé, et non comme celui d'un mécanisme qui tournerait uniformément, à sa vitesse «de croisière», car son objectif est précisément de montrer que ce système est instable et historiquement transitoire, et que sa mécanique ne conduit pas à ce que la physique définit comme un «équilibre» dynamique, mais à un déséquilibre certain, à des crises en série et à l'explosion finale. C'est à des fins polémiques, comme nous l'avons toujours soutenu, qu'il ne considère pas la société capitaliste effective, à savoir impure, des différents pays et des différents stades de développement - dont il fournit, quand c'est nécessaire, des descriptions particulières magnifiques et sûres - mais une société hypothétique dans laquelle tout serait production salariale et distribution mercantile, société que les bourgeois et leur science vantent comme étant en équilibre parfait et éternel, dès que tous les résidus des formes pré-capitalistes auront disparu.

Et, effectivement, c'est ce qu'affirment les économistes capitalistes de l'école classique; mais ensuite, la science officielle, effrayée par les puissances qu'elles avait évoquées, se replia sur le domaine de la statistique descriptive d'enregistrement des phénomènes, et elle refusa les schémas, en déclarant qu'ils n'étaient que de purs et vains exercices doctrinaux contre lesquels la réalité multiple et capricieuse ne cesse de se rebeller. Elle refusa donc toute schématisation, non seulement celle à la manière de Quesnay, qui a une valeur apologétique et correspond en économie aux plans des sociologues utopistes, mais plus encore celle de Marx qui n'est pas statique mais dynamique, qui n'est pas apologétique mais révolutionnaire.

En attendant, Quesnay a eu le mérite de déclarer possible la construction scientifique d'un schéma, malgré l'immense richesse et la grande mutabilité des données de l'économie vivante; en cela, il anticipait, ni plus ni moins, le matérialisme historique de Marx, en affirmant que la critique moderne à l'encontre des vieilles écoles spiritualistes, menée en France sur le plan de la science naturelle et physique, en Allemagne sur celui des sciences de la pensée, lancée avec hardiesse en Angleterre sur le plan de celles de la société, à l'époque d'or de la révolution industrielle, pouvait parfaitement être proposée et développée dans ce domaine jusqu'à ce qu'elle soit fondée scientifiquement; mais cette tâche dépassait celle qui revenait à la philosophie bourgeoise, et elle était réservée au matérialisme dialectique d'une classe nouvelle et révolutionnaire: le prolétariat.

Bilan du tableau de Quesnay
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Le «Tableau» ne considère pas les mouvements de produits et d'argent à l'intérieur des classes, mais seulement d'une classe à une autre classe, à l'échelle de la société entière, laquelle était, pour l'auteur, la société française de l'époque (1759).

Pour lui, les classes sont au nombre de trois. La Classe P, ou classe propriétaire, qui comprend aussi le souverain et les dîmeurs, c'est-à-dire les bénéficiaires de la dîme, laquelle est devenue désormais une rente en argent. La Classe F, ou classe productive, qui comprend non seulement les capitalistes qui louent la terre (les Fermiers) mais aussi tous les salariés agricoles qu'ils emploient. La Classe S, ou classe stérile, qui comprend les fabricants et les ouvriers des manufactures.

Comme on le sait bien, Smith et Ricardo, ainsi que Marx, utiliseront également un schéma à trois classes: propriétaires fonciers, capitalistes et ouvriers salariés.

Dans l'un et l'autre cas, les classes des petits paysans et des artisans sont exclues du schéma, dans la mesure où elles constituent des îlots fermés, non impliqués dans la circulation générale des produits et de la valeur. Mais Smith et Ricardo seront moins profonds que Quesnay lorsqu'il s'agit de faire la distinction, dans la comptabilité de l'entreprise bourgeoise, entre le capital constant, qui est avancé au début du cycle mais se retrouve intact, c'est-à-dire non accru, à la fin du cycle, et le capital effectivement circulant qui a la propriété de revenir accru à la fin d'un cycle et donc au début du suivant.

Il est vrai que Smith et Ricardo comprirent que, dans chaque cycle productif, le capitaliste fait l'avance des matières premières et des salaires ouvriers, et devient ainsi le propriétaire du produit, et que, entre la valeur de celui-ci et la valeur qui a été avancée, on constate une différence qui constitue la plus-value; ils affirmèrent aussi que toute la plus-value était du surtravail, c'est-à-dire qu'elle découlait du fait que le salaire payé aux ouvriers ne couvrait qu'une partie de la valeur qu'ils avaient ajoutée par leur travail, mais ils la rapportèrent à la valeur de tout le produit obtenu. On ne doit la rapporter, au contraire, qu'à la seule valeur du capital variable, le capital-salaires, puisque le capital constant n'est qu'une avance qui est récupérée intégralement. Par conséquent, ils confondirent les concepts de plus-value et de profit (voir le «Dialogue avec Staline») et obtinrent un taux de plus-value trop faible.

Quesnay, lui, procède autrement. Prenons la classe F, la classe productive. Au moment de la récolte, il suppose que les Fermiers, qui détiennent cette récolte en totalité dans leurs dépôts, disposent de cinq milliards. Mais, en tant que capitalistes, ils disposent en outre de leur capital d'exploitation, sous la forme de deux milliards-argent. Grâce à ces fonds, ils versent à la classe P des propriétaires sa rente globale, supposée être justement de deux milliards. Ils mettent ensuite le produit sur le marché, mais auparavant ils versent deux des cinq milliards de produits agricoles à leurs ouvriers, versement qui a lieu à l'intérieur de la classe F par des opérations marchandes ou monétaires qui ne sont pas mises en évidence (pour simplifier, nous parlons comme si les mouvements ne se faisaient qu'une fois par an et comme si chacun gardait ce qu'il avait reçu: justement, l'étude et l'exposé sont moins obscurs pour ce qui concerne l'agriculture où le cycle a une stricte périodicité annuelle - bien que Quesnay soit, malgré cela, resté indéchiffrable jusqu'à Marx, le tableau de la production et de la circulation industrielles serait encore plus indéchiffrable avec ses superpositions et ses déphasages de cycles de durées très variées).

Restent trois milliards de denrées. Les propriétaires de la classe P en achètent pour un milliard, et la classe F récupère ainsi un des deux milliards qui constituaient ses disponibilités initiales.

Elle récupère le second milliard en vendant des denrées alimentaires à la classe S, la classe industrielle; il lui reste alors encore un milliard de produits que Quesnay suppose constitué non pas de biens alimentaires mais de matières premières à transformer (cotons bruts, laine, cuir, etc., etc.). Ce dernier milliard est également vendu à la classe S qui l'introduira dans le processus de production lors de l'année suivante. Jusqu'ici, F a encaissé un milliard de plus que ceux qu'elle a payés comme rente: ce serait, au sens large, son profit: elle l'emploie à acquérir auprès de la classe S pour un milliard de produits manufacturés, soit pour sa consommation personnelle, soit pour la reconstitution des outils et implantations usagés (il faut se rappeler que la consommation personnelle en denrées alimentaires des fermiers est déjà comprise dans les deux milliards de produits retenus à l'intérieur de la classe productive et non mis en circulation).

Le bilan de la classe F est donc complet pour une année.

En argent: encaisse initiale de deux milliards. Entrées: un milliard provenant des propriétaires, deux milliards provenant de la classe S, dont un pour les denrées alimentaires, et un autre pour les matières premières: soit au total trois milliards. Sorties: deux milliards versés aux propriétaires au titre de la rente, un milliard à la classe S pour les produits manufacturés total trois milliards. À la fin, on a donc deux plus trois moins trois: on retrouve les deux milliards du capital d'exploitation initial.

En produits: cinq milliards en magasin. Sorties: deux milliards fournis aux membres de la classe agricole productive (salaires et rémunérations en nature), un milliard vendu aux propriétaires, deux milliards vendus à la classe stérile, dont un de denrées alimentaires et un autre de matières premières: total cinq milliards: équilibre.

Arrêtons-nous un instant pour faire observer que le milliard employé à acheter à la classe stérile différents biens d'utilité représente la rémunération du capital fixe (et non pas celle de l'encaisse, ou du capital d'exploitation) des fermiers, qui est constitué par les machines, les outils, le bétail, etc., et que Quesnay estime à dix milliards: il est donc rémunéré par un taux d'intérêt de 10%.

Faisons maintenant le bilan de la classe propriétaire le plus simple pour vous, et le plus agréable... pour eux. Elle reçoit deux milliards en argent de la classe F. Elle dépense un milliard pour lui acheter des denrées alimentaires et un autre pour acheter à la classe industrielle des objets manufacturés. Équilibre.

Si l'on admet ici aussi un taux d'intérêt de 10%, le patrimoine des propriétaires s'élèverait donc, avec une rente de deux milliards, à vingt milliards. En réalité, dans le système considéré, seule la classe des propriétaires paye des impôts. Sur les deux milliards de rente, deux septièmes vont à l'État, un septième aux dîmes de l'Église, et seuls quatre septièmes constituent la rente nette; la valeur du patrimoine foncier n'est donc pas de vingt milliards, mais de onze et demi.

Reste à faire le bilan de la classe stérile. Cette classe, en réalité les fabricants, possède un capital d'exploitation de deux milliards, qui, à la fin ou au début du cycle, est transformé en objets manufacturés. Elle vend un milliard d'articles manufacturés aux propriétaires, et un autre milliard à la classe F, encaissant ainsi deux milliards en argent. Avec l'un, elle achète aux fermiers des denrées alimentaires pour ses ouvriers et ses entrepreneurs, et avec l'autre, des matières premières à transformer pour l'année suivante. Son bilan est en équilibre, sans pertes ni profits. Cette classe a bien un capital d'exploitation mais elle n'a pas de rente nette: et donc, pour Quesnay, la terre vaut onze milliards et demi, le capital de l'entreprise agricole a une valeur patrimoniale de dix milliards, et l'industrie manufacturière en état de fonctionnement (c'est-à-dire que l'on n'a pas l'intention de liquider en arrêtant la production) vaut zéro.

Quesnay expose tout cela d'une façon quelque peu obscure. Marx en fit une esquisse et il l'exposa au Chapitre XIV de la Section A de l'«Histoire» en une synthèse assez ardue. Engels réexpose le schéma plus clairement au Chapitre X de la 2ème Section de l'«Antidühring». Nous nous flattons d'avoir été moins intellectuels et plus terre à terre qu'Engels. Aussi, si vous n'avez pas compris, il vous faudra attendre l'arrivée d'un interprète encore plus idiot que l'auteur de ces lignes.

Quesnay n'était pas idiot
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Nous allons maintenant nous adonner à l'exercice suivant: relire les bilans précédents dans la langue de Marx.

Et ensuite, les relire dans la langue (passez-nous l'expression) des professeurs d'université.

Pour Smith et Ricardo, la valeur du produit peut se décomposer en trois éléments: salaire, rente, profit, que ce produit soit agricole ou manufacturier. En cela, ils ont raison par rapport à Quesnay. Mais ils sont en deçà de Marx qui établit que la valeur du produit se décompose en quatre parties: capital constant, capital variable, rente, profit. Le capital constant, qui se reconstitue progressivement jusqu'à la fin du cycle, n'est donc pas un revenu, c'est-à-dire une entrée économique, pour une classe quelle qu'elle soit. Le capital variable est cette partie de la somme tirée du produit qui sert à payer les salaires des travailleurs, la rente va aux propriétaires fonciers et le profit aux capitalistes. Ce dernier peut se diviser de manière diverse entre profit d'entreprise et intérêt du capital financier.

Voyons maintenant le bilan du Fermier de Quesnay (et n'hésitez pas à inscrire, avec l'assentiment général, dans la classe «F» (1) celui qui a la naïveté de croire que ces pages seront lues jusqu'au bout). Capital constant: il se réduit à une faible part du milliard d'objets manufacturés qu'il achète à la classe stérile et qui servent à renouveler les outils et les machines, entre autres. Capital variable: il est constitué presque en totalité par les deux milliards de bien produits qui sont destinés à la consommation de la classe productive. Plus-value: deux milliards, plus la majeure partie du milliard d'objets manufacturés et une faible partie des deux milliards de denrées alimentaires consommées au sein de la classe rurale, mettons en tout trois milliards. Répartition de cette plus-value: rente, deux milliards, qui vont aux propriétaires; profit des entrepreneurs et intérêt du capital d'entreprise, qui tous deux vont aux fermiers eux-mêmes, un milliard. Total de la production annuelle: cinq milliards.

Bilan du propriétaire: il consomme ses deux milliards de rente annuelle en achetant des denrées alimentaires et des articles manufacturés.

Bilan de l'industriel: capital constant d'un milliard (les matières premières achetées à F), capital variable d'un milliard (les denrées alimentaires achetées à F), plus-value de zéro, valeur totale annuelle de la production de deux milliards. En fait, sur le milliard dépensé en denrées alimentaires destinées aux ouvriers, une partie est affectée aux fabricants, et elle devrait être incluse dans la plus-value mais, à cette époque, l'industriel était considéré comme un travailleur intellectuel et un organisateur (rappelez-vous comment les auteurs récents caractérisent le profit d'entreprise), et Quesnay définit cette part-là comme la rémunération donnée aux éléments d'élite de la classe stérile; ces derniers reçoivent, comme les ouvriers, exactement ce qu'ils consomment et donc, dans l'industrie, la masse du profit et la masse de la plus-value sont égales à zéro, et les taux de l'un et de l'autre sont également de zéro.

Dans l'agriculture, ce que l'on constate, au contraire, c'est la chose suivante: une rente qui, si bien sûr on ne compte pas les taxes et les dîmes, vaut les deux cinquièmes du produit brut (nous pourrions dire, en d'autres termes, que ces deux cinquièmes correspondent à un «taux de rente» de 40%) - un profit et un intérêt qui valent un cinquième du produit brut (taux de profit d'un cinquième ou 20%) - leur somme, ou plus-value, atteint trois cinquièmes du produit brut. Étant donné que le capital constant est négligeable (dans l'agriculture, on ne transforme pas de matières premières), le taux de plus-value est de trois divisé par deux (valeur du capital-salaires), soit environ 150%.

On trouve donc, dans le «Tableau», la théorie du surtravail sous une forme embryonnaire. Si les travailleurs de la terre ne consomment que deux en produisant cinq, et si la durée de leur journée de travail est de dix heures, le travail payé correspond à quatre heures et le surtravail à six heures.

Et les modernes?
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Voyons maintenant comment un professeur d'économie moderne lit le «Tableau».

La propriété foncière nationale vaut 11 milliards et demi. Le produit annuel s'élève à 5 milliards. La rente brute des propriétaires est de 2 milliards, et la rente nette d'un milliard et de 150 millions, avec un taux de 10%.

Le capital investi dans l'agriculture (valeur patrimoniale des entreprises agricoles capitalistes) est de 10 milliards. Le profit net avoisine 1 milliard avec un taux de 10%. Les produits agricoles sont vendus avec une marge de 10% sur le coût de production, incluant la redevance du loyer.

Le capital investi dans l'industrie est de 2 milliards, il se reproduit mais il ne donne pas de profit. Les prix de marché des produits manufacturés sont tels qu'il n'y a pas de marge sur leur coût de production.

Le capital circulant nécessaire est de 2 milliards. Le revenu national est de 7 milliards (2 de rente foncière, 1 de profit d'entreprise, 2 de salaires agricoles, 2 de salaires industriels). Le patrimoine national s'élève à 23 milliards et demi.

Si tout cela met en évidence les insuffisances du «Tableau», qui prend pour base un capitalisme peu développé, avec des taux de rente trop élevés et des salaires très bas, il n'empêche que cela rend évidente pour la première fois l'énorme différence qui existe entre la méthode de la comptabilité capitaliste et le mode de calcul marxiste. Pour le professeur le plus moderne, qui est en réalité plus arriéré et plus féodaliste que Quesnay, le Capital est un patrimoine auquel est attaché un droit de propriété. Pour nous, le Capital est une masse de marchandises produites pour la consommation finale ou productive, il est une masse de travail social vivant condamné au bagne des entreprises. Le socialiste universitaire est celui qui se contente d'invoquer l'expropriation des droits de propriété; le socialiste révolutionnaire est celui qui veut supprimer le Capital, en arrachant le caractère de marchandises aussi bien aux instruments de travail qu'aux biens de consommation, en libérant le travail social vivant de la tyrannie de l'entreprise.

C'est pourquoi Ricardo racontait des bêtises, en oubliant, malentendu habituel, que la plus-value ne doit être rapportée qu'au seul capital-salaires, qui représente une partie de la valeur du produit, et non pas à tout le capital, y compris celui qui est constant (et encore moins à la valeur patrimoniale de l'entreprise de production), dans les passages que Marx met entre guillemets: «Le salaire et le profit croissent ou diminuent toujours en sens inverse l'un de l'autre»; ou «Si le salaire croît, c'est seulement aux dépens du profit, et inversement» («Histoire», Vol III, 1, 3).

L'erreur qui consiste à réduire, pour la plus grande gloire de la Production et de l'Entreprise, l'antagonisme entre deux époques et deux mondes férocement ennemis à une lutte à mort entre le profit patronal et le salaire ouvrier, caractérise la banale caricature de la révolution de classe qui s'appelle le syndicalisme, depuis Proudhon jusqu'à Lassalle, depuis le pauvre vieux Rigola désormais disparu jusqu'aux ordinovistes.

Mais ce n'est pas le moment de développer ici l'ensemble des cas examinés par Marx afin de réfuter la petite formule ricardienne.

Méthodes de la science économique
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Le professeur ordinaire ne conçoit pas que la circulation nationale et le revenu national puissent se calculer comme des relations entre «classes». Il prétend qu'il faut considérer la circulation d'entreprise à entreprise, d'«homo œconomicus» à «homo œconomicus», et le revenu national comme la somme de tous les revenus personnels des citoyens. Il égare ainsi le lecteur non averti des journaux et des revues dans le labyrinthe des entrées qui deviennent sorties, puis redeviennent entrées, des dépenses, des revenus, des reports créditeurs, débiteurs et escrocs, si bien que, à la fin, une seule loi triomphe, celle de l'équivalence des valeurs au cours de milliards de transactions microscopiques, et que la philosophie suprême de la recherche économique est celle selon laquelle le droit moral et la religion officielle sont saufs lorsque l'on entonne la chansonnette: qui a donné, a donné, a donné! Qui a eu, a eu, a eu!

L'économie politique est la science par excellence où l'on constate que la culture moderne tant vantée traverse une époque de recul ininterrompu. Une autre science qui est tout aussi caractéristique de cette constatation, c'est l'urbanisme, qui fait des pas de géant en arrière depuis l'époque de Romulus. Les villes fondées par les urbanistes modernes sont de plus en plus répugnantes par absence complète de toute notion sensée de technique, d'économie et d'histoire sociale. Qu'on ne croie pas que les prétendues sciences «exactes» fassent exception à cette règle. Par exemple, la science de la construction, entièrement fondée sur les mathématiques et la mécanique, est la plus vénale et la plus corrompue, et il n'est pas risqué d'ajouter à cette science la physique nucléaire, qui dans quelques années aura du mal à recruter, autre domaine où les formidables intérêts de richesse et de puissance font que tout se joue avec des cartes biseautées.

Pour défendre sa méthode atomistique et anti-déterministe, qui découpe tout en petits morceaux et qui n'engage à rien, le professeur d'économie se mettra à railler les efforts que sa science eut à accomplir dans la période où la situation sociale lui donnait un élan puissant, en affirmant que les tentatives d'établir des schémas explicatifs de la machine sociale, conçue comme un système grandiose et simple, et non comme une minuterie d'horlogerie, n'étaient que purs exercices de la part d'agitateurs et d'esprits partisans. Mais Quesnay, malgré les simplifications abusives qui l'amenèrent à mettre ensemble les ouvriers agricoles et les fermiers capitalistes, parce qu'ils les opposent à la symbiose économique des industriels et des ouvriers d'usine, fut génial lorsque, à partir de la terrible impasse où se trouvait la circulation monétaire, dans laquelle le seul phénomène compréhensible d'emblée consiste à voler le portefeuille dans la poche intérieure de sa veste, il établit son schéma en réseau: circulation annulée à l'intérieur de chacune des trois classes, circulation incomplète lorsque seules deux classes sont en jeu (par exemple, les Propriétaires achètent des articles manufacturés à la Classe Stérile), complète lorsqu'elles sont toutes les trois en jeu par exemple, l'argent qui va des Fermiers aux Propriétaires, des Propriétaires à la Classe Stérile, et à nouveau de la Classe Stérile aux Fermiers.

Le professeur, ou le grand bureaucrate, nous disent: aujourd'hui, nous avons devant nous un nombre beaucoup plus grand de types, et, dans chaque type qualitatif, de situations quantitatives, si bien qu'il nous est impossible d'admettre ces présentations simplistes. Les données doivent être traitées selon les théories statistiques modernes, à l'aide des ressources de la Cybernétique et des calculateurs électroniques. Pendant que ces trusts de cerveaux naturels et artificiels élaborent les données à manches retroussées, vous devez prendre garde, non seulement sur telle ou telle ligne de tram, mais à chacun de vos pas: faites attention à vos poches!

Et pourtant le schématique Quesnay n'était mû que par les conditions du milieu où il vivait, lesquelles étaient parfaitement limpides et lisibles, et non par un esprit partisan: nous avons dit que son idéologie était encore aristocratique et autocratique, et qu'il ne s'était pas rendu compte qu'il était l'expression d'une époque nouvelle, non seulement de celle de la propriété foncière capitaliste opposée à celle de la propriété foncière féodale, mais même à celle des formes ultérieures du capitalisme industriel dont, sans s'en apercevoir, il trouva et écrivit les lois. N'est-ce pas ainsi que toute science a procédé par ces schémas qui semblent tenir sur des béquilles, et qui ne naissent pas dans des cerveaux fêlés, mais qui sont dictés de manière quasi inconsciente à ceux qui écrivent lorsque des situations hautement sismiques se présentent dans l'histoire? Christophe Colomb ne découvrit-il pas l'Occident inconnu en soutenant «gagner l'Orient»? Galilée écrivit dans le plus grand secret: «altissimum planetam tergeminum observavi», c'est-à-dire: «j'ai vu (avec une lunette primitive) la planète Saturne composée de trois étoiles collées»; une grosse au milieu et deux petites sur les côtés. Et en effet, avec un grossissement plus grand, Herschell observa qu'il s'agissait du fameux anneau qui entoure la planète de forme approximativement sphérique comme toutes les autres, et que Galilée avait «pris la tasse». Mais cette tasse ne vaut-elle pas plus que toutes les tasses de café que vous pouvez prendre avec votre paye en fin de mois?

Eh bien, on pourrait ajouter une centaine d'autres exemples à ceux que l'on vient de citer pour démontrer que les conquêtes de la théorie procèdent par vagues et que celles qui sont fondamentales correspondent à certaines périodes critiques. Toutes les informations modernes sur la physique des particules sont issues de l'élaboration de schémas et de modèles de l'atome, qui non seulement le décrivent de manière grossière afin de rendre la chose accessible à nos sens et au degré de développement de notre cerveau, mais qui ne garantissent pas du tout que les nombreux types de particules découvertes, et en un certain sens vérifiées, existent réellement sous la forme de points microscopiques, et qu'elles ne soient pas tout autre chose, par exemple des ondes, de l'énergie, etc., choses qui sont décrites dans les formules mathématiques confirmées par des contrôles pratiques expérimentaux, mais non accessibles a nos sens, ni même à notre compréhension.

Le modèle schématique paraîtra un jour grossier et banal comme le petit dessin que Galilée fit de Saturne, mais, pendant ce temps, l'énergie atomique aura été libérée, à la gloire d'une autre science qui dégénère honteusement depuis des milliers d'années: l'art militaire.

Il est donc parfaitement licite de travailler au modèle «irréel» de la société capitaliste moderne et au schéma indiquant la voie et la méthode par lesquelles elle devra crever.

Si l'on doit balancer le schéma, nous ne le ferons qu'«après».

Politique de classe
(Pour la bonne bouche)

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La critique spécifique des physiocrates offrait donc au marxisme, doctrine moderne du prolétariat (déjà présent dans le schéma de Quesnay, puisque les salariés agricoles, sur le travail desquels repose toute la création de richesse sociale, sont de purs, on ne peut plus purs prolétaires), même si ce n'était que sous une forme embryonnaire, quelques éléments essentiels. Nous avons étudié le premier élément, à savoir la création de la théorie du surtravail, et le second, à savoir la division de la société en classes et l'analyse des mouvements économiques de classe à classe, et non plus d'individu à individu, d'entreprise à entreprise. Mais il y en a encore un autre qui confirme que l'intérêt que Marx portait à ce système ne reposait pas sur un exercice d'érudition mais répondait à une exigence révolutionnaire.

Il y a, dans la théorie physiocratique, un élément qui est totalement absent de la théorie de l'économie classique capitaliste, bien que celle-ci ait eu le mérite d'avoir défini l'existence de la plus-value dans la production de toute marchandise, qu'elle soit produit agricole ou produit manufacturé. En mettant en évidence les mouvements économiques comme étant des prestations de classe à classe, les physiocrates n'essayèrent jamais d'expliquer la rente foncière en atténuant son caractère d'extorsion de travail d'une classe par une autre; les économistes classiques, eux, découvrirent bien la plus-value dans l'industrie, mais, en obéissant au schéma individualiste de leur économie, ils affirment que le salaire du travailleur paye exactement son temps de travail, selon la loi de l'équivalence des échanges, ils avancent sans cesse des «justifications» du profit d'entreprise et le décrivent comme la rémunération de la contribution des capitalistes à la richesse nationale.

En d'autres termes, l'économie classique justifie le rapport entre le capitaliste et le prolétaire comme étant, dans le régime du salariat, équitable et libre; elle ne considère par conséquent comme oppressifs que les rapports antérieurs reposant sur la dépendance servile, et enfin, pour elle, l'environnement juridique de la liberté personnelle est la condition définitive d'une économie équilibrée et florissante. Les physiocrates français, en revanche, en mettant en évidence que la plus-value provient précisément de la transformation historique du serf de la glèbe en travailleur libre, et de la libération de la terre de l'inféodation héréditaire, qui rend la propriété convertible en argent, et vice versa, posent les premiers jalons d'une critique sociale des institutions libérales et démocratiques, que le marxisme développera jusqu'à en faire la base de la politique de la classe salariée.

Le marxisme ne pouvait se passer de construire sa théorie de l'antagonisme de classe dans la société libérale sur les données fournies par l'économie classique bourgeoise fondée sur l'industrie, puisqu'elle avait énoncé clairement les lois du processus de mécanisation de la production, lesquelles aboutissaient à la formation de l'immense armée des travailleurs industriels. Cette armée-là, se trouvant, vis-à-vis de la classe des fabricants, dans le même rapport que les salariés agricoles vis-à-vis des fermiers capitalistes, aurait apporté des forces supplémentaires immenses à la nouvelle lutte entre les classes en occupant, dans le «Tableau», une place d'une importance qui embraserait tout.

Mais le point d'arrivée du marxisme est que la révolution libérale n'a pas le sens qu'elle prétend avoir dans l'idéologie politique et qu'elle ne débouche pas sur une conquête irrévocable de droits nouveaux pour tous les citoyens, droits qui se situeraient au-dessus de leur position économique; en revanche, elle a bien un sens dans l'ascension au pouvoir d'une nouvelle classe dominante, dont les fripes de l'idéologie des Lumières ne constituent que le déguisement. Certes, cela n'est pas contenu dans la doctrine physiocratique, et il n'aurait pas pu l'être historiquement, mais cette doctrine ne s'y oppose pas d'une manière aussi résolue que le libéralisme économique anglais qui affirme: si chaque molécule sociale jouit de la pleine faculté de ses choix économiques, tout le système doit fonctionner sans entraves ni secousses. Dans le schéma du «Tableau», au contraire, il est mis en lumière que la classe privilégiée, celle des propriétaires fonciers, qui est la seule à payer des impôts, entretient la machine de l'État, et si elle le fait, c'est parce que l'État intervient pour défendre l'intangibilité de son monopole de la terre. L'école ricardienne, à l'opposé, essaye de dissimuler le monopole du Capital et l'essence de la machine de classe qui est à son service, celle de l'État démocratique.

En partant de la schématisation de la société «capitaliste agraire», nous en sommes arrivés en plein dans le problème de la stratégie politique prolétarienne.

Durant la période qui va de Quesnay à Marx, le prolétariat ne pouvait pas ne pas combattre dans les révolutions bourgeoises qui sont non seulement destinées à vaincre la machine féodale du pouvoir, mais qui ouvrent également la voie à la libération des forces productives qui naît de l'abolition du servage et des obligations sur la terre, et, de plus, à l'autre libération qui découle de la concentration en unités de plus en plus importantes du travail manufacturier et urbain.

Dans cette participation du prolétariat naissant aux insurrections libérales et nationales, qui expriment la formation de la nouvelle économie de marché et qui fondent les îlots fermés traditionnels dans une unité territoriale, il est une condition à laquelle on ne peut déroger: la démolition incessante, par la doctrine et l'agitation, des illusions démocratiques en politique et en économie. Cette conception marxiste de la stratégie révolutionnaire représente une position de principe fondamentale. Tant qu'il est voué à suivre avec impatience les victoires armées des révolutions libérales, le mouvement marxiste ne doit pas cesser de combattre à fond les idéologies rationalistes et démocratiques et de se moquer des conquêtes tant vantées de la liberté de l'individu et du peuple.

Cette puissante double position, dont les deux aspects dialectiques ne s'opposent pas mais se complètent de manière irrésistible, se trouve pleinement confirmée dans la référence que fait Marx à cette doctrine de l'économie politique qui, en pleine ferveur idéologique vouée à la proclamation des droits de l'homme et du citoyen, se consacre, elle, à déclarer que la structure essentielle du mouvement social historique c'est la circulation des valeurs matérielles, des produits et des efforts de travail, entre l'une et l'autre des grandes classes de la société de l'époque.

Et cette référence est toujours très importante, même aujourd'hui, précisément pour la compréhension des années les plus récentes et pour celle des prochaines, car de faux dialecticiens, de faux marxistes, de faux révolutionnaires, qui jacassent que le temps est revenu où il est nécessaire de donner au développement du cycle bourgeois une nouvelle poussée en avant les armes à la main, comme au XIXème siècle, se noient dans la fange de l'apologie la plus outrée de l'idéologie bourgeoise et plaident pour les revendications, les droits de la personne et les postulats populaires dans un jargon démocratique le plus vil, quand déjà, deux siècles auparavant, il était possible de dépasser avec certitude toutes ces vieilleries écœurantes et de reconnaître les traits vigoureux des seuls protagonistes de l'histoire vivante, les classes.

Notes:
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  1. La classe «F» est ici la classe non des fermiers mais bien celle des «fessi», des idiots (NdT). [back]

Source: «Il Programma Comunista» Nr. 2, 1954. Traduit dans «(Dis)continuité» Nr. 9, Avril 2001. Traduction non vérifiée, se repporter à l'original.

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