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FACTEURS DE RACE ET DE NATION DANS LA THÉORIE MARXISTE
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Content:

Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste - Troisième partie (suite)
Le mouvement du prolétariat moderne et les luttes pour la formation et l'émancipation des nations
L'internationale et la question des nationalités
Les Slaves et la Russie
Guerres de 1866 et de 1870
La Commune et le nouveau cycle
Époque impérialiste et résidus irrédentistes
Une formule pour Trieste à l'intention des «concrétistes»
Révolution européenne
Notes
Source


Introduction | Première partie | Deuxième partie | Troisième partie | Troisième partie (suite)


Sur le fil du temps

Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste

Troisième partie (suite)

Le mouvement du prolétariat moderne et les luttes pour la formation et l'émancipation des nations

L'internationale et la question des nationalités
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12. D'intéressants débats qui se déroulèrent au sein du Conseil général de la I° Internationale sous la direction personnelle de Marx nous fournissent les données pour rectifier les erreurs de principe sur la question des luttes historiques de nationalité. Loin d'être le signe d'un internationalisme avance, la tendance à ignorer ces luttes au lieu de les expliquer du point de vue matérialiste révèle des positions particularistes et fédéralistes dérivant de théories utopistes et libertaires dont le marxisme a fait table rase.

La réunion inaugurale même de l'Association Internationale des Travailleurs a été convoquée pour proclamer la solidarité de celle-ci avec les Polonais (à la suite d'une lettre des ouvriers anglais aux ouvriers français au sujet de la Pologne) et avec les Arméniens opprimés par la Russie; comme Marx le rappelle, de nombreux démocrates radicaux y participaient, suscitant la méfiance des éléments ouvriers. Soucieux de la clarté théorique mais aussi de la force du mouvement à un moment historique où les revendications nationales avaient une portée révolutionnaire certaine, Marx s'employa à faire écarter un texte informe, et rédigea lui-même la puissante «Adresse inaugurale» (58) où la lutte de classe en Angleterre et sur le continent vient au tout premier plan.

Dans sa célèbre lettre du 4 novembre 1864, Marx explique qu'il se tenait aux aguets, veillant à empêcher toute infiltration du démocratisme théorique dans les rangs ouvriers. Cela est intéressant pour nous permettre d'apprécier correctement les fières réponses qu'il fit plus tard à ceux qui l'accusaient d'être, comme on dirait aujourd'hui, à droite en matière de nationalité. Un certain major Wolff avait présenté un statut qu'il disait être celui des sociétés ouvrières italiennes.
«[Ce]
sont essentiellement [...] des sociétés de secours mutuel. J'ai vu le factum par la suite. C'était évidemment une élucubration de Mazzini, et tu sais donc d'avance, dans quel esprit et quelle phraséologie y est traitée la Véritable question, la question ouvrière, et aussi comment s'y trouvent introduites les histoires de nationalité.»
Pressé par Eccarius de se rendre aux réunions de la sous-commission, Marx y entend lire
«
un préambule horriblement pompier, mal écrit, insuffisamment digéré, prétendant à être une déclaration de principes, où l'on voyait partout percer Mazzini, enveloppé dans des bribes extrêmement vagues de socialisme français».

Il y avait en outre, provenant du statut italien, «quelque chose de tout à fait impossible, une espèce de gouvernement central (naturellement avec Mazzini à l'arrière-plan) des classes ouvrières d'Europe [souligné dans le texte]» (59).

Enfin, Marx prépare lui-même l'Adresse, réduit les articles des statuts de 40 à 10, et lit le texte devenu plus tard historique, qui est accepté à l'unanimité. Cependant il dut s'abstenir de développer ouvertement sa méthode. Beaucoup de ces gens-là n'y comprendraient rien, confie-t-il à Engels, ils sont du genre à aller tenir des meetings avec les libéraux pour le suffrage universel!

On sait que la fameuse «Adresse» contient, après la partie sociale et classiste, un paragraphe final sur la politique internationale, où les ouvriers réclament que les rapports entre Etats soient soumis aux mêmes règles morales que les rapports entre les hommes. Bien que cette phrase soit répétée dans la première «Adresse» sur la guerre de 1870, non seulement elle exprime une revendication qui, comme toute revendication de nationalité, est une revendication bourgeoise, mais elle l'exprime sous une forme de pure propagande. Marx s'excuse d'avoir dû agir fortiter in re, suaviter in modo, avec force pour ce qui est du contenu, avec douceur pour ce qui est de la forme. Mais les faux marxistes d'aujourd'hui sont tombés, même en ce qui concerne la forme, bien plus bas que les pires logorrhées des démocrates archibourgeois. Voici l'authentique explication de Marx:
«
Dans la mesure où la politique internationale intervient dans l'Adresse, je parle de pays et non de nationalités et je dénonce la Russie et non pas les petits Etats. Mes propositions furent toutes acceptées par le sous-comité. Mais le fus obligé d'admettre dans le Préambule des passages sur le devoir, le droit, la vérité, la morale, et la justice; mais ils sont placés de façon à ne pas nuire à l'ensemble.»

Le 10 décembre 1864, Marx expose la discussion sur le projet d'appel en faveur de la Pologne rédigé par Fox. Le brave démocrate a fait de son mieux, en s'efforçant de ramener le problème à une question de classe. Mais il y a un point que Marx n'a pas pu avaler: une manifestation de sympathie à la démocratie française qui, pratiquement, va «jusqu'à Bonaparte [=Plon-Plon]»:
«
Je me suis mis en travers et, dans un aperçu historique, j'ai démontré de façon irréfutable que, de Louis XV à Bonaparte III, les Français n'avaient jamais cessé de trahir les Polonais. J'ai fait remarquer en même temps l'inopportunité qu'il y aurait à donner comme «noyau» de l'Association internationale l'alliance franco-anglaise, fût-ce sous une forme démocratique

Le projet passa avec l'amendement de Marx, mais le délégué suisse Jung vota au nom de la minorité contre ce texte «absolument bourgeois» (60).

Cependant, pour donner une idée du vif intérêt de l'Internationale pour la Pologne insurgée, on peut rappeler que le Conseil général a non seulement des contacts directs avec les bourgeois polonais, mais reçoit même au cours d'une séance les représentants de l'aristocratie, en tant que membres de l'union nationale antirusse. Ceux-ci assurent qu'ils sont eux aussi des démocrates, la révolution nationale n'étant possible en Pologne que si la paysannerie se soulève. Marx se contente de se demander s'ils croient à ce qu'ils disent.

Arrivons-en à 1866: c'est encore la question polonaise qui est «au cœur des polémiques au sein de l'Association». Un certain Vésinier accuse l'Internationale de se transformer - excusez du peu! - en comité de nationalités à la remorque du bonapartisme. La barbe de Karl commence à se hérisser. «Cet âne» avait attribué aux délégués parisiens, qui l'avaient au contraire trouvé inopportun, un paragraphe sur la Pologne inséré dans l'ordre du jour du congrès de Genève. Il déplorait que fussent traitées des questions
«
en dehors du but de l'association et contraires au droit, à la justice, à la liberté, à la fraternité, à la solidarité des peuples et des races, telles que celle d'anéantir l'influence russe en Europe, etc.».
La thèse de Vésinier est la suivante: il n'est pas classiste ni internationaliste d'inciter les Polonais à la guerre nationale contre les Russes et de susciter des ennemis à la Russie, parce que nous devons être pour la paix entre les peuples. En guise d'argumentation, il se met à rappeler les infamies du régime de Bonaparte et de la bourgeoisie anglaise, qu'il oppose à l'émancipation récente des serfs en Russie et en Pologne, pour déplorer qu'au lieu de «proclamer la solidarité, la fraternité entre tous les peuples», on en mette un seul, le peuple russe, «au ban de l'Europe». Vésinier accuse ensuite les Polonais d'avoir pris toutes les places au Conseil général «pour aider au rétablissement de leur nationalité, sans s'occuper de la question de l'émancipation des travailleurs». Marx se contente de rapporter les éclats de rire qui ont accueilli ces inepties mensongères, qu'il appelle les
«
théories moscovites de Proudhon-Herzen» et il dit de Vésinier: «c'est tout à fait le gaillard qu'il faut aux Russes. Sans grande valeur littéraire [...], mais, beaucoup de talent, grande puissance oratoire, beaucoup d'énergie, et par-dessus tout manque absolu de scrupules» (61).

Vésinier sera chassé de l'Internationale, et «le 23 janvier nous fêtons la révolution polonaise». Quant à nous, nous pensons que toute révolution en armes «contre les conditions sociales existantes» vaut cent fois mieux qu'un extrémisme échevelé et qu'une théorie de la paix entre les peuples qui, tout en croyant ou en feignant de croire qu'elle défend un point de vue de classe, ne prône en réalité que l'accolade des bourgeoisies occidentales avec le Tsar de toutes les Russies.

Les Slaves et la Russie
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13. Le cycle historique de la formation des États nationaux bourgeois, parallèle à la diffusion de l'industrialisation et à la formation des grands marchés, embrasse indéniablement l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Italie. D'autres puissances mineures peuvent être considérées comme des nations établies: Espagne, Portugal, Belgique, Hollande, Suède, Norvège. La revendication marxiste s'étend de manière typique à la Pologne, et vaut surtout comme déclaration de lutte ouverte contre la «Sainte-Alliance» formée par la Russie, l'Autriche et la Prusse. Mais dans la vision marxiste, ce cycle s'achèvera sans que soit résolu, entre autres, le problème des Slaves de l'Est et du Sud-Est.

Dès 1856, Marx s'était intéressé à un livre du Polonais Mieroslawsky qui visait ouvertement la Russie, l'Allemagne et le panslavisme, auquel l'auteur opposait «une libre confédération des nations slaves, avec la Pologne comme peuple Archimède», ce qui voulait dire comme peuple d'avant-garde sur la voie de la liberté. On sait que quelque chose de semblable se réalisa après la première guerre mondiale et la dissolution de l'Autriche (1918) avec la formation de la Petite Entente des Etats slaves (Bulgarie, Yougoslavie, Tchécoslovaquie et Pologne, qui était effectivement le plus important et le plus homogène de ces Etats). Et on sait que cette situation ne dura que vingt ans, jusqu'au nouveau partage entre les Allemands et les Russes en 1939.

Mis à part le reproche de fonder ses espoirs sur les gouvernements anglais et français, ce qui nous intéresse ici est la critique faite par Marx de la tentative d'explication sociale de Mieroslawsky. L'auteur ne prévoit pas la forte industrialisation future de nombreux districts et villes de Pologne, et fonde son Etat indépendant sur la «commune agraire démocratique». A l'origine, en Pologne, les paysans étaient unis en communes libres, en communautés agraires, auxquelles s'opposait un dominium, c'est-à-dire un district contrôlé militairement et administrativement par un baron; les seigneurs élisaient ensuite le roi. Mais bientôt la terre libre des paysans fut usurpée, en partie par la monarchie, en partie par l'aristocratie, et les communautés tombèrent dans le servage. Il subsista pourtant une classe presque libre de paysans moyens, ayant le droit de former une demi-noblesse, un ordre de chevaliers; toutefois, les paysans n'accédaient à cet ordre qu'en cas de participation à la guerre ou à la colonisation de terres incultes. Cette couche se transforma elle-même en une espèce de lumpenprolétariat de l'aristocratie, en une noblesse misérable.
«
Intéressant, ce type de développement, écrit Marx, car il met en évidence l'apparition du servage à partir de considérations purement économiques, sans avoir besoin de chaînon intermédiaire: la conquête et l'opposition entre races.» (62).
Et en effet le roi, la haute noblesse, la petite noblesse, la paysannerie ont tous la même race et la même langue, et la tradition nationale est aussi ancienne que puissante. La thèse de Marx établit donc que la domination de classe apparaît, avec le développement des moyens techniques de production, même au sein d'un ensemble ethnique uniforme, de même que dans d'autres cas elle naît du choc de deux races et de deux peuples, la race et la langue jouant alors elles-mêmes le rôle d'«agents économiques» (cf. Engels dans la première partie).

Le démocrate polonais ne prévoyait évidemment pas l'entrée en lutte d'une véritable bourgeoisie industrielle, et moins encore celle d'un puissant et glorieux prolétariat. Celui-ci allait tenir les armées tsaristes en échec en 1905, et à la fin de la seconde guerre mondiale il allait même se dresser contre les états-majors allemand et russe, dans une tentative désespérée pour prendre le pouvoir dans la capitale martyrisée, avant de succomber, comme les communards parisiens insurgés, sous les feux croisés des deux armées ennemies.

L'attention de Marx ne se détache pas un instant de la Russie, car il considère les troupes du Tsar comme l'armée de réserve de la contre-révolution européenne, prête à franchir les frontières partout où il s'agit de rétablir «l'ordre» en Europe centrale, en étouffant tout nouveau mouvement tendant à renverser les Etats de l'ancien régime, et en tarissant ainsi toutes les sources dont peut jaillir la révolution prolétarienne. Presque dix ans plus tard, Marx s'intéresse à la théorie de Duchinsky (un professeur russe de Kiev, qui vivait à Paris), qui affirme que:
«
les véritables Moscovites, c'est-à-dire les habitants de l'ancien grand-duché de Moscou, sont pour la plupart des Mongols ou des Finlandais, etc., de même que les parties plus orientales et le Sud-Est de la Russie d'Europe. J'y vois en tout cas que la question a vivement inquiété le cabinet de Pétersbourg (parce que ce serait la fin du panslavisme). Tous les savants russes ont été invités à rédiger des réponses et des réfutations; mais réponses et réfutations sont d'une extrême faiblesse. La pureté du dialecte grand-russien et sa parenté avec le slavon de l'Eglise paraissent, dans ce débat, témoigner plus en faveur de la conception polonaise que de la conception moscovite [...] Il a été prouvé, en outre, par la géologie et l'hydrographie, qu'à l'Est du Dniepr il s'établit une grande différence «asiatique» par rapport aux pays situés à l'Ouest, et que l'Oural (ce que Marchison a déjà soutenu) ne constitue pas du tout une séparation. Le résultat, tel que Duchinsky l'établit, est que les Moscovites ont usurpé le nom de Russie. Ils ne sont pas Slaves, n'appartiennent pas, en somme, à la race indogermanique, et sont des intrus qu'il faut rejeter au-delà du Dniepr!
Le panslavisme, au sens russe, est donc une invention de cabinet, etc. Je souhaite que Duchinsky ait raison et qu'en tout cas son opinion se généralise chez les Slaves. D'autre part, il déclare que plusieurs des peuples de la Turquie, jusqu'ici considérés comme slaves, tels que les Bulgares par exemple, ne le sont pas
». (63)

Nous ignorons si cette page a été utilisée par la bourgeoisie, dans sa polémique récente contre la révolution russe, pour appuyer la thèse courante qui veut que si le peuple russe subit la dictature, c'est parce qu'il est asiatique et non européen. Il est sûr que la thèse à laquelle Marx fait allusion, absolument inoffensive pour le marxisme véritable, devient brûlante pour les Russes d'aujourd'hui qui, sur les traces de Staline, s'appuient sur une tradition raciale, nationale et linguistique plutôt que sur les liens de classe du prolétariat de tous les pays.

Du point de vue marxiste, le fait que les Grands-Russiens doivent être considérés comme des Mongols et non comme des Aryens (il y a un vieux dicton que Marx rappelle souvent: grattez le Russe et vous trouverez le Tartare) nous intéresse dans la mesure où il permet de répondre à la question suivante, qui est fondamentale: pour clore le cycle au cours duquel les forces de la classe laborieuse européenne doivent se consacrer à la cause de la formation des nations (après quoi en Europe, c'est la révolution prolétarienne qui est à l'ordre du jour), faut-il attendre la formation d'une immense nation capitaliste slave comprenant tout l'Etat russe, ou du moins s'étendant jusqu'à l'Oural? La réponse était alors que la constitution des Etats nationaux modernes comme condition de la révolution ouvrière concerne une aire qui s'arrête à l'Est de la Pologne, en englobant éventuellement une Ukraine et une Petite Russie bornées par le Dniepr. Voilà l'aire européenne de la révolution, celle qui devait être investie la première, et le cycle qui prélude à la période suivante, celle de l'action purement classiste, se clôt pour cette aire en 1871.

Il ne faut pas oublier, afin de ne pas prendre l'ethnologie pour le seul facteur déterminant, que des peuples de race mongole, les Finnois, forment en Europe des nations socialement avancées (Hongrie, Finlande, Estonie, Lituanie, Lettonie), qui font par conséquent partie de l'aire historique européenne; le marxisme, à cette époque, considère favorablement leurs luttes d'indépendance contre les trois puissances de la Sainte-Alliance.

Guerres de 1866 et de 1870
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14. Tandis que l'insurrection polonaise décline et que se ferme, comme déjà en 1848, cette voie vers la reprise révolutionnaire, Marx et Engels se rendent compte que la guerre entre l'Autriche et la Prusse approche. L'Italie y sera sûrement entraînée à cause du problème brûlant de l'indépendance de la Vénétie encore occupée par l'Autriche; l'attitude de la Russie et de la France est ambiguë: il est sûr qu'une nouvelle période de convulsions se prépare. La bataille de Sedan réglera tous les comptes, mais le seul ennemi de la révolution qui périra sera l'empire français.

A la date du 10 avril 1866, Marx pense que ce sont les Russes qui veulent la guerre: ceux-ci concentrent en effet des troupes aux frontières de l'Autriche et de la Prusse, et aspirent à profiter de la situation pour occuper les deux autres parties de la Pologne. Mais cela signifierait la fin du régime des Hohenzollern, et le véritable objectif des Russes est de se donner les moyens de marcher sur un Berlin en révolution afin de les maintenir sur le trône. Marx et Engels espèrent qu'à la première défaite Berlin se mettra en mouvement.

Il est à remarquer que tout en étant contre l'Autriche dans la question de la Vénétie, ils considèrent qu'une victoire autrichienne serait utile dans la perspective de la révolution anti-prussienne.

Quant à Napoléon III, il n'est pas moins suspect qu'Alexandre de Russie du point de vue de la cause prolétarienne, puisqu'il ne rêvait jusqu'alors que d' «être le quatrième de la Sainte-Alliance», désormais rompue.

La guerre ayant éclaté le 19 juin 1866, le Conseil de l'Internationale discute de la situation et s'attaque au problème des nationalités d'un point de vue de principe (64).

«Les Français, venus en très grand nombre, donnèrent libre cours à l'antipathie cordiale qu'ils éprouvent pour les Italiens». Marx fait allusion au fait que les Français, inconsciemment, sont contre le camp italo-prussien et préféreraient la victoire de l'Autriche. Mais plus que le choix d'une position, c'est la question théorique qui est mise en lumière au cours de cette séance. «Les représentants (non ouvriers) de la «Jeune France» déclarèrent que toute nationalité et les nations elles-mêmes sont des préjugés surannés.» Ici, Marx lâche un trait cinglant: «C'est du stirnérianisme proudhonisé!» (Stirner est le philosophe de l'ultra-individualisme qui, ramenant tout au sujet «unique», rejoint d'un côté la théorie du super-dictateur de Nietzsche, de l'autre celle des anarchistes qui nient l'Etat et la société: bref deux doctrines qui représentent l'une et l'autre la quintessence de la pensée bourgeoise. Proudhon, lui, exalte en tant qu'économiste et sociologue le petit groupe autonome des producteurs trafiquant avec tous les autres). Marx explique que ce qu'il condamne, c'est une position rétrograde qui se prétend radicale. Comme nous l'avons déjà noté, elle ne consiste pas à dépasser la revendication, historiquement bourgeoise, mais dynamique, de la nation, mais à rester en deçà:
«
Décomposer tout en petits groupes ou communes, qui forment à leur tour une association, mais pas d'Etat. Et cette individualisation de l'humanité ainsi que le «mutualisme» qui y correspond s'opéreront à la façon que voici: l'histoire s'arrêtera dans tous les pays et le monde entier attendra que les Français soient mûrs pour faire une révolution sociale. Alors, ils feront les premiers l'expérience et le reste du monde, entraîné par la force de leur exemple, fera la même chose [ne croirait-on pas entendre parler des Russes d'aujourd'hui?]. C'est tout à fait ce que Fourier attendait de son phalanstère modèle [aujourd'hui on nous dit de nous inspirer de la patrie socialiste, du pays du socialisme...]. Au reste, ce sont tous des réactionnaires qui chargent la question sociale des superstitions de l'Ancien Monde

Cette fois encore Marx, si réticent pourtant devant l'activité publique, ne peut pas ne pas prendre position contre Lafargue, son futur gendre. Il fait rire les Anglais aux éclats en remarquant que celui-ci, tout en ayant supprimé les nationalités, a fait son discours en français, langue ignorée par les neuf-dixièmes des auditeurs. «J'indiquai [que Lafargue] semblait entendre par négation des nationalités leur absorption par la nation modèle, la nation française.»

Mais où allait, dans cette guerre de 1866, la préférence de Marx? D'abord à la défaite de la Prusse. Et il dit, non pas au Conseil, mais dans sa lettre à Engels (qu'on n'oublie pas la nature «interne» de ces textes que nous citons): «La situation est, d'ailleurs, difficile en ce moment. Il faut faire face, d'une part au stupide italianisme anglais et d'autre part à la fausse polémique française, et empêcher notamment toute démonstration qui pourrait aiguiller notre Association dans une direction exclusive».

Dans la guerre de 1866, donc, aucune prise de position officielle en faveur d'un belligérant comparable à celle prise en faveur des Polonais au cours de l'insurrection antirusse.

Après les succès de l'Autriche en Italie, c'est le triomphe de la Prusse à Sadowa, et Napoléon III intervient en tant que médiateur. Le 7 juillet 1866, Marx écrit:
«
En dehors d'une grande défaite des Prussiens, qui aurait abouti peut-être à une révolution (mais ces Berlinois!), tout ce qui pouvait arriver de mieux, c'est leur immense victoire» (65).
Marx estime que Bonaparte avait intérêt à une alternance de victoires et de défaites autrichiennes et prussiennes, afin qu'il ne se forme pas une Allemagne trop forte avec une nette hégémonie centrale, et qu'il puisse lui, avec sa force militaire intacte, devenir l'arbitre de l'Europe. Marx juge également scabreuse la position de l'Italie, et avantageuse celle de la Russie. Comme on le sait, en acceptant la médiation de la France, l'Autriche lui avait cédé la Vénétie: pour la reprendre, Victor-Emmanuel de Savoie dut s'incliner une nouvelle fois devant son allié français de 1859, qui opposait à l'occupation de Rome son fameux «jamais»
(66).

Dans cette perspective, la position de l'Internationale est précise: la prochaine guerre sera déclenchée par Bonaparte, qui est en train de doter son infanterie du fusil à aiguille (dans sa lettre du 7 juillet, Marx considère l'évolution technique de l'armement comme une application du déterminisme économique, et il suggère à Engels d'écrire une étude à ce sujet (aujourd'hui, on dirait que tout dépend de la question: qui a la bombe atomique?). En second lieu, dans cette guerre, il faut que la France de Napoléon III soit battue.

Nous avons amplement développé la question de la politique prolétarienne à l'égard d'une guerre d'indépendance nationale interne et révolutionnaire, comme celle de la Pologne en 1863 (ou de l'Italie en 1848 et en 1860), où l'alignement des forces était clair et bien tranché. Nous ne répéterons pas ce qui a été longuement exposé à propos de la guerre de 1870 entre la France et la Prusse. Les «Adresses» de l'Internationale excluent tout appui tant au gouvernement d'un Bismarck qu'à celui d'un Bonaparte: aucun doute à ce sujet. Mais on souhaite résolument la défaite du Second Empire (tout comme, en 1815, on aurait souhaité la victoire du Premier).

En effet, après avoir applaudi la courageuse opposition des sections françaises à la guerre, l'«Adresse» du Conseil général du 23 juillet 1870 contient la fameuse phrase tant exploitée plus tard (et commentée par Lénine d'une manière historiquement irrévocable): du côté allemand, la guerre est une guerre de défense. Mais tout de suite après vient la condamnation décidée de la politique prussienne, et l'appel aux ouvriers allemands à fraterniser avec les ouvriers français: même la victoire de l'Allemagne serait un désastre et reproduirait «toutes les misères qui se sont abattues sur l'Allemagne après les prétendues [sic: voir plus haut] guerres de libération [contre Napoléon 1°]». Il fallait que vienne un Lénine pour dire: le philistin petit-bourgeois ne peut pas comprendre que l'on souhaite la défaite des deux adversaires! Dès 1870, la théorie du défaitisme général du prolétariat est sur pied.

L'appréciation historique du marxisme sur cette phase 1866-1870 et sur les rapports de forces entre les puissances féodales à l'Est et les dictatures bourgeoises à l'Ouest est résumée dans cette phrase (mais n'oublions pas que l'usage du si en histoire n'est pas conseillé au premier venu qui désire se faire imprimer): «Si la bataille de Sadowa avait été perdue au lieu d'être gagnée, les bataillons français auraient inondé l'Allemagne comme alliés de la Prusse» (67).

Guerre de défense signifie une guerre progressive historiquement. Comme Lénine l'a démontré, ce fut le cas en Europe entre 1789 et 1871, et plus jamais après (ce qu'on ne jettera jamais assez à la face des partisans de la «guerre juste» de 1939-45). Cela veut dire que si Moltke avait fait marche un jour avant Bazaine, si les bellicistes avaient hurlé: à Paris! à Paris!, au lieu de: à Berlin! à Berlin!, l'appréciation des marxistes aurait été la même.

La Commune et le nouveau cycle
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15. La révolution manquée en Allemagne en 1848 n'a pas éclaté en 1866, ni en 1871, à cause des éclatantes victoires du militarisme prussien. Mais la terrible défaite du militarisme français a soulevé le prolétariat de Paris, non seulement contre le régime abattu, mais contre toute la classe bourgeoise, y compris républicaine et capitularde, et contre la force réactionnaire de la Prusse. La chute du gouvernement révolutionnaire de la Commune n'a rien enlevé à l'importance historique de cet événement, qui donne dès lors comme seule perspective historique directe aux communistes en Europe la dictature du prolétariat.

La deuxième «Adresse» de l'Internationale (9 septembre 1870) suit la victoire de Sedan, la reddition de l'armée française, la destitution de Napoléon III et la proclamation de la république. C'est un réquisitoire à fond contre les projets d'annexion de l'Alsace et de la Lorraine sous prétexte d'assurer à l'Allemagne une frontière militaire de sécurité. L'«Adresse» remarque avec ironie que les Prussiens ne sont pas aussi soucieux de leur sécurité du côté russe, et prévoit «une guerre contre les races latines et slaves coalisées». Le texte dit aussi que la classe ouvrière allemande «a résolument donné son appui à la guerre, qu'il n'était pas en son pouvoir d'empêcher», mais que maintenant elle réclame la paix et la reconnaissance de la république proclamée à Paris (68). Il exprime de graves réserves à l'égard de celle-ci, tout en déconseillant cependant au prolétariat parisien de se soulever contre elle. Mais c'est la troisième «Adresse», rédigée personnellement par Marx, qui constitue non seulement une manifestation de la politique du prolétariat, mais un pilier historique de la théorie et du programme révolutionnaires. Comme Engels le rappelle dans sa préface, Marx en fit la lecture le 30 mai 1871, deux jours seulement après que les derniers combattants de la Commune soient tombés à Belleville.

Cette source classique du communisme révolutionnaire, à laquelle nous puisons sans cesse, se situe au-delà de toute préoccupation du genre de celle qui avait suggéré au Conseil général, six mois auparavant, de dissuader le prolétariat parisien de tenter une entreprise impossible, de crainte qu'une nouvelle catastrophe ne favorisât d'autres invasions et annexions prussiennes et ne fît resurgir un immense problème national au cœur même de l'Europe la plus avancée. L'Internationale des travailleurs du monde entier se range avec toutes ses forces aux côtés du premier gouvernement révolutionnaire de la classe ouvrière et consigne les leçons que la répression féroce s'est elle-même chargée de transmettre à l'histoire future de la révolution prolétarienne.

La consigne a été trahie par deux fois à l'échelle mondiale, en 1914 et en 1939, mais l'objet de nos patientes reconstructions et de nos répétitions inlassables est de démontrer qu'elle devra pourtant être reprise, lors d'un futur tournant historique, telle qu'elle a été fixée dans ce pacte mémorable.

L'union des Versaillais et des Prussiens pour écraser la Commune rouge, ou plus exactement le fait que les premiers ont assumé, sous la pression des seconds et les ordres de Bismarck, le rôle de bourreaux de la révolution, conduit à la conclusion historique suivante:
«
le plus haut effort d'héroïsme dont la vieille société soit encore capable est la guerre nationale [que nous avions donc alors le devoir de soutenir]; et il est maintenant prouvé qu'elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et qui est jetée de côté aussitôt que cette lutte de classe éclate en guerre civile». (69)

Lénine n'a pas inventé la règle «transformer la guerre nationale en guerre civile»; il l'a trouvée écrite en toutes lettres. Lénine n'a pas dit que cette consigne était valable pour les partis européens de 1914 à 1915 seulement, et que dans des situations ultérieures elle pouvait changer et rouvrir la phase des alliances de guerres nationales, la phase de «paix entre les ouvriers et ceux qui s'approprient le produit de leur travail», comme l'ajoute le texte cité plus haut. Marx et Lénine ont reconnu la loi historique qui veut que, de 1871 à la destruction du capitalisme, il n'y a plus en Europe qu'une alternative: ou bien les prolétaires appliquent le défaitisme dans toutes les guerres, ou bien, comme Engels l'a écrit prophétiquement dans sa préface de 1891, et comme nous le constatons aujourd'hui, on verra:
«
quotidiennement suspendue au-dessus de notre tête, telle l'épée de Damoclès, la menace d'une guerre, au premier jour de laquelle tous les traités d'alliance des princes s'en iront en fumée; d'une guerre [.] qui livrera toute l'Europe aux ravages de quinze à vingt millions d'hommes armés». (70)

Primo, le marxisme a toujours prévu la guerre entre les Etats bourgeois; secundo, il a toujours admis que, dans des phases historiques bien déterminées, ce sont les guerres, et non le pacifisme, qui accélèrent le développement social général (exemple: les guerres qui ont permis à la bourgeoisie de constituer les Etats nationaux); tertio, depuis 1871 il a établi que le prolétariat révolutionnaire ne pourra mettre fin aux guerres que d'une seule manière: par la guerre civile et la destruction du capitalisme.

Epoque impérialiste et résidus irrédentistes
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16. Après la grande époque des guerres bourgeoises-révolutionnaires d'indépendance et de constitution des Etats nationaux, il subsiste un grand nombre de cas où des nationalités mineures sont soumises, en Europe même, à des Etats d'une autre nationalité; néanmoins, l'Internationale prolétarienne devait refuser toute justification visant à appuyer des guerres entre Etats sous prétexte d'irrédentisme (71) et démasquer le but impérialiste de toute guerre bourgeoise, en appelant les travailleurs à la saboter des deux côtés du front. L'incapacité à concrétiser cette ligne directrice a entraîné la destruction des énergies révolutionnaires par les vagues d'opportunisme qui ont accompagné les deux guerres mondiales; et si les masses n'abandonnent pas à temps la direction opportuniste (social-démocrate ou kominformiste), elle aboutira au même résultat au cours d'une guerre future, permettant ainsi au capitalisme de survivre une nouvelle fois à ses crises violentes et sanglantes.

Lénine a précisément démontré que la guerre de 1914 avait éclaté du fait de la rivalité économique entre les grands Etats capitalistes pour le partage des ressources productives du monde, et en particulier des colonies dans les continents les moins avancés. Il ne niait pas pour autant que des questions nationales aiguës subsistaient au sein de plusieurs Etats métropolitains. Exemple typique: la monarchie autrichienne, qui exerçait sa domination sur des Slaves de souche diverse, sur des Latins, des Magyars, et même des groupes ottomans. Autre exemple: la Russie, dont l'Etat féodal se trouvait à cheval sur l'aire européenne et l'aire asiatique. C'est pourquoi on ne peut apporter de conclusions sur les questions de nationalité en Russie sans tenir compte du présent exposé, ainsi que de celui qui sera présenté dans une prochaine réunion sur la dynamique des luttes de classes et des luttes nationales dans les continents non européens et pour les races de couleur (question de l'Orient, question coloniale) (72).

Les socialistes de la II° Internationale trahirent non seulement en invoquant le sophisme de l'appui à la nation en cas de guerre défensive ou en cas de guerre contre un pays «moins développé», mais aussi en prétextant que la guerre de 1914 tendait à résoudre des problèmes d'irrédentisme. Ces problèmes étaient extraordinairement enchevêtrés: la France, par exemple, voulait récupérer l'Alsace-Lorraine, mais elle ne songeait pas à restituer Nice ou la Corse. L'Angleterre lui prêtait main-forte, mais elle défendait jalousement Gibraltar, Malte et Chypre. Quant à la Pologne, ils étaient trois à vouloir la libérer pour la garder unie sous leur domination.

On sait également que le parti socialiste italien donna un exemple louable de résistance aux séductions de l'irrédentisme; un cas encore plus exemplaire est celui du parti serbe qui, bien qu'agissant au sein d'une nation entourée de territoires habités par des compatriotes opprimés et de plus attaquée par une Autriche beaucoup plus forte qu'elle, mena une lutte vigoureuse contre le militarisme de Belgrade et la fièvre patriotique. Sur la portée de ces questions nationales, nous avons rappelé les thèses fondamentales dans une série de «fil du temps» parus en 1950 et 1951 (73), et nous nous contenterons de les résumer:

1. Dans les pays plurinationaux, les marxistes radicaux ont combattu à juste titre la thèse social-démocrate de la simple autonomie «culturelle» de langue au sein de l'Etat unique, et ils ont soutenu l'autonomie totale des nationalités mineures; toutefois ils ne l'ont pas soutenue en tant que résultat bourgeois ou susceptible d'être réalisé par la bourgeoisie, mais en tant que résultat du renversement de l'Etat central, avec la participation des prolétaires de cette nationalité dominante.

2. La libération et l'égalité de toutes les nationalités, irréalisables dans le cadre du régime capitaliste, sont des formules bourgeoises et contre-révolutionnaires. Toutefois, les résistances que les nationalités opprimées ainsi que les petites puissances «semi-coloniales» ou sous protectorat opposent aux grands colosses étatiques capitalistes sont des forces qui concourent à la chute du capitalisme.

3. Même dans le cycle au cours duquel l'Internationale prolétarienne refuse tout appui de ses forces politiques organisées aux guerres entre Etats et nie que la présence d'un côté du front d'Etats féodaux despotiques, ou moins démocratiques que les autres, soit une raison pour déroger à cette position historique internationale, on peut et on doit cependant prévoir dans l'analyse historique quels seront les différents effets de telle ou telle issue du conflit.

Nous avons donné de nombreux exemples dans d'autres textes. Dans la guerre russo-turque de 1877, où la démocratie franco-britannique mise sur les Russes, Marx manifeste une ardente sympathie pour les Turcs. Dans la guerre d'indépendance gréco-turque de 1899, sans aller jusqu'à la participation à l'envoi de volontaires comme les anarchistes et les républicains, les socialistes de gauche sont pour la Grèce; plus tard, ils prendront de même parti pour la révolution des Jeunes-Turcs, ainsi que pour la libération des Grecs, des Serbes et des Bulgares des territoires sous domination ottomane dans les guerres des Balkans de 1912. On pourrait en dire autant de la guerre des Boers contre les Anglais, conflit de portée extra-européenne et impérialiste à la racine, tout comme la guerre hispano-américaine de 1898.

Mais ce ne sont là que des épisodes dans la grande période tranquille qui va de 1871 à 1914.

Viennent les guerres mondiales; tout parti prolétarien qui a aidé son Etat en guerre ou les alliés de celui-ci a trahi: partout, il fallait pratiquer la tactique du défaitisme révolutionnaire. Mais entre tirer cette conclusion limpide et dire que la victoire de l'un ou l'autre camp était totalement indifférente pour le développement des événements dans un sens révolutionnaire, il y a un monde.

On sait quelle était notre position à ce sujet. La victoire des démocraties occidentales et de l'Amérique dans la première et la seconde guerres mondiales a retardé les possibilités de révolution communiste, alors que l'issue inverse les aurait accélérées. On doit dire la même chose d'une victoire éventuelle du monstre capitaliste américain dans une troisième guerre mondiale, qui peut survenir d'ici une dizaine ou une vingtaine d'années.

La victoire du prolétariat sur la bourgeoisie est la condition de la révolution communiste: ou plutôt, elle est la révolution elle-même. Mais les guerres entre Etats, qui jusqu'à preuve du contraire ont mobilisé jusqu'ici plus d'énergies physiques que les guerres sociales, comportent également des éléments de conditions révolutionnaires: les deux principales conditions sont une catastrophe pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis d'Amérique, gigantesques points d'appui de l'effroyable inertie historique du système et du mode de production capitalistes.

Une formule pour Trieste à l'intention des «concrétistes»
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17. La position des communistes marxistes dans le conflit actuel à propos de Trieste (74) se fonde sur les points suivants: dès 1911, le prolétariat italien s'était prononcé contre les revendications d'unification avec l'Italie; en 1915, les socialistes italiens refusèrent leur appui à la guerre pour Trieste et Trente, et les groupes qui devaient plus tard former le parti communiste à Livourne en 1921 se prononcèrent pour le sabotage de la guerre nationale; après 1918, le prolétariat de la Vénétie Julienne des deux races et des deux langues se rangea massivement du côté du socialisme révolutionnaire et du parti de Livourne. Le prolétariat communiste doit traiter avec le même mépris la politique nationaliste des gouvernements de Rome et de Belgrade, et plus encore l'inimaginable canaillerie des partis affiliés au Kominform.

Par une étrange coïncidence, la présente réunion se déroule au moment même où des événements inattendus portent Trieste à l'avant-scène de la politique internationale. Que disent les communistes sur la question de Trieste?

Le parti communiste d'Italie s'était constitué en 1921 à Livourne à partir des groupes qui, ne se satisfaisant pas du refus de l'union sacrée et de la formule «ni adhérer [à la guerre impérialiste], ni saboter» de la direction du parti socialiste, avaient revendiqué le défaitisme léniniste dans toute son intransigeance en réclamant, en mai 1915, la grève générale illimitée contre la mobilisation, et en poussant le vieux parti socialiste à l'action durant toute la guerre et notamment au moment de la défaite de Caporetto: il revendiquait donc pleinement l'opposition la plus résolue à la guerre qui avait «libéré» Trieste et les territoires de la Vénétie Julienne et du Trentin.

Nous n'avions donc pas voulu Trieste. Mais le Trieste prolétarien et révolutionnaire fut avec nous, et la majorité des sections politiques, les syndicats, les coopératives - de langue italienne ou slovène, peu importait - vinrent au parti communiste, ainsi que la rédaction du glorieux Lavoratore qui paraissait dans les deux langues avec les mêmes articles de théorie, de propagande et d'agitation politique et organisative. Dans les bataillons communistes, le Trieste rouge fut au premier rang de la lutte contre le fascisme, qui ne parvint à s'imposer qu'avec l'intervention des carabiniers tricolores.

Rien de commun ici avec l'attitude des prétendus «communistes» italiens d'aujourd'hui. Hier, ils auraient voulu que Trieste passe à Tito car elle serait entrée dans une patrie socialiste; aujourd'hui, ils font étalage d'un nationalisme outrancier en qualifiant Tito de bourreau.

La rivalité entre l'Etat de Belgrade et celui de Rome sur l'arène répugnante de la diplomatie mondiale, de même que la rivalité entre les partis italiens à propos de Trieste, se revêt des formules nationalistes les plus éculées; et les plus écœurants fabricants de sophismes ethniques, linguistiques et historiques ne sont pas les bourgeois authentiques, mais les «marxistes»Tito et Togliatti.

Nous sommes d'habitude indifférents - et ce n'est pas seulement à cause de notre faiblesse numérique - à la question: concrètement, que défendez-vous, que proposez-vous? Nous offrirons cependant aux «marxistes» du concrétisme et de la politique positive une formule à laquelle ils n'avaient pas pensé. Le problème de la double nationalité et de la double langue est inextricable, et on ne s'en sort pas en tenant aux Vénitiens et aux Slovènes des discours en anglais ou en croate.

En gros, la situation est la suivante: dans les villes, organisées suivant le système bourgeois, les Latins l'emportent; dans les villages éparpillés à l'intérieur des campagnes et surtout le long de la côte, ce sont au contraire les Slaves. Les commerçants, les industriels, les ouvriers, les membres des professions libérales sont italiens; les propriétaires fonciers et les paysans sont slaves. Bref, une différence sociale qui se présente comme une différence nationale: elle disparaîtrait si les ouvriers en finissaient avec les industriels et si les paysans chassaient les propriétaires fonciers, mais elle ne peut être effacée en traçant des lignes frontières, quelles qu'elles soient.

Dans la constitution de l'URSS, qui servit naguère de modèle à celle de la république populaire yougoslave, la base de l'alliance entre ouvriers et paysans, messieurs les marxistes de Rome et de Belgrade, était la proportion suivante: un représentant pour cent ouvriers, un pour mille paysans.

Organisez donc le plébiscite qui vous enthousiasme tant (la formule vient de Mussolini, votre ennemi commun), selon cette règle: le vote de l'habitant des villes grandes et petites (au-delà, par exemple, de dix mille habitants) vaut dix, celui du villageois et du campagnard vaut un. Vous pouvez alors étendre cette démocratique consultation à tout le territoire compris entre la frontière de 1866 et celle de 1918: mettez-y Gorizia, mettez-y Pola, Fiume et Zara.

Mais les deux partis en litige ont tant ingurgité de sale démocratie bourgeoise qu'ils se plient d'eux-mêmes au dogme sacro-saint, qui fait bien rire la classe riche, et qui veut que le vote de l'unité-individu ait partout et en tout lieu très exactement le même poids!

Qui sait si, en appliquant l'arithmétique que nous suggérons, il ne se dégagerait pas une majorité pour la thèse: allez au diable tous les deux!

Révolution européenne
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18. Du point de vue du développement historique des forces productives de la société, Trieste est un point de convergence de facteurs économiques qui dépassent de loin les frontières des Etats qui se disputent la ville, et un centre disposant d'un équipement industriel moderne et de communications parfaites. Quelle qu'elle soit, toute séparation d'avec l'arrière-pays agit en un sens contraire à l'extension des échanges qui constitue la base du grand mouvement pour la formation d'unités nationales qui a pris fin en Europe avec le XIX° siècle. Au cœur du XX° siècle, il ne peut y avoir pour Trieste d'autre avenir qu'international. Et cet avenir, elle ne le trouvera pas dans des compromis politiques et mercantiles entre forces bourgeoises, mais seulement dans la révolution communiste européenne, dont les travailleurs de Trieste et de son territoire devront redevenir un des détachements d'assaut.

A l'aube éclatante du capitalisme en Italie, dont l'un des premiers Etats politiques fut la Sérénissime République de Venise, il est indiscutable que le rattachement à Venise de Trieste, port et entrepôt de l'Adriatique au cœur d'une Europe féodale et à demi-barbare, fut un fait historique résolument progressif.

Avec l'ouverture des voies de communication maritimes mondiales, le capitalisme méditerranéen fut dépassé et le marché mondial se constitua apparemment par l'entremise de l'Espagne, du Portugal, de la Hollande, de la France et de l'Angleterre autour des voies de l'Atlantique. Du fait de sa position géographique, Trieste restait cependant le point de départ possible d'une pénétration du nouveau mode de production vers le cœur de l'Europe centrale et orientale, où la réaction foncière et anti-industrielle semblait s'être retranchée en opposant des obstacles séculaires à la nouvelle organisation humaine. Tout fragmenté que fût l'empire autrichien, qui reliait le débouché de l'Adriatique aux centres industriels naissants de l'Allemagne, de la Hongrie et de la Bohème, sa disposition en mosaïque était malgré tout progressive par rapport aux barrières dressées plus loin par les Russes et les Turcs, et que le capitalisme entreprenait de forcer une a une. Le rattachement à la puissante économie germanique et la tentative d'éliminer de la Méditerranée la suprématie économique anglo-saxonne constituaient une nouvelle situation utile dans la perspective d'un retour de l'industrialisme intégral dans la péninsule italienne et de son affirmation dans la péninsule balkanique.

Après la défaite de l'Axe, Trieste reste évidemment au tout premier plan. C'est si vrai que pour mieux délibérer sur la colonisation américaine de l'Europe et sur ses plans ignobles, on a soumis la ville et son territoire à un régime d'exception. Tous les révolutionnaires communistes saluent le prolétariat triestin, qui a subi cette succession de phases douloureuses au cours desquelles les représentants des pires capitalismes et des nationalismes militaristes les plus féroces ont établi leurs quartiers sur son territoire pour y célébrer leurs orgies de cruauté, de corruption et d'exploitation. Les griffes crochues des entremetteurs et les combinaisons colonialistes sordides enserrent à tel point son étroit territoire, que Trieste ne peut espérer trouver une issue nationale de quelque côté qu'elle se tourne, en quelque langue qu'elle l'invoque. La solution ne peut être qu'internationale; mais de même qu'elle ne peut venir des heurts et des conflits entre les Etats, elle ne viendra pas non plus de leurs fornications démocratiques, ni de la sordide unité européenne dans la servitude.

Ce n'est pas un drapeau national que nous souhaitons voir flotter au sommet de la tour de San Giusto: nous espérons l'avènement en Europe de la dictature prolétarienne. Un prolétariat qui a vécu de telles expériences, et si douloureuses, ne manquera pas de lui fournir, quand l'heure sera enfin venue, ses combattants les plus résolus.

Introduction | Première partie | Deuxième partie | Troisième partie | Troisième partie (suite)

Notes:
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  1. Traduction française dans «Le Conseil Général de la Première Internationale», 1864-1866, Moscou, Editions du Progrès, 1972, pp. 233-242. [back]
  2. Ces citations, ainsi que la suivante (qui est soulignée par nous) sont extraites de la lettre à Engels du 4 novembre 1864, «Correspondance», A. Costes, 1934, tome VIII, pp. 95-98. [back]
  3. Lettre à Engels, 10 décembre 1864, ibid., p. 122. [back]
  4. Lettres à Engels des 5 et 15 janvier 1866, «Correspondance», A. Costes, 1934, tome IX, pp. 7 à 12. [back]
  5. Lettre à Engels, 30 octobre 1856, «Correspondance», Paris, Editions sociales, 1974. tome IV, p. 341. Le Polonais Ludwik Mieroslawsky participa aux mouvements pour l'indépendance de la Pologne et, en 1849, aux mouvements en Sicile. Il émigra ensuite en France, où il publia son ouvrage «De la nationalité polonaise dans l'équilibre européen», Paris, 1856 (voir aussi Marx à Engels, 16 octobre 1856, op. cit., p. 337). [back]
  6. Lettre à Engels, 24 juin 1865, «Correspondance», A. Costes, tome VIII, pp. 220-221. F. Duchinsky, historien et ethnographe polonais, vivait exilé à Paris après les mouvements de 1830. [back]
  7. A la séance du Conseil général de l'Internationale du 19 juin 1866, Marx fit un discours sur la guerre entre l'Autriche et la Prusse dont il n'existe pas de compte rendu et qui est simplement mentionné au procès-verbal (voir «Le Conseil Général de la Première Internationale», op. cit., p. 165). Le contenu du discours se déduit de la lettre relatant la séance qu'il envoya à Engels le 20 juin (Correspondance, A. Costes, tome IX, pp. 75-76) et dont sont extraites les citations qui suivent. [back]
  8. Lettre à Engels, 7 juillet 1866, ibid., p. 80. A Sadowa, l'armée prussienne remporta en juillet 1866 la victoire définitive contre l'Autriche et les autres Etats allemands. Ce fut la France qui, par son intervention et ses propositions de paix, interrompit l'unification allemande «par en haut». Moltke et Bazaine commandaient respectivement les armées prussiennes et françaises dans la guerre de 1870-71. [back]
  9. «Jamais l'Italie ne s'emparera de Rome», déclaration de Rouher à la Chambre le 4 décembre 1867. [back]
  10. Cette citation et la précédente sont extraites de la «Première Adresse du Conseil général de l'internationale sur la guerre franco-prussienne», rédigée par Marx («La guerre civile en France», Editions sociales, 1953, pp. 279-280). [back]
  11. «Seconde Adresse du Conseil général de l'Internationale sur la guerre franco-prussienne», «La guerre civile en France», op. cit., p. 287. [back]
  12. «La guerre civile en France», op. cit., p. 62. [back]
  13. «Introduction» d'Engels à l'édition de 1891 de «La guerre civile en France», op. cit., p. 292. [back]
  14. Irrédentisme: mouvement politique visant à réunir à l'Etat national des territoires encore soumis à la domination étrangère. De l'adjectif irredento, «non-libéré». [back]
  15. Cf. «Russie et révolution dans la théorie marxiste» (en particulier la première partie, «Révolution européenne et aire «grand-slave»»), «Il programma comunista» n° 21/1954 à 8/1955; voir aussi «Les luttes de classes et d'Etats dans le monde des peuples de couleur, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste», «Il programma comunista» n° 3 à 6/1958. [back]
  16. Voir la note 52. On peut ajouter à ces références les articles suivants: «Le prolétariat et Trieste» (publié en annexe du présent recueil); «Iode dell'agressore» («Eloge de l'agresseur»), ibid., n°4, 15 février 1951; «Onta e menzogna del difesismo» («Honte et mensonge du défensisme») ibid., n° 5, 1°mars 1951; «Tartufo o del pacifismo» («Tartufe ou le pacifisme»),n° 6, 14 mars 1951 (traduction française de ces deux derniers articles dans «Le Prolétaire» n° 169-170, avril 1974); «L'eguaglianza delle nazioni bidone supremo» («L'égalité des nations, farce suprême»), n° 7, 29 mars 1951. [back]
  17. En 1947, la ville de Trieste et la région limitrophe furent proclamées «territoire libre» et divisées en deux zones, l'une essentiellement urbaine, l'autre rurale, respectivement administrées par les Alliés occidentaux avec le concours de l'Italie, et par la Yougoslavie. Cette division resta longtemps une source de conflit entre les deux groupes ethniques, et souvent d'affrontements auxquels les vicissitudes des rapports entre Belgrade et l'Occident après la rupture de Tito avec Moscou n'étaient pas étrangères. Il fallut attendre octobre 1954 pour qu'un accord officiel mît fin au conflit, avec le retour définitif de Trieste à l'Italie et un nouveau tracé des frontières favorable dans l'ensemble aux revendications des Yougoslaves. Il est à peine besoin d'ajouter qu'une situation de ce genre raviva, dans les années 1947-1954, un «irrédentisme» qui paraissait définitivement enterré depuis la fin de la première guerre mondiale. En Italie, les «communistes» affiliés à Moscou avaient eu tendance, dans les premiers temps, à prendre parti pour Tito; après l'apostasie de ce dernier, ils se distinguèrent entre tous les partis italiens par leur ardeur patriotique et leur rhétorique nationaliste, contribuant ainsi à empoisonner le climat politique d'une ville qui avait une tradition de cosmopolitisme et, en ce qui concerne la classe ouvrière, d'internationalisme. [back]

Source: «Editions Prométhée», novembre 1979, ISBN 2-903210-01-2

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